3 – Le Président Winthrop – 1999

 

 

 

Le secrétaire d’État referma la porte.

— Eh bien ? demanda-t-il.

Le Président Winthrop leva les yeux de son bureau et cligna des yeux.

— Salut, Art, dit-il. Asseyez-vous.

— Excusez mon retard, lui dit le secrétaire. Je suis venu dès que j’ai reçu votre appel.

— Aucune importance. Le Président alluma une cigarette et retroussa les lèvres autour de celle-ci jusqu’à ce qu’elle cessât de vaciller. J’ai passé toute la nuit à vérifier ces rapports.

— Vous avez l’air fatigué.

— Je le suis. Je dormirais bien une semaine. C’est-à-dire que je voudrais bien pouvoir le faire.

— Ça marche ?

Le Président repoussa les papiers et pianota un instant sur le bureau. Puis il offrit au secrétaire un sourire grisâtre et spectral.

— La réponse est toujours la même.

— Mais c’était notre dernière chance…

— Je sais. Le Président se laissa aller en arrière. Quand je pense au temps, aux efforts et à l’argent consacrés à ces projets ! Sans parler de nos espoirs. Tout ça pour rien !

— On ne peut pas dire ça, repartit le secrétaire. Après tout, on a quand même atteint la Lune. On est arrivé sur Mars. Il fit une pause. Personne ne peut vous retirer ça. Vous avez encouragé les vols pour Mars. Vous avez lutté pour les subsides, vanté et appuyé le projet. Vous avez aidé l’humanité à réaliser son rêve le plus ambitieux…

— Gardez ça pour les actualités, lui dit le Président. Le fait est que nous avons réussi. Et notre réussite fut un échec. Le rêve le plus ambitieux de l’humanité, hein ? Lisez ces rapports et vous apprendrez que c’est le cauchemar le plus effrayant de l’humanité.

— C’en est à ce point ?

— Oui. Le Président resta affalé dans son fauteuil. C’en est à ce point. On peut atteindre la lune à volonté. On peut maintenant envoyer des hommes sur Mars. Mais ça ne signifie rien. On ne peut préserver la vie ni sur l’une ni sur l’autre. Il n’existe absolument aucune possibilité d’y établir ou d’y maintenir un avant-poste, encore moins une importante colonie ou une habitation humaine permanente. C’est là ce que concluent ces rapports.

» La moindre parcelle d’oxygène, de nourriture, d’habillement et de matériel devra être fournie. Et nos investigations prouvent qu’il n’existe aucune chance de jamais réaliser de bénéfice. Le coût d’une telle opération est incroyablement prohibitif. Même s’il existait quelque indice révélant la possibilité d’entreprendre des projets d’extraction minière, il serait impossible de rembourser nos dépenses, si l’on considère le facteur transport.

— Mais si on améliore les fusées, si on parvient à ramener un chargement plus important, ça ne reviendra pas moins cher ?

— Cela coûterait toujours en gros un milliard de dollars pour organiser un vol et maintenir un personnel de vingt hommes par an, lui apprit le Président. J’y ai jeté un coup d’œil, et même cette estimation se fonde sur les extrapolations les plus optimistes. Vous voyez donc qu’il est désormais inutile de continuer. On ne résoudra jamais les problèmes en tentant de coloniser la Lune ou Mars.

— Mais c’est la seule solution qui nous reste.

— Non. Il y a encore notre ami Leffingwell.

Le secrétaire d’État se détourna.

— Vous ne pouvez appuyer officiellement quelque chose comme ça, marmonna-t-il. C’est un suicide politique.

Le sourire grisâtre reparut sur les lèvres grisâtres.

— Un suicide ? Qu’est-ce que vous savez du suicide, Art ? J’ai aussi lu quelques statistiques là-dessus. Combien de suicides pensez-vous qu’il y ait effectivement eu l’année dernière dans notre pays ?

— Cent mille ? Deux cent mille, peut-être ?

— Deux millions. Le Président se pencha en avant. Ajoutez à cela un million d’assassinats et six millions de crimes de violence.

— Je ne me doutais pas…

— Fichtre non ! Nous avions jadis un Bureau fédéral d’Investigation pour aider à la prévention de ce genre de choses. Le gros du travail, c’est maintenant de dissimuler tout ça. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour tenir ceci secret, autrement ce serait la panique. Il y a ensuite le total des accidents et le nombre de cas mentaux. On ne peut pas construire d’institutions suffisamment vite pour abriter ces déséquilibrés, ni éduquer suffisamment de médecins pour les soigner. Le changement de travail et de secteur ne guérit pas, et il ne cache même plus ce qui se passe. À cette vitesse, dans dix ans, la moitié de la nation sera devenue folle. Et c’est la même chose dans le monde entier.

» C’est le suicide d’une race, Art. Le suicide d’une race par simple fécondité. Leffingwell a raison. L’instinct de reproduction, s’il n’est pas réprimé, finira par contrebalancer celui de survie, en fin de compte. Quand êtes-vous sorti dans la rue pour la dernière fois ?

Le secrétaire d’État haussa les épaules.

— Vous savez que je ne sors jamais dans la rue, dit-il. Ce n’est pas prudent.

— Bien sûr. Mais c’est tout aussi dangereux pour les centaines de millions de personnes qui doivent sortir chaque jour. Les accidents, les crimes, la seule proximité affolante de ces cohues… ces phénomènes s’accroissent en progression mathématique. Et il faut les stopper. Leffingwell est le seul à fournir une réponse.

— Personne n’en voudra, l’avertit le secrétaire. Ni le Congrès, ni les électeurs ; ils feront comme pour le contrôle des naissances. Et ceci est encore pire.

— Ça aussi, je le sais.

Le Président se leva, s’avança jusqu’à la fenêtre et considéra les gratte-ciel d’habitation qui s’élevaient lugubrement de l’autre côté de ce qui était autrefois le Mall. Il essaya de découvrir la tour du Monument de Washington dans ce labyrinthe de pierre.

— Si je m’adresse au peuple et appuie Leffingwell, c’en est fini de moi. Fini en tant que Président et membre du Parti. Ils me crucifieront. Mais il faut qu’une autorité vante ce projet. C’est le commencement. Une fois qu’il sera connu, les gens auront à réfléchir aux possibilités existantes. Il y aura une opposition, puis une controverse, puis un débat. Leffingwell gagnera graduellement des partisans. Il faudra cinq ans, dix peut-être. Le changement finira par s’effectuer. Grâce aux volontaires d’abord. Puis grâce à la loi. Je prie seulement pour que cela se fasse très vite.

— On maudira votre nom, lui dit le secrétaire. On essaiera de vous tuer. Ce sera l’enfer.

— L’enfer pour moi, si ça marche, oui. Mais un enfer encore pire pour le monde entier si ça ne marche pas.

— Mais vous êtes vraiment sûr que ça marchera ? Sa méthode, je veux dire.

— Vous avez les rapports sur ses tests, n’est-ce pas ? Ça marche bel et bien. Nous disposons désormais d’autre chose que de données abstraites. Nous avons des films prêts pour la diffusion.

— Des films ? Vous voulez dire que vous montrerez les résultats ? Voyons, le dire aux gens sera assez dangereux. Ainsi qu’admettre que le gouvernement a secrètement subventionné un tel projet. Mais quand ils verront, rien en ce monde ne pourra vous sauver de l’assassinat.

— Peut-être, ça n’a pas vraiment d’importance. Le Président écrasa sa cigarette dans le cendrier. Une bouche de moins à nourrir. De toute façon, ces repas synthétiques sont plutôt écœurants.

Le Président Winthrop se tourna vers le secrétaire, les yeux un instant brillants.

— Je vais vous dire une chose, Art. Je n’ai pas l’intention de révéler la proposition au public avant lundi prochain. Que diriez-vous d’une petite réception privée samedi soir, rien que les membres du cabinet et leurs femmes ? Une sorte de dîner d’adieu, quoi, mais on n’appellera pas ça comme ça, bien sûr. Le chef m’a dit qu’il y avait encore dix kilos de bœuf haché dans les congélateurs.

— Dix kilos de bœuf ? Vraiment ?

Le secrétaire d’État souriait, lui aussi.

— C’est cela. Le Président des États-Unis eut un sourire de plaisir anticipé. Ça fait longtemps que je n’ai plus goûté à du bon bœuf… du vrai de vrai !