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Jerry n’eut rien à dire en route pour le commissariat et ce fut tout aussi bien. Barton était trop occupé à regarder et évaluer. Les sensations se pressaient sans cesse en lui.

Par exemple, la petite voiture de patrouille était électrique ; l’Amazone qui conduisait occupait l’unique siège avant, Barton et Jerry étant assis à l’arrière, de chaque côté de celle qui les avait capturés.

Par la fenêtre, Barton eut un aperçu de la ville en plein jour – quelques véhicules électriques similaires au leur, mais la majorité de la circulation était constituée par des bicyclettes. Les piétons n’étaient pas aussi nombreux qu’il l’aurait cru ; presque tout le monde portait les costumes coupe jean et la brosse qu’il avait fini par accepter comme étant la règle.

Mais, dans un quartier, les femmes étaient revenues à des ornements plus féminins ; il aperçut des chapeaux atroces, des robes longues et des talons hauts. C’était sans nul doute un district à la mode – les bijoux étincelaient de la gorge au poignet – et il s’étonna un instant de l’absence de fourrures.

Voyons, la chasse avait toujours été une occupation masculine. Cette réflexion le conduisit à d’autres jugements. La structure de la ville, par exemple. Les transformations architecturales n’avaient rien d’évident. La plupart des bâtiments des quartiers résidentiels et commerciaux étaient en pierre plutôt qu’en brique ou en bois. Les vitrines avaient l’apparence habituelle. Mais les bâtisses avaient rapetissé – trois étages étaient rares. Il y avait davantage de pelouses et d’arbres, même en pleine ville, et les rues paraissaient plus larges. Et tout semblait plus propre.

Peu d’enfants en vue. Il en vit un groupe à travers les barreaux d’un terrain de jeux qui entourait une sorte d’école, et il aperçut (ou crut apercevoir) un certain nombre de petits garçons.

Il se mit alors à chercher des hommes. Parmi les brosses et les jeans, il détecta bien quelques silhouettes qui avançaient d’une démarche masculine, mais il ne put en être sûr. Barton se demanda si la proportion de quatre contre un était toujours valable.

— T’as rien d’une téléboîte.

Chose surprenante, c’est l’Amazone qui avait parlé.

— Comment ça ? Barton haussa les épaules.

— Eh bien, je croyais que t’allais t’écrouler et pleurer, ou quelque chose. Comme la plupart des hommes.

— Il est différent, avança Jerry. C’est parce que…

Barton lui lança un regard rapide et elle s’arrêta. Mais l’Amazone continua.

— Je suppose. Il a essayé de me sauter dessus ; il pète l’atome. T’es un lutteur ?

— Non. Barton secoua la tête.

— Alors, où sont tes vêtements ?

Vous ne m’avez pas laissé le temps de m’habiller. Il poussa un soupir. Je ne comprends même pas pourquoi vous m’avez embarqué.

— Ne fais pas l’innocent. Tu sais qu’elle n’avait pas de permis de reproduction. Et t’es tout aussi coupable qu’elle. D’autre part, c’est une malfrat. Et une enquête s’impose sur quiconque s’amuse avec une malfrat.

Il considéra Jerry.

— Que penses-tu qu’elles vont faire ? lui demanda-t-il. Elle haussa les épaules.

— Ne t’inquiète pas. Elles ne te feront pas de mal. Les hommes s’en tirent facilement. Même devant un jury, il suffit de montrer tes muscles pour que ces vieilles sorcières t’acquittent.

— M’acquittent de quoi ?

— Tu as entendu ce qu’elle a dit. De t’être amusé sans permis de reproduction.

— Et toi…?

— L’opération, je suppose. Elle poussa un soupir. J’ai un casier judiciaire bien rempli, tu sais. Deux fois récidiviste. La troisième fois, c’est l’opération. C’est la loi.

— Quelle opération ?

— On m’enlèvera les ovaires. Criminelle endurcie, impropre à la reproduction.

— D’où es-tu ? demanda l’Amazone. Tu veux me faire croire que tu connais pas la loi ?

— J’apprends. Barton se retourna vers Jerry. Écoute, je suis désolé, mais…

— Peu importe. Ce n’est pas de ta faute. D’autre part, cet aspect de la chose m’est égal, en fait. J’aurai toujours Bébé.

— La poupée ?

— Ouais. Mignonne, non ?

— Où l’as-tu eue ?

— Tout le monde en a une. Enfin, presque tout le monde. Pas vrai ?

L’Amazone hocha la tête. Elle lui demanda encore :

— Mais d’où tu es donc ?

— Je suis étranger par ici, lui apprit Barton. (Étranger et effrayé.) Et vos coutumes me sont étrangères.

— Eh bien, c’est un fait, on a toutes une poupée. À part les mères, je suppose.

— Les mères plus que le reste, lui répondit l’Amazone. Parce que leurs gosses leur manquent encore plus, je crois. Au bout de six mois, quand ils entrent à la Crèche…

— C’est devant une Crèche qu’on est passés il y a quelques minutes ?

— Bien sûr. Dis, tu es rudement étranger. D’où tu es ?

— San Fran… Barton hésita puis termina à la hâte : – Sanfranitan.

— Au nom de Marie, où c’est, ça ? J’en ai jamais entendu parler.

— Dans l’Ouest, répondit-il.

L’Amazone le considéra d’un œil intéressé.

— Dis, tu n’es pas un des Renégats, hein ? J’en ai entendu parler : ils vivent dans les montagnes, ils chassent avec des fusils et ils essayent de vivre comme s’il n’y avait pas eu de Proclamation. On dit qu’ils envoient aussi des espions en ville. Qu’est-ce que tu as à répondre ?

— Je ne suis pas un espion.

— Ouais, tu as plutôt intérêt. Tu connais la peine pour l’espionnage ?

— La mort ?

— Qui a parlé de mort ? Cette peine n’existe pas. Il y a pis. La stérilisation. Comme on va lui faire, à elle.

Jerry eut une grimace.

— Je m’en fiche. Comme j’ai dit, j’aurai toujours Bébé en sortant. Je n’ai jamais voulu de vrai marmot, de toute façon. Et maintenant, je n’aurai plus à m’inquiéter de cette satanée femmstruation… ni à passer par la femmopause comme toi, vieille gouine.

— Ta gueule ou je t’en file deux, grogna l’Amazone. Ah, nous y voilà.

Voilà, ils étaient en face d’une grande bâtisse aux fenêtres à barreaux.

Ils montèrent les marches, entrèrent dans le couloir, et Barton sentit les relents de la geôle ; l’unique odeur qui ne changera jamais.

Ils empruntèrent un autre couloir et tournèrent au coin du hall. Barton aperçut alors un homme pour la première fois.

C’était un vieillard ; maigre, édenté, émacié. Ses cheveux étaient longs et filasse et tombaient sur ses yeux tandis qu’il travaillait.

Au premier abord, Barton ne vit pas qu’il s’agissait d’un homme ; sa robe le trompa. Il lui fallut se renseigner auprès de l’Amazone.

— C’est un homme ?

— Bien sûr que c’est un homme. C’est l’homme de Ménage, voyons.

L’homme de ménage. La femme de ménage. Pourquoi pas ? Barton ignorait pourquoi, mais il y avait quelque chose qui n’allait pourtant pas. De telles choses ne devraient pas être. Être ou ne pas être. Le fragment de souvenir qui s’était échappé se déplaça dans son crâne et il se sentit soudain faible et ridicule.

— Par ici.

Ils s’arrêtèrent devant une porte. Une autre Amazone apparut et prit le bras de Jerry.

— Emmène-la et boucle-la, lui ordonna la première. Tu connais l’inculpation. J’arrive avec la preuve.

— Et lui ?

— Il entre ici. La sergent veut le voir.

Jerry leva les yeux vers Barton.

— Bonne chance, lui dit-elle. Il est sans doute peu probable qu’on se revoie jamais.

Barton hocha la tête. La fille le considéra d’un œil spéculatif.

— Et puis je ne te reconnaîtrais sans doute pas.

— Pourquoi ?

— Tu grossiras. C’est ce qui se passe après l’opération, en général.

Barton frémit. Il frémissait encore lorsqu’il pénétra dans le bureau. La vue d’une grande femme derrière la table ne fit rien pour le ramener à la normale.

Il éprouvait une aversion instinctive envers les grandes femmes. Instinctive ? Conditionnée, probablement, par une enfance où toutes les femmes étaient grandes à ses yeux. Maman, la Maîtresse, la Doctoresse… qui n’étaient que sources de punitions et d’autorité.

Cette femme, naturellement parée d’un uniforme médaillé, était l’essence, l’archétype même de la race. Elle se leva, le regard sévère, et s’adressa sèchement à l’Amazone.

— Eh bien, Pat ? De quoi s’agit-il ?

— J’ai pensé que vous voudriez le voir. Il était dans l’appartement de cette malfrat… vous savez, Jerry-1283-Jenny Lind Drive5.

— Quel chef d’inculpation ?

— Pas de permis de reproduction.

— Alors, pourquoi me l’amener ? Ce n’est pas mon secteur. Pour l’amour de Marie… La sergent marqua une pause. Hélaah ! Attends un peu !

Elle marcha à grands pas jusqu’au mur et actionna une touche au-dessous d’un écran en forme de boîte.

L’image télévisée d’une femme chenue apparut alors. Ses lèvres remuèrent.

— Oui, sergent ?

— Lou, à propos du flash que vous avez transmis hier soir. Est-ce que c’est celui que vous recherchez ?

— Faites-le voir.

— Par ici, toi.

La sergent fit signe à Barton de s’avancer. Il se tint devant l’écran. La femme âgée le fixa puis plongea la main dans un fichier.

— Sergent, vous avez raison ! Gardez-le… Je vous envoie Dr Lee sur-le-champ.

La touche claqua et l’écran s’éteignit. L’Amazone de Barton le considéra d’un œil nouveau.

— Ce doit être quelqu’un d’important, dit-elle. Qui c’est, sergent ?

La sergent mâchouilla la moustache virile qui ornait sa lèvre supérieure.

— Si tu avais suivi les flashes au lieu d’aller te pinter dans les rings, tu le saurais ! L’alerte a été donnée hier soir… toutes les unités l’ont recherché.

— Eh bien, je vous l’ai amené, non ?

— Ton pot habituel, Pat. Maintenant, file, tu es encore de service.

Pat l’Amazone sortit en grommelant d’un air boudeur. La sergent hocha la tête.

— Elle est bête, cette Betty, dit-elle. Au bout d’un million d’années, elle ne deviendra jamais une vraie policewoman. Elle sortit un cigare dont elle trancha le bout d’un coup de dent précis. La fumée ne vous dérange pas ?

— Pas du tout.

Cette soudaine courtoisie déconcerta Barton. Mais c’est qu’elle lui souriait, maintenant !

— Asseyez-vous, l’invita-t-elle. Tout ceci doit vous sembler plutôt bizarre.

— C’est exact, admit Barton… Mais comment le savez-vous ?

— Oh, détendez-vous, avec moi. Je sais ce que veut dire un flash général. On en a déjà eu un ou deux. Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de pouvoir parler avec un Renégat.

Barton se rappela la remarque de l’Amazone, dans la voiture. Il secoua la tête.

— Désolé, vous faites erreur. Je ne suis pas un Renégat.

— Pas de blague ! Bien sûr que vous êtes un Renégat. N’ayez pas peur… je ne suis pas comme la plupart des typesses du coin. À vrai dire, je vous admire un peu.

— Comment cela ?

— Oh, je suis un peu au courant de votre organisation. Les risques que vous prenez pour vous introduire dans les villes, voler les téléboîtes, les trucs comme ça. Ça doit être dur. Elle se pencha en avant. On dit même que vous avez des femmes. Est-ce vrai qu’elles sont libres reproductrices ?

Barton eut un sourire.

— Là d’où je viens, toutes les femmes sont libres reproductrices, dit-il.

— Sans blague ? Ça alors ! Est-il vrai que les hommes font le travail des femmes, dirigent le gouvernement et…

La porte s’ouvrit.

— Salut, sergent.

— Docteur Lee !

Docteur Lee portait une blouse blanche, mais c’était une femme. Une vraie femme, suivant la nouvelle méthode de classification de Barton. C’est-à-dire que ses cheveux roux étaient bouclés, que ses lèvres et ses joues étaient maquillées et que ses jambes minces scintillaient sous sa jupe.

Elle hocha la tête à son intention.

— C’est bien lui, dit-elle. Merci de l’avoir gardé.

— Ce n’est rien. On a parlé des Renégats. Il prétend que là-bas…

— Une autre fois, sergent. Pour l’instant, j’ai besoin de lui dans mon département.

— Ouais, bien sûr. Une escorte ?

La Dr Lee jeta un coup d’œil à Barton puis haussa les épaules.

— Non, je m’en tirerai. Très bien, venez avec moi.

Comme un putain de gosse, songea Barton. Voilà comment elles me traitent. Ah, les femmes !

Mais il suivit la Dr Lee dans le hall, dans l’annexe, et franchit le seuil d’un bureau blanc et aseptisé.

La Dr Lee referma la porte, s’assit derrière son bureau et désigna le divan.

— Asseyez-vous, dit-elle.

Barton déglutit.

— Attendez une minute. Toute la journée, on m’a fait subir ce traitement. Des femmes qui me font marcher à la baguette, me disent de venir ici, d’aller là, de m’asseoir, de me lever. Et personne n’écoute ce que je dis. Elles n’arrêtent pas de me dire que je suis un lutteur, un pro, un Renégat…

— Vous n’êtes pas un Renégat, Dale Barton.

— Vous connaissez mon nom ?

Elle sourit.

— Bien sûr. Je vous connais très bien.

— Vous avez plus de chance que moi.

— Je sais cela aussi. Maintenant, asseyez-vous. S’il vous plaît.

— Bien sûr. Sur le divan, Barton se détendit. Vous êtes psychiatre ?

— Grande Marie, non ! Elle pouffa d’une façon étonnamment féminine. Il n’y en a pas, il n’y en a plus eu depuis l’époque d’Anna Freud et de Karen Horney. Je suis uniquement médecin, mais j’étais spécialisée en féminologie avant de venir travailler ici.

— Féminologie ?

— J’ai oublié : vous ne pouvez pas connaître ça. Je suppose qu’il y a des tas de choses dont vous désirez vous enquérir.

— Comment suis-je parvenu ici ?

— Vous l’ignorez ?

Sa surprise paraissait authentique.

— Tout ce que je sais, c’est que je me suis endormi en 1971 et que je me suis réveillé hier.

— Pas hier, Dale Barton. Quel nom préférez-vous, au fait ?

— Appelez-moi Dale.

— Pas hier, Dale. Vous avez été découvert il y a environ un mois ; mais vous vous trouviez dans un état de choc amnésique. Vous étiez si faible, au début, que nous avons négligé toute précaution. Puis, apparemment, vous avez recouvré vos forces et une partie de vos souvenirs. Hier, vous avez quitté l’hôpital et disparu.

— Vous avez dit qu’on m’avait découvert ?

— L’appareillage l’a été, en fait. La machine.

— Quelle machine ?

— C’est là quelque chose que, nous l’espérions, vous pourriez nous expliquer. L’épistémologie et la terminologie dont nous disposons sont insuffisantes. Puisque vous travailliez avec le Dr Jacobs…

— Le Dr Jacobs ! Oui, nous étions à la Northwestern, et nous sommes venus ici à cause de la guerre.

— Continuez.

— C’est impossible. C’est tout ce que je me rappelle.

— Essayez. Vous étiez laborantin ?

— Non. J’étais agent de presse. Barton remarqua son embarras et ajouta : – Public relation, pour l’université. Mais le toubib était formidable et nous sommes devenus amis intimes.

La Dr Lee croisa les jambes.

— Je suis sûre que c’était un savant extraordinaire. Certains paraissaient avoir une intuition presque féminine. Et vous dites qu’il était votre ami. Ce qui peut expliquer qu’il vous ait choisi pour l’expérience, lorsqu’il apprit votre état…

Barton la coupa.

— De quoi parlez-vous ?

— Désolée. Je crains d’être allée un peu trop vite. Votre Dr Jacobs a laissé des notes et des instructions dans la capsule. Malheureusement, s’il a bien décrit votre état et donné des instructions spécifiques concernant le processus de revivification, il n’a rien indiqué en rapport avec la machine elle-même. La capsule contenant la machine possédait un générateur et un réactivateur atomique capables de fournir une quantité pratiquement illimitée d’énergie électrique. En d’autres termes, c’est une unité autarcique. J’imagine qu’à l’époque, il ne s’attendait pas à ce que vous y passiez plus de quelques mois, mais les bombes sont arrivées et vous étiez là-dedans… vous et la machine.

Barton se leva et hocha la tête.

— Une machine, marmonna-t-il. Non, c’est impossible.

— Qu’est-ce qui est impossible ?

— Une machine à voyager dans le temps. Oui, dans le temps. Je ne me rappelle pas très bien, mais je sais que Jacobs était docteur en médecine, pas physicien ou autre chose. Et toute cette histoire de voyage dans le temps, c’est un tas de…

— Qui a parlé de voyage dans le temps ? Vous n’écoutez pas ? Votre Dr Jacobs travaillait sur un système cryogénique pour préserver indéfiniment les organismes vivants dans un état d’animation suspendue. Vous avez été placé dedans – j’ai appelé ça une machine parce que j’ignore le nom exact – et l’énergie atomique a fourni l’électricité qui contrôlait le mécanisme de congélation. Tout l’appareillage était enfermé dans une capsule en acier enfouie dans la cave de son labo. Il semble qu’il travaillait sous terre.

— Oui. Barton se tâta le front. Ça me revient. Cela, du moins. Toute l’université était sous terre à cause des bombes. Et il avait bien une théorie extravagante dont nous avions discuté…

— C’était plus qu’une théorie et vous avez fait plus qu’en discuter. Essayez de vous souvenir.

— Je… je ne peux pas. J’étais malade. Je ne me rappelle pas.

— Oui, vous étiez malade. Très malade, en fait. Votre état était désespéré. Il était votre ami et c’est pour cela qu’il vous a proposé de vous soumettre à l’expérience. Vous avez accepté parce que vous aviez l’impression que la cryogénique pourrait vous guérir : vous n’aviez plus rien à perdre.

— Voyons, entendons-nous bien. Selon vous, le Dr Jacobs m’a mis dans une sorte de congélateur, et j’y ai survécu ?

— Pas selon moi. C’est ce qui est arrivé, Dale. D’après ses notes, je crois que d’autres avaient effectué des recherches dans le même sens, à votre époque, dans l’espoir d’obtenir des guérisons grâce à l’animation suspendue. Une de ses notes mentionne le poisson noir, Dallia pectoralis, que l’on trouve fréquemment gelé dans la glace et qui revit ensuite. Il s’est contenté d’étendre le procédé. La guerre l’a détruit, ainsi que le labo ; l’énergie atomique a continué à produire de l’électricité pour votre capsule et vous a conservé gelé, bien tranquille dans votre sous-sol. Jusqu’à ce que les Recs vous tombent dessus, le mois dernier.

— Les Recs ?

— Les Unités de Récupération. Un de nos projets de recherche comporte ces temps-ci des fouilles dans certaines ruines. Une équipe est allée à six ou sept kilomètres de la ville, là où se trouvait jadis Indianapolis, et elle s’est mise à creuser. Entre autres choses, elle a découvert votre capsule. Avec vous dedans. Grâce aux notes, nous vous avons dégelé. Ce fut un travail lent et délicat. Dale… ce fut sans nul doute très douloureux, également. Pas étonnant que vous ayez des problèmes de réorientation. La Dr Lee se leva. Qu’y a-t-il, vous êtes malade ?

Dale Barton était retombé sur le divan. Il y resta, les yeux clos, les poings fermés, de la sueur apparaissant sur son front. Sa voix fut un halètement étranglé.

— Ouais, c’est ça ! Je suis malade, toubib, vraiment malade ! Je viens de recevoir les rapports du labo… et ils disent que je n’en ai plus que pour quelques mois ; c’est pour ça que j’ai ces douleurs et ces plaies. Il faut que vous m’aidiez, toubib, il le faut…

— Souvenez-vous, chuchota la femme. Vous vous souvenez de tout, maintenant.

— Non ! Ça fait mal. D’abord, c’est froid, puis c’est brûlant, et puis… plus rien.

— Ça, c’est quand vous avez été congelé. Et avant ?

— Non… je ne peux… veux pas… je vais mourir, sinon !

— Qui vous a dit que vous alliez mourir ?

— Les examens. Les examens du laboratoire. J’en étais à un stade très avancé, selon eux. Et à cause de la guerre, plus le temps de me traiter. Barton frissonna puis referma les yeux. D’accord, toubib, je suis votre poisson. Rien à perdre. Vous avez entendu ce qu’ils ont dit. Être ou ne pas être, voilà la question.

D’un coup, il se redressa, les yeux ouverts.

— C’est tout ce que je sais, c’est tout ! Cette satanée expression : être ou ne pas être…

La Dr Lee se pencha sur lui.

— Êtes-vous sûr que c’est cette expression ? lui demanda-t-elle calmement.

— Elle me trottine dans la tête depuis que je suis revenu à moi, depuis que je suis sorti hier dans la rue.

— Je sais. Vous la marmonniez sans cesse à l’hôpital, après qu’on vous eut dégelé.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vous connaissiez la réponse, Dale. Si c’est vraiment cette expression. Et il n’est que naturel d’y penser alors qu’on s’attend à mourir.

Dale Barton leva les yeux sur elle. Elle souriait tranquillement, penchée sur lui comme un médecin, comme une infirmière, comme une mère, comme une maîtresse d’école, comme une de ces satanées femelles qui vous sondent, encore et encore, qui veulent connaître tous vos secrets, qui ne vous laissent pas en paix, en paix, en paix…

— Arrêtez !

Il se rendit alors compte qu’il avait crié.

— Pardon, dit-il. Mais vous pensiez m’avoir, hein ? En disant que vous n’étiez pas psychiatre et ensuite en me faisant subir le traitement coutumier ?

— Cela n’a rien de coutumier, Dale. Je veux seulement vous aider à retrouver vos souvenirs, pour que vous soyez ensuite vous-même et prêt à affronter l’avenir.

— Affronter quoi ?

— De grandes choses, Dale. Vous l’ignorez, mais vous allez sans doute être l’homme le plus important de l’univers. Dans un jour ou deux, si votre état me paraît satisfaisant, vous rencontrerez Mère Veille en personne.

— Merveille ?

— Mère Veille. La Présidente des États-Unis. Venez, on en parlera en mangeant.