9 – Eric Donovan – 2031
Eric fut heureux d’arriver au bureau et d’en refermer la porte. Ces derniers temps, chaque fois qu’il sortait, il avait l’étrange impression que les gens le dévisageaient. Ce n’était pas uniquement son imagination : ils le dévisageaient bel et bien. Aujourd’hui, tous les jeunes de plus d’un mètre se faisaient dévisager comme s’ils étaient des anormaux. Et ce n’étaient pas ces seuls regards qui le déprimaient.
Parfois, ils grommelaient et marmonnaient ; parfois, ils l’injuriaient. Eric se moquait de se faire traiter de « sale Naturaliste ». Il comprenait facilement cela – autrefois, tous ceux qui étaient contre la Loi Leff devenaient des Naturalistes. Avant cela, le mot avait un autre sens, lui avait-on dit. Désormais, bien sûr, cela voulait dire quelqu’un qui mesurait plus de 1,50 m.
Non, il acceptait les injures ordinaires. Mais ils disaient parfois d’autres choses. Ils utilisaient des termes que personne n’ose utiliser à moins de vous haïr, de vouloir vous tuer. Et c’était là le fond du problème, il ne l’ignorait pas. Ils le haïssaient et voulaient bel et bien le tuer.
Était-il lâche ? Peut-être. Mais ce n’était pas sa seule imagination. On ne voyait rien de tel sur les télécrans, mais, chaque jour, des Naturalistes se faisaient tuer. Les gens âgés constituaient encore la majorité, mais les jeunes arrivaient en masse. Il y en avait de plus en plus. D’autre part, ils étaient beaucoup plus actifs, et cela créait l’illusion qu’il y avait des Minus partout.
Eric s’assit à son bureau en souriant. Des Minus. Quand il était gosse, c’était le contraire. Lui et tous ceux qui n’avaient pas résulté des injections se considéraient alors comme normaux. Et c’étaient eux qui lançaient des bordées de jurons – ils employaient des termes tels que nabot, demi-portion, avorton. Mais le terme le plus courant était resté : minus. C’était jadis la pire des insultes.
Mais ce n’était plus une insulte. Être grand était une insulte. Être un sale Naturaliste ou fils-de-Naturaliste. Les temps avaient irrémédiablement changé.
Eric jeta un coup d’œil au communicateur. Presque midi et il n’avait pas encore clignoté. Il avait diffusé toutes ces offres importantes et aurait pu s’attendre à une réaction à cette diffusion coûteuse, mais… rien. Peut-être était-ce là le hic : personne n’aimait plus ce qui était important. Tout était réduit.
Il bougea dans son fauteuil, mal à l’aise. C’était toujours une consolation ; il avait encore un mobilier ancien. Ça devenait très dur de trouver des objets à sa taille, désormais. Des grosses boîtes qui produisaient mobilier et matériel ménager devaient se mettre à sortir de petits objets pour la nouvelle génération. Moins chers à fabriquer, moins de matériaux, et plus de demandes. Le gouvernement subventionnait les fabricants se spécialisant ainsi.
C’était même mortel de prendre les transports en commun à cause de l’espace réduit. Eric pilotait son propre jet.
Il était bien plus en sécurité de la sorte. Dans un vaisseau de ligne, des ennuis risquaient de survenir, avec si peu de Naturalistes entourés d’une bande de Minus.
Oh ! ça devenait un monde de Minus, pas d’erreur possible. Bon Dieu, pourquoi le communicateur ne clignotait-il pas ? Il devait recevoir quelques demandes de renseignements. Merde ! Il donnait pratiquement cet espace !
Mais il n’y eut que silence, ce jour-là et le restant de la semaine. C’est pour cela qu’il avait laissé partir Lorette. Une brave fille, mais il n’y avait plus de travail pour elle. Ni travail, ni paie. De plus, l’endroit lui donnait la chair de poule. C’était elle, en fait, qui avait demandé à partir.
— Eric, je suis désolée, mais je ne peux plus le supporter. Toute seule dans cette énorme bâtisse… ça me flanque la chair de poule !
Il avait d’abord tenté de la dissuader de s’en aller.
— Ne sois pas bête, ma délicieuse ! Il y a Bernstein, au dixième, et Saltonstall au-dessus, et Walloby et fils au quatorzième. Je te le dis, l’endroit reprend vie, je le sens ! Je vais diffuser pour obtenir encore des locataires, la semaine prochaine, tu verras…
Il avait en fait essayé de passer sur ses propres craintes, et Lorette devait le savoir. Car elle était partie. Il était désormais seul.
Seul.
Eric n’aimait pas ce mot. Ce mot vide de sens. Trois autres locataires dans un bâtiment de quatre-vingt-dix étages. Trois autres locataires dans un lieu qui en contenait jadis trois mille. Voyons, cinquante ans auparavant, au moment où il avait été érigé, on ne pouvait rien trouver à y louer. Où étaient passées toutes ces foules ?
Il connaissait la réponse, bien sûr. Les piqûres Leff avaient créé la nouvelle génération de Minus, et ils vivaient dans leur propre monde. Leur monde ratatiné, déshydraté, de poupées et de modèles réduits. Ils avaient déserté les gratte-ciel démodés et transformé les grands appartements en cellules minuscules ; deux personnes pouvaient désormais occuper l’espace jadis réservé à une seule.
Tel était d’ailleurs le premier but des injections Leff : mettre une fin à la surpopulation et préserver les ressources. Eh bien, tout avait très bien marché. Trop bien marché pour les gens comme Eric Donovan. Eric Donovan, gérant d’un immeuble dont personne ne voulait plus ; un mausolée de quatre-vingt-dix étages. Et l’on ne pouvait demander aux fantômes de payer leur loyer.
Des fantômes.
Eric faillit traverser le plafond lorsque la porte s’ouvrit et qu’un homme entra. Il était grand et avait une tête en forme de massue. Eric le dévisagea ; ses traits lui étaient vaguement familiers. Ces oreilles, c’était cela, ces oreilles. Non, c’était impossible, il ne pouvait…
Eric se leva et tendit la main.
— Mon nom est Donovan, dit-il.
L’homme à la tête de massue sourit et hocha la tête.
— Oui, je sais. Tu ne te souviens pas de moi ?
— Je crois que je vous ai déjà vu. Est-ce que vous n’êtes pas… Sam Wolzek ?
Le sourire de l’homme à la tête de massue devint une large grimace.
— Tu allais dire autre chose, Eric. Tu allais dire « Tête-de-nœud », n’est-ce pas ? Eh bien, vas-y ! Ça ne fait rien. On m’a donné des noms bien pires depuis qu’on était gosses.
— Je te crois volontiers, murmura Eric. C’est vraiment toi ! Ce vieux Wolzek Tête-de-nœud ! Et après toutes ces années, tu viens me louer un bureau. Eh bien, vous m’en direz tant !
— Je ne suis pas venu te louer un bureau.
— Oh ? Alors…
— C’est ton nom qui m’a attiré. Je l’ai reconnu au cours des diffusions.
— Alors, c’est une visite de courtoisie, hein ? C’est chouette ! Je n’ai pas beaucoup de compagnie, par ici. Assieds-toi et prends un joint.
Wolzek s’assit, mais refusa la cigarette.
— J’en sais pas mal sur ton affaire, Eric, lui dit-il. Toi et tes trois locataires. C’est dur pour toi, Eric.
— Oh, les choses pourraient être pires. Eric eut un rire forcé. Ce n’est pas comme si mon fric dépendait du nombre de locataires. Le gouvernement subventionne les lieux. Je suis sûr d’avoir du boulot jusqu’à mon dernier jour.
— Jusqu’à ton dernier jour… Wolzek le fixa d’une façon déplaisante. Et quand cela sera-t-il, d’après toi ?
— Je n’ai que vingt-six ans, lui répondit Eric. Suivant les statistiques, ça me laisse encore soixante ans.
— Les statistiques ! Wolzek en fit presque un gros mot. Ton espérance de vie n’est plus déterminée par les statistiques. Disons qu’il te reste soixante mois. Peut-être même soixante jours.
— Qu’est-ce que tu essayes de me dire ?
— La vérité. Et sans plateau d’argent, crois-moi.
— Mais je m’occupe de mes oignons. Je ne fais de mal à personne. Pourquoi devrais-je être en danger ?
— Pourquoi une subvention gouvernementale permet-elle à quelqu’un de rester ici pour la location… tandis que dix vigiles doivent garder l’endroit ?
Eric avait ouvert la bouche avant d’articuler :
— Qui t’a dit ça ?
— Comme je te l’ai dit, je sais tout de ton affaire. Wolzek croisa les jambes, mais ne se laissa pas aller en arrière. Au cas où tu ne l’aurais pas deviné, ce n’est pas une visite de courtoisie, mais d’affaires.
Eric lâcha un soupir.
— J’aurais dû m’en douter. Tu es un Naturaliste, n’est-ce pas ?
— Naturellement ; comme nous tous.
— Pas moi.
— Oh si… que ça te plaise ou non, tu es aussi un Naturaliste. Pour les Minus, tous ceux qui ont plus de 90 cm sont des Naturalistes. Des ennemis. Des gens qu’il faut haïr et détruire.
— Tu penses que je crois ça ? Bien sûr, je sais qu’ils ne nous aiment pas, et pourquoi le devraient-ils ? On mange deux fois plus, on prend deux fois plus de place, et je crois que quand on était gosses, on leur en a fait voir de toutes les couleurs. D’ailleurs, à part quelques exceptions comme nous, la nouvelle génération ne comporte que des Minus, et il y en a chaque année davantage. Les gens d’un certain âge détiennent le pouvoir et les positions clés. Et il y a pas mal de frictions et de ressentiments. Mais tu sais tout ça.
— Certainement. Wolzek hocha la tête. Tout ça et bien plus. Bien plus. Je sais qu’il y a encore quelques années, aucun Minus ne détenait de siège municipal ni gouvernemental. Maintenant, ils sont en train de s’y mettre, surtout en Eurasie. Ils sont tellement nombreux que la pression monte, et ce sont des adultes. Ils sont impatients et ne peuvent plus être contrôlés. Ils n’attendront pas que les vieux disparaissent. Ils veulent le pouvoir sur-le-champ. S’ils l’obtiennent, on est fichus !
— Impossible ! lâcha Eric.
— Impossible ? La voix de Wolzek fut un écho moqueur. Tu restes assis dans ce tombeau et quand quelqu’un te dit que le monde que tu as connu est mort, tu refuses de le croire. Même si chaque nuit, après être rentré chez toi pour te recroqueviller dans ta chambre sans te faire remarquer, dix vigiles patrouillent sur les lieux avec des subatomiques pour que des bandes de Minus n’y pénètrent pas par effraction. Pour qu’ils ne fassent pas ce qu’ils ont fait dans le Sud, où ils ont envahi immeubles et usines et les ont restructurés en appartements en fonction de leur taille.
— Mais ils ont été stoppés, protesta Eric. Je l’ai vu au télécran, les forces de sécurité les ont stoppés…
— Foutaises ! Wolzek prononça ce terme archaïque avec un soin étudié. Tu as vu des films. Des films truqués. Est-ce que tu as déjà voyagé, Eric ? Tu es déjà allé dans le Sud voir les conditions de vie ?
— Plus personne ne voyage. Tu le sais. Il y a les réservations prioritaires.
— Je voyage, Eric. Et je suis au courant. Dans le Sud, les forces de sécurité n’arrêtent plus rien, de nos jours. Parce qu’elles sont désormais composées de Minus ; oui, de Minus à l’exclusion de tout autre. Et dans quelques années, ce sera comme ça ici aussi. Est-ce que tu as déjà entendu parler des événements de Chicagee ?
— Tu veux dire l’année dernière, quand les Minus ont tenté de s’emparer des usines de synthétiques des abattoirs ?
— Tenté ? Ils y sont arrivés. Les ouvriers ont fichu la direction dehors. Plus de cinq mille personnes ont été tuées durant la révolution (n’aie pas l’air offusqué, c’est le terme exact !), mais les Minus sont parvenus à l’emporter.
— Mais le télécran a montré…
— Au diable le télécran ! Je suis au courant parce que j’étais là quand ça s’est produit. Et si toi, tu avais été là, toi et les quelques millions d’autruches qui restent assises la tête enfouie dans leur télécran, peut-être qu’on aurait pu les stopper.
— Je ne crois pas tout ça. Non, je ne peux pas y croire !
— Très bien. Réfléchis un peu. Vois l’année dernière. Qu’est-il arrivé à la ration moyenne de viande, le 1er janvier ?
— On l’a réduite de moitié, admit Eric. Mais c’est à cause de la pénurie dans l’Ag, suivant les enquêtes du télécran… Il se leva et déglutit. Écoute, je ne veux plus entendre ce genre de conversation. J’ai, en fait, le droit de te dénoncer.
— Vas-y. Wolzek fit un signe de la main. C’est déjà arrivé. Dans le Sud, on m’a vendu quand j’ai abattu les Minus qui avaient descendu mon père lorsqu’il avait essayé de poser son jet dans un champ. On m’a vendu quand Annette a été tuée.
— Annette ?
— Tu te souviens de son nom, Eric, n’est-ce pas ? Ta première petite amie, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est moi qui l’ai épousée. Oui, et c’est moi qui l’ai incitée à avoir un bébé sans piqûres Leff. Bien sûr que c’est illégal, et seuls quelques-uns d’entre nous l’osent encore, mais nous avions décidé tous les deux d’agir de la sorte. Un vrai bébé normal grandeur nature. Anormal, suivant les Minus et ce gouvernement imbécile.
» C’est un taré de docteur du gouvernement qui l’a laissée mourir sur le billard quand il a découvert que son bébé pesait sept livres. C’est alors que j’ai réagi. C’est alors que je me suis rendu compte qu’il n’allait plus nous rester qu’une seule alternative, dans l’avenir : tuer ou être tués.
— Annette… Elle est morte, as-tu dit ?
Wolzek s’avança et mit la main sur l’épaule d’Eric.
— Tu ne t’es jamais marié, n’est-ce pas ? Je crois que je sais pourquoi. C’est parce que tu avais le même sentiment que moi. Tu voulais un gosse ordinaire, pas un Minus. Seulement, tu n’as pas eu assez de cran pour tenter de tricher. Eh bien, désormais, il va te falloir du cran, parce qu’on en est au point où la loi ne va plus pouvoir te protéger. Le gouvernement est constitué d’hommes âgés qui ont peur d’agir. Dans quelques années, dans le monde entier, ils se feront remplacer aux rênes du pouvoir. On aura alors un gouvernement totalement minus et une loi minus. Ce qui veut dire qu’ils nous mettront au pas.
— Mais alors, qu’est-ce que tu… qu’est-ce qu’on peut y faire ?
— Des tas de choses. Il reste encore du temps. Si les Naturalistes peuvent s’unir, cesser de n’être qu’un nom et devenir une force organisée, l’aboutissement sera peut-être différent. Ils nous faut essayer, en tout cas.
— Les Minus sont des êtres humains, tout comme nous, fit Eric lentement. On ne peut pas simplement leur déclarer la guerre, les écraser. Ce n’est pas leur faute s’ils sont nés de la sorte.
Wolzek opina du chef.
— Je sais. Rien n’est la faute de personne, en fait. Quand cette histoire a commencé, ils étaient tous de bonne foi. Leffingwell et d’autres génies ont vu le problème et offert ce qui leur semblait une solution légitime.
— Qui n’a pas marché, continua Eric dans un murmure.
— Erreur ! Elle n’a que trop bien marché ! C’est là l’ennui. Bien sûr, nous avons éliminé nos ennuis à l’échelle physique. En moins de trente ans, nous avons atteint le stade où a disparu tout danger de famine ou de surpopulation. Mais le facteur psychologique est quelque chose à quoi nous ne pouvons faire face. Nous pensions avoir mis fin depuis longtemps à la guerre et aux possibilités de guerre. Mais aujourd’hui, ce n’est plus l’ennemi étranger que nous devons redouter. Nous avons créé une nation divisée entre Goliath et David… Et Goliath et David sont toujours ennemis.
— David a tué Goliath, dit Eric. Est-ce que ça veut dire qu’on va mourir ?
— Seulement si nous sommes aussi bêtes que Goliath. Seulement si nous considérons nos télécrans comme si c’étaient des armes invincibles et si nous ne prêtons pas attention à la fronde dans les mains de David.
Eric alluma un joint.
— Très bien, dit-il. Pas la peine de me faire un sermon. Je suis prêt à te suivre. Mais je n’ai rien d’un Goliath. Je ne me suis jamais battu. Qu’est-ce que je peux faire d’utile ?
— Tu es gérant d’immeuble. Tu as les clés de l’immeuble. Les gardes ne font pas attention à toi en plein jour, n’est-ce pas ? Tu vas et tu viens à ta guise. Ce qui veut dire que tu peux entrer dans les caves. Tu peux nous aider à y emménager nos affaires. Après ça, on s’occupera une nuit des vigiles.
— Je ne comprends pas.
La pression amicale sur l’épaule d’Eric devint une étreinte féroce.
— Tu n’as rien à comprendre. Tu n’as qu’à nous laisser installer notre matériel dans les caves et nous débarrasser des gardes à notre façon. Les Minus feront le reste.
— Tu veux dire qu’ils s’empareront du bâtiment quand il ne sera plus protégé ?
— Bien sûr, ils l’envahiront totalement, une fois qu’ils verront qu’il n’y a pas de résistance. Ils le façonneront à leur convenance et, dans un mois, il se trouvera dix mille Minus dans cet immeuble.
— Le gouvernement ne restera pas inactif.
— Sors de ta coquille ! Ça se produit à tout bout de champ et on ne fait rien pour l’empêcher. Les forces de sécurité sont trop faibles et les fonctionnaires trop timorés pour courir le risque d’une guerre ouverte. Les Minus gagnent donc, et je vais veiller à ce qu’ils gagnent cet endroit.
— Mais en quoi cela nous aidera-t-il ?
— Tu ne vois pas, hein ? Les Minus ne devineront pas non plus. Mais un beau jour, dans trois ou quatre mois, on s’occupera de ce qu’on aura placé dans les caves. Quelqu’un actionnera un commutateur, à des kilomètres d’ici, et… boum !
— Wolzek, tu ne peux pas…
— C’est ce qui va arriver. Non seulement ici, mais en cinquante autres lieux. Il faut combattre le feu par le feu, Eric. C’est notre seule chance. Tout présenter au grand jour. Que le gouvernement se rende compte que c’est la guerre. La guerre civile. C’est la seule façon de le forcer à agir. On ne peut pas faire autrement ; les organisations politiques sont illégales et les politiciens ne servent à rien. On ne peut pas se faire entendre. Mais il leur faudra écouter les explosions.
— Je ne sais pas vraiment…
— Peut-être que c’est toi qui aurais dû épouser Annette, après tout. La voix de Wolzek était glaciale. Tu aurais pu la voir crier et appeler la mort, et tu n’aurais pas voulu bouger le petit doigt après ça. Peut-être que tu es le citoyen modèle, Eric ; toi et les milliers d’autres qui laissent tranquillement les Minus nous abattre l’un après l’autre. On dit que dans la Nature, c’est le plus apte qui survit. Eh bien, peut-être que tu n’es pas apte à survivre.
Eric n’écoutait plus.
— Elle a crié, dit-il. Tu l’as entendue crier ?
Wolzek hocha la tête.
— Je l’entends encore. Je l’entends sans cesse.
— Oui. Eric cligna soudain des yeux. Quand est-ce qu’on commence ?
Wolzek lui sourit. C’était un très beau sourire, pour quelqu’un qui entend sans cesse des cris.
— Je savais que je pouvais compter sur toi, murmura-t-il. Il n’y a rien de tel que les vieux amis.
— Amusant, n’est-ce pas ? Eric tenta d’imiter son sourire. La façon dont va la vie. Toi et moi, on a été gosses ensemble. Tu as épousé ma petite amie. Et puis, on se retrouve comme ça.
— Oui, dit Wolzek, qui ne souriait plus. Je suppose que le monde est petit.