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Quelque chose n’allait pas.

Quelque chose n’allait vraiment, absolument pas. Il savait cela, mais guère plus.

Il y avait eu une douleur aiguë, mais pourquoi fallait-il que la lumière, l’air et le simple fait mécanique de respirer lui fissent si mal ? Il y avait des voix qu’il avait refusé de comprendre parce que la compréhension semblait douloureuse elle aussi.

Se tenir debout avait été douloureux, de même que marcher, monter, courir. Pourtant, il s’était tenu debout, avait marché, était monté, et il était maintenant en train de courir.

Il courait dans une rue. Ce devait être une rue : une large surface carrossable entre des bâtiments, avec des trottoirs qui bordaient l’asphalte. Mais ni circulation ni piétons.

Cela l’aida quelque peu. Personne en vue. Il était seul et cela valait mieux, d’une certaine manière. La solitude facilitait la réflexion.

Dans les ténèbres, ses yeux ne picotaient plus. Aucun bruit n’affectait son ouïe. La sensation qui accompagnait le mouvement et la respiration profonde devenait agréable.

Il était enfin prêt à affronter le monde à nouveau. Le monde… qu’est-ce que cela évoquait ?

Le monde est mon idée.

« Mon idée ». Mais qui était-il ?

Je suis étranger, effrayé dans un monde que je n’ai nullement fabriqué1.

« Je suis étranger. » Oui. « Effrayé. » Oui, sans nul doute. Mais pourquoi ?

Voilà la clé. Qui suis-je, et pourquoi suis-je effrayé ?

Il lui fallait affronter ces questions avant d’être prêt à affronter le monde.

Son pas ralentit. Les choses s’éclaircissaient quelque peu. Du moins, il se rappelait quelques détails. Une partie de lui-même pouvait poser des questions, et elle fonctionnait. Une autre partie devait être capable de fournir les réponses. C’est comme cela qu’il en avait toujours été, se rendit-il compte. Le gars sérieux parlait, et c’était au comique de faire les bourdes. L’interlocuteur et Monsieur Grock durant leur show spirituel.

(Gars sérieux, le comique, l’interlocuteur, Monsieur Grock… d’où venaient ces concepts ?)

M. l’Interlocuteur : Quel est votre nom, monsieur Grock ?

Monsieur Grock : Dale Barton.

Interlocuteur : Exact ! Et votre date de naissance ?

Grock : Le 17 juillet 1935.

Interlocuteur : Très bien. Et le lieu ?

Grock : San Francisco, Californie.

Interlocuteur : Correct. Et où vous trouvez-vous actuellement ?

Grock : Je marche dans une rue.

Interlocuteur : Ça, je le sais. Mais quelle rue ? Comment y êtes-vous arrivé ?

Grock : Pourquoi une poule traverse-t-elle la route ?

Interlocuteur : Voyons, c’est extrêmement important ! Pourquoi ne vous en souvenez-vous pas ?

Grock : Être ou ne pas être, voilà la question.

Interlocuteur : Ça n’a rien de drôle.

Grock : Bien sûr que ce n’est pas drôle, et pas drôle du tout. Mais voilà la question. Et c’est aussi la réponse. Je ne me souviens plus.

Interlocuteur : Hum, je vois bien que je ne tirerai rien de vous pour l’instant. Que préférez-vous, en l’occurrence : Souviens-toi ou Ah, le doux Mystère de la Vie ?

Grock : Être ou ne pas être, être ou ne pas être, être…

Le rideau tomba, très vite. L’auditoire, dans la pénombre, se mit à passer en revue le numéro. Une réalisation certes modeste, mais l’on avait tout de même appris quelque chose.

Il s’appelait Dale Barton, né en 1935 à San Francisco. Il savait ce qu’était un « show », qui avait écrit « Être ou ne pas être », et les noms associés à quelques chansons populaires. Partons de là. Souviens-toi était d’Irving Berlin. Berlin était une grande ville d’Allemagne. Berlin était la capitale de l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Il n’était alors qu’un enfant d’Oakland. En 53, il avait été appelé, il avait été renvoyé dans ses foyers en 55 et il avait obtenu un poste à la Northwestern de Chicago. Il se souvenait de Souviens-toi, maintenant, et de Berlin, et d’Irving… Washington Irving2, et Irving Court.

Ah, le doux Mystère de la Vie. Ça, c’était Carrie Jacobs Bond. Carrie Nation3. Une nation, une et indivisible.

Jacobs. Il y avait eu un Dr Jacobs, autrefois, à la Northwestern. L’année après son diplôme, alors qu’il travaillait pour les bureaux de l’université dans des buts publicitaires. Le Dr Jacobs était très gentil. Mais ce qu’il avait dit n’était pas gentil. Quelque chose qui avait à voir avec « Être ou ne pas être ». Mais quoi ? Voilà la question.

Carrie Jacobs Bond. Bond. Chaussures Bond. Bonded Bourbon. Bond Street. Le Bond

Voilà. Le Bond. C’était comme cela qu’on appelait aussi l’Alliance. La France, l’Angleterre, l’Allemagne de l’Ouest et les États-Unis unis par un lien, le Bond, contre l’ennemi. Mais cela n’avait pas marché. En 1971 était arrivée la guerre, les bombes étaient tombées, et c’en avait été fini du Bond.

Cela ne l’avait même pas intéressé, parce qu’il travaillait avec le Dr Jacobs et que l’unité tout entière avait déménagé avec lui à Indianapolis pour des raisons de sécurité. Les bombes étaient tombées, mais il s’intéressait beaucoup plus à être ou ne pas être.

Que s’était-il alors passé ? Il pouvait se remémorer des détails, les détails incessants de toute une vie. Parents, amis, goûts, appétits, frustrations, satisfactions. Il se remémorait tout jusqu’au bout.

Mais il ignorait quel bout. Il se trouvait à Indianapolis avec Jacobs lorsque les bombes étaient tombées, et un autre problème avait alors surgi. Le problème le plus important, celui dont il ne pouvait se souvenir. Quelque chose l’avait plongé dans le coma et il y était resté jusqu’à présent.

À présent, dans cette rue étrangère, dans cette pénombre étrangère.

Dale Barton continua de marcher. Il irait ensuite voir les autorités pour découvrir…

Un flot de douleur. Non, pas de douleur. Un flot de lumière. Il cligna les yeux et se força à les fixer sur un point. Les tubes fluorescents des lampadaires s’étaient allumés au-dessus de lui. Simultanément, des appareillages similaires s’étaient déclenchés dans les vitrines des magasins qui bordaient la rue.

Il voyait enfin clair.

Il s’arrêta sous un lampadaire au coin d’une rue et leva les yeux sur la plaque. Boulevard Curie. Il croisait la rue Boleyn. Cela ne lui dit rien, mais il faut dire qu’il n’était à Indianapolis que depuis un mois et quelque lorsque…

Lorsque quoi ? Quoi que ce soit et quand que cela se soit produit, cela s’était produit. Sa grammaire devait laisser à désirer, mais il y avait des tas de choses dans ce cas.

Cette rue, par exemple. Où étaient les voitures ? Où étaient les gens ? Et ces vitrines, alors ?

Il s’avança jusqu’au trottoir de droite et examina les vitrines qui s’alignaient le long d’un bâtiment bas et blanc.

Maud – Modiste. Un magasin de chapeaux. Dale Barton réprima un réflexe conditionné – le grognement inévitable qui surgit dans l’âme du mâle lorsqu’il contemple la coiffure des femmes. La vitrine contenait un étalage typique d’atrocités ; pseudo-shako, pseudo-casque, pseudo-tricorne. Les chapeaux des femmes sont habituellement des modifications de coiffures de guerre, à partir des casques sévères des Spartiates jusqu’aux plumes voyantes et abondantes des guerriers zoulous. Elles les revêtent pour aller combattre dans les réceptions.

Barton se sentit un instant rassuré par la vue de ces chapeaux. Ils avaient un air familier.

Il passa à la vitrine suivante. Cléo. Une boutique de mode. Pour le sport, essentiellement – rien que des pantalons coupe jean. Mais les mannequins l’intriguèrent. Barton, comme tout un chacun, était conditionné à accepter les stéréotypes du mannequin habituel : pose exagérée, posture ridicule, sourire ineffable. Mais ceux-ci étaient différents. Ils étaient représentés dans des bureaux, assis à des tables. Quelque chose n’allait pas ; aucune machine à écrire en vue, et d’autre part les femmes n’avaient pas le droit de porter de pantalon, dans tous les bureaux qu’il connaissait.

Cette vitrine avait quelque chose de vaguement répulsif, quelque chose qui le fit s’écarter et porter son attention sur la vitrine de la parfumerie d’à côté.

Il fut alors rasséréné. Mais il y avait cette petite pancarte : Cette semaine, réductions spéciales pour les poitrines trop fortes.

Des poitrines plus minces ? Et des pantalons au bureau ? Barton fut fort étonné. Il avait remarqué une tendance à la déféminisation, ces dernières années ; un mouvement vers l’agression garçonne manifeste chez la personne du sexe qui fumait comme un pompier, jurait comme un charretier, buvait comme un trou et gueulait comme un putois, qu’elle fût ménagère, secrétaire ou ouvrière.

Il continua d’avancer. De l’autre côté de la rue, une enseigne attira son attention. Un restaurant, un salon de thé, plutôt. P’tit’ Miss Muffit.

Ce nom le repoussa. Il l’associa instantanément avec un autre phénomène encore plus féminin qui lui déplaisait autant qu’un phénomène antiféminin. L’atmosphère gazouillante et jacassante de femmes oisives… le coude nonchalamment appuyé sur la table couverte de serviettes en papier froissées, de mégots de cigarettes ensanglantés de rouge à lèvre, et de résidus de nourriture féminine. Barton songea à la nourriture féminine : c’est-à-dire à la nourriture qui a l’air bonne avant d’avoir bon goût. Les atroces concoctions de têtes d’asperges, de noix, de pelures de pommes et de concombres dans de la gelée au citron. Des bouts de rien du tout à la carotte sur une montagne d’aspic à l’orange, le tout couronné de crème fouettée. Ciboulettes, gaufrettes et farces gluantes pour toutes les petites garces gluantes qui infestaient ces lieux.

Mais c’est qu’il avait faim ! Le salon était ouvert. Il traversa la rue et considéra le placard bleu placé dans la vitrine. Ouvert aux hommes. Quelle gentillesse, quelle tolérance de leur part, n’est-ce pas ?

Son regard traversa la vitre. Oui, l’endroit était encore ouvert, mais il était visible qu’on allait fermer. Le caissier faisait ses comptes sur un petit registre à la dernière mode. C’était un personnage à l’air plutôt efféminé, en dépit de ses cheveux coupés en brosse, et il portait…

Barton cligna les yeux. Il portait un costume coupe jean et c’était bien son droit d’avoir l’air efféminé, car il était du sexe féminin.

Mais voyons, une femme coiffée en brosse ?

Barton regarda les deux tables occupées par des femmes sur le point de partir. Il vit une nouvelle brosse, une fille qui fumait un cigare, et une petite chose qui portait un corsage sans manche – de toute évidence, en vue de montrer l’ancre tatouée sur chaque bras.

Mais que se passait-il, ici ?

Il n’y avait qu’une façon de le découvrir. Une façon de le découvrir, une façon d’obtenir de l’aide. Il ne pouvait éternellement continuer à errer de la sorte. Il allait entrer, expliquer calmement sa situation à la caissière, lui demander d’appeler la police, puis manger quelque chose en attendant. Autant faire preuve de bon sens ; il était absurde de paniquer. Il n’était pas le premier à se retrouver amnésique. Les petits souvenirs qui lui manquaient ne tarderaient pas à lui revenir ; ça n’avait rien à voir avec la folie.

Barton ouvrit la porte et entra. La caissière leva les yeux, de même que les autres femmes.

Elles se mirent à hurler.

Non, lui n’était pas fou. Mais c’est elles qui n’allaient pas bien.

Elles hurlèrent, elles se levèrent, le montrèrent du doigt, et c’est alors qu’en se regardant pour la première fois, il se rendit compte que seul son slip l’empêchait d’être nu.

La caissière mit la main sous la table, et il n’attendit point de voir si elle la ressortirait munie d’un pistolet. Il était absurde de paniquer, mais sensé de filer du coin… et vite.

Barton fit volte-face et se mit à courir. Loin derrière lui, il entendit des cris aigus qui tentaient de concurrencer des coups de sifflets encore plus aigus.

Il tourna au coin d’une rue. Un sifflet retentit devant lui. Les néons flamboyaient traîtreusement autour de lui. Il traversa la rue comme une flèche. Une ombre l’attendait là et l’accueillerait entre deux bâtiments. Une ruelle, peut-être.

Il le saurait lorsqu’il serait dedans. Il plongea dans les ténèbres. Oui, c’était bien une ruelle. Il se glissa entre les murs élevés.

Quelque chose bougea devant lui. Il s’arrêta, puis entendit les sifflets hystériques qui arrivaient. Il avança encore, les yeux écarquillés.

Mais pas suffisamment. Pas suffisamment pour détecter le mouvement soudain, même si ses oreilles perçurent – trop tard – le sifflement.

Les ténèbres tendirent deux bras noirs et le tirèrent jusqu’à elles.