10 – Harry Collins – 2032

 

 

 

La maison du fils de Harry se trouvait dans la banlieue de Washington, près de ce qui s’appelait jadis Gettysburg. Harry fut surpris de découvrir qu’il s’agissait bel et bien d’une maison, et plutôt grande, en dépit du fait que presque tout le mobilier avait été réduit de manière à pouvoir servir à un homme de 90 cm.

Mais il faut dire que Harry commençait à s’habituer aux surprises.

Il disposait d’une chambre personnelle qui l’attendait au premier étage ; le mobilier y était presque d’un grand cru, mais conforme à sa taille. Et dans cette atmosphère de confort inhabituel, il put alors parler.

— Tu es donc médecin, hein ?

Harry baissa les yeux sur le visage réduit et s’efforça d’accepter le fait qu’il parlait à un adulte. Son propre fils – le sien et celui de Sue –, adulte et docteur ! Cela paraissait incroyable. Mais rien n’était plus incroyable que de savoir qu’il se trouvait bel et bien chez son fils.

— On est tous spécialistes dans un domaine ou un autre, lui expliqua son fils. Tous ceux qui ont survécu à la période expérimentale ont reçu une éducation spéciale suivant un plan conçu par Leffingwell. L’accord initial stipulait que nous deviendrions pupilles de la nation. Il savait que le moment viendrait où l’on aurait besoin de nous.

— Mais pourquoi cela ne s’est-il pas fait au grand jour ?

— Tu connais la réponse. Il n’y avait aucun moyen de nous instruire par le système alors en vigueur, et le danger demeurait qu’on nous considère comme des anormaux devant être détruits… surtout les premières années. Leffingwell a donc agi en secret, comme pendant la période expérimentale. Tu te souviens de ce que tu as ressenti ? Tu croyais qu’on assassinait des innocents. Aurais-tu écouté ses explications, accepté le fait que son œuvre pouvait coûter quelques vies contre les milliards d’autres qui allaient être sauvées ? Non, le temps n’était ni aux explications ni aux endoctrinements. Leffingwell a choisi la dissimulation.

— Oui. Harry poussa un soupir. Maintenant, je comprends mieux, je crois. Mais je ne pouvais saisir ça à l’époque où j’ai essayé de le tuer. Il rougit. Et je ne peux toujours pas comprendre pourquoi il m’a épargné après ma tentative.

— Parce qu’il n’était pas le monstre que tu croyais. Quand je l’ai supplié…

— C’était donc toi !

Le fils de Harry se détourna.

— Oui. Quand on m’a dit qui tu étais, je suis allé le voir. Mais je n’étais qu’un enfant, ne l’oublie pas. Il ne t’a pas épargné par pure sentimentalité. Il avait un dessein.

— Un dessein en m’envoyant en prison, en me laissant pourrir toutes ces années tandis que…

— Tandis que je grandissais. Moi et les autres comme moi. Et tandis que le monde extérieur se transformait. Le fils de Harry eut un sourire. Ton ami Richard Wade avait raison, tu sais. Il a deviné presque toute la vérité. Leffingwell, Manschoff et leurs assistants avaient résolu d’assembler un groupe de non-conformistes… des hommes aux talents et aux points de vue spéciaux. Vous étiez plus de trois cents à Stark Falls. Richard Wade en connaissait la raison.

— Alors, on l’a emmené et on l’a assassiné.

— Assassiné ? Non, il est bien en vie, je t’assure. En fait, il sera ici ce soir.

— Mais pourquoi a-t-il disparu si brutalement, sans aucun avertissement ?

— On avait besoin de lui. Il y a eu une crise, quand le Dr Leffingwell est mort. Le fils de Harry soupira. Tu ne le savais pas, n’est-ce pas ? Tu as tellement à apprendre… Mais c’est lui qui t’en parlera, quand tu le verras ce soir.

Richard Wade lui parla, de même que William Chang, Lars Neilstrom et tous les autres. Durant les semaines suivantes, Harry les revit tous. Mais l’explication de Wade fut suffisante.

— J’avais raison, dit-il. Il n’existait pas de Résistance, quand nous étions à Stark Falls. Ce que j’ignorais, c’était l’existence d’une Assistance.

— Une Assistance ?

— On peut appeler ça comme ça. Leffingwell et son équipe en formaient le noyau. Ils avaient prévu la crise sociale qui nous attendait, lorsque le monde s’est trouvé physiquement divisé entre grands et petits, vieux et jeunes. Ils savaient qu’ils auraient alors besoin d’individualistes… et ils ont bel et bien créé un stock. Un stock de la nouvelle génération spécialement éduqué ; et un stock de l’ancienne génération soigneusement sélectionné. Les rebelles trop voyants ont été incarcérés et ont eu le temps de réfléchir au problème grâce au contact limité avec le point de vue d’autrui.

— Mais pourquoi ne nous a-t-on pas dit la vérité dès le début, pourquoi ne s’est-on pas rencontrés au grand jour afin d’élaborer des plans pour l’avenir ?

Le fils de Harry l’interrompit.

— Parce que le Dr Leffingwell s’était rendu compte que cela s’opposerait à son but ultime. Vous auriez constitué un groupe de prisonniers visant à son propre salut. Il y aurait eu des liens émotifs…

— Je ne sais toujours pas de quoi il s’agit. À quoi devions-nous nous préparer ?

Richard Wade haussa les épaules.

— Leffingwell avait tout combiné. Il avait prévu qu’avec la maturité de la première génération de Minus (c’est comme ça qu’ils s’appellent entre eux, tu sais), il y aurait une agitation sociale. Les jeunes voudraient prendre le pouvoir et les anciens voudraient conserver leur position de force. Il croyait que les tensions ne pourraient se relâcher que grâce à des chefs convenables des deux côtés.

» Lui-même avait des porte-parole puissants dans les cercles gouvernementaux. Il s’était arrangé pour qu’un certain nombre de postes soient assignés à des gens de son choix, jeunes et vieux. De même, dans diverses professions, il y aurait des places réservées à ses élus. Avec un an ou deux d’instruction, Leffingwell pensait que nous serions prêts pour ces postes. Des jeunes comme ton fils seraient placés à des postes clés où leur influence serait utile aux Minus. Des anciens comme toi auraient d’autres tâches à accomplir… dans les communications, principalement. L’utilisation astucieuse des techniques de psychologie de groupe pouvait éviter des troubles violents. Il avait prédit une période dangereuse durant une vingtaine d’années – en gros, de 2030 à 2050. Une fois ce cap franchi, l’équilibre se rétablirait alors qu’une deuxième, puis une troisième génération arriveraient, et que les gens âgés ne formeraient plus qu’une minorité réduite. Si nous accomplissions notre travail correctement et éliminions les sources de préjugés, de friction et d’hostilité, la transition serait alors faisable. L’Assistance des cercles gouvernementaux nous financerait. Tel était le plan, le rêve, de Leffingwell.

— Tu parles au passé, fit Harry.

— Oui. La voix de Wade était rauque. Parce que Leffingwell est mort d’une hémorragie cérébrale. Et son plan est mort avec lui. Oh, nous avons toujours des relations au sein du gouvernement ; suffisamment pour que les hommes comme toi se retrouvent à Stark Falls. Mais les choses sont allées trop vite. Les Minus sont déjà en marche. Les gens en place – même ceux sur lesquels nous comptions – sont effrayés. Ils ne voient pas qu’il leur reste le temps de nous former pour prendre les rênes. Franchement, j’ai peur que la plupart n’aient aucun penchant à abandonner le pouvoir. Ils ont l’intention d’utiliser la force.

— Mais tu parles comme si les Minus étaient unis.

— Ils s’unissent, et rapidement. Tu te souviens des Naturalistes ?

Harry hocha lentement la tête.

— J’en étais un, autrefois. Ou du moins je pensais l’être.

— Tu étais un « libéral ». Je parle des nouveaux Naturalistes. Ceux qui visent à une révolution réelle.

— Une révolution ?

— C’est le mot. Et c’est la solution. Elle arrive à fond de train.

— Et comment l’éviter ?

— Je ne sais pas. Le fils de Harry leva les yeux vers lui. La plupart d’entre nous croient qu’il est trop tard pour l’empêcher. Notre problème immédiat, c’est la survie. Les Naturalistes veulent le pouvoir pour eux-mêmes. Les Minus ont l’intention de détruire la puissance de l’ancienne génération. Nous avons l’impression que si les choses s’aggravent encore, le gouvernement risque aussi de se retourner contre nous. Il y sera forcé.

— En d’autres termes, dit Harry, nous serons seuls.

— Et seuls, nous échouerons, acheva Wade.

— Combien sommes-nous ?

— Environ six cents, dit le fils de Harry. Tous dans des maisons de ce secteur oriental. En cas de violence, nous n’aurons aucune chance de contrôler la situation.

— Mais nous pourrons survivre. C’est là notre seule planche de salut, à mon avis… survivre au conflit à venir. Alors, nous trouverons peut-être le moyen d’agir suivant les plans de Leffingwell.

— Nous ne survivrons jamais ici. Ils utiliseront toutes les armes concevables.

— Mais puisque la rupture avec le gouvernement ne s’est pas encore produite, on pourrait obtenir le moyen de se faire transporter ailleurs.

— Où ça ?

— À un endroit où nous pourrions attendre la fin de la tempête. Pourquoi pas l’ancienne cachette de Leffingwell ?

— Les anciennes unités sont toujours debout, opina le fils de Harry. Oui, c’est une possibilité. Mais pour la nourriture ?

— Grizek.

— Quoi ?

— Un ami à moi, lui apprit Harry. Voyons, il va nous falloir agir vite. Et d’une façon qui n’attire pas l’attention ; pas même celle du gouvernement. Je suggère que nous nommions un comité d’organisation et élaborions un plan. Il fronça les sourcils. De combien de temps pensez-vous que nous disposions ? Un an environ ?

— Six mois, avança son fils.

— Quatre au plus, dit Wade. Vous n’avez pas tout appris sur les émeutes. L’état de siège ne va pas tarder à être déclaré et personne n’ira plus nulle part.

— Très bien. Harry Collins grimaça un sourire. On fera ça en quatre mois.

 

 

Ils y parvinrent en fait en moins de trois mois.

Cinq cent quarante-deux hommes se déplacèrent par jet jusqu’à Colorado Springs ; un hélicoptère les emmena ensuite jusqu’à la cachette du cañon. Ils se déplacèrent par petits groupes : quelques-uns chaque semaine. C’est Harry en personne qui avait établi le système de liaison, et sa base se trouvait au ranch de Grizek. Grizek était mort, mais Bassets et Tom Lowery demeuraient, et ils coopérèrent. De la nourriture attendrait les hélicos qui reviendraient du cañon.

Les installations étaient désertes et le seul problème était donc celui de la remise en état. Le premier contingent s’en chargea.

Les jets ne transportaient pas qu’une cargaison humaine ; ils étaient remplis d’équipements de toutes sortes : microvisionneuses, instruments de laboratoire et appareils de communication. Lorsque tout le groupe fut assemblé, il disposait du matériel nécessaire à l’étude et la recherche. C’était une opération bien conçue et bien exécutée.

À sa surprise, Harry se retrouva chef de l’expédition et il continua dans ce rôle après leur établissement. L’ironie de la situation ne lui échappa point ; à tous égards, il régnait désormais sur les lieux mêmes où il avait connu les affres de l’emprisonnement.

Avec l’aide de Wade, de Chang et des autres, il élabora un système provisoire qui fonctionna très bien. Et qui se révéla très utile une fois que leur parvint du monde extérieur la nouvelle de la guerre civile.

Au crépuscule atterrit un hélico cabossé ; avant de rendre l’âme, le pilote blessé leur remit son message.

Angelisco avait disparu. Washington avait disparu. Les Naturalistes avaient frappé en utilisant les anciennes armes interdites. Il en était de même à l’étranger, d’après les quelques informations qu’ils purent obtenir grâce aux antiques appareillages à ondes courtes.

Dorénavant, personne ne quitta le cañon, sauf pour aller chercher l’approvisionnement sur les terres à pâturages du ranch. Fort heureusement, ce secteur ne connaissait aucun trouble, pas plus que ses frugaux occupants. Peu importait à ceux-ci ce qui se passait dans le monde extérieur, quelles villes avaient été détruites, quelles forces triomphaient où se trouvaient défaites, quelle activité ou radioactivité pouvait régner.

Dans le cañon, la vie s’écoulait plus paisiblement que la rivière qui le coupait en deux. Il y avait beaucoup à faire et à apprendre. C’était une existence monacale, toute faite de frugalité, d’abstinence, de continence et de dévotion à des fins érudites. Au bout d’un an, les jardins florissaient ; au bout de deux ans, des troupeaux paissaient sur les pentes herbues ; au bout de trois ans, on tissait sur des métiers à l’ancienne mode et la plupart des arts du tissage à domicile avaient repris vie. Les hommes tombaient malades ou mouraient, mais les survivants s’entendaient assez bien. Harry Collins célébra son soixantième anniversaire alors qu’il en était à l’équivalent d’une deuxième année de médecine, son professeur étant son propre fils. Tout le monde étudiait une science ou une autre, s’adonnait à un art ou un autre. Les natures jadis rebelles et les particularismes biologiques étaient désormais unis par le lien de la curiosité intellectuelle.

Cela n’avait pourtant rien d’une Utopie. Quelques-uns des plus jeunes désiraient des femmes, et il n’y avait pas de femmes. Certains, accablés par l’isolement, partirent à l’aventure ; trois des onze hélicos furent volés par un groupe de mécontents. De temps à autre se produisait une querelle plus grave. Six hommes furent assassinés. La population se réduisit à quatre cent vingt individus.

Mais le progrès persistait. Quittant le ranch, Banning finit par se joindre à eux, et, sous sa férule, le système d’études reçut une forme plus stricte. On tenta d’anticiper l’avenir, de se préparer pour le jour où il serait à nouveau possible de s’aventurer sans trop de danger dans le monde extérieur afin d’utiliser des facultés nouvellement acquises.

Personne ne pouvait prédire le moment où cela se ferait, ni quel monde les attendrait alors. À la fin de la cinquième année, même les émissions sur ondes courtes avaient cessé. Il persistait des rumeurs de contamination radioactive généralisée, de population virtuellement décimée, de chute du gouvernement, d’instauration du règne des Naturalistes qui connaissaient maintenant des querelles intestines.

— Mais une chose est certaine, annonça Harry Collins à ses compagnons à leur assemblée mensuelle devant l’ancien quartier général, un après-midi de juillet. Les combats cesseront bientôt. Si nous n’entendons plus rien durant les mois à venir, nous enverrons des expéditions de reconnaissance. Une fois que nous aurons déterminé quelle est la situation exacte, nous déciderons alors ce que nous devons faire. Le monde aura besoin de ce que nous pourrons lui offrir. Il utilisera ce que nous aurons appris. Il acceptera notre aide. Un de ces jours…

Il décrivit un programme calculé de prises de contacts avec les autorités en place ou presque en place. Il paraissait logique, et même les « râleurs » chroniques et les habitués du pessimisme se sentirent encouragés.

S’il leur était arrivé de trouver la situation abracadabrante et leurs espoirs vains, leur moral reçut alors un coup de pouce. Richard Wade résuma la chose en quelques mots dans une conversation privée avec Harry.

— Ça ne va pas être facile. Dans les histoires de science-fiction que j’écrivais écrivais autrefois, un groupe comme celui-ci aurait arrêté la révolution. Ou du moins, en se rangeant d’un côté, il aurait décidé de l’issue de la lutte. Mais en réalité, nous sommes arrivés trop tard pour stopper la révolte et nous n’aurions pu gagner la guerre, quel que soit le parti que nous ayons choisi. Le seul boulot pour lequel nous sommes adaptés, c’est faire la paix. Je ne crois pas non plus que nous allons arriver tranquillement pour diriger le monde. Il nous faudra agir lentement et prudemment, en nous dispersant dans le pays par petits groupes de cinq ou six. Il nous faudra sonder les gens des communautés où nous nous rendrons pour découvrir ceux qui ont le désir d’apprendre et de bâtir. Mais nous aurons une influence importante. Nous possédons savoir et pratique. Nous ne dirigerons peut-être pas, mais nous pourrons former les dirigeants. C’est cela qui est important.

Harry eut un sourire d’approbation. Ils avaient bel et bien quelque chose à offrir et cela ne manquerait pas d’être remarqué… même si les Naturalistes avaient gagné, même si tout le pays était retombé dans une quasi-barbarie. Inutile de se pencher anticipativement sur ces problèmes. Il fallait attendre la chute ; puis partir en reconnaissance et voir ce qu’il en était. Attendre la chute…

C’était une sage décision, mais qui négligeait un seul fait important. Les Naturalistes n’attendirent point la chute pour procéder à leur reconnaissance.

Cette même nuit, ils survolèrent le cañon ; un groupe important dans un jet important…

Ils lâchèrent une bombe importante…