26
L’infirmière a plongé une petite spatule de bois dans un pot de crème verte et m’en a badigeonné la joue. Le truc avait fini par me cuire sérieusement. Je tendais la tête en arrière en regardant les lumières du plafond quand un type en blouse blanche s’est ramené et s’est arrêté devant moi. Il a rigolé.
— Bon, il a fait, j’ai fini de recoudre votre copain. Rien de grave, sauf que j’en ai attrapé une ampoule au doigt.
— Je peux le voir ?
— Il doit être en train de dormir en ce moment.
— Je peux rester avec lui… ?
— Si ça vous amuse.
— Il m’en faut pas beaucoup, j’ai dit.
La bonne femme m’a accompagné jusqu’à sa chambre. Je suis entré et elle a refermé la porte derrière moi. Ils avaient laissé une petite veilleuse allumée au-dessus de son lit, je me suis approché.
Yan semblait dormir profondément et son visage avait beau être encore tuméfié, rien de comparable avec ce que j’avais vu un peu plus tôt. Les types avaient nettoyé le sang et il avait juste un pansement au-dessus de l’œil et un coin de la lèvre éclaté, il était presque présentable. J’ai soulevé le drap, ses jambes étaient couvertes de pansements blancs et ça n’avait plus rien d’effrayant, espèce d’enculé j’ai pensé, et moi qui croyais que t’étais à moitié mort !
Il y avait juste assez de place au pied de son lit pour que je puisse m’allonger un peu, c’est vrai qu’un type a pas besoin de grand-chose au fond.
Le lendemain, il a fait quelques pas dans le couloir avec la grimace, accroché à mon épaule et le dimanche, après avoir rempli des paperasses et signé quelques chèques, on nous a laissés partir. Yan était de mauvais poil. Ils avaient pas trouvé le moyen, dans ce foutu hôpital, de lui trouver un pantalon ou quoi que ce soit et même un bas de pyjama aurait fait l’affaire mais il a grimpé dans la bagnole avec son blouson noué autour des hanches et des pansements dans tous les sens. C’était difficile aussi de trouver un magasin d’ouvert le dimanche et puis je lui ai dit, de toute façon on va pas s’arrêter trente-six fois, on a que 250 bornes à se farcir, une vraie chierie.
On a donc démarré en début d’après-midi et il y avait du monde sur la route, c’était vraiment pénible, il fallait doubler des files de voitures avec des vélos sur les toits et des mômes grimaçants à la vitre arrière, le ciel était d’un bleu consternant et ils passaient que des trucs épouvantables à la radio. Mais qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus mortel qu’un dimanche après-midi quand vous êtes pris dans sa toile ?
Il devait être six ou sept heures quand je me suis garé devant chez Yan. Ce salaud s’était endormi et la nuit tombait. Je l’ai réveillé en poussant un braillement formidable. On s’est avancés tous les deux devant la porte et on a cogné, on devait avoir l’air de deux types qu’on vient d’évacuer du front.
Annie est venue nous ouvrir. Elle a froncé les sourcils en nous voyant.
— Hé, c’est une blague… ? elle a demandé. Je trouve pas ça drôle du tout !
Mais avant qu’on ait eu le temps de répondre, elle a porté la main à sa bouche en blêmissant.
— Bon Dieu, elle a fait, mais qu’est-ce qui vous est arrivé… ?
On est entré et Yan s’est écroulé sur le divan du salon. C’était miraculeux de pouvoir souffler enfin. Pendant que Yan lui racontait l’histoire, j’ai sauté sur le bar et j’ai préparé un merveilleux cocktail de manchot, j’ai rempli trois grands verres d’un œil brillant.
— Et toi, elle a fait, t’as le bras cassé ?
— Oui, j’ai dit, mais ça c’est une autre histoire. C’est une aventure sexuelle.
— Merde, mais quelle idée, aussi, de se tirer comme ça sans prévenir pour atterrir n’importe où… Hey, vous êtes quand même plus des mômes. Je croyais que ça allait finir par vous passer.
— Les bonnes choses se comptent sur les doigts de la main, j’ai dit.
J’ai bu une petite gorgée en fermant les yeux, je sentais la douceur de la pièce m’envahir. Dans le désordre, j’aurais pu dire à Annie : baiser, dormir, écrire, rêvasser et oublier tout ça de temps en temps. Mais j’ai préféré continuer à descendre mon verre.
— Dis donc, où est Jean-Paul ? a demandé Yan.
— Il est parti faire un tour. Mais malheureusement il va revenir.
— Oh, écoute, Annie, je t’en prie, arrête ça pour ce soir… a soupiré Yan.
— Bon, ça vous dirait de manger quelque chose, tous les deux ? elle a fait.
— Je peux t’aider, si tu veux, j’ai proposé.
— Non, je crois que tu pourrais pas servir à grand-chose.
En attendant, Yan a roulé un joint et on l’a fumé tranquillement pendant que des trucs grésillaient dans la cuisine. Je me suis retrouvé dans un fauteuil géant avec le sourire aux lèvres et un verre à la main.
— Une fois de plus, j’ai fait, je suis heureux de constater que le plaisir et la douleur s’équilibrent.
— Bon, alors tout va bien. Je suis pas encore au bout du compte, il a fait.
— Merde, j’ai dit, faut que je me lève avant que ce fauteuil me digère complètement.
Je suis allé retrouver Annie dans la cuisine, je me suis occupé de sortir les couverts et de les empiler sur un plateau. Elle avait préparé une salade formidable ainsi que des œufs frits et des saucisses grillées, je me sentais euphorique.
— N’empêche que ça aurait pu se terminer vachement mal, elle a fait.
J’ai attrapé une bouteille de piment sur l’étagère.
— Parlons plus de ça, j’ai dit. Nous laisse pas mourir de faim.
Juste à ce moment-là, on a entendu Jean-Paul qui rentrait. Annie a soupiré en levant les yeux au plafond.
— Ah, celui-là, il faut toujours qu’il soit dans nos jambes.
J’ai pris Annie par les épaules.
— Écoute, c’est peut-être vrai qu’il est chiant et tout ce que tu voudras, mais je t’en prie, fais un effort pour une fois. On est quand même un peu crevés, tu sais, je vais pas te faire un dessin. Ça doit pas être si terrible que ça de le supporter une soirée, essaie de pas t’occuper de lui, j’ai envie qu’on passe une soirée tranquille… T’es d’accord, on va pas perdre une occasion de passer un moment agréable à cause de cet emmerdeur, tu veux bien… ?
Elle a rien répondu mais elle a souri et j’ai ajouté un couvert. Je l’aimais bien, Annie.
On s’est pointé dans le salon avec les plats et Jean-Paul était agenouillé aux côtés de Yan et le tenait enlacé.
— Salut, j’ai lancé. T’as vu ? Je lui en ai fait voir de toutes les couleurs !
— Quelle horreur, ce truc, il a fait. Ça me rend malade…
— À table ! j’ai dit.
En fait, on a pris nos assiettes sur les genoux, j’ai laissé le fauteuil à Annie et je me suis assis par terre. On a mangé rapidement en discutant de choses et d’autres comme si rien s’était passé et à la fin du repas j’ai fait circuler quelques joints dans tous les sens pour maintenir une bonne ambiance et je suis arrivé à ce que je voulais. Les choses ont commencé à flotter tout doucement.
J’ai mis un peu de musique et j’ai aidé Annie à débarrasser et c’est vrai que l’autre a pas fait un seul geste pour soulever une assiette, il restait accroché à Yan comme un type dont le parachute s’est pas ouvert. Je suis resté avec elle dans la cuisine, j’avais l’esprit serein.
— Tu vois comment il est ? elle a fait. C’est tout le temps comme ça. Voilà le genre de trou du cul qu’il est allé dénicher.
— D’accord, mais il est jeune. C’est normal qu’il fasse pas attention aux autres. Il faut lui laisser le temps.
— Ouais, seulement c’est pas toi qui vis avec lui !
Elle a fait couler de l’eau dans l’évier et j’ai vu le truc se mettre à mousser d’une façon étrange. Elle a plongé la vaisselle dedans.
— Tu me connais, je suis pas une emmerdeuse.
— Bien sûr que si t’es une emmerdeuse, t’es comme les autres.
— Oh, et puis je sais pas, je suis fatiguée en ce moment, le moindre truc me tape sur les nerfs.
Elle a lavé quelques bidules et les a passés sous le robinet.
— Et là, maintenant, tu te sens énervée ?
Elle s’est marrée.
— Non, ce soir ça va bien. Ça me fait plaisir de discuter avec toi.
J’ai posé une fesse sur le coin de la table.
— Tu dois être complètement raide, j’ai dit.
— Non, je plaisante pas, je suis plutôt de bonne humeur. Mais je devrais pas, ça fait déjà un bon moment que je suis au point mort. J’ai pas touché une bille en amour depuis des siècles.
— T’en fais pas, tout le monde connaît ça.
— Oui, peut-être bien.
On était en train de remettre un peu d’ordre quand Yan s’est planté devant la porte.
— Désolé, il a fait, mais je tiens plus débout. On monte se coucher.
Il nous a fait un signe de la main avant de disparaître avec Jean-Paul sur les talons. Annie et moi, on est retourné dans l’autre pièce. Elle a empoigné une bouteille et l’a levée dans ma direction.
— On reste encore un moment ? elle a demandé.
— Je m’occupe des glaçons.
Je suis allé chercher les glaçons. Quand je suis revenu, elle était allongée sur le divan. Je me suis assis par terre, près d’elle, et j’ai rempli les verres.
— Et ton bouquin, elle a demandé, ça avance ?
— Il est terminé.
— Oh, alors on peut boire à quelque chose !
— On peut boire à des tas d’autres choses, si tu veux.
— On va d’abord boire à ton bouquin. J’espère que ça sera un grand truc.
— J’en sais rien. Parfois j’en sais plus rien du tout. Par moments, ça m’arrive de plus savoir ce que j’ai voulu dire. Il y a des choses qui restent cachées, même pour moi. J’ai l’impression de revivre une histoire qui remonte dans la nuit des temps.
— Alors, buvons à ce qui est caché.
— D’accord, j’ai dit.
On a vidé nos verres. Je connaissais Annie depuis au moins une vingtaine d’années et je crois que je me suis jamais senti aussi proche d’elle que ce soir-là et pourtant j’avais eu souvent l’occasion de la prendre dans mes bras ou de l’embrasser ou ce genre de chose pendant toutes ces années mais j’avais encore jamais éprouvé ça avec elle, je voyais presque ces liens lumineux et sensibles qui vous unissent à une personne. Ça m’a vraiment fait plaisir, j’ai eu l’impression que le ciel me récompensait. Quand ce genre de chose m’arrive, je me demande toujours ce que j’ai pu faire de formidable pour mériter ça.
On a encore bu, fumé, parlé pendant un bon moment, mais on a pris tout notre temps et nos silences avaient la même couleur que le reste, ils avaient un parfum sauvage. Quel dommage qu’elle aime que les filles, j’ai pensé, quelle connerie abominable pour un type aussi imaginatif que moi. C’était d’autant plus dur que j’avais la tête appuyée sur un coin du divan et je pouvais respirer son odeur, je pouvais me concentrer là-dessus les yeux mi-clos tout en essayant de remplir la pièce d’une ambiance sexuelle irrésistible mais j’y croyais pas trop, c’était juste un petit exercice cérébral produisant des images comme une fille s’ouvrant les cuisses à deux mains.
Vers deux heures, elle s’est levée en soupirant et m’a souhaité une bonne nuit. O. K., je lui ai dit, il faut pas que je me lève tard demain matin et pendant qu’elle grimpait à l’étage je me suis étiré comme j’ai pu, j’ai réussi à soulever mon plâtre de trois centimètres.
J’ai tourné en rond dans la pièce avant de me décider à déplier le divan, j’avais la flemme et je me sentais la tête un peu lourde. J’ai pensé que ce serait une bonne chose de me faire couler un peu d’eau sur la tête avant de me coucher, peut-être que ça me changerait les idées. Je suis donc monté vers la fraîcheur.
J’ai ouvert le robinet et je me suis vu dans la glace. J’avais vraiment une sale gueule. Je me suis pas attardé, je me suis plongé la tête au moins cinq minutes sous l’eau froide pour essayer d’effacer tout ça. Ensuite je me suis redressé et j’ai attrapé une serviette. J’ai jeté un nouveau coup d’œil dans la glace et j’ai vu Annie qui se tenait debout dans mon dos. Elle portait un tee-shirt blanc qui lui arrivait au-dessus des genoux. Je me suis essuyé la tête.
— T’es un salaud, elle a fait. Mais est-ce que je peux te faire confiance ?
— J’en sais rien. Ça dépend.
— J’ai pas envie de rester toute seule. Je sens que j’arriverai pas à dormir. Je t’ai toujours considéré comme une sorte de frère, elle a ajouté.
— Bien sûr, j’ai dit.
— Tu crois que tu pourrais passer la nuit à côté de moi sans faire l’idiot ?
— Je suis trop crevé pour faire quoi que ce soit, j’ai répondu.
Elle a hoché lentement la tête en me regardant puis elle est retournée dans sa chambre.
Je l’ai suivie. On s’est allongé sur le lit. Je suis peut-être un salaud mais j’ai gardé mon pantalon. Il y avait une petite lampe allumée par terre, une petite lumière douce.
— Ça te gêne pas si je laisse allumé ?
— Non, ça me dérange pas, j’ai dit.
J’ai glissé mon bras valide derrière ma tête, l’autre devait traîner quelque part sur le bord du lit. On a regardé le plafond. On est resté un long moment comme ça et je crois que j’avais réussi à plus penser à rien quand elle s’est tournée contre moi brusquement et a posé sa tête sur mon épaule. J’ai rien dit. J’ai retenu mon souffle.
— C’est pas ce que tu penses, elle a dit.
— Je sais.
En fait, je savais rien du tout sauf qu’une fille vivante était collée contre moi. J’ai déplié lentement mon bras et je l’ai serrée doucement, j’imagine qu’un frère aurait fait un truc dans ce goût-là. Elle s’est laissé faire. On est resté un moment immobile et puis je me suis mis à bouger imperceptiblement, on se serait cru sur une petite barque par temps calme, j’ai commencé à sentir sérieusement ses nichons s’écraser contre moi. J’ai continué encore, et encore et encore et ça a duré comme ça pendant des siècles et je crois qu’on savait plus très bien ni l’un ni l’autre où on était et à la fin j’y allais franchement, je frottais sa poitrine sur moi sans qu’il pût y avoir le moindre doute sur ce que j’étais en train de faire. Elle semblait assez excitée elle aussi mais elle me touchait pas, elle tenait ses deux mains serrées l’une contre l’autre. On était complètement déglingués tous les deux, l’alcool, la fatigue, la solitude, le temps n’avançait plus et le courant nous avait abandonnés un moment sur la rive. Ça devait forcément dégénérer, j’y pouvais rien, je me suis jamais cru assez balèze pour aller contre la volonté des dieux.
J’ai remonté son tee-shirt et elle a replié un bras sur ses yeux. Elle avait un slip blanc. Elle tenait ses jambes serrées.
— Je pourrai pas, elle a murmuré. Tu sais très bien que je pourrai pas…
J’ai embrassé ses nichons un par un. Elle les tendait vers moi en poussant des petits gémissements. J’aspirais les bouts, je les mordillais, je les serrais entre mes lèvres, je les ai léchés et sucés comme un dingue et, le plus doucement que j’ai pu, j’ai glissé une main sur son ventre, fallait que j’arrive à lui casser la cervelle en mille miettes pour parvenir à quelque chose, il fallait qu’elle oublie que c’était un type qui était là, un type qui faisait cavaler des doigts nerveux sur sa peau. J’ai glissé une main sous l’élastique mais impossible de lui faire ouvrir les jambes. J’étais à genoux et mon plâtre me gênait, je commençais à transpirer, sa poitrine scintillait sous la salive et sa bouche était ouverte. Tout en essayant de faufiler un doigt dans le haut de sa fente, je me suis penché à son oreille :
— Pourquoi ? j’ai fait à voix basse.
— Je peux pas t’expliquer.
J’ai réussi à glisser mon doigt et à caresser le bouton deux ou trois fois. Elle a pas écarté les jambes mais j’ai senti qu’elle les desserrait. Je l’ai caressée doucement. Au bout d’une minute, elle a attrapé ma main. Elle a placé mon doigt comme il fallait puis elle a posé sa main sur la mienne et elle a donné le bon rythme. Pendant tout ce temps-là, elle a gardé un bras sur ses yeux, d’ailleurs depuis le début elle m’avait pas regardé une seule fois. Mais ça, c’était quelque chose que je pouvais comprendre.
Elle s’est mise à jouir en remontant lentement ses genoux vers son ventre et elle n’a arrêté le mouvement de ma main que lorsqu’elle s’est retrouvée repliée sur elle-même comme un morceau de plastique ratatiné par les flammes. Puis elle s’est tournée de l’autre côté sans un mot. J’étais en sueur. Je lui ai posé une main sur l’épaule et elle s’est contractée.
— N’essaie pas de me le mettre, je t’en prie, elle a murmuré.
— Non, j’ai dit.
— Je suis complètement ivre, elle a ajouté.
— Moi aussi, j’ai dit.
— Je veux qu’on oublie ça, tous les deux.
Son dos était blanc et lisse comme une coquille d’œuf. J’ai enlevé ma main.
— D’accord, dors bien, j’ai dit.
Le lendemain matin, je sais pas par quel miracle, mais je me suis réveillé de bonne heure. Tout le monde dormait. J’ai avalé un café en quatrième et je suis rentré chez moi. À huit heures précises, Gladys frappait à ma porte.
— OOOoohhhh, elle a fait en me voyant.
— C’est ce qu’on appelle mordre la poussière, j’ai dit.
Elle avait l’air de bonne humeur, plus fraîche et plus détendue que la semaine passée. Elle portait une sorte de fuseau à carreaux blancs et noirs, insoutenable, et semblait moins maquillée.
— Vous avez vraiment une drôle d’allure pour un écrivain, elle a fait. Mais je commence à m’y habituer.
J’ai préparé du café dans la cuisine, c’était une belle matinée.
— Si tout se passe bien, on devrait avoir terminé avant la fin de la semaine, j’ai dit.
Elle a allumé une longue cigarette à la menthe, de quoi me soulever le cœur. Je me suis approché de la fenêtre, la plage était tout à fait déserte et il y avait pas une seule mouette dans le ciel, c’était reposant.
— Je peux vous parler franchement ? elle a demandé.
J’ai voulu me tourner vers elle mais impossible de m’arracher à ma contemplation.
— Bien sûr, j’ai dit.
— C’est à propos de votre livre, j’y ai réfléchi pendant le week-end. On a l’impression que vous refusez d’aller au fond des choses.
— Oui, je prends pas mes lecteurs pour des imbéciles. J’ai pas envie de leur donner la main.
Mais j’aurais pu aussi bien cracher en l’air car elle a continué sur sa lancée :
— Je trouve qu’il y a certaines idées que vous auriez pu développer, approfondir certains de vos personnages, dégager quelques thèmes fondamentaux…
J’ai continué à regarder dehors, la sensation de vide qui se dégageait de l’ensemble commençait à m’envahir. C’était toujours la même histoire.
— Écoutez, j’ai dit, je me sens pas investi d’une mission sacrée. Et je suis plus à l’école. Il y a des types qui sont capables de vous faire suivre pendant quatre ou cinq cents pages le lent cheminement d’une âme et qui vous retournent une baraque de fond en comble sans rien laisser au hasard mais j’ai rien à voir avec ça, je m’embarrasse pas avec les détails. Je suis plutôt le genre à tirer dans les projecteurs, à tout ramener dans l’ombre. J’essaie toujours de ravaler mon vomi.
Elle est restée une seconde silencieuse dans mon dos, j’ai cru qu’elle s’était volatilisée.
— Créer, c’est exploser, elle a fait.
— J’en sais rien, je me suis jamais posé la question.
Elle a continué un moment à dérailler sur la création, citant quelques auteurs que j’avais plutôt rangés dans le coin des psychiatres et des emmerdeurs mais je l’écoutais plus vraiment, j’ai jamais pu soutenir ce genre de conversation plus de cinq minutes, et encore, quand je me sens en forme… Ça doit être pour ça que je me suis pas fait beaucoup d’amis dans le Monde des Lettres, j’ai jamais très bien compris où la plupart de ces types voulaient en venir, alors que moi au moins c’était clair, je voulais aller nulle part. Je suis le seul écrivain qui demande à ses lecteurs de garder les yeux bandés.
J’ai attendu qu’elle se calme un peu et j’ai bu tranquillement mon café. J’ai soupiré à l’idée du boulot qui nous attendait. Je pensais qu’elle avait fini de vider son sac mais elle a fait une dernière remarque sur mon style. Et j’ai horreur de ça.
— Écoutez, j’ai dit, je connais rien à l’argot, c’est tout juste si j’en ai entendu parler. Et j’emploie pas non plus toutes ces expressions à la mode et tout le vocabulaire à la con qui va avec. Je suis sûrement un des derniers auteurs classiques vivants.
— Holà, comme vous y allez… !
— Ouais, c’est comme ça, j’ai dit. Vous êtes pas forcée de me croire.
— Inutile de vous énerver, elle a fait.
— Je suis pas énervé. Mais j’ai passé une nuit à moitié blanche et je me suis pas vraiment reposé pendant ces deux jours.
— Je vois.
— Si vous voulez bien, on va essayer de s’y mettre, j’ai dit.
Je me suis encore pressé le citron jusqu’à la tombée du jour. Après son départ, j’ai fait mon petit numéro de clown sous la douche avec ce putain de plâtre qu’il fallait éviter de mouiller à tout prix et la savonnette qui partait dans tous les sens. Ensuite je me suis rasé, ça m’a pris des heures avec une seule main et le résultat était pas terrible. Je suis sorti pour aller faire quelques courses et en rentrant je me suis installé devant la télé, j’ai regardé un documentaire sur la vie à l’intérieur d’une goutte d’eau. Terrifiant. Je suis allé me servir un bourbon-coca.
En rangeant quelques trucs, je suis tombé sur un tee-shirt de Nina. Ça m’a pas retourné mais j’ai quand même découpé une manche au ciseau et je l’ai enfilé. C’était un petit machin rose à paillettes qui me serrait un peu mais je voulais pas me refuser ce petit plaisir, je me sentais détendu, l’esprit clair comme une source crachant dans le soleil et bien dans ma peau.
C’était presque la pleine lune, on y voyait encore pas mal dans la pièce, même avec toutes les lumières éteintes. Je me suis allongé sur le lit pour fumer une cigarette, c’était un moment de paix très agréable et le silence était parfait. Dans ces moments-là, on est vraiment intouchable.
— Hé, Djian, j’ai murmuré, t’es toujours là, Orphée de mes deux… ?