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Sur le mur, l’horloge marquait 20 h 45. Encore quinze minutes. Quinze minutes pour être.

Barton était assis sur le divan. Il se leva promptement quand la Dr Lee pénétra dans la pièce.

— On vous attend sur la terrasse, dit-elle. Il est presque l’heure de parler, pour Mère Veille. Et vous venez après.

— Oui. Une minute. Mais d’abord, je veux vous parler.

— Je sais. Johnny me l’a dit. Si c’est à propos du discours, ne vous en faites pas. Tout se passera très bien.

— Non. Rien n’ira bien.

Barton jeta un coup d’œil à l’horloge. Encore treize minutes.

Il s’approcha de la femme.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, dit-il. Et il y a beaucoup à dire. Je vous ai posé une question et vous m’avez dit qu’on en parlerait plus tard. Eh bien, c’est le moment, maintenant. Je… je suppose que vous ne vous rappelez pas.

La Dr Lee s’empourpra et baissa les yeux.

— Bien sûr que je me rappelle, Dale. Vous m’avez interrogée au sujet de l’amour. Que désiriez-vous savoir ?

— Je désirais savoir des tas de choses. J’en ai déjà appris une partie. Les parents peuvent voir leurs enfants dans les Crèches, s’ils en ont envie. Et je suppose que ces tas d’enfants aiment toujours leurs parents.

— Certainement. La seule chose que nous ayons faite, ou essayé de faire, c’est de détruire les relations familiales malsaines. Un jour ou l’autre, les tensions émotionnelles auront disparu. Nous n’aurons plus de Crèches, alors nous en reviendrons à l’unité familiale, mais sur des fondements différents. Sans rivalité, ni agressivité, ni jalousie.

— Très bien. C’est ce que je voulais savoir. Johnny m’a appris le reste. Il m’a dit que beaucoup de femmes prenaient des permis de reproduction et restaient de façon permanente avec le même homme. Est-ce vrai ?

— Oui. Les anciennes lois arbitraires ont disparu, mais il y a davantage de couples qui restent librement ensemble qu’à votre époque. Toute femme peut demander un permis dès que…

— Et vous ? Barton fit un pas en avant. Je vous aime, Lee.

Neuf minutes, puis huit seulement. Une minute d’une exquise et infinie longueur.

Ce fut Barton qui s’écarta en fixant l’horloge.

— Chéri, qu’y a-t-il ?

— Il ne reste plus le temps, marmonna-t-il. Plus le temps d’être.

— Mais si, haleta la fille. N’aie pas peur.

— Mais j’ai peur. Tu ne sais pas, je ne t’ai pas dit…

— Tu me l’as dit l’autre jour, dans mon bureau. D’autre part, j’étais déjà au courant. Les notes du Dr Jacobs contenaient un rapport complet sur ton état. C’est toi qui a créé ce blocage mental pour refuser ce que tu ne pouvais affronter. L’amnésie a dû commencer avant même que tu sois congelé. Cela a dû commencer quand on t’a dit que tu étais atteint de la lèpre…

Barton se laissa tomber sur le divan. La pièce bascula. Le temps bascula. Il se retrouvait avec le Dr Jacobs, allongé dans les ténèbres glacées, en train de parler avec Lee ; tout se mêlait, dominé par la phrase : Être ou ne pas être.

— C’est ça ! chuchota-t-il. Voilà la vraie phrase : Lèpre ou pas lèpre !

Elle hocha la tête.

— Maintenant, tu te rappelles ?

— Bien sûr. Oui, c’est ça. C’est bien ce qui s’est passé. Guerre ou pas guerre, le toubib voulait continuer son œuvre. Et j’avais une peur bleue de mourir. Alors je l’ai laissé me congeler. Et me voilà.

— Te voilà. Et comment t’es-tu senti, ces derniers jours, Dale ?

— Mais… très bien, je crois. Et… je n’ai plus mal. J’étais couvert de plaies, les derniers temps. Je m’en souviens, maintenant. Mais je n’ai plus rien… plus une seule plaie.

— Tu sais pourquoi ? Elle lui sourit. Parce que l’expérience du Dr Jacobs a réussi. Elle a marché pour toi. L’animation suspendue a tué les bacilles, immobilisé tes tissus épithéliaux. Nous t’avons fait subir tous les tests pendant ton amnésie totale. Les rayons X ont révélé des tissus cicatriciels sur les lésions. Tu es guéri.

Tout lui revenait désormais très nettement. Il se leva. Il voyait tout très clairement. Il voyait l’horloge. 20 h 55.

— Écoute-moi, murmura-t-il. Écoute attentivement. Il faut que je te parle à toute allure, parce qu’il reste peu de temps…

— C’est exact, il reste peu de temps.

Il virevolta au son de cette voix. Mickey se tenait à l’entrée.

— Venez, tous les deux, dit-elle gentiment. La Présidente attend. On vous attend sur la terrasse pour l’émission.

— Une minute, lui dit Dale Barton. S’il vous plaît, attendez dehors. Nous arrivons.

— Désolée, j’ai des ordres. Mickey eut un sourire affable.

Barton prit une longue inspiration.

— Très bien, alors, inutile que vous sortiez. Lee, vous direz cela à la Présidente de ma part. La Maison-Blanche est cernée par les Ren…

— Ça suffit. La voix de Mickey était soudain métallique, aussi soudainement métallique que le pistolet dans sa main. En avant, marche, vous deux. Nous allons sur la terrasse et je serai juste derrière vous jusqu’au bout. Le joujou retourne dans mon sac, mais j’aurai la main dessus. Je peux tirer à travers le cuir… et j’ai toujours tiré droit. Alors, pas de blague.

Elle carra ses épaules.

— Allez, avancez. J’ai hâte d’entendre votre petit discours.

21 h. C’était la dernière limite. La dernière. Barton prit le bras de Lee et sentit la chaleur de sa chair. Ils pénétrèrent dans la salle de banquet ; elle était déjà déserte, car tout le monde était passé sur la terrasse. Des projecteurs jouaient sur la place – par les fenêtres, Barton aperçut la foule qui s’étendait à perte de vue.

Les néons brillaient sur la terrasse tandis que Mère Veille affrontait les caméras massées devant elle. Les caméras, et les pistolets massés devant elle.

— Lee, chuchota Barton. Il faut que tu avertisses…

— La ferme ! lâcha Mickey. Sortez. Et souriez, elle a presque fini.

Atterré, Barton se rendit compte que c’était vrai. Mère Veille, le voyant émerger sur la terrasse, mit fin à sa brève présentation de bienvenue. Ce n’était qu’une formalité, car c’était lui qui devait avoir la vedette, ce soir. La vedette sous le feu des pistolets.

— … mais vous allez pouvoir entendre cette histoire passionnante de sa propre bouche. Messieurs et Mesdames, j’ai maintenant le privilège de vous présenter un visiteur d’un autre monde : Dale Barton !

Une dernière sensation du bras de Lee et il se retrouva sous les projecteurs. Les caméras se braquèrent sur lui.

C’était le moment. C’était le moment de gagner du temps. Il s’expliquerait plus tard auprès de Lee, de Johnny… on ne le tuerait pas. Il le ferait pour se sauver, parce qu’il désirait vivre. Il n’avait pas franchi cent cinquante-trois ans pour mourir comme un chien pour une cause désespérée. Bon Dieu, c’est qu’il était un homme ! Un homme. Cette pensée frappa au but. Il y a des choses que doit faire un homme

Il se retourna brutalement, dos aux caméras, et fixa Lee et la Présidente.

— Écoutez-moi toutes, s’écria-t-il. Il faut que je vous avertisse. Il y a un complot de Renégats, une tentative de révolution. Ils ont l’intention de tuer la Présidente et…

Il aperçut trop tard le pistolet étincelant dans la main de Mickey. Elle ne va donc pas tirer à travers son sac, songea-t-il bêtement. Tout le monde va voir comment je meurs.

Le pistolet était pointé sur lui. Quelqu’un hurlait. Sur la place il y avait des cris dans la foule. Les Liberty Belles encadraient Mère Veille et une sirène perça soudain le ciel de son hululement d’avertissement. Mais le pistolet le visait, et au dernier instant il vit chaque chose ; le doigt qui appuya sur la gâchette, Lee qui se jeta en avant. Mais elle ne put se jeter en avant aussi vite que la balle, aussi vite que la balle, qui le brûla et l’enflamma dans les ténèbres.