2 – Harry Collins – 1998

 

 

 

Il leur fallut dix secondes pour empêcher Harry de tomber, mais il lui fallut plus de dix semaines pour retrouver son équilibre.

En fait, plus de deux mois s’étaient écoulés avant qu’il pût prendre véritablement conscience de ce qui s’était produit, et de l’endroit où il se trouvait désormais. Ce matin-là, au bureau, ils avaient dû remarquer qu’il n’allait pas bien, car deux contrôleurs et un cadre s’étaient précipités pour le retenir au moment où il passait de l’autre côté de la fenêtre. On l’avait ensuite envoyé à l’écart dans ce lieu inconnu.

— Tout est parfait, dit-il au docteur Manschoff. Si j’avais su comment on était traité, il y a des années que j’aurais perdu la boule.

Le visage rondouillard du Dr Manschoff demeura impassible, mais ses pattes d’oie devinrent un peu plus nettes.

— C’est peut-être pour ça que nous prenons la peine d’éviter toute publicité autour des dernières découvertes thérapeutiques. Tout le monde voudrait entrer dans un centre de traitement, et où cela nous mènerait-il ?

Harry opina du chef en fixant un point par-dessus l’épaule du médecin ; par la grande fenêtre, il apercevait le paysage vallonné qui s’étendait au loin.

— Je ne comprends toujours pas, murmura-t-il. Comment pouvez-vous arriver à faire fonctionner une telle institution, avec tout cet espace et ce luxe ? Les malades ont l’air de mener une vie plus agréable que les gens normaux à l’extérieur. C’est le monde à l’envers.

— Peut-être. Les doigts du Dr Manschoff formèrent un petit clocher dodu. Mais il y a tant de choses qui donnent l’impression que le monde est à l’envers, vous ne croyez pas ? N’est-ce pas la prise de conscience de ce fait qui a précipité vos difficultés, récemment ?

— Qui a failli me précipiter par la fenêtre, admit Harry, tout joyeux. Encore une chose. On m’a envoyé ici, je suppose, parce que j’ai tenté de me suicider, que j’ai subi un choc, une amnésie temporaire, quelque chose comme ça.

— Quelque chose comme ça, lui fit écho le médecin en contemplant son petit clocher.

— Mais vous ne m’avez appliqué aucun traitement, continua Harry. Oh, je suis resté un certain temps sous sédation, je le sais bien. Et vous avez discuté avec moi, vous et les autres membres du personnel. Mais, pour l’essentiel, je me suis reposé dans une grande et jolie chambre où j’ai mangé d’agréables et copieux repas.

— Et alors ? Le clocher charnu s’écroula.

— Alors, je veux savoir quand le vrai traitement va commencer. À quand l’analyse, la chimiothérapie, et le reste ?

Le Dr Manschoff haussa les épaules.

— Vous croyez que vous avez besoin de ça, maintenant ?

Harry regarda le soleil, fronça les sourcils et cligna les yeux.

— Non, si j’y réfléchis bien, je suppose que non. Il y a des années que je ne me suis pas senti aussi bien.

Son compagnon se carra dans son fauteuil.

— Ce qui veut dire qu’il y a des années que ça n’allait pas. Parce que vous étiez trop tendu, physiquement, psychiquement et émotionnellement. Vous étiez comprimé, serré dans un étau, et la pression s’est faite insupportable. Mais aujourd’hui elle a disparu. Il en résulte que vous ne souffrez plus et ne devez plus chercher l’évasion dans la mort ou le refus d’identité.

» Ce changement d’attitude tout à fait radical a été provoqué en l’espace d’un peu plus de deux mois. Et vous me demandez encore « quand le vrai traitement va commencer » ?

— Je suppose alors que j’ai déjà reçu le vrai traitement, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Une analyse prolongée ou une thérapeutique draconienne ne s’imposent pas. Nous nous sommes contentés de vous donner ce dont vous paraissiez avoir besoin.

— Je vous en suis reconnaissant. Mais comment pouvez-vous vous le permettre ?

Le Dr Manschoff érigea un nouveau temple dédié à quelque dieu inconnu. Il inspecta cette œuvre architecturale d’un œil critique en répondant à la question de Harry.

— Parce que votre problème est très rare.

— Rare ? Je pensais que des millions de gens avaient chaque mois une dépression nerveuse. Les Naturalistes disent que…

Le médecin hocha la tête d’un air las.

— Je sais ce qu’ils disent. Mais écartons les rumeurs et considérons les faits. Avez-vous jamais lu un rapport officiel annonçant que le nombre de malades mentaux s’élevait à des millions ?

— Non, jamais.

— En l’occurrence, connaissez-vous quelqu’un qui ait été envoyé dans un centre de traitement comme celui-ci ?

— Eh bien, tout le monde va naturellement voir le docteur pour un contrôle régulier, lequel comporte une entrevue avec un psychologue. Mais si vous êtes mal en point, il se contente de vous donner de nouveaux tranquillisants. Je présume que de temps en temps, il revoit vos tests d’Aptitude pro et vous assigne un travail différent dans un autre secteur.

Le Dr Manschoff pencha pieusement la tête au-dessus du clocher, comme satisfait de son labeur.

— C’est cela, en gros. Et je crois que si vous fouillez votre mémoire, vous ne trouverez aucune mention de centre de traitement. Ce genre d’endroit a aujourd’hui pratiquement disparu. Il existe encore des institutions pour ceux qui souffrent de désordres mentaux fonctionnels : la parésie, la démence sénile, les anomalies congénitales. Mais les contrôles réguliers et la prophylaxie suffisent à la majorité des cas. Nous avons cessé de nous concentrer sur les résultats des maladies mentales pour apprendre à nous attaquer aux causes.

» C’est toujours le problème de la fièvre jaune, vous voyez. Autrefois, les docteurs s’occupaient uniquement du traitement des malades atteints de la fièvre jaune. Puis ils ont porté leur attention sur la source de la maladie. Ils se sont attaqués aux moustiques, ont asséché les marécages, et le problème de la fièvre jaune a disparu.

» Telle a été notre approche, ces dernières années. Nous avons élaboré une thérapeutique sociale et l’urgence de la thérapeutique individuelle s’est atténuée.

» Quelles étaient le sources des tensions qui produisaient les troubles mentaux ? Une insécurité physique et financière, la menace de la guerre, les tendances agressives d’une société compétitive, l’Œdipe non résolu enraciné dans des relations familiales traditionnelles. C’étaient les marécages où bourdonnaient et piquaient les moustiques. La plupart des marécages ont été nettoyés, la plupart des insectes exterminés.

» Nous avançons aujourd’hui vers un statu quo social où personne n’aura faim, personne ne sera en chômage ni démuni, personne n’aura besoin de lutter pour une situation. L’Aptitude pro détermine la place et la fonction légitime de chacun dans la société, et finies les distinctions artificielles imposées par la race, la couleur ou la religion. La guerre a été reléguée aux antiquités. Mieux encore, la « vie de famille » traditionnelle, avec tous ses liens émotionnels malsains, se trouve remplacée par un conditionnement raisonnable lorsque l’enfant atteint l’âge d’aller à l’école. Le cordon ombilical n’est plus une laisse contraignante, un nœud coulant qui étrangle, ni une voie d’approvisionnement plaqué argent menant au sein maternel.

Harry Collins hocha la tête.

— Je suppose que seuls les cas exceptionnels doivent aller dans des centres de traitement comme celui-ci.

— Exactement.

— Mais en quoi suis-je une exception ? Est-ce à cause de la façon dont j’ai été élevé, dans une petite ville, avec des vieux bouquins et le reste ? Est-ce pour ça que je déteste tant la réclusion et le conformisme ? Est-ce à cause de toutes les années que j’ai passées à lire ? Et pourquoi…

Le Dr Manschoff se leva.

— Vous me tentez, lui annonça-t-il. Vous me tentez énormément. Ainsi que vous l’avez constaté, j’adore les discours… et les auditoires captivés. Mais pour l’instant, l’auditoire ne doit pas demeurer captif. Je recommande une dose immédiate de liberté.

— Vous voulez dire que je dois partir ?

— Est-ce ce que vous désirez ?

— Franchement, non. Je n’ai pas envie de reprendre mon travail.

— Aucune décision n’a été prise à ce sujet. On discutera plus tard de la chose, et peut-être pourrai-je alors répondre à vos questions. Mais pour l’instant, je vous propose de rester avec nous, sans avoir à demeurer dans votre chambre ni dans des salles spéciales. En d’autres termes, je veux que vous sortiez à nouveau.

— Sortir ?

— Ces portes donnent sur plusieurs kilomètres carrés de campagne. Vous êtes libre de vous promener et de prendre du bon temps. Beaucoup d’air frais et de soleil… allez et venez comme il vous plaira. J’ai déjà donné des instructions pour que vous ayez l’horaire qui vous plaira. Des repas vous seront servis quand vous le désirerez.

— Vous êtes trop aimable !

— Absurde. Ceci fait partie de mon ordonnance. Et quand le temps sera venu, nous ferons en sorte de bavarder à nouveau. Vous savez où me trouver.

Le Dr Manschoff démantela son clocher et plaça une moitié de toit dans chaque poche de son pantalon. Et Harry Collins sortit.

C’était merveilleux, d’être libre et seul… c’était comme un retour à cette enfance lointaine à Wheaton. Harry en apprécia chaque minute, la première semaine de liberté.

Mais Harry n’avait plus dix ans et, au bout d’une semaine, il devint méfiant et non plus enfant.

Le terrain qui entourait le centre de traitement était plus que spacieux : il paraissait infini. Aussi loin qu’il pût marcher, Harry ne rencontra jamais ni mur, ni palissade, ni barrière artificielle ; seules s’opposaient à son avance les barrières naturelles constituées par des falaises abruptes qui semblaient border une vaste vallée. Le centre était apparemment situé au beau milieu d’un cañon… un cañon assez grand pour abriter un terrain pour hélicoptères. La seule route carrossable partant des bâtiments principaux se terminait au terrain d’atterrissage, et Harry aperçut des hélicoptères qui arrivaient et s’en allaient de temps à autre ; ils apportaient apparemment nourriture et approvisionnement.

Quand au centre lui-même, il comportait quatre grandes bâtisses dont deux étaient familières à Harry. La plus grande était constituée d’appartements pour différents malades et possédait un personnel d’infirmières et d’assistants. C’est là, au premier étage, que se trouvait la chambre de Harry, et depuis le début il lui avait été possible de rôder dans les halls communautaires du rez-de-chaussée.

Le deuxième bâtiment était de toute évidence dévolu à l’administration. C’est là qu’était situé le bureau personnel du Dr Manschoff, et les autres membres du personnel devaient sans doute y prendre leurs ordres.

Les deux autres bâtisses étaient apparemment inaccessibles ; aucun garde, ni policier, ni signe distinctif n’en interdisait l’accès, mais elles étaient verrouillées et inutilisées. Du moins, Harry en avait trouvé les portes verrouillées lorsque, par simple curiosité, il s’en était approché. Il n’avait vu personne utiliser les lieux. Elles étaient peut-être inutiles pour l’instant mais érigées dans un dessein quelconque.

Harry ne pouvait néanmoins s’empêcher de se poser des questions.

Cet après-midi-là, assis sur la berge de la rivière qui arrosait la vallée, il sentait le soleil lui taper sur le front et fixait le courant tourbillonnant aux reflets et rides innombrables.

Reflets et rides

Le Dr Manschoff avait bien répondu à ses questions, mais de nouvelles questions étaient apparues.

La plupart des gens ne devenaient plus fous, lui avait expliqué le médecin, d’où le nombre réduit de centres de traitement comme celui-ci.

Question : Pourquoi en existait-il encore ?

Un lieu pareil coûtait une fortune en personnel et maintenance. À une époque où les surfaces arables étaient si recherchées, pourquoi gaspiller cette étendue vaste et fertile ? Dans une société consacrant de plus en plus ouvertement ses capitaux au plus grand nombre, pourquoi s’inquiéter du sort d’un groupe nettement insignifiant de malades mentaux ?

Non que cette situation déplût à Harry ; en fait, c’était presque trop beau pour être vrai.

Question : Était-ce trop beau pour être vrai ?

Voyons, en y songeant bien, il avait aperçu moins d’une douzaine de malades durant tout son séjour ! Tous étaient du sexe masculin, et tous se remettaient – apparemment – d’un état similaire au sien. Il avait du moins noté la même réticence, la même méfiance lorsqu’il s’agissait d’échanger autre chose qu’une salutation banale au cours d’une rencontre dans un couloir. Les premiers temps, il avait accepté leur répugnance à la conversation ; il l’avait admise et comprise en raison de son propre état. Et ce n’est pas cela en soi qu’il mettait en question.

Mais pourquoi y avait-il si peu de malades ? Pourquoi étaient-ce uniquement des hommes ? Et pourquoi ne pouvaient-ils tout comme lui se promener dans la campagne ?

Tant de personnel et si peu de malades ! Tant de place, de luxe et de liberté pour si peu de chose ! Presque aucun but apparent !

Question : Existait-il un but caché ?

Harry baissa les yeux sur les reflets et les rides, et le soleil devint soudain intolérable ; sur l’eau, son éclat se fit éblouissant, aveuglant. Il aperçut son visage qui se réfléchissait à la surface de l’eau, et ce ne furent point les traits qui lui étaient familiers : ceux-ci étaient gonflés, déformés, miroitants et tremblants.

Peut-être que tout allait recommencer. Peut-être qu’il allait avoir une nouvelle migraine. Peut-être qu’il allait encore perdre la boule.

Oui, et peut-être que ce n’était que son imagination. Rester assis en plein soleil n’était pas une excellente idée.

Pourquoi ne pas se baigner ?

Voilà qui semblait assez raisonnable. En fait, cela semblait délicieusement distrayant. Harry se leva et se déshabilla. Il pénétra maladroitement dans l’eau – on ne plonge pas après avoir boudé le grand air pendant vingt ans – mais il s’aperçut qu’il pouvait à peu près nager. L’eau était rafraîchissante, apaisante. Au bout de quelques minutes, Harry eut oublié toutes ses questions. Son sentiment de malaise avait disparu. Quand il baissa les yeux sur l’eau, il aperçut alors son reflet non déformé. Et lorsqu’il releva les yeux…

Il l’aperçut debout sur la rive.

Elle était grande, élancée, blonde. Très grande, très élancée, très blonde.

Elle était également très désirable.

Jusqu’alors, Harry avait trouvé ce bain délicieusement distrayant. Mais maintenant…

— Comment est l’eau ? lui lança-t-elle.

— Parfaite.

Elle hocha la tête et lui sourit.

— Vous ne venez pas ? lui demanda-t-il.

— Non.

— Alors, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je vous cherchais, Harry.

— Vous connaissez mon nom ?

Elle hocha encore la tête.

— Le Dr Manschoff me l’a donné.

— Vous voulez dire que c’est lui qui vous a envoyée ici ?

— C’est exact.

— Mais je ne comprends pas. Si vous ne venez pas vous baigner, alors pourquoi… je veux dire…

Son sourire s’élargit.

— Je suis un agent thérapeutique, Harry.

— Un agent thérapeutique ?

— C’est exact. Un agent. Elle pouffa. Vous ne croyez pas que vous pourriez sortir de l’eau pour vous mêler à l’action ?

Harry trouva l’idée excellente.

 

 

Avec un enthousiasme croissant, il embrassa fougueusement ce nouveau traitement et coopéra au plus haut point.

Il lui fallut quelques instants avant de donner quelques commentaires sur cette situation.

— Manschoff a un diagnostic rudement précis, murmura-t-il. Puis il s’assit. Tu es une des malades ?

Elle secoua la tête.

— Ne pose pas de questions, Harry. Tu ne peux pas te satisfaire de cet état de choses ?

— D’accord, tu es juste ce que le toubib a prescrit. Il la regarda fixement. Mais n’as-tu pas de nom ?

— Tu peux m’appeler Sue.

— Merci.

Il se pencha pour l’embrasser, mais elle l’évita et se mit sur pieds.

— Il faut que je parte, maintenant.

— Déjà ?

Elle opina du chef et se dirigea vers les buissons qui dominaient la berge.

— Mais quand est-ce que je te reverrai ?

— Tu viens te baigner, demain ?

— Oui.

— Alors, peut-être que je pourrai encore consacrer un peu de mon temps à ta rééducation.

Elle s’accroupit derrière les buissons et Harry aperçut un éclat blanc.

— Tu es bel et bien une infirmière, n’est-ce pas ? marmonna-t-il. Tu fais partie du personnel. J’aurais dû m’en douter.

— D’accord, c’est exact. Et alors, qu’est-ce que ça a à voir ?

— Et je suppose que tu as dit la vérité quand tu m’as annoncé que c’est Manschoff qui t’a envoyé ici. Tu es effectivement un agent thérapeutique, n’est-ce pas ?

Elle hocha rapidement la tête en enfilant son uniforme.

— Est-ce que ça t’inquiète, Harry ?

Il se mordit la lèvre. Lorsqu’il répondit, sa voix était grave.

— Oui, ça m’embête terriblement. Je veux dire que je m’imaginais… du moins j’espérais… que ce n’était pas pour toi uniquement un travail.

Elle leva les yeux, l’air grave.

— Qui a parlé de travail, chéri ? murmura-t-elle. Je me suis portée volontaire.

Et elle disparut.

Elle disparut, et elle revint dans les rêves de Harry, et elle revint à la rivière le lendemain et ce fut mieux que tous les rêves, mieux que la veille.

Sue lui raconta qu’il y avait des semaines qu’elle l’observait. Elle était allée voir Manschoff, avait suggéré la chose, et tout avait marché comme sur des roulettes. Il fallait qu’ils se rencontrent en plein air pour ne pas compliquer la situation ni perturber d’autres malades.

Harry lui posa donc quelques questions sur les autres malades et elle lui dit que le Dr Manschoff répondrait à tout ceci en temps voulu. Pour l’instant, ils n’avaient qu’environ une heure à leur disposition, alors allait-il la passer à tenter de s’informer ? Les choses s’arrangèrent à leur satisfaction réciproque et ce fut sur cette base qu’ils continuèrent quelque temps leurs entrevues quotidiennes.

Les mois suivants furent sans doute les plus heureux qu’ait jamais connus Harry. Toute cette période possédait une qualité hypnotique – tel un songe idéalisé, romanesque mais fondamentalement sensuel. Il existe probablement un tel rêve enfoui dans l’âme de chacun de nous songeait Harry, mais ceux qui parviennent à le réaliser sont peu nombreux. Son attitude dubitative précédente laissa la place à une disposition d’acceptation et de jouissance. Tel est notre drame primitif, l’essence même des relations homme-femme ; Adam et Ève au Paradis terrestre. Pourquoi perdre du temps à chercher l’Arbre de la Connaissance ?

Ce n’est qu’après la fin de l’été que Harry se mit à penser au Serpent.

Un après-midi, alors qu’il attendait Sue assis sur la rive, il entendit un bruit soudain dans les buissons.

— Chérie ? lança-t-il impatiemment.

— Je vous en prie, vous ne me connaissez pas tant que ça !

La voix grave et masculine contenait une pointe d’amusement.

Rougissant, Harry se retourna pour se trouver face à l’intrus. C’était un petit homme trapu d’âge moyen dont les cheveux en brosse gris et hérissés s’harmonisaient presque avec la teinte neutre de son uniforme d’infirmier.

— Vous attendiez quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? marmonna l’homme. Allons, je ne vous gênerai pas.

— Ça n’a aucune importance. Je ne faisais que rêvasser, je suppose. Je ne sais pas ce qui m’a fait croire que…

Harry sentit son visage se colorer davantage, et il baissa les yeux et la voix en tentant d’improviser une excuse.

— Vous ne savez pas mentir, dit l’homme en s’avançant et en s’asseyant sur la berge à côté de Harry. Mais ça ne fait rien. Vous savez, je ne crois pas que votre petite amie viendra, aujourd’hui.

— Qu’est-ce est-ce que vous voulez dire ? Que savez-vous…

— Je veux dire ce que j’ai dit, fit l’homme. Et je sais tout ce qu’il y a à savoir, à votre sujet à tous les deux et à propos de la situation en général. C’est pour ça que je suis ici, Collins.

Il s’arrêta et lut le jeu d’émotions dans les yeux de Harry.

— Je sais à quoi vous êtes en train de penser, continua l’homme aux cheveux gris. D’abord, vous vous êtes demandé comment j’ai pu apprendre votre nom. Ensuite, vous avez compris que si je faisais partie du personnel soignant, il est normal que je connaisse les malades. Maintenant, vous remarquez que vous ne m’avez jamais aperçu dans les salles de service, et vous pesez les chances pour que je travaille dans les bureaux de ce psychiatre incapable de Manschoff. Mais dans ce cas, est-ce que j’en parlerais de la sorte, hein ? Vous êtes vraiment troublé, Collins, n’est-ce pas ? Très bien !

L’homme gloussa, mais il n’y avait ni moquerie, ni malice, ni véritable gaieté dans le son qu’il émit. Et ses yeux étaient graves et attentifs.

— Qui êtes-vous ? lui demanda Harry. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Ritchie, je m’appelle, Arnold Ritchie. C’est du moins le nom sous lequel on me connaît ici, et vous pouvez m’appeler comme ça. Quant à ce que je fais, c’est une longue histoire. Disons pour l’instant que je suis ici pour vous administrer une nouvelle thérapeutique.

— Alors, c’est Manschoff qui vous envoie ?

Un nouveau gloussement, et Ritchie secoua la tête.

— Non. Et s’il venait à me soupçonner d’être ici, ça barderait.

— Alors, que voulez-vous de moi ?

— Il n’est pas question de ce que je veux. Il est question de ce dont vous avez besoin. C’est-à-dire d’une nouvelle thérapeutique, ainsi que je vous l’ai dit. Du genre que ce bon vieux Manschoff, image du Père tolérant, n’a pas l’intention de vous administrer.

Harry se leva.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Ritchie se leva en même temps et sourit pour la première fois.

— Je suis heureux que vous ayez posé cette question, Collins. Il est temps, vous savez. Tout a été soigneusement calculé pour vous empêcher de la poser. Mais vous commenciez quand même à vous poser quelques questions, n’est-ce pas ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Vous ne voyez pas où tout le monde veut en venir, Collins. On vous a ébloui grâce à un étalage spectaculaire de gentillesse mal dirigée par un certain sybaritisme. Je vous ai dit que je savais tout ce qu’il y a à savoir à votre sujet, et c’est la vérité. Maintenant je vais vous demander de vous rappeler ceci par vous-même ; tout ce que vous avez évité de remarquer.

» Je vais vous demander de vous rappeler que vous avez 28 ans et qu’il y a presque sept ans que vous êtes dans une agence, et que vous connaissez bien votre travail. Vous avez peiné, vous avez travaillé consciencieusement, vous êtes resté dans le rang, vous avez obéi aux règles et ne vous êtes jamais rebellé. Mon résumé de la situation est-il correct ?

— Oui, je suppose.

— Et comment vous a-t-on récompensé de ces efforts incessants et de ce conformisme éternel ? Par un appartement d’une pièce et une semaine de vacances par an. Vous êtes béni entre tous, Collins. Vrai ou faux ?

— Vrai.

— Alors, que s’est-il passé ? Vous avez fini par craquer, hein ? Vous avez tenté de vous jeter par la fenêtre.

Vous avez lâché votre boulot, vos responsabilités, votre avenir et même tenté de vous lâcher par la fenêtre. J’ai toujours raison ?

— Oui.

— Bien. Maintenant, venons-en à la partie intéressante de l’histoire. Jouer au brave petit gars ne vous a apporté que la promesse de frustrations présentes et à venir. Sept secondes de folie et d’autodestruction manquée vous ont amené ici. Pour vous récompenser d’avoir lutté contre le système, le système lui-même vous a accordé une vie de luxe et de loisirs – liberté d’aller et de venir à votre gré, de vivre avec toutes vos aises, de satisfaire le moindre de vos appétits, aucune responsabilité ni contrainte. Est-ce la vérité ?

— Je suppose que oui.

— Très bien. Maintenant, je vais vous poser la question que vous m’avez posée. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Ritchie plaça la main sur l’épaule de Harry.

— Répondez-moi, Collins. Pourquoi croyez-vous que l’on vous traite de la sorte ? Tant que vous êtes resté dans le rang, personne ne s’est soucié de votre confort ni de votre santé. Et lorsque vous avez commis le péché mortel de notre société actuelle, lorsque vous vous êtes rebellé, on vous a tout servi sur un plateau d’argent. Est-ce que ça rime à quelque chose ?

— Mais c’est une thérapeutique. Le Dr Manschoff a dit que…

— Voyons, Collins. Il y a des millions de gens qui craquent chaque année. Il y en a aussi des millions qui tentent de se suicider. Combien y en a-t-il qui se retrouvent dans un endroit pareil ?

— Ce n’est pas vrai. C’est de la propagande naturaliste. Le Dr Manschoff a dit que…

— Le Dr Manschoff a dit ! Ouais, je sais ce qu’il a dit. Et vous l’avez cru parce que vous aviez envie de le croire. Vous aviez besoin de l’assurance qu’il vous a fournie : le sentiment d’être unique et important. Vous ne lui avez donc pas posé de questions. Telle que pourquoi on pouvait bien considérer qu’un petit employé insignifiant, sans amis, ni famille, ni relations, valait la peine d’être rééduqué, surtout dans un entourage aussi coûteux, aussi élaboré. Voyons, des gens comme vous, il y en a treize à la douzaine, de nos jours… L’Aptitude pro n’a qu’à appuyer sur quelques boutons pour vous trouver un demi-million de remplaçants. Vous n’êtes pas important, dans cette société, Collins. Vous n’êtes important pour personne à part vous-même. Et l’on vous traite avec mille égards. Il est temps que quelqu’un vous fasse revenir sur terre. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Harry cligna les yeux.

— Dites donc, je ne vois pas en quoi tout ça vous regarde. En outre, si vous voulez le savoir, j’attends…

— Je sais qui vous attendez, mais je vous ai déjà dit qu’elle ne viendra pas. Parce qu’elle attend un heureux événement.

— Quoi ?…

— Il est grand temps qu’on vous apprenne les mystères de la vie, Collins. Oui, les fameux mystères de la vie… les histoires d’oiseaux, de papillons, et aussi de garçons et de jolies blondes aux pieds nus. Votre petite amie Sue aura un souvenir.

— Je n’en crois rien. Je vais parler au Dr Manschoff !

— Bien sûr. Parlez-en à Manschoff et il niera tout en bloc. Alors, vous lui parlerez de moi. Vous lui direz qu’aujourd’hui vous avez rencontré quelqu’un dans les bois… soit un déséquilibré, soit un espion naturaliste qui s’est infiltré ici. Manschoff vous rassurera. Il vous rassurera, mais il me fera capturer. Ensuite, il s’occupera de nous deux.

— Est-ce que vous voulez insinuer…

— Bon Dieu, non ! Je vous l’affirme ! Ritchie rabaissa calmement les mains et sa voix s’apaisa. Vous ne vous êtes jamais posé de questions à propos de ces deux autres bâtiments, Collins ? Eh bien, je peux vous parler de l’un d’eux, parce que c’est là que je travaille. On pourrait l’appeler un laboratoire expérimental, si vous voulez. Je vous en ferai un jour la description. Mais pour l’instant, c’est l’autre bâtiment qui est important ; le bâtiment qui possède cette grosse cheminée. C’est une sorte d’incinérateur, Collins… l’endroit où les erreurs s’en vont en fumée, la nuit, quand personne ne regarde. L’endroit où vous et moi allons partir en fumée, si vous êtes assez bête pour parler à Manschoff.

— Vous mentez.

— Fichtre que je voudrais mentir ! Mais je peux vous prouver ce que j’avance. Vous pouvez même vous le prouver à vous-même.

— Comment cela ?

— Faites comme si vous ne m’aviez jamais rencontré. Faites comme si vous aviez passé l’après-midi ici à attendre une fille qui n’est pas venue. Faites exactement ce que vous feriez dans ce cas-là. Allez voir le Dr Manschoff et demandez-lui où se trouve Sue, dites-lui que vous êtes inquiet parce qu’elle avait promis d’être là et qu’elle n’est pas venue.

» Je peux d’ores et déjà vous dire ce qu’il vous répondra. Il vous annoncera que Sue a été transférée dans un autre centre de traitement, qu’elle était au courant depuis plusieurs semaines mais n’a pas voulu vous inquiéter par la nouvelle de son départ. Elle a donc décidé de partir en catimini. Manschoff vous dira de ne pas être malheureux. Il se fait qu’il connaît une autre infirmière qui s’intéresse à vous… une jolie petite brune qui s’appelle Myrna. En fait, si vous retournez à la rivière dès demain, elle vous y attendra.

— Et si je refuse ?

Ritchie haussa les épaules.

— Pourquoi refuseriez-vous ? Vous êtes là pour vous en payer une tranche, non ? Jusqu’à présent, vous n’avez posé aucune question embarrassante, et la chose paraîtrait étrange si vous le faisiez seulement maintenant. Je vous conseille vivement de coopérer. Sinon, tout risque de partir en fumée… littéralement.

Harry Collins fronça les sourcils.

— Très bien, supposons que je fasse ce que vous m’avez dit, et que Manschoff me donne les réponses que vous avez prédites. Ça ne prouvera, ni qu’il ment, ni que vous dites la vérité.

— Ça ne vous inciterait pas à le penser ?

— Peut-être. Mais d’un autre côté ça pourrait seulement vouloir dire que vous êtes au courant du transfert de Sue et de l’intention de Manschoff de me donner une autre fille. Cela n’implique pas nécessairement quelque chose de sinistre.

— En d’autres termes, vous cherchez un argument définitif, est-ce cela ?

— Oui.

— Très bien. Ritchie poussa un long soupir. Vous l’aurez voulu.

Il mit la main dans la pochette gauche de son uniforme gris et en sortit un petit carré raide de papier glacé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Harry en tendant la main vers le papier, mais Ritchie le repoussa.

— Regardez-le par-dessus mon épaule. Je ne veux pas d’empreintes. C’est rudement risqué de sortir ça des dossiers ; on ne sait jamais à quel point ils surveillent ces trucs.

Harry vint se placer derrière l’autre homme. Il ferma à moitié les yeux.

— Difficile à lire.

— Bien sûr. C’est une photocopie. Je l’ai faite ce matin ; c’est ma section. Lisez attentivement. Vous voyez que c’est une transcription de rapport de laboratoire. Susan Pulver, c’est bien son nom, n’est-ce pas ? Après examen poussé et à la fin des tests préliminaires, enceinte de deux mois. Père putatif : Harry Collins… C’est vous, vous voyez votre nom ? Et voilà le reste du rapport.

— Oui, faites-moi voir. Qu’est-ce que c’est que cette série d’inoculations ? Et qui est ce docteur Leffingwell ?

Harry se pencha encore mais Ritchie referma la main sur la photocopie et la rempocha.

— Aucune importance, pour l’instant, je vous en parlerai après. L’important, c’est que vous me croyiez.

— Je crois que Sue est enceinte.

— Cela suffit. Cela suffit pour que vous fassiez ce que je vous ai dit. Allez voir Manschoff et posez-lui des questions. Vous verrez ce qu’il vous dira. Ne faites pas de scandale et pour l’amour de Dieu ne parlez pas de moi. Faites-vous simplement confirmer mes assertions. Ensuite je vous donnerai tous les détails.

— Mais quand vous reverrai-je ?

— Demain après-midi, si vous voulez. Ici même.

— Vous avez dit qu’il m’enverra une autre fille… Ritchie secoua la tête.

— En effet. C’est bel et bien ce qu’il dira. Je vous suggère de refuser pour l’instant. Dites-lui qu’il vous faudra un certain temps avant de vous remettre de la perte de Sue.

— Ce ne sera pas un mensonge, murmura Harry.

— Je sais. Je suis désolé, croyez-le bien. Ritchie soupira de nouveau. Mais il faut dorénavant me faire confiance.

— Vous faire confiance ? Alors que vous ne m’avez même pas expliqué de quoi il retournait ?

— Vous avez reçu votre traitement de choc pour aujourd’hui. Revenez demain, et on recommencera.

Ritchie eut alors disparu, l’uniforme gris se fondant dans l’ombre grise des broussailles qui dominaient la rive.

Un peu plus tard, Harry revint au centre dans le crépuscule tombant. Le crépuscule était gris, lui aussi. Tout semblait désormais grisâtre.

Son visage aussi, lorsqu’il eut terminé son entretien avec le Dr Manschoff, dans la soirée. Il était encore pâle le lendemain après-midi lorsqu’il arriva à la rivière pour attendre Ritchie.

Le petit homme émergea des buissons. Il fixa les traits tirés de Harry et hocha lentement la tête.

— J’avais raison, hein ? murmura-t-il.

— On dirait. Mais je ne comprends pas ce qui se passe. Si ce n’est pas un centre de traitement et si on ne s’intéresse pas à ma santé, alors qu’est-ce que je fais ici ?

— Vous prenez part à une expérience. Ceci, mon ami, c’est un laboratoire. Et vous êtes un brave cobaye en bonne santé.

— Mais ça n’a aucun sens. On n’a pas fait d’expérience sur moi. On me laisse faire ce que je veux.

— Exactement. Et en quoi les cobayes sont-ils excellents ? Ils se reproduisent.

— Vous voulez dire que tout ça a été élaboré pour que Sue et moi nous… ?

— S’il vous plaît, pas d’égocentrisme, d’accord ? Après tout, vous n’êtes pas le seul malade du sexe masculin. Il y en a une douzaine d’autres sur les lieux. Certains ont découvert des petits sentiers détournés, mais tous ont repéré les lieux de rendez-vous idéaux. Puis, bien sûr, les infirmières qui se sont portées volontaires les ont repérés à leur tour.

— Est-ce que vous me racontez que la situation se répète pour les autres ?

— N’est-ce pas entièrement évident ? Vous n’avez eu aucune tendance à devenir ami avec les autres malades et aucun de ceux-ci ne vous a fait d’avances. C’est parce que chacun de vous a son petit secret, son petit système personnel. Alors, chacun trompe tout le monde et tout le monde se fait tromper. Je l’accorde à Manschoff et à son personnel : ils ont parfaitement maîtrisé les principes de psychologie pratique.

— Mais vous avez parlé de reproduction. Avec nos problèmes actuels de surpopulation, pourquoi diable encourager délibérément la venue au monde de nouveaux enfants ?

— Très bien dit, la « venue au monde » ! Pour cela, nous n’avons qu’à regarder un peu mieux le monde qui nous entoure.

Arnold Ritchie s’assit sur l’herbe, sortit une pipe et la rempocha à la hâte.

— Mieux vaut ne pas fumer. Ce serait gênant d’attirer l’attention et de se faire découvrir ensemble.

Harry le regarda fixement.

— Vous êtes un Naturaliste, n’est-ce pas ?

— Je suis reporter.

— Pour quelle chaîne ?

— Aucune chaîne. Pour les newzines. On en imprime encore quelques-uns, vous savez.

— Je sais. Mais ils sont trop chers pour moi.

— C’est le cas pour la plupart des gens, et peu nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin d’en lire. Néanmoins, il existe encore des individualistes comme moi pour rester attachés aux pratiques antiques et honorables du Quart État. L’une d’elle est de dévoiler les dessous d’une affaire, la nouvelle derrière la nouvelle.

— Alors, vous ne travaillez pas pour les Naturalistes ?

— Bien sûr que si. Je travaille pour eux et pour tous ceux qui ont envie d’apprendre la vérité. Ritchie s’arrêta. Au fait, vous ne cessez d’utiliser ce terme comme si c’était un gros mot. Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? Qu’est-ce qu’un Naturaliste, d’après vous ?

— Eh bien, un « libéral », bien sûr. Un opposant aux plans du gouvernement, au progrès. Quelqu’un qui croit qu’on manque d’espace vital et qu’on utilise nos dernières ressources.

— Qu’est-ce qui motive véritablement les Naturalistes, d’après vous ?

— Eh bien, ils ne peuvent plus supporter les pressions de la vie quotidienne ni les visions d’un avenir où l’on sera encore plus claustrés.

Ritchie hocha la tête.

— Pas plus que vous ne le pouviez il y a quelques mois quand vous avez tenté de vous suicider. Vous ne trouvez pas que vous pensiez alors comme un Naturaliste ?

Harry eut une grimace.

— Je suppose que si.

— N’ayez pas honte. Vous aviez une vision nette de la situation, tout comme les prétendus Naturalistes. Tout comme le gouvernement. Seulement le gouvernement n’ose pas l’admettre… d’où le secret qui entoure ce projet.

— Un plan gouvernemental top secret qui entraîne une reproduction encore plus abondante ? Je ne vois toujours pas…

— Regardons un peu le monde qui nous entoure, répéta Ritchie. Soyons un peu réalistes. Quelle est la situation actuelle ? La population approche les six milliards et augmente de plus en plus vite. Il y a eu un ralentissement dans les années soixante, et puis c’est reparti. Aucune guerre, aucune épidémie pour enrayer ça. Le développement des nourritures synthétiques, l’utilisation des algues et des mycètes ont supprimé la famine en tant que facteur limitatif. La domestication de plus en plus poussée de l’énergie atomique a supprimé la pauvreté généralisée, aussi n’existe-t-il plus aucune dissuasion économique à la croissance. Ni l’Église ni l’État n’osent élaborer des interdictions légales. Nous sommes en plein âge d’or. À la place de la tension internationale, nous avons la tension intérieure. À la place de l’explosion thermonucléaire, nous avons l’explosion démographique.

— L’image est sinistre.

— Je ne parle que d’aujourd’hui. Que se passera-t-il dans dix ans quand nous aurons atteint le chiffre de dix milliards d’habitants ? Que se passera-t-il quand nous aurons atteint les vingt milliards, cinquante milliards, cent milliards ? Ne me parlez pas de produits de remplacement, de synthèse, ou de nouveaux procédés de conservation de l’humus. Il n’y aura plus de place pour nous tous !

— Quelle est donc la réponse à cela ?

— C’est ce que veut savoir le gouvernement. Croyez-moi, on a fait pas mal de recherches ; sub rosa, pour la plupart. Arrive alors ce Leffingwell avec sa solution. Une solution endocrinologique, avec injections directes.

— Leffingwell ? Le Dr Leffingwell dont le nom se trouvait sur cette photocopie ? Qu’a-t-il à voir avec ça ?

— Il est le patron du projet, répondit Ritchie. C’est lui qui les a persuadés de construire un centre de reproduction. Vous êtes son cobaye.

— Mais pourquoi le secret ?

— C’est ce que je voulais savoir. C’est pour ça que j’ai farfouillé partout et que j’ai tiré des ficelles pour me faire engager ici. Ça n’a pas été facile, croyez-moi. Toute l’affaire demeurera secrète jusqu’à ce que les expériences de Leffingwell arrivent à leur terme. Ils se sont rendu compte dès le début qu’il leur serait fatal d’utiliser des volontaires pour les expériences – ils parleraient, il y aurait nécessairement des fuites. Bien sûr, ils ont aussi prévu des résultats préliminaires embarrassants, en attendant le perfectionnement des techniques. Là, ils n’ont pas eu tort. J’ai vu quelques-uns de leurs échecs. Ritchie frissonna. Un volontaire – qu’ils soit militaire, fonctionnaire ou savant soi-disant désintéressé –, un volontaire qui les lâcherait répandrait suffisamment de rumeurs pour anéantir ce projet. C’est pour cela qu’on a décidé d’utiliser comme sujets des malades mentaux. Dieu seul sait combien il leur a fallu en sélectionner, à la base, mais ils se sont montrés très difficiles. Vous êtes un spécimen rare, Collins.

— Comment ça ?

— Parce qu’il se fait que vous correspondez à leurs besoins exacts. Vous êtes jeune et en bonne condition physique. À la différence de quatre-vingt-dix pour cent de la population, vous ne portez même pas de verres de contact, n’est-ce pas ? Votre dérangement ne fut que temporaire : il a suffi de vous éloigner des sources de tension qui l’avaient provoqué. Vous n’avez aucun lien familial, aucun proche qui puisse s’inquiéter de votre absence. C’est pour cela qu’on vous a choisi… sur deux cents personnes.

— Deux cents ? Mais il n’y en a qu’une douzaine ici, actuellement.

— Une douzaine d’hommes, oui. Vous oubliez les femmes. Il doit y en avoir de cinquante à soixante dans l’autre bâtiment.

— Vous ne voulez pas dire des femmes comme Sue ? C’est une infirmière…

Ritchie secoua la tête.

— C’est ce qu’on lui a ordonné de raconter. En fait, c’est aussi une malade. Il n’y a que des malades. Douze hommes et soixante femmes, pour le moment. Trente hommes et cent soixante-dix femmes, à l’origine.

— Qu’est-il arrivé aux autres ?

— Je vous ai dit qu’il y avait eu des échecs. De nombreuses femmes sont mortes en couches. Certaines ont survécu mais ont appris les résultats… et les résultats, jusqu’à présent, n’ont pas été parfaits. Quelques-uns des hommes l’ont aussi découvert. Il n’y a qu’une façon de traiter les échecs, ici.

— Vous voulez dire qu’ils ont tué les progénitures, et tué ceux qui ont appris la vérité ?

Ritchie haussa les épaules.

— Mais qu’est-ce qu’ils font, en réalité ? Qui est ce Dr Leffingwell ? De quoi s’agit-il ?

— Je crois pouvoir répondre à ces questions.

Harry fit volte-face en entendant cette voix familière.

Le Dr Manschoff lui souriait fixement du haut de la butte formée par la rive.

— N’ayez crainte, lui dit-il. Je ne vous ai pas suivi avec l’intention de vous espionner. C’est à son sujet que j’étais inquiet.

Ses yeux scintillèrent lorsqu’il dirigea son regard par-dessus l’épaule de Harry, et Harry se retourna à nouveau pour considérer Arnold Ritchie.

Le petit homme n’était plus debout et il n’était plus seul. Deux infirmiers le tenaient désormais, un de chaque côté, et il se laissait aller à leur étreinte les yeux fermés. Une aiguille hypodermique dans la main d’un des infirmiers révéla à Harry la raison de cet affaiblissement soudain.

— Rien qu’un sédatif puissant, murmura le Dr Manschoff. Nous étions prêts à une telle éventualité. Il hocha la tête à l’adresse de ses compagnons. Ramenez-le, maintenant, dit-il. Je le verrai cet après-midi, quand il reviendra à lui.

» Désolé, continua Manschoff en s’asseyant à côté de Harry tandis que les infirmiers soulevaient le corps inerte de Ritchie et lui faisaient remonter la pente. C’est entièrement de ma faute. J’ai mal jugé mon malade… je n’aurais jamais dû lui accorder une telle dose de liberté. De toute évidence, il n’est pas prêt pour celle-ci. J’espère qu’il ne vous a dérangé en aucune façon.

— Non. Il paraissait tout à fait… Harry hésita, puis se reprit à la hâte… Logique.

— C’est exact. Le Dr Manschoff eut un sourire. Les hallucinations paranoïaques, comme on les appelait, sont souvent rationalisées de façon très convaincante. D’après ce que j’ai entendu, il se débrouillait très bien, n’est-ce pas ?

— Eh bien…

— Je sais. Un petit soupir effaça le sourire. Leffingwell et moi sommes des savants fous qui se livrent à des expériences biologiques sur des cobayes humains. Nous avons réuni des malades pour les faire se reproduire et le gouvernement nous apporte secrètement ses subsides. De plus, nous incinérons nos victimes… toujours avec la permission du gouvernement. Tout ceci est très logique, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il m’a appris que Sue était enceinte, et il m’a laissé entendre certaines choses.

Appris ? Manschoff se leva. Laissé entendre ? Je suis surpris qu’il ne soit pas allé plus loin. Aujourd’hui, nous avons découvert qu’il utilisait le matériel du bureau – il avait une place surveillée, comme vous l’avez sans doute deviné, et il aidait le personnel d’administration – pour fournir une preuve tangible de ses créations artistiques. Il rédigeait des « rapports officiels » et les photocopiait. Il avait apparemment l’intention d’en faire circuler les résultats en tant que « preuves » pour appuyer ses hallucinations. Tenez, en voici un exemple.

Le Dr Manschoff passa à Harry un carré de papier glacé ; celui-ci le parcourut rapidement. C’était un rapport de laboratoire semblable à celui que lui avait montré Ritchie, mais portant des noms différents.

— Inutile de vous dire depuis combien de temps dure cet état de choses. Il en a peut-être fait des douzaines. Naturellement, dès que nous l’avons découvert, nous nous sommes rendus compte qu’une action immédiate s’imposait. Il lui faudra des soins spéciaux.

— Mais qu’a-t-il donc ?

— C’est une longue histoire. Il était jadis reporter – il vous l’a peut-être dit. La mort de sa femme a provoqué un traumatisme sérieux qui nous a conduits à lui apporter nos soins. En fait, je ne suis pas libre d’en dire plus à son sujet ; vous le comprendrez, j’en suis sûr.

— Alors, vous me dites que tout ce qu’il racontait n’était qu’un produit de son imagination ?

— Non, ne vous méprenez point. Il serait plus exact de dire qu’il déformait la réalité. Il existe par exemple un Dr Leffingwell ; il s’occupe des diagnostics et n’a rien à voir avec la psychothérapie en soi. Il est chargé de la salle d’hôpital de l’Unité 3, le troisième bâtiment que vous avez peut-être remarqué derrière celui de l’administration. C’est là que résident les infirmières, bien sûr. Entre parenthèses, quand une infirmière accepte un… travail spécial, comme pour vous, par exemple, c’est Leffingwell qui l’examine et qui la soigne. Il a développé une nouvelle méthode de contraception orale qui est peut-être efficace. Mais il me serait difficile de considérer cela comme une expérience sinistre, en l’occurrence, vous ne croyez pas ?

Harry hocha la tête.

— Mais Ritchie, dit-il. Que va-t-il lui arriver ?

— Je réserve encore mon diagnostic. Vu ma récente erreur à son sujet, il m’est difficile de dire comment il réagira à un nouveau traitement. Mais soyez assuré que je ferai de mon mieux pour le guérir. Il y a des chances pour que vous le revoyiez avant longtemps.

Le Dr Manschoff jeta un coup d’œil à sa montre.

— Si nous rentrions ? suggéra-t-il. Le dîner ne va pas tarder à être servi.

Les deux hommes peinèrent pour remonter la pente.

Harry découvrit que Manschoff avait raison en ce qui concernait son dîner. Il était servi lorsqu’il fut de retour dans sa chambre. Mais ses prédictions concernant Ritchie ne se révélèrent pas aussi exactes.

C’est après le dîner – plusieurs heures plus tard, en fait, alors qu’il était assis à sa fenêtre et plongeait un regard ensommeillé dans la nuit – qu’il remarqua les spirales épaisses et graisseuses de fumée noire qui s’élevèrent soudain de la cheminée de l’Unité 3. Ceci dut le préparer à l’inexactitude de la prophétie du Dr Manschoff en ce qui concernait son malade.

Harry ne posa aucune question, et aucune explication ne fut avancée.

Mais, à partir de ce soir-là plus personne ne revit jamais Arnold Ritchie.