6 – Harry Collins – 2012
Harry s’accroupit derrière les rochers, coinça le fusil entre deux pierres et ajusta les viseurs télescopiques. L’entrée éloignée lui apparut soudain très nettement. Il eut un grognement de satisfaction et s’installa en prévision de la veille qui l’attendait. Le canon du fusil avait été terni pour éviter tout reflet révélateur, et les lunettes noires de Harry le protégeaient de l’éclat du soleil matinal. Il devrait peut-être attendre plusieurs heures, mais peu lui importait. Il lui avait fallu douze ans pour arriver jusque-là et il était prêt à attendre quelques instants de plus.
Douze ans. Cela faisait-il vraiment si longtemps ?
Un miroir aurait pu lui répondre ; un miroir lui aurait révélé les traits rudes d’un homme de quarante-deux ans. Mais Harry n’avait pas besoin de miroir. Il se souvenait bien trop facilement des douze années précédentes – des années qui n’avaient rien eu de facile.
Sortir vivant de la rivière n’était qu’un commencement. Sa force animale avait eu raison de cette épreuve. Mais c’était un animal qui avait émergé de la rivière ; un animal blessé, qui traversa en rampant les buissons et les arroyos qui cernaient ce cañon du Colorado.
Ce fut aussi la ruse animale qui le sauva. Il erra plusieurs jours avant de rencontrer Emil Grizek et son équipe. Il était alors à moitié mort de faim et en plein délire. Il lui fallut un mois pour reprendre du poil de la bête.
Emil et ses gars le soignèrent tout du long. Ils avaient établi un roulement pour s’occuper de lui dans le dortoir ; leurs méthodes étaient grossières, mais efficaces, et Harry leur en fut reconnaissant. Mieux encore, ils ne lui posèrent pas de questions. La situation de Harry était celle d’un fugitif pourchassé sans dossier ni classification de l’Aptitude pro. Les autorités ou tout employeur éventuel s’en seraient enquis, mais Emil Grizek ne semblait pas être curieux. Lorsque Harry fut à nouveau sur pieds, on l’avait déjà accepté comme membre de la bande. Il leur dit qu’il s’appelait Harry Sanders, et ce fut tout.
Deux mois après qu’ils l’eurent rencontré, il était enrôlé chez Emil Grizek et avait un nouveau rôle à remplir.
H. Collins, publiciste, était devenu H. Sanders, vacher.
Il fut surpris de rencontrer si peu de difficultés. Grizek avait des clients lointains qui ne s’intéressaient pas aux méthodes de leur contremaître tant qu’il recrutait ses propres cow-boys pour le ranch Bar B. Personne n’exigeait de cartes d’Aptitude ni de rapports officiels, et la paie était en liquide. Les vachers étaient désormais difficiles à trouver et il allait de soi que ceux qui acceptaient ce genre d’emploi étaient des errants, des travailleurs nomades, des gens qui fuyaient la justice et l’injustice. Une génération auparavant, ils seraient devenus clochards… mais les derniers vagabonds avaient disparu avec le dernier train de marchandises11. Les épaves hantaient autrefois les cañons des grandes villes ; aujourd’hui, il n’y avait plus de place pour elles, et elles fuyaient donc vers les cañons de l’ouest. Harry s’était trouvé une niche où l’on ne posait pas de questions.
Chose assez étrange, il s’adapta parfaitement. La vie au grand air lui convenait et, au bout de quelques mois, il faisait un cow-boy passable ; en un an, il était devenu l’un des meilleurs employés de Grizek. Il avait appris à chevaucher une jeep ruante avec les meilleurs et il savait repérer, isoler et étourdir un bouvillon en quarante secondes net ; puis utiliser son marqueur électronique et remettre sur pieds le petit animal en moins d’une minute.
Le travail n’était pas un problème, les distractions non plus. Le dortoir contenait des aménagements grossiers, mais adéquats ; un climatiseur démodé et une antique rôtissoire à infrarouges paraissaient suffisants pour leurs frustes besoins, et le cuistot avait l’avantage de leur concocter des repas copieux. Manger du vrai bœuf et du pain cuit véritable était un luxe, de même que disposer de tout cet espace pour dormir. Cela réussissait à Harry.
Certains des autres vachers étaient d’intéressants compagnons. Certes, c’étaient des fuyards et des individualistes, mais chacun d’eux avait l’avantage d’être unique en son genre, et Harry adorait les entendre tailler une bavette durant les longues soirées.
Il y avait le gros Phil qui approchait de la soixantaine. Mais l’on ne pouvait guère s’en douter, si on ne lui demandait pas de parler du bon vieux temps, quand il était gamin à Detroit. Son père était l’un des derniers syndicalistes, à l’époque de ce qu’on appelait le Mouvement ouvrier organisé. Il vous parlait des accords salariaux horaires, de la Fraternité du Rail et des négociations contractuelles comme s’il les avait vécus personnellement. Il se rappelait même le Parti démocrate. Phil avait tout plaqué quand le gouvernement avait pris les rênes et instauré Aptitude pro et Supervision industrielle ; il avait alors fui vers l’ouest.
La famille de Tom Lowery appartenait à la classe militaire ; il affirmait être l’un des membres de la dernière promotion à être sortie de West Point. À la fin de la course aux armements, les perspectives de carrière intéressante avaient disparu et il s’était installé comme garde à Canaveral. Il avait fini par gagner les espaces libres.
Bassett était l’érudit de l’équipe. Il pouvait rester assis à vous citer une heure durant des auteurs de livres du temps jadis… des écrivains comme Prather et Spillane. À une autre époque, il serait devenu professeur dans une université, voire entraîneur de foot ; il était voué aux arts.
Il y avait aussi Lobo, le misogyne, qui avait fui Monterrey, sa femme et ses onze enfants ; et Januzki, qui s’était occupé des vieux cultes religieux, sur la côte Ouest. Il se vantait d’avoir été l’un des grands « Daddy-Os » de la Beat Generation, et il discutait avec Bassett d’un ancien évangéliste nommé Kérouac.
Mais il y avait mieux encore pour Harry ; ainsi, parler avec Nick Kendrick. Le passe-temps de Nick était la musique et il idolâtrait son unité stéréophonique d’occasion et sa collection de bandes magnétiques. Lui aussi avait un côté classique, et ils passèrent plus d’une soirée d’hiver avec Harry à écouter les anciens folk-songs. Les rationalités pittoresques du jazz moderne et les rythmes frénétiquement infantiles des sonorités cool étaient quelque peu apaisantes et rassurantes par leurs réminiscences d’un héritage simple légué par une époque plus simple.
Mais ces hommes étaient des cow-boys avant tout et ils mettaient toute leur fierté dans ce qu’ils appelaient leurs traditions. Il n’y en avait aucun qui ne pût passer des heures à ressasser les arts du ranch et de la prairie. Ils connaissaient les grands noms de la grande époque : Eugene Autry, Wyatt Earp, les légendaires Thomas Mix, Dale Robertson, Paladin, et les autres ; les hommes qui chevauchaient de vrais chevaux au temps où l’Ouest était vraiment une lisière sauvage.
En bons vachers, ils perpétuaient les coutumes de cet âge révolu. Tous les trois ou quatre mois, ils prenaient un hélicoptère ruant pour une ville rude comme Las Vegas, Reno ou même Palm Springs… et ils buvaient immodérément dans les bars, jouaient sans réserve aux machines à sous et « descendaient au plus bas » en louant un télécran destiné aux campagnards. Il existait encore une demi-douzaine de villes du vice éparpillées dans tout l’Ouest ; même le gouvernement reconnaissait le besoin qu’avaient les solitaires de lâcher un peu de lest. Quoique l’Ag Culture désapprouvât officiellement tout ce système et parlât sèchement de l’établissement de nouvelles méthodes plus efficaces d’instruction du personnel et de gestion des grands ranches, rien n’était jamais réalisé. Les autorités savaient peut-être que la tâche était impossible ; seuls les réprouvés et les iconoclastes avaient le caractère nécessaire pour survivre à une telle solitude à la belle étoile. Les conformistes citadins ne pouvaient supporter cette monotonie.
Mais même les employés d’Emil Grizek s’étonnaient du mode de vie de Harry. En aucun cas, il ne se joignait à leurs descentes désordonnées sur les villes écarlates de la plaine et, la plupart du temps, il n’avait même pas l’air de regarder le télécran. Apparemment, il évitait délibérément tout contact possible avec la civilisation.
Puisque Harry ne fournissait jamais le moindre renseignement sur son passé, ils durent en conclure qu’il avait une personnalité de psychopathe.
— De fortes tendances à la régression et à l’isolement, expliqua gravement Bassett.
— Bien sûr, opina sagement Nick Kendrick. Tu veux dire une figue molle, hein ?
— Boulette gluante, marmonna le dévot Januzki.
Les autres n’étaient pas des fanatiques religieux et ne comprirent point l’allusion12. Mais ils en vinrent à accepter les façons d’ermite de Harry comme la norme… pour lui, du moins. Et puisqu’il ne se querellait jamais et ne montrait aucun signe de mécontentement, on le laissa vivre sa vie à sa manière.
Ils furent d’autant plus surpris lorsque cette manière fut violemment et soudainement changée.
Harry se rappelait très bien à quelle occasion. C’était le jour où la Loi Leff fut approuvée par les Cours-suprémistes. Toute l’affaire parut sur les télécrans et il ne put l’éviter – on ne pouvait l’éviter parce que tout le monde en parlait et que tout le monde regardait.
— Vous voyez ça ? fit Emil Grizek. Une femme qui veut avoir un bébé doit recevoir ces piqûres. On dit que les gosses sont réduits à rien du tout. Ils pèsent moins de deux livres quand ils naissent et ils ne grandissent jamais plus que si c’étaient des nains. À mon avis, toute cette histoire est sinoque, sans vouloir dire psychotique.
— J’sais pas. C’était le gros Phil qui parlait. Je crois bien qu’il faut faire quelque chose, avec toutes ces villes bourrées à bloc. On m’a raconté que tous les coins du pays, à part les plaines où on est, sont pleins à craquer. Idem en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud. On manque d’espace, on manque de nourriture, dans le monde entier. Ce Leffingwell veut réduire la taille pour que tout le fourbi puisse continuer.
— Mais pourquoi ne pas demander des volontaires ? s’enquit Bassets. De ces règles arbitraires résulteront des frustrations. Est-ce que vous avez pensé à la distribution des familles ? Prenons un couple qui a déjà deux enfants. Supposons que la femme veuille recevoir ces piqûres pour avoir un autre gosse qui naîtra tout petit. Comment diable cet enfant survivra-t-il en tant que nain dans cette famille de géants ? Sa personnalité sera irrémédiablement…
— On a entendu tous ces arguments, coupa Tom Lowery. Il y a des années que les Naturalistes nous racontent ça. Qu’arrivera-t-il à cette nouvelle génération, comment sait-on si les enfants ne seront pas déficients du point de vue mental, comment s’adapteront-ils, de quel droit le gouvernement s’immisce-t-il dans la vie privée et les croyances religieuses ? Tout ce genre de trucs… Il y a plus de dix ans que durent les discussions. En attendant, le temps passe. On manque de place. On manque de nourriture. Ce n’est plus une question de choix individuel… c’est une question de survie de l’espèce. Je vous dis que les Cours ont raison. On doit suivre la loi. Et appuyer la loi par les armes si nécessaire.
— On a pigé, acquiesça Januzki. Mais quelque chose me dit qu’il y aura des problèmes. La plupart des gens ont autant besoin d’un nain que d’un train.
— C’est le pied, les mecs, fit Nick Kendrick. Les Naturalistes gobent pas ça. Ils combattront jusqu’au bout. Tout le monde va le sentir passer.
— C’est quand même une bonne idée. Ce Dr Leffingwell, il a fait des tests. Il y a des années qu’il fait des piqûres et rien ne s’est passé de dangereux. Les enfants sont en bonne santé et ils survivent. Ils étudient dans des écoles spéciales…
— Comment tu le sais ? demanda Bassets. Peut-être que ce n’est que de la propagande motivationaliste.
— On les a vus sur les télécrans, non ?
— On peut tout truquer.
— Mais Leffingwell, il a offert les piqûres aux autres gouvernements. Le monde entier va les adopter…
— Et si certains pays refusent ? Si nos gosses deviennent des lilliputiens alors que les Asiates refusent les injections ?
— Pas de danger ! Ils ont encore plus besoin de place que nous.
— Ça ne sert à rien de discuter, conclut Emil Grizek. C’est la loi. Vous le savez. Et si ça ne vous plaît pas, faites-vous Naturalistes. Il gloussa. Mais vous feriez bien de vous dépêcher. Quelque chose me dit qu’il ne restera plus beaucoup de Naturalistes dans deux ou trois ans. Avec la Loi Leff, il est peu probable que le gouvernement accepte encore des critiques. Il se tourna vers Harry. Qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda-t-il.
Harry haussa les épaules.
— Pas de commentaire, répondit-il.
Mais le lendemain, il alla voir Grizek et lui demanda toute sa paie.
— Tu pars ? marmonna Grizek. Je ne comprends pas. Il y a bientôt cinq ans que tu es avec nous. Où tu vas, et qu’est-ce que tu veux faire ? Qu’est-ce qui t’a pris, d’un seul coup ?
— J’ai besoin de changement, lui dit Harry. J’ai économisé mon argent.
— Comme si je ne le savais pas ! Tu n’as jamais touché un sou depuis le début. Grizek se frotta le menton. Dis, si c’est une augmentation que tu veux, je pourrais…
— Non, merci. Ce n’est pas ça. J’ai assez d’argent.
— Pour sûr ! Dans les dix-huit à vingt mille, je crois, sans compter les bonis. Emil Grizek lâcha un soupir. Eh bien, si tu insistes, je suppose qu’il n’y a rien à faire. Quand as-tu l’intention de partir ?
— Dès qu’il y aura un hélico de disponible.
— Il y en a un qui va chercher le courrier à Colorado Springs demain matin. Je peux te mettre dedans, te filer un chèque…
— Je veux mon argent en liquide.
— Eh là ! c’est que c’est pas si facile. Il faudra une demande spéciale. Ça prendra bien une semaine ou deux.
— Je peux attendre.
— Très bien. Et réfléchis-y. Peut-être que tu voudras changer d’avis.
Mais Harry ne changea pas d’avis. Dix jours plus tard, il prit l’hélico pour la ville, la ceinture bourrée d’argent.
À partir de Colorado Springs, il prit un jet pour Kancity, puis de Kancity à Memphisee. Tant qu’il aurait de l’argent, personne ne poserait de questions. Il descendait dans les airtels bon marché et attendait les événements.
Il ne lui fut pas facile de se réacclimater à la vie urbaine. Au lieu de sept ans, il aurait bien pu être resté sept siècles à l’écart des villes. Le problème de la surpopulation était horrifiant. La mise hors la loi des véhicules automobiles privés avait été utile et le dégagement des voies aériennes avait eu un but ; l’utilisation généralisée de l’énergie atomique réduisait quelque peu le smog. Mais la nourriture synthétique était effrayante, les encombrements intolérables, et l’embrouillamini de règles et de régulations qui codifiaient l’accomplissement de la plus simple action dépassait sa compréhension. On utilisait les cartes de rationnement pour presque tout ; heureusement pour Harry, au marché noir, on acceptait l’argent liquide sans faire d’embarras. Il découvrit qu’il pouvait survivre.
Mais la survie n’était pas ce qui intéressait Harry ; il visait à la destruction. Les Naturalistes ne manqueraient pas d’être organisés dans ce but.
En 98, bien sûr, ils ne constituaient qu’une minorité s’exprimant clairement, mais sans unité explicite… un groupe amorphe apparenté aux « libéraux » des générations précédentes. Un Naturaliste pouvait être un prêtre catholique, un Unitarien, un ouvrier athée, un fonctionnaire, une femme d’intérieur s’opposant fermement au contrôle gouvernemental, un riche qui déplorait les dangers de l’industrialisation accélérée, un ouvrier agricole qui redoutait la diminution des droits de l’individu, un éducateur qui craignait l’extension de la psychologie sociale, ou quiconque s’opposait au concept de « l’Homme de la Masse motivé par la Masse ». Les Naturalistes n’avaient jamais formé de classe unique, de parti politique unique.
Mais le vote de la Loi Leffingwell ne manquerait pas de les avoir unis ! Harry savait qu’il existait une forte opposition, non seulement au plus haut niveau, mais parmi le grand public. Les gens avaient peur des inoculations ; les théologiens condamnaient cette méthode ; les groupes d’intérêts économiques, les propriétaires terriens, les magnats des transports et les grands fabricants sentaient la menace. Ils appuieraient et subventionneraient leurs porte-parole et les Naturalistes se transformeraient en un corps efficace d’opposition.
Ainsi espérait Harry, ainsi pensait-il, jusqu’à ce qu’il fût entré en ville ; il entra en ville et se rendit compte que la taille même de l’homme de la masse jouait contre toute tentative de l’organiser, sinon en tant que créature laborieuse et consommatrice. L’organisation naît de la discussion et la discussion de la pensée… mais qui peut penser dans le chaos, discuter dans le délire et s’organiser dans le vide ? Le citoyen de tous les jours, se rendit compte Harry, avait apparemment perdu ses capacités pour l’action de groupe. Il se remémora sa propre existence : il se trouvait jadis soit perdu dans la foule, soit seul chez lui. Les amitiés solides se faisaient rares et l’unité familiale survivait sur des bases extrêmement fragiles. Il fallait bien trop de temps pour suivre la loi, suivre la circulation, suivre le train-train incessant qui gouvernait la plus simple démarche, dans les villes grouillantes. Comme loisirs, le télécran et les barbituriques ; les problèmes sérieux revenaient aux psychologues durant les contrôles routiniers. Désormais, tout le monde paraissait perdu dans la foule.
Harry découvrit que le Dr Manschoff lui avait bel et bien menti ; les désordres mentaux ne cessaient d’augmenter. Il se rappelait un vieux, un très vieux livre, l’un des premiers traités de psychologie sociale, La Foule solitaire, était-ce cela ? Rempli de bla-bla sur les personnalités « introverties » et « extraverties ». Voyons, il y avait un iota de vérité dans tout cela. La foule et ses membres individuels vivaient dans la solitude. Et puisqu’on ne connaissait pas les gens suffisamment bien pour leur parler, on se parlait à soi-même. Puisqu’on ne pouvait échapper au contact physique avec autrui chaque fois que l’on sortait, on restait à l’intérieur… sauf quand il fallait aller travailler, faire la queue pour l’approvisionnement ou les tickets de rationnement, quand il fallait attendre des heures pour les contrôles physiques, les jours de libres. Et rester à l’intérieur, cela voulait dire être confiné dans l’équivalent d’une ancienne cellule de prison. Si l’on n’était pas marié, on vivait « au secret » ; si l’on était marié, on souffrait de la présence des autres pensionnaires dont les habitudes devenaient un jour intolérables. On regardait donc de plus en plus l’écran, ou l’on augmentait le quota de sédatifs, et lorsque cela ne suffisait plus, on recherchait une réelle évasion. Elle était toujours à portée de la main, si l’on cherchait bien ; elle vous attendait à la pointe d’un couteau, dans le nœud coulant d’une corde ou le canon d’un pistolet. On pouvait la trouver juste dans la cour de son immeuble. Harry se rappelait que c’était ce qu’il avait choisi, des années auparavant.
Mais il cherchait autre chose, maintenant. Il en cherchait d’autres qui ne partageaient pas seulement son point de vue mais son désir d’agir.
Où étaient les Naturalistes ?
Harry les chercha plusieurs années.
La presse ?
Il n’y avait pas de Naturalistes visibles sur les télécrans. Les nouvelles et les faiseurs de nouvelles reflétaient une attitude nationale adoptée de nombreuses générations auparavant par les Pères fondateurs des médias dans leur sagesse infinie : « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour le pays. » Selon eux, tout ce qui arrivait était bon pour le pays ; c’était là l’unique précepte de la vendautologie. Il n’y avait plus d’Arnold Ritchie et les newzines imprimés paraissaient avoir disparu.
Le clergé ?
Les églises particulières dotées d’une assistance réelle semblaient difficiles à trouver. Les téléprêcheurs apparaissaient toujours régulièrement le dimanche, mais leurs sermons – comme les scripts de tout le monde – étaient prévus d’avance. Confession et sectarisme avaient également décliné ; tous ces acteurs se ressemblaient beaucoup, en ce sens qu’ils étaient des champions vigoureux, directs et inspirés du statu quo.
Les savants ?
Les savants étaient partie intégrante du gouvernement, le gouvernement était un système à parti unique, le système faisait vivre la nation et la nation faisait vivre les savants. Il existait naturellement des laboratoires privés qui travaillaient sur des problèmes sociaux avec un désintéressement singulier. D’une certaine façon, Harry comprenait leur position. Il est peu probable qu’un vrai savant, un homme à qui ses recherches spécialisées ont valu un Prix Nobel pour la création d’un nouveau détergent puisse être suffisamment matérialiste pour faire face aux réalités déplaisantes qui rôdent au-delà des murs aseptisés de son saint des saints. Après tout, il existait des précédents à ce genre d’isolationnisme : la sainte Betty Crooker s’était-elle engagée dans une quelconque croisade ? Quant aux médecins, psychiatres et psychologues de masse, c’étaient eux qui constituaient le noyau du soutien de Leffingwell.
Les éducateurs, alors ?
L’Aptitude pro était partie intégrante du gouvernement. Les pauvres pédagogues, qui avaient passé des générations à se frayer un chemin hors des jungles de tableaux noirs, n’étaient que trop contents d’accueillir l’idée d’un âge d’or où les petites personnes à leur charge seraient encore plus petites. Quoique l’école se terminât en fait pour la plupart à quatorze ans, le problème de la surpopulation existait toujours. Les techniques des télécrans et des télétests n’étaient pas inutiles, mais le problème était de nature essentiellement physique. Et Leffingwell avait une solution de nature physique. D’autre part, les éducateurs avaient eux-mêmes été éduqués grâce à l’Aptitude pro ; alors que, de même que le gouvernement, ils appuyaient fermement le principe de la liberté de parole, il leur fallait bien trouver une limite. Personne n’ignore que liberté de parole ne signifie pas liberté de critiquer.
Les hommes d’affaires ?
Il existait peut-être des esprits contrariés dans la communauté commerciale, dont les héros secrets étaient les gros pontes du pétrole de l’époque révolue où le vieux clan du Stock Exchange s’unissait sous les totems de l’ours et du taureau. Mais l’ère de l’individualiste robuste était terminée : seul demeurait l’individualiste avachi. Il lui fallait remplir les formulaires, satisfaire les inspecteurs, s’inquiéter du rationnement, affronter les impôts et remplir les quota. Au bout du compte, il se débrouillait. L’homme d’affaires travaillait pour le gouvernement, mais le gouvernement travaillait aussi pour lui. Sa position était protégée. Si le gouvernement disait que les piqûres Leffingwell devaient résoudre le problème de la surpopulation – sans réduire le nombre de consommateurs –, eh bien, qu’y avait-il de mal à cela ? Voyons, dans une génération, il y aurait encore davantage de clients ! Et la propriété prendrait encore de la valeur.
Il fallut à Harry plusieurs années pour se rendre compte qu’il ne pourrait trouver de Naturalistes organisés pour l’action de groupe. La capacité pour l’action de groupe avait disparu avec l’augmentation de la taille dudit groupe. Tous les intérêts étaient interdépendants ; les anciennes associations civiques, universitaires, sociales et antisociales n’avaient plus aucun but. Quant aux points de convergence autrefois familiers – qu’ils aient représenté un humanisme idéaliste ou un vulgaire égoïsme –, ils s’étaient perdus dans la foule. Patriotisme, racisme et syndicalisme s’étaient dissous dans les grondements du mégalopolitisme.
Il y avait naturellement des protestations. Quelques mères firent des objections. L’Ag Culture, en particulier, eut des difficultés avec des femmes qui remirent à l’honneur la pittoresque coutume de la « grève » contre la Loi Leff et refusèrent les injections. Mais cela n’était qu’au niveau individuel et fut rapidement réglé. Les autorités médicales gouvernementales attendaient ces femmes au moment de leur contrôle mensuel et leur démontrèrent que la Loi Leff possédait des crocs. Des crocs et des bistouris. Les femmes révoltées ne furent ni droguées, ni abattues, ni mises en quarantaine : on se contenta de les stériliser. Il en serait peut-être sorti quelque chose si les hommes les avaient suivies ; mais les hommes, en général, se montrèrent réalistes. Avoir un gosse était désormais un sacré casse-tête. Ce nouveau système d’injections n’était pas si mal, quand on y réfléchissait bien. Il y aurait toujours des jeunes, et l’espace alloué serait le même… mais, de la sorte, il y aurait plus de place et moins de nourriture pour les gosses. Une bonne affaire, quoi ! Cela ne pouvait faire de mal à ces petits ; certains avaient l’air plus intelligents que la moyenne : des gamins de huit ou neuf ans gagnaient tout au quitte ou double. Des petits malins. Bien sûr, ce devaient être ceux qui avaient été élevés dans la première école spéciale du gouvernement. On disait que le vieux Leffingwell, le type qui avait inventé les piqûres, s’en occupait en personne. En quelque sorte, il faisait des expériences sur les qualités de cette nouvelle moisson de gosses…
C’est lorsque Harry entendit parler de cette école qu’il sut ce qu’il devait faire.
Et si personne ne voulait l’aider, il agirait seul. Aucune société organisée ne lui fournirait d’aide, mais il existait toujours une société désorganisée.
Il lui fallut encore deux ans et le restant de son argent pour trouver une solution. L’organisation de la criminalité avait également changé et il ne lui fut pas facile de trouver l’assistance dont il avait besoin. Le seul crime encore florissant était la piraterie ; il lui fallut un bon bout de temps pour repérer une petite équipe qui travaillait à St Louie et lui fournit hélicoptère et pilote. Obtenir un fusil fut encore plus difficile, mais il y parvint. Lorsque tout fut en place, il en savait assez sur le Dr Leffingwell et son école.
Ainsi qu’il l’avait soupçonné, l’école était située dans le cañon original, dans les bâtiments mêmes qui avaient servi d’unités expérimentales. Harry ignorait combien de jeunes s’y trouvaient. Manschoff appartenait peut-être encore au personnel, à moins qu’ils n’eussent engagé de nouveaux membres. Ces détails n’avaient aucune importance. Ce qui était important, c’était que Leffingwell se trouvait sur les lieux. Et un homme qui connaissait le secteur, qui travaillait seul et avec un but bien précis, pouvait l’atteindre.
C’est ainsi que Harry Collins se tenait derrière les roches par cette belle matinée de mai en attendant l’apparition de Leffingwell. L’hélicoptère l’avait abandonné la veille à l’autre bout du cañon, ce qui lui avait donné le temps de se réacclimater au terrain. Il avait repéré le logement du Dr Leffingwell et l’avait même aperçu par l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. Harry n’avait eu aucune peine à le reconnaître ; mille émissions avaient rendu son visage familier. Il était inévitable qu’il sorte aujourd’hui du bâtiment. Harry serait alors prêt.
Il changea de position et déplia ses jambes. Douze années s’étaient écoulées et il était maintenant revenu à son point de départ. Toute l’affaire avait débuté ici, et ici elle devait s’achever. Ce n’était que justice.
Et c’est la justice, se dit Harry. Ce n’est pas une vengeance. Parce que toute vengeance était inutile ; ce n’était qu’une absurdité mélodramatique. Il n’avait rien d’un Monte-Cristo venu tirer vengeance de ses cruels oppresseurs. Et il n’avait rien d’un fou victime de ses obsessions de monomane. Ce qu’il faisait était le résultat d’une réflexion prolongée et logique.
Si Harry Collins, évadé d’un centre de traitement gouvernemental, essayait de raconter cette histoire, il se ferait bâillonner avant d’avoir pu ouvrir la bouche. Mais il fallait que cette histoire fût connue. Il n’y avait qu’une façon de capter l’attention d’une nation : un coup de fusil.
Une balle dans le crâne de Leffingwell. On ne manquerait pas de le juger et de le condamner, mais il aurait auparavant la possibilité de parler devant le tribunal. Il donnerait une raison de se rebeller à toutes les victimes muettes et inorganisées de la Loi Leff… et il leur servirait d’exemple. Si Leffingwell devait mourir, ce serait pour une bonne cause. De plus, il méritait la mort. N’avait-il pas tué sans pitié hommes, femmes et enfants ?
Mais ce n’est pas une vengeance, se répéta Harry. Et je sais ce que je fais. Peut-être que j’étais dérangé, auparavant, mais maintenant, je suis sain d’esprit. Parfaitement rationnel. Parfaitement calme. Parfaitement maître de moi.
Oui, ses yeux sains, rationnels, calmes et maîtres d’eux-mêmes remarquèrent alors que s’ouvrait la porte éloignée ; il visa par le télescope et amena sa main saine, rationnelle, calme et maîtresse d’elle-même jusqu’à la gâchette. Il aperçut les deux hommes qui apparaissaient ; Leffingwell était le plus petit, le plus gros. Il plissa les yeux devant ce front haut et dégarni ; la cible était parfaite. Une petite presse et il savait ce qui arriverait. Son esprit sain, rationnel, calme et maître de lui visualisa le trou rond qui apparaîtrait au centre du front tandis que, derrière, lambeaux et ruissellement rouges tachetés de gris…
— Qu’est-ce que vous faites ?
Harry virevolta, les yeux fixes ; il baissa son regard sur l’enfant qui se tenait souriant à son côté. C’était bel et bien un enfant, avec cette stature réduite, ces membres délicats et cette tête démesurée. Mais les enfants ne portent pas de vêtements de jeunes adolescents, ne parlent pas avec une telle clarté et ne fixent pas aussi froidement, aussi franchement leurs aînés. Ils ne disent pas :
— Pourquoi voulez-vous blesser le Dr Leffingwell ? Harry contempla les grands yeux. Il ne pouvait parler.
— Vous êtes malade, n’est-ce pas ? s’entêta l’enfant. Je vais appeler le docteur. Il vous aidera.
Harry fit tournoyer le fusil.
— Je te donne juste dix secondes pour disparaître d’ici avant que je tire.
L’enfant secoua la tête. Puis il fit un pas en avant.
— Vous ne voulez pas me faire de mal, dit-il sur un ton grave. Vous êtes malade, voilà tout. C’est pour cela que vous parlez de la sorte.
Harry redressa le fusil.
— Je ne suis pas malade, marmonna-t-il. Je sais ce que je fais. Et je sais tout ce qui te concerne. Tu es l’un d’eux, hein ? Un des premiers produits illégitimes de Leffingwell.
L’enfant fit un nouveau pas en avant.
— Je ne suis pas illégitime. Je sais qui je suis. J’ai vu les dossiers. Je m’appelle Harry Collins.
Le fusil explosa, la balle fonça dans l’air, inoffensive. Mais Harry n’entendit rien. Il n’entendait, explosant dans son cerveau qui plongeait dans les ténèbres, que la voix saine, rationnelle, calme et maîtresse d’elle-même de son fils.