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Barton s’éveilla dans la matinée : Jerry était partie. Le bébé était dans le lit à côté de lui.
Il s’écarta d’une trentaine de centimètres quand il le vit puis tendit la main et toucha ses joues de chérubin.
Il se rendit compte qu’il s’agissait d’une poupée… mais d’un réalisme frappant. Il s’assit et examina le bébé ; il nota la perfection des détails anatomiques, le caractère artistique des traits caoutchouteux, et l’ingénieux sourire ingénu. Il avait l’air réel, à la vue, au toucher et presque à l’odorat.
— Salut, mignon !
Terry, la perruche ondulée pénétra dans la pièce à tire d’ailes.
— Bonjour. Bien dormi ?
Il était difficile de se retenir de lui répondre, difficile de se souvenir que ce n’était qu’un oiseau qui ne comprenait rien. Mais c’était bien vrai. L’oiseau ne comprenait pas réellement, le bébé n’était pas réel, rien n’était réel.
Ou bien tout était réel.
Dale Barton sauta du lit et parcourut l’appartement. Il était assez réel. De même que les céréales du petit déjeuner dans la cuisine, et le café qui l’attendait avec la note gribouillée sur la nappe.
Je reviens tout de suite. Fais comme chez toi. Jerry.
Bien sûr. Fais comme chez toi, étranger. Bienvenue en 2121. Plus d’excitation, plus de rumancoke pour émousser le tranchant de la réalité. Il fallait bien l’affronter aujourd’hui et l’affronter maintenant : il était en 2121 et, pour quelque raison inexplicable, il était en vie.
Le déjeuner terminé, il chercha les toilettes. Il lui fallut un certain temps pour découvrir le rasoir électrique et maîtriser le fonctionnement compliqué de ce petit appareil. Curieux, pas de bourdonnement de moteur quand il l’eut allumé… Mais il marchait. Il était réel. De même que le visage qui le regardait dans la glace. Pas un jour de plus que lorsqu’il l’avait considéré pour la dernière fois, cent cinquante-trois ans auparavant.
Cent cinquante-trois ans ! Autant s’habituer à cette idée. Et autant en apprendre le maximum sur le présent avant de prévoir ou de décider quoi que ce fût concernant l’avenir.
Il arpenta l’appartement et chercha de vieux journaux, magazines et livres. Les lieux étaient nus – ils portaient la marque de l’analphabétisme. Si le Club du Livre du Mois existait toujours, Jerry n’y avait pas adhéré. Il est vrai que Jerry n’adhérait à rien ; elle volait tout.
Barton n’avait pas l’intention de fouiner, mais il était impossible de ne pas remarquer les preuves multiples de la profession de Jerry. Les tiroirs – encastrés dans le mur, remarqua-t-il – étaient remplis de bijoux, de vêtements, d’ustensiles, de tout et de rien. Certains objets l’intriguèrent ; de nouveaux gadgets, probablement.
Il y avait là un petit machin en forme de boîte avec un écran posé dans un grand carton qui contenait aussi des bobines. Un cordon laissait supposer, en plus de ce qui était inscrit sur les bobines, que l’appareil pouvait être branché sur le secteur.
— Une visionneuse de microfilms portative, marmonna Barton.
En examinant les bobines de plus près, il se rendit compte qu’il avait découvert ce qu’il cherchait. Cela n’intéressait pas Jerry ; ce qui expliquait pourquoi elle l’avait laissé de côté. Mais cela intéressait prodigieusement Bar-ton. Surtout lorsqu’il lut le titre d’une bobine.
Série historique no 1.
L’écran faisait loupe ; la prise fonctionnait et un petit levier sur le côté permettait d’accélérer le mouvement une fois la bobine fixée. L’appareil n’était guère plus gros qu’une petite caméra d’antan. Barton en eut vite compris le fonctionnement.
Il s’assit alors, ajusta la bobine et le temps perdu fut retrouvé.
Mais le style n’avait rien de proustien. C’était un exposé général simple, écrit dans le style populaire d’un H. G. Wells ou d’un van Vool. Barton en apprécia les touches wellsiennes, mais fut paralysé par la voolie croissante qu’il y découvrit.
Car il ne s’agissait pas du tout de l’histoire de l’humanité… mais de l’histoire de la féminité. Il apprit des tas de choses sur Cléopâtre, sans que fût mentionné Marc-Antoine ; il eut un aperçu du règne de Livie à Rome, suivi des fortunes diverses de Jeanne d’Arc, de Marie Tudor et d’Elisabeth I (à l’époque de laquelle Ann Hathaway avait produit une série de pièces immortelles sous le pseudonyme prudent de « William Shakespeare » dans un monde masculin barbare). On lui parla des grandes explorations ; Isabelle d’Espagne et Pocahontas y jouaient les premiers rôles. On mentionnait la piraterie, avec Mary Read et Anne Bonney. Puis il arriva à l’ère de Marie-Antoinette et de l’impératrice Joséphine. La scène se déplaça vers les États-Unis, où Martha Washington guidait sagement son mari et Mary Lincoln réglait les détails de la guerre de Sécession. Arrivaient ensuite Clara Barton4, Florence Nightingale et un long chapitre sur Eleanor Roosevelt.
Barton glissa, Barton sauta, Barton tituba, Barton réalisa. Car la chose était claire. C’était une histoire réécrite, la renommée émasculée. Quoique l’auteur anonyme fût incapable de passer sous silence l’activité masculine, elle (car seule une femme avait pu accomplir une telle tâche) parvenait à impliquer, à suggérer, voire à affirmer, que le génie sous-jacent était toujours féminin. Dale Barton se détourna de sa contemplation des Amazones, de Marie d’Écosse et de Catherine de Russie pour arriver aux années soixante-dix.
Elle était là, bien sûr, la troisième guerre mondiale. Et pour un bref intervalle, l’écrivain changeait alors de ton. Avec, comme contrepoint, le grondement sourd des bombes qui explosaient, s’élevait l’accusation perçante : cette troisième guerre, comme les deux précédentes et les centaines auparavant, était l’œuvre des hommes.
L’homme avait fabriqué la bombe H. L’homme avait conçu les techniques de guerre bactériologique et biologique. L’homme avait causé la rupture entre l’Est et l’Ouest.
L’homme fabriquait et l’homme détruisait. Barton apprit les attaques surprises, les bombardements massifs. Il apprit la panique qui s’ensuivit et les pandémies lâchées sur les troupes au sol et les concentrations militaires.
Il ne fut pas surpris ; après tout, tout le monde s’y était attendu pendant la décennie, se souvint-il. On avait très peu parlé d’être ou ne pas être.
Mais, songea-t-il, il était assez étrange que si peu de gens eussent prêté attention à l’issue fatale. Lorsque les bombes tombèrent, femmes et enfants furent évacués des villes. Les usines de guerre servaient de cibles et seuls les hommes demeurèrent pour les faire fonctionner. Une fois la guerre bactériologique utilisée contre les troupes, les hommes moururent par millions. Les pertes se chiffraient autrefois en millions ; la mortalité passa aux centaines de millions… et la plupart des victimes furent des hommes.
Personne ne s’était alors rendu compte de ce qui risquait d’arriver, personne n’était préparé. La première étape fut franchie en Angleterre, avec Elisabeth, lorsque les femmes l’emportèrent au Parlement et firent la paix avec une Chine pratiquement anéantie. Aux États-Unis apparurent les Amazones (bien que l’auteur manifestât sa désapprobation de cette vulgarisation de l’Association des Mères américaines). Il n’y eut pas de recensement en 1980, car les épidémies faisaient toujours rage, et les côtes Est et Ouest étaient encore radioactives. Mais une estimation assez exacte fut tout de même réalisée : aux États-Unis et dans la majorité du monde soi-disant « civilisé », le rapport hommes-femmes était devenu de un pour quatre. Quatre femmes pour un homme.
Marilyn avait alors pris le pouvoir.
Dès lors, remarqua Barton, tous les patronymes furent abandonnés. Les femmes ne les aimaient pas, sans doute, et Marilyn était le seul nom donné.
Marilyn prit le pouvoir à la tête de la Garde nationale féminine, annonça la fin de la guerre et relança l’Association des Mères américaines avec son slogan : « La Maternité, pas la Fraternité. » La guerre fut mise hors-la-loi. Les hommes furent déclarés inaptes à gouverner. Ce n’était qu’une formalité, car les femmes contrôlaient désormais tous les scrutins. Ainsi commença l’Ère de la Féminité.
Barton avança rapidement jusqu’à la tête du chapitre suivant. Là se trouvait reproduit in extenso le texte du plus grand document de tous les temps. Il se mit à lire sur l’écran :
PROCLAMATION DE FEMMANCIPATION
Nous considérons ces vérités comme évidentes :
que toutes les femmes ont été créées égales…
Quelqu’un était en train de frapper à la porte. Quelqu’un cognait à la porte.
— Réponds, réponds ! lança dans son oreille la voix aiguë de Terry.
Dale Barton avança lentement.
— Qui est là ? demanda-t-il.
— Moi. Jerry.
Elle avait dû oublier ses clés. Il drapa le peignoir de bain sur ses épaules, déverrouilla la porte et l’ouvrit. Jerry se trouvait là, hors d’haleine. Derrière elle, agrippée à son bras et levant ce qui ne pouvait être qu’un pistolet, se trouvait une Amazone vêtue de bleu, le crâne rasé.
— Je suis désolée, pleurnicha Jerry. Elles m’ont eue… elles m’ont fait venir… j’ai dû…
Barton hocha la tête et s’avança. Le pistolet avait un air étrange, mais il devait être bel et bien mortel. Il sourit à l’Amazone et leva les bras.
Elle secoua la tête pour lui ordonner de se mettre de côté. Il obéit, le sourire aux lèvres. Le pistolet s’abaissa un peu.
Il n’attendait que cela. C’était peut-être un monde de femmes, mais Dale Barton était le produit d’une autre époque. Au tréfonds de lui-même, il se savait capable de battre n’importe quelle femme ayant le même poids que lui.
Il agit promptement, feinta avec sa gauche et amena son poing droit vers le crâne rasé. L’Amazone cligna de l’œil et Barton se raidit avant l’impact.
L’impact ne se produisit point. L’Amazone tendit la main et le pied droits. Barton se sentit virevolter et il heurta le plancher du hall sur lequel il s’affala.
L’Amazone se baissa tranquillement et le releva par la peau du cou.
— Essaye encore un peu, hein ! grogna-t-elle. De toute façon, vous êtes tous des mous, les hommes entretenus.
— Je ne suis pas un…
— Garde ça pour la sergent, lui dit-elle. Allez, arrive. Ils descendirent l’escalier et montèrent dans la voiture de patrouille en attente.