5

Au petit matin, on a sonné à ma porte, le jour était à peine levé, je savais déjà que j’irais pas ouvrir mais quelque chose a sauté dans le lit près de moi et a cavalé dans le couloir.

— AH PUTAIN ! j’ai gueulé, LAISSE-MOI CES ENFOIRÉS DEHORS ! N’OUVRE PAS, IL FAUT QUE JE DORME !!

Mais je l’ai entendue qui faisait sauter la chaîne et à la même seconde, j’ai vu Cécilia débouler dans la pièce et arracher les rideaux. J’ai vacillé dans le lit sous le choc de la lumière, ça m’a fait mal, je me suis ratatiné dans les draps et je me suis tourné vers le mur. Je savais que j’allais être de mauvaise humeur pour le restant de la journée à cause de cette conne, j’essayais de réfléchir à toute vitesse, est-ce que je lui saute dessus, est-ce que je la vire, est-ce que j’ai une chance en fermant les yeux avec un oreiller écrasé sur la tête ? Elle se marrait, je l’entendais, elle se marrait comme une folle.

— Oooouuuu… ooooouuuuu, elle faisait, regardez-le, regardez-moi ça, il fait une journée merveilleuse et c’est tout ce qu’il trouve à faire… Merde, sors de là, ON EST VENU TE CHERCHER !!

Je me suis retourné et j’ai vu une espèce de type planté au milieu de la pièce, je le connaissais pas mais il m’a déplu tout de suite, il me regardait avec un petit sourire, peut-être vingt-cinq ans à tout casser mais il se donnait la dégaine du type blasé à mort, le petit dieu au regard désabusé, ça démarrait vraiment au poil, je lui ai envoyé un sourire mauvais et il a regardé ailleurs. Cécilia est venue s’asseoir sur le lit, elle avait l’air en pleine forme, rayonnante comme la lumière du dehors, c’était quand même une drôle de fille, je pouvais pas dire le contraire. Elle en faisait simplement un peu trop. Je sais pas si elle s’était rendu compte qu’elle m’avait mis sur les nerfs, elle était tout excitée.

— Marc, elle a dit, merde va faire du café. Grouillons-nous… !

L’autre abruti est tombé des nues, il était pas mal physiquement mais il fallait sûrement pas lui demander la lune, il a levé un sourcil. Il y avait un bruit de casseroles dans la cuisine, je lui ai fait un signe de la tête :

— Il y a une petite fille dans la cuisine. Elle va te montrer tout ça…

— D’accord, il a fait, je m’en occupe.

Il avait à peine tourné sur les talons que j’ai tiré Cécilia en arrière. Elle a pas eu le temps de résister, je l’ai embrassée dans le cou et je lui ai collé ma main entre les jambes, ça a duré une seconde, je l’ai lâchée tout de suite après.

Elle s’est relevée en vitesse, les joues un peu rouges, elle était sciée.

— Hé… t’es dingue ? elle a fait.

Je lui ai souri, j’étais tout content de moi, ça m’avait brusquement détendu.

— Dis donc, j’ai l’impression que tu te gênes pas avec moi, j’ai répondu. Tu comprends, il faut que j’y trouve mon compte sinon ça serait un peu trop facile…

Elle m’a regardé et ses yeux brillaient comme des micas étalés sous le soleil, elle paraissait pas fâchée ou furieuse, elle avait pas l’air d’avoir aimé ça non plus, ni pas aimé ni rien, en fait elle devait pas très bien savoir comment le prendre, je voyais qu’elle carburait à toute vitesse. J’ai poussé mon avantage en la virant gentiment du lit, ça faisait du bien de pas toujours être celui qui tendait la joue droite.

— Alors, j’ai dit, tu venais me chercher pour quoi faire… ?

Il lui a fallu une bonne seconde pour retrouver ses esprits, dans quelques années ça irait encore plus vite. Elle a fait un truc bizarre avec ses cheveux, elle a secoué la tête et des étincelles ont tourbillonné dans la pièce, c’était quelque chose de très étrange mais j’ai rien dit, j’ai fait comme si j’avais rien remarqué, il y a deux ou trois pièges que je sais éviter maintenant.

— Tu le mérites pas, elle a dit, mais on t’emmène PIQUE-NIQUER !!

J’ai rien répondu, j’ai traversé la pièce à poil et j’ai regardé par la fenêtre, ça devait déjà cogner dehors, c’était plutôt dans les blancs et les bleus clairs, c’était pas fait pour m’emballer, se vautrer dans l’herbe sèche, boire tiède et avaler de la poussière, non, ça j’ai pas sauté en l’air mais j’ai pensé à Lili et peut-être qu’avec un peu de chance on pouvait se trouver un coin à l’ombre, quelque chose de pas trop dur.

— Hé, c’est tout l’effet que ça te fait ? elle a demandé.

— Je suis plus tout jeune. Je m’emballe difficilement sur ce genre de coup.

— Hé, ça va nous faire du bien, on va pouvoir discuter.

— Discuter… ?

— Tout est prêt dans la voiture, t’auras rien à faire. Qui c’est la petite fille ?

— C’est la fille de Nina. Je la prends quelques jours pendant les vacances…

— Tu rigoles, je savais même pas qu’elle avait une fille.

— Et l’autre ahuri ? j’ai demandé.

— Oh Marc ? Oh il est formidable, tu verras, il faut le connaître. Il écrit des bouquins lui aussi.

— Bon alors j’y vais pas, j’ai dit.

Juste à ce moment-là, Lili est arrivée à fond de train de la cuisine. Elle s’est arrêtée pile devant moi, elle m’a regardé des pieds à la tête, y’avait surtout ce machin entre mes jambes qui semblait l’intéresser, elle l’a examiné pendant quelques secondes puis elle a levé les yeux vers moi, elle y pensait déjà plus.

— Dis donc, elle a fait, c’est vrai ça ?

— De quoi ? j’ai dit.

— Qu’on va pique-niquer.

— Ben en fait, je suis pas très chaud, tu sais…

— Moi, j’adore ça et il paraît qu’il a des glaces dans sa voiture. Habille-toi en vitesse, JE SUIS SÛRE QU’ELLES SONT EN TRAIN DE FONDRE !!

L’autre s’est pointé avec le café. C’était tellement mauvais qu’il avait dû le faire exprès, j’ai versé le truc sans un mot dans l’évier et je suis allé m’habiller. Cette journée démarrait tellement mal, je me suis dit, de toute façon ça pouvait pas être pire, je pouvais juste limiter les dégâts en embarquant de quoi boire et à tout hasard j’ai aussi emporté de quoi fumer, des fois que l’ennui devienne insupportable ou qu’on tombe en panne au milieu d’un désert.

On est tous montés dans la voiture de Marc, je me suis assis à l’avant à côté de lui et je lui ai fait signe qu’on pouvait y aller. C’était une décapotable et quand on a commencé à prendre de la vitesse, j’ai fermé les yeux et je me suis largué.

Je pouvais pas réellement dormir à cause du soleil et du vent, je les entendais discuter et déconner autour de moi mais je faisais le mort, j’avais la cervelle complètement vide et mes cheveux partaient dans tous les sens. En fait, peut-être que je m’étais trompé, peut-être qu’on allait se payer une bonne virée et croquer ces foutues glaces dans un coin tranquille, pourquoi pas ?

On a roulé un petit moment et j’avais bien réussi à me détendre, j’avais relâché tous mes muscles et je récupérais, je faisais attention à rien. Quand l’autre a freiné, j’ai piqué du nez en avant.

— Je vois que t’es pas très difficile, j’ai dit. Je vois qu’un rien t’amuse.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? il a demandé.

J’ai rien répondu, je suis descendu en clignant des yeux dans le soleil et j’ai pu voir que le coin était bien choisi, des rochers et des arbres et pas un brin de vie à l’horizon, j’ai fait quelques pas pendant qu’ils sortaient les paniers du coffre, j’ai choisi un coin au pied d’un pin parasol et je me suis laissé glisser par terre.

J’avais pas très faim mais j’ai descendu quelques bières en vitesse pour lutter contre la chaleur, il y avait rien d’autre à faire qu’à se laisser aller et tirer le meilleur parti de quarante degrés à l’ombre. Cécilia avait décidé de passer l’après-midi en culotte, ça me gênait pas, ça me permettait de faire une petite pause quand j’en avais marre de regarder le paysage. L’ambiance était assez bonne, j’avais même échangé deux ou trois mots avec Marc et Lili cavalait dans tous les sens avec un sandwich à la main.

J’ai profité que Marc se soit un peu éloigné pour attaquer Cécilia, sa tenue me rendait nerveux :

— Dis donc, j’ai fait, ce type-là, c’est le dernier de la série ?

Elle s’est approchée de moi en riant.

— Non, elle a répondu, tu y es pas du tout. Pourquoi tu crois ça ?

— Je sais pas mais chaque fois qu’on s’est rencontré, t’étais avec un mec différent. T’étais jamais seule…

— Non, Marc c’est plutôt un copain. Je couche avec lui de temps en temps mais c’est juste pour s’amuser, c’est seulement un copain. On était à l’école ensemble.

J’aurais dû la fermer mais j’avais aucune volonté par cette chaleur et elle se massait tranquillement les seins.

— C’est difficile de devenir ton copain ? j’ai demandé.

— Tu parles pour toi ?

Je me suis allongé sur le dos et j’ai croisé les mains derrière la tête en fermant les yeux, le soleil me suçait les jambes. J’ai entendu Marc qui revenait. Elle m’a tiré la manche :

— Écoute… elle a fait.

J’ai juste ouvert un œil.

— Écoute, je te demande pas grand-chose, elle a enchaîné. Peut-être une ou deux semaines à tout casser, le temps que je puisse me retourner.

— Ça va, j’ai compris. Pas question.

— Hey, t’es quand même un peu dur, a fait Marc. Elle est vraiment dans la merde.

— Toi, je t’ai rien demandé, j’ai dit. Et d’abord, t’es son copain, non ? Pourquoi tu lui rends pas ce petit service toi-même… Hein ?

— Je peux pas, je vis chez mes parents.

— Attends voir, c’est une blague… ?

— Bon, vous allez pas vous chamailler, elle a fait. Je pensais pas t’avoir demandé un truc incroyable…

— Quand un type de mon âge vit tout seul, c’est qu’il y a une bonne raison, j’ai dit.

— Je t’aurais pas dérangé, je me serais rendue invisible.

— Ha ha, j’ai fait.

— Je te jure.

J’ai senti que je commençais à céder, c’était écœurant et ils le sentaient aussi, ils me regardaient tous les deux comme si j’étais Maharishi, comme si j’allais leur montrer quelque chose de dingue ou grimper sur un rayon de soleil. Mais c’était une journée tellement chaude et j’en avais marre de les entendre pleurnicher, j’en avais marre d’avoir cette fille à moitié nue devant moi et de pas pouvoir la toucher. Je me rendais bien compte que je jouais ma tranquillité contre une séance de baise et même ça c’était pas joué, c’était de la folie furieuse. Au fond, je suis un faible.

Marc a compris qu’il était de trop, il s’est éloigné doucement pour pas rompre le charme.

— Je me suis demandé où t’étais passée, l’autre matin, j’ai dit.

À ce moment-là, elle a su que c’était dans la poche, elle s’est presque collée contre moi en souriant comme un ange.

— Ben tu voulais pas que je reste.

— Raconte pas de conneries.

— De toute façon, il fallait que je retourne chez Marc chercher mes affaires, je les avais laissées dans son garage en attendant. Quand, je suis arrivée, ses parents étaient partis en weekend, alors je suis restée un peu…

— Je vois qu’il arrive bien à se démerder quand il le faut.

— Non, c’est pas ça, mais j’adore la maison. Il y a une piscine immense dans le fond du jardin et je crois bien que je pourrais passer le plus clair de mon temps dans l’eau. Sans compter que dans cette maison tu t’occupes de rien, tu as juste à lever le petit doigt si tu veux des fraises au petit déjeuner.

— D’accord, j’ai dit, je comprends.

— Oui, tu t’imagines… ?

— Non, mais je veux dire je comprends qu’il habite toujours chez ses parents.

Elle a baissé la tête mais ses nichons continuaient à crier vers moi, elle avait dû les envoyer en éclaireurs.

— Alors, elle a demandé, tu veux bien ?…

— Tu me mets le couteau sous la gorge, j’ai dit.

J’ai avancé une main sur sa cuisse, seulement je voulais pas me rendre malade, j’ai pas tellement insisté. C’était juste pour me faire une idée.

— Je te foutrai dehors sans explication, j’ai fait.

Sur le chemin du retour, les deux filles se sont endormies à l’arrière, il faisait bon, je voulais penser à rien, je regardais le ciel distraitement, un bras à la portière. Marc m’envoyait des petits coups d’œil par moments, il a profité d’une belle ligne droite pour m’accrocher :

— Hé, ça t’intéresse de savoir comment je m’y prends… ?

— Précise ta pensée, mon vieux.

— Ouais, pour écrire, bon Dieu. Ça te dirait de connaître mon truc, tu veux savoir comment j’écris une histoire… ?

— Fais gaffe. Lâche pas le volant, j’ai dit.

— Ouais, ben je prends n’importe quel bouquin au hasard, n’importe quoi, ouais et puis je coche trois mots sans regarder, tu me suis… ?

— Sans problème.

— Je peux me retrouver avec des trucs incroyables, tu t’imagines, je sais pas, disons VOITURE-BISCOTTE-TUYAU, tu vois le genre ?

— Parfaitement.

— Eh ben écoute-moi, j’ai pas besoin d’autre chose. Moi je démarre une histoire avec ça et je peux te dire que ça fait des étincelles.

— J’en suis sûr, j’ai dit.

— Le problème c’est que j’ai pas assez de temps, j’ai tellement de trucs à faire… Enfin je commence à en voir le bout, je vais bientôt balancer ça chez un éditeur.

— Tu tiens un filon inépuisable, j’ai dit. T’as plus à te fatiguer mon salaud.

On s’est payé un long virage ennuyeux avant qu’il revienne à la charge :

— Hé, je vois que tu t’es arrangé avec Cécilia… ?

— Ouais, elle a fini par m’avoir.

— T’inquiète pas, je vais lui chercher un appart en vitesse, je vais m’occuper d’elle.

— Fais au mieux, j’ai dit.

— Je m’en fous mais tu comprends, je la connais depuis tellement longtemps, je me sens un peu responsable.

J’ai rien répondu, je me suis absorbé dans la confection d’un petit joint à deux places, j’arrivais à faire ça en plein vent. Ensuite j’ai enfoncé l’allume-cigares et quand je me suis de nouveau intéressé à lui, il était en train de me raconter un machin sur les soucoupes volantes :

— … et putain j’avais pas rêvé, c’était bien une foutue soucoupe qui venait d’atterrir dans le jardin, je voyais une espèce de lumière dorée…

— Non ?

— Si si, je te jure, je sais que ça peut paraître fou, mais je te jure, y’avait une de ces lumières autour ! J’ai ce truc gravé dans la tête : Tu me crois pas, hein ?…

— Je te crois, j’ai dit.

— N’empêche que c’est vrai.

— Écoute, te vexe pas mais sincèrement je m’en fous de ton histoire, je m’en fous de savoir si c’est vrai ou pas, c’est juste la manière dont tu la racontes qui m’intéresse, vas-y, continue, fais-moi rêver.

Cette remarque lui a plutôt cloué le bec. C’était pas ce que je voulais, oh non, je voulais entendre parler des petits bonshommes verts et du rayon de la mort. Je lui ai tendu le joint, il l’a attrapé sans un mot. Le soleil se couchait.

— J’espère que tu mesures la chance que tu as, j’ai dit. Les expériences, c’est bon pour les types comme nous, pour avoir des conneries à raconter.

Il ressemblait à un jouet cassé.

— Hé, j’ai fait, parle-moi. On va pas faire tout ce chemin sans se dire un mot. On est des êtres humains, mon vieux.

Mais il s’était vraiment buté et j’ai pas été capable de lui tirer un mot de plus. J’ai donc fait le restant du voyage la tête renversée sur le dossier, à regarder la nuit descendre et j’ai poussé un soupir de soulagement quand on est arrivé, j’ai pu enfin sortir mon cul de sa bagnole de chiatique.

J’ai fait le tour en vitesse et me suis collé contre sa portière pour l’empêcher de descendre.

— Bon, je te remercie pour la balade, j’ai dit. Mais je me sens un peu fatigué maintenant. Bonne soirée.

Les filles sont descendues. Il s’est mis debout dans la voiture, il a enjambé le siège.

— Attends, il a fait. Faut que je lui donne ses valises…

Je me suis tourné vers Cécilia.

— Ça se voyait sur ma figure ? j’ai demandé.

— T’étais ma dernière chance, je sais pas où je serais allée.

— Ça fait du bien de passer pour une sorte d’archange, j’ai dit.

Marc en a profité pour empoigner les valises. J’ai décidé de lui laisser porter les trucs jusqu’à la porte. J’avais à peine ouvert qu’il s’est précipité à l’intérieur en bousculant tout le monde.

J’ai allumé. Il a regardé la pièce d’un œil sombre.

— Hé, mais je vois un seul lit ! il a fait.

— Oui, c’est pas un hôtel ici.

— Bon alors les deux filles pourraient prendre le lit et toi je peux t’aider à installer un truc par terre…

Je me suis amené vers lui en souriant :

— Dis-moi, qu’est-ce que t’es en train de faire au juste ? Tu crois que t’es en train d’installer ta petite amie dans la baraque d’un autre ? C’est ça que tu crois… ?

Il m’a envoyé une espèce de grimace douloureuse.

— Pas du tout, il a fait :

— Bon. Alors on se reverra sûrement un de ces quatre mais ce soir je suis fatigué. Je voudrais être un peu tranquille chez moi. Je te raccompagne, vieux.

Il a essayé de lancer un dernier coup d’œil à Cécilia mais elle regardait ailleurs. C’était une fille assez dure.

J’ai refermé derrière lui et juste après j’ai entendu les pneus de la voiture hurler mais il avait peut-être de quoi se sentir un peu nerveux, la vie n’est pas toujours rose. J’ai marché vers le frigo d’un air songeur et j’ai bu une bière, la nuit avait pas apporté un poil d’air frais.

Quand je suis retourné dans la pièce, Lili s’était déjà endormie sur un fauteuil et Cécilia ouvrait ses valises. Ça faisait beaucoup de monde d’un seul coup, surtout pour un type qui vivait seul, un type qui avait payé cher pour un peu de liberté. Je devais être complètement malade.

— Bon, je crois que je vais prendre un bain, j’ai dit.

— Oui, j’irai après toi. T’occupe pas de moi.

J’ai été pris d’un coup de pompe en regardant couler l’eau du bain, j’avais pas assez dormi, il y a des périodes comme ça où vous avez l’impression que tout vous arrive en même temps et même votre cerveau commence à fatiguer. J’avais vu pratiquement personne pendant tout le temps où j’avais travaillé à mon roman mais depuis le barrage avait cédé. J’ai jeté mes affaires dans un coin et je me suis glissé dans l’eau, c’est vraiment une chance de pouvoir fermer les yeux de temps en temps.

J’ai soulevé un œil quand je l’ai entendue entrer, elle avait les bras chargés de petits pots et de produits, elle s’est plantée devant la glace sans faire attention à moi et elle a posé tous ses machins sur la tablette, je crois qu’elle a poussé un peu les miens aussi, mais je voyais pas bien, elle me tournait le dos. Elle a refait un voyage. C’est comme ça quand une femme s’installe, ça fait toujours un peu peur, elle paraissait heureuse de pouvoir ranger ses affaires autour d’elle, c’est ça l’équilibre, ce qui me scie c’est de voir à quelle vitesse elles arrivent à planter un décor, tisser une toile ou bâtir une forteresse.

Je faisais pas de bruit dans l’eau, mais j’étais bien réveillé, je l’épiais tranquillement, je suivais ses moindres gestes. C’était un spectacle agréable et silencieux. Comment si j’avais aligné les trois cloches dans une machine à sous et que le fric n’en finisse pas de tomber. Plus tard, je lui ai fait poser un pied sur le bord de la baignoire et je l’ai enfilée.