11 – Jesse Pringle – 203913

 

 

 

Ils étaient à ses trousses. Le monde entier était en flammes, les bâtiments s’abattaient, les puissants étaient abattus, et le Jugement dernier était proche.

Il traversait les flammes en courant. Samson aveugle. Aveugle à Gaza, poussant le moulin. Les moulins des dieux vont lentement, mais ils broient extrêmement fin.

Fin. Petit. Ils étaient tous petits, mais cela n’avait aucune importance. Ils avaient des fusils et ils allaient le juger. Jugement. Le Jugement dernier. Le grand dragon rouge aux sept têtes et dix cornes avait été lâché.

Ils avaient lancé le dragon dont l’haleine était des flammes qui brûlaient et la queue un fléau qui renversait les tours. Le dragon le poursuivait pour ses péchés ; il serait capturé et devrait peiner au moulin.

Mais il voulait s’échapper, il devait s’échapper ! Il en avait peur, tout petits qu’ils fussent ; mais petit poisson deviendra grand, ce sont les petites choses qui comptent, et il n’osait sortir chasser par peur des petits hommes.

Jesse se recroquevilla contre le quai et contempla les silos à blé qui brûlaient. Toute la puissante Babylone brûlait, le monde entier brûlait dans la dernière colère divine.

Plus personne ne croyait en Dieu, plus personne ne lisait la Bible, et c’est pour cela qu’on ignorait ces choses-là. Jesse les connaissait parce qu’il était vieux et qu’il se rappelait comment tout était lorsqu’il était petit garçon. Un petit garçon à qui l’on avait enseigné la parole divine et la colère divine.

Il voyait maintenant les reflets des flammes dans l’eau les reflets étaient tremblotants et inégaux à cause des masses noires qui ne cessaient de passer. Des masses grosses ou réduites. C’étaient les corps qui flottaient, les corps des défunts.

Le tonnerre gronda derrière lui dans la ville. Des explosions. C’est comme ça que tout avait commencé : les Naturalistes s’étaient mis à faire sauter les immeubles. Les Minus étaient alors arrivés et ils avaient pourchassé les Naturalistes. Est-ce que ça s’était bien passé comme ça ? Peu importait, maintenant. C’était dans un autre lieu, et d’ailleurs la femme était morte.

La femme est morte. Sa femme, la femme de Jesse. Elle n’était pas tellement vieille. Rien que soixante-douze ans. Mais ils l’avaient tuée, ils lui avaient fait sauter le crâne, et Jesse l’avait ressenti comme si c’eût été à lui qu’ils l’avaient fait. C’était comme si quelque chose s’était passé dans sa tête, et il leur avait foncé dessus, il avait hurlé, et ç’avait été un carnage parmi les païens, les forces de l’iniquité.

Jesse s’était enfui et avait attaqué le mal au nom du Seigneur, car il savait que les temps étaient proches. Comme les puissants sont abattus.

Jesse cligna des yeux ; il regarda l’eau en souhaitant qu’elle s’épure, en souhaitant que ses pensées s’épurent. Pendant un court instant, il se rappelait parfois les choses telles qu’elles étaient dans la réalité. Alors que le monde était réel, contenant des gens réels. Alors qu’il n’était qu’un petit garçon et que tout le monde était grand autour de lui.

Étrange ! Il était désormais âgé, un homme grand et âgé, et presque tout le monde était petit autour de lui.

Il essaya de penser au temps jadis. Cela faisait trop longtemps. Le seul souvenir qu’il eût gardé de son enfance – de l’époque où il était petit –, c’est qu’il avait peur. Peur des gens plus grands que lui.

Maintenant, il était grand et avait peur des gens petits.

Naturellement, ils n’étaient pas réels. Ils faisaient partie de la prophétie, ils étaient les sauterelles envoyées pour dévorer et détruire. Jesse ne cessait de se répéter qu’il n’avait rien à craindre ; les justes n’ont rien à craindre au jour du Jugement.

Mais il y avait en lui un petit garçon qui criait « Maman ! Maman ! Maman ! » Ailleurs, il y avait aussi ce vieillard qui fixait les flots et attendait qu’on 1Z découvre.

Une nouvelle explosion retentit.

Celle-ci était plus proche. Ils devaient détruire toute la ville. À moins que ce ne fût le dragon qui agitait sa queue.

Quelqu’un qui portait une torche passa derrière Jesse en courant. Non, ce n’était pas une torche ses cheveux flambaient. Il sauta dans l’eau en hurlant :

— Ils arrivent ! Ils arrivent !

Jesse se retourna et cligna des yeux. Ils arrivaient bel et bien. Il les vit qui quittaient la ruelle tels des rats. Des rats aux yeux brillants, aux griffes brillantes.

Son esprit s’éclaircit soudain. Il se rendit compte qu’il allait mourir. Il lui restait peut-être une minute à vivre.

Une minute sur quatre-vingts ans. Il ne pouvait plus se leurrer. Il ne délirait pas. Le Jugement dernier… Tout cela était absurde. Il n’y avait ni dragon ni rats. Il n’y avait que des hommes. Des petits hommes chétifs qui tuaient parce qu’ils avaient peur.

Jesse était grand, mais il avait également peur. Il faisait 1,90 m lorsqu’il se tenait droit comme en ce moment, les regardant approcher… mais il connaissait la crainte.

Et il décida de ne pas emporter cette crainte dans la mort. Il voulait mourir de plus noble façon. N’y avait-il pas quelque chose à quoi il pût se raccrocher, un souvenir quelconque ?…

Une minute est si brève et quatre-vingts années si longues ! Jesse oscillait en les regardant approcher, en les regardant qui levaient leurs armes, car ils l’avaient aperçu.

Il sonda rapidement le passé. Le passé d’avant la mort de sa femme, le temps où toi et moi étions jeunes, Maggie, avant, toujours avant, à la recherche de ce sommet, le lycée, oui, c’était cela, le lycée, le trait marquant, le moment de triomphe, le match contre Lincoln. Oui, c’était cela. Il n’avait pas honte de mesurer 1,90 m à ce moment-là ; il en était fier, fier lorsqu’il leva les bras et… s’abattit dans les flots lorsque les balles le frappèrent.

Et ce fut la fin de Jesse Pringle. Jesse Pringle, champion de basket-ball amateur de l’année 1979…