13

Nous ne sommes arrivés à destination qu’en fin d’après-midi parce qu’elle avait tenu à s’arrêter en ville pour faire quelques courses, en fait on avait pratiquement écumé toutes les boulangeries du coin pour constituer un stock de ces petites saloperies molles et transparentes en forme de nounours, crocodiles et tétines parfumés. Tu verras, il est fou de ce genre de machins, elle avait expliqué et je le vois qu’une fois par an, je l’adore, sa femme est morte, je suis la seule de la famille à venir le voir. De mon côté, j’avais aussi craqué quelques billets pour arrondir la provision du grand-père et on a repris la route avec plusieurs kilos de sucreries entassés sur la banquette arrière.

La fille était de bonne humeur depuis un bon moment, elle avait enfilé un pantalon et une immense chemise à carreaux jaunes et noirs et ça lui allait plutôt bien, elle avait même noué ses cheveux en arrière et quand elle riait, vous pouviez trouver à son visage un certain charme, ne serait-ce que par la brillance du regard ou l’épaisseur des lèvres, même si le reste ne suivait pas.

En fin de compte, il s’était rien passé entre elle et moi. Si elle avait joué le jeu jusqu’au bout, je l’aurais baisée jusqu’à la gauche et c’était pas l’envie qui m’en manquait, j’avais juste à imaginer sa chatte humide et collée au cuir du fauteuil ou la blancheur de son énorme cul et d’une manière générale je suis partant avec les neuf dixièmes des femmes un peu vivantes. La seule chose qui m’arrête et qui réduit mon score à une misérable poignée, c’est ce qui arrive ensuite, je veux dire se retrouver avec une femme quand on a la bite encore luisante et qu’on se demande ce qu’on fout là, les dents serrées et tirant des plans sur le meilleur moyen de gagner l’échelle de secours. Je fais partie de ces types angoissés et c’est ce qui m’inquiétait un peu avec cette fille, je voyais mal la suite du voyage avec elle une fois que je serais sorti d’entre ses jambes. Mais je pouvais plus reculer maintenant, j’en avais un peu trop fait, torse nu et mitraillé par le soleil et cette conne qui s’était foutue à poil dans un moment de folie, merde je suis un moins-que-rien, j’ai pensé, mais je tourne dans le premier petit chemin qui s’éloigne un peu de la route.

C’est ce que j’ai fait et on s’est retrouvé sur un chemin de terre cahoteux au milieu des grillons excités. J’ai réussi à me garer sous un arbre. J’ai sauté par-dessus la portière et je lui ai fait signe de me suivre. Il fallait avoir quelque chose d’important à faire pour faire un pas ou deux par cette chaleur, il fallait en avoir vraiment envie. Quand je me suis retourné, la fille suivait pas. Je suis retourné à la bagnole.

Elle avait pas bougé, elle baissait simplement la tête et serrait son short sur sa poitrine.

— Et alors ? Qu’est-ce que tu fabriques… ? j’ai demandé.

Elle a rien répondu. Des machins grésillaient autour de nous et des espèces de mouches tournoyaient dans l’air.

— Hé, tu sais ce que tu veux ? j’ai fait. T’es pas un peu cinglée ?

J’ai posé mes deux mains sur le capot brûlant et j’ai fermé les yeux. Ensuite j’ai arraché une herbe et j’ai fait quelques pas en la réduisant en miettes entre mes doigts. J’ai fait un petit tour pour me détendre, de toute façon je lâchais pas le paradis et quand je suis revenu à la voiture, elle avait mis ce pantalon et enfilé cette chemise incroyable.

— Le plus dur maintenant, ça va être de trouver quelque chose à boire, j’ai dit.

— Je dirais une glace, elle a fait.

Quand on est arrivé chez le grand-père, je peux dire que j’ai été vraiment surpris. La fille m’avait pas donné de détails et j’ouvrais des yeux ronds.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce machin ? j’ai demandé. Qu’est-ce qui pue comme ça… ?

— Eh bien, tu vois, c’est une réserve, elle a dit. Et ce que tu sens, c’est l’odeur des fauves, ils sont tout près d’ici…

— Hé, mais je vois pas les cages, où sont les cages… ?

— J’ai pas dit que c’était un zoo. La plupart des animaux sont dans des parcs, au grand air, il y a juste un truc fermé pour les reptiles. Y’en a un autre pour les gens, on appelle ça la cafétéria.

— Et tout ce machin appartient à ton grand-père… ?

— Oh non, il est juste le gardien ici, mais c’est lui qui s’occupe de tout, il dirige l’équipe d’entretien et l’équipe de surveillance. Il est le seul à habiter ici en permanence.

— Bon Dieu, je m’attendais à un petit pavillon avec un vieillard passé à l’eau de Cologne et deux ou trois chats vautrés dans les coussins.

— C’est pas exactement ça, elle a fait.

J’ai laissé la voiture sur le parking et on s’est dirigé vers une baraque sans étage qui se trouvait juste à l’entrée. On tenait chacun un gros sac de bonbons dans les bras. Il y avait un type un peu plus loin, dans une cabine en plexiglas, un type qui manœuvrait la barrière et vendait les billets. La fille lui a fait un petit signe et l’autre a fait un grand geste, il s’est penché dangereusement au-dehors, j’ai vu le moment où il allait basculer ou s’effondrer avec sa cabine mais il devait avoir l’habitude.

— Il est là-haut, il a braillé, allez-y, il est là-haut… !

— Pourquoi il dit « là-haut » ? Y’a pas d’étage… j’ai dit à la fille.

— C’est comme ça, elle a répondu. Le Chef est toujours « là-haut ».

On est entré dans la baraque et la fille a ouvert une porte sur la gauche. Elle a poussé un cri de joie, s’est débarrassée de ses trois kilos de merdouilles gélatineuses en me les fourrant dans les bras et elle a couru vers un type à cheveux blancs assis au fond de la pièce.

Pendant qu’ils s’embrassaient, j’ai regardé en l’air, j’ai mâchonné quelques machins distraitement, inondé par le soleil couchant qui traversait la fenêtre. Ensuite le vieux a remarqué ma présence :

— Alors, c’est lui, c’est ton copain… ? il a fait.

— Non, elle a répondu, l’autre a pas supporté le voyage. De toute façon, je crois qu’il aurait pas fait l’affaire.

— Merde, mais c’est que je comptais sur lui, moi, il aurait pu m’aider, j’ai la moitié de mes gars en vacances…

Il a paru réfléchir un moment, puis il s’est adressé directement à moi :

— Je pense à un truc, il a fait, et à toi, ça te dirait pas un petit boulot tranquille… ? T’as pas l’air complètement idiot, mon gars, qu’est-ce que t’en dis ?

— Non, je suis juste de passage, j’ai dit.

— Bien sûr, tout le monde est dans ce cas-là, mais qu’est-ce que tu dis de ma proposition ?

— J’ai cherché ces petits boulots tranquilles, toute ma vie, j’ai fait, j’en ai essayé des tas mais ça cachait toujours quelque chose. La dernière fois, je devais laver des carreaux mais le type m’avait pas dit que ça se passait au huitième étage et qu’il fallait faire ça de l’extérieur.

Le vieux s’est gratté la joue et j’en ai profité pour m’avancer et poser les sacs sur la table, ça lui a fait scintiller les yeux. Il a même fait un mouvement pour se lever mais juste à ce moment-là un voyant rouge a clignoté sur un panneau qui se trouvait devant lui et le truc s’est mis à couiner comme un flipper électronique.

Le vieux a empoigné un micro, enfoncé un bouton et une voix nasillarde a éclaté dans la pièce.

— Chef ? Ici c’est Henri, je crois qu’on a un problème au numéro sept.

Le vieux a cogné du poing sur la console puis il a poussé un soupir effroyable.

— Putain, Henri, c’est la troisième fois aujourd’hui… Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe encore, dis-moi ce qu’un de ces connards a encore inventé…

— Il y en a un qui semble en rade avec sa bagnole. On vient de me prévenir.

— Bon sang, j’en ai marre de ces histoires… Bon, dis-moi, est-ce que tu le vois… ?

— Ben non, comment je le verrais, je suis de l’autre côté de la barrière, je suis trop loin.

— Et tes jumelles, Henri, et tes PUTAINS de jumelles ! Je me suis battu pendant des mois avec la Direction pour que tous mes gars soient équipés de ces machins hors de prix, mais est-ce que tu sais seulement comment on s’en sert.

Henri, est-ce que tu tiens à garder ta place, espèce de salopard… ?!!

— Bon, d’accord, bougez pas… Oui, attendez, je le vois mais c’est tout flou d’un œil.

— Ça fait rien. Dis-moi ce qu’il est en train de foutre, est-ce qu’il est sorti de sa bagnole, dis-le-moi.

— Non, je crois pas. La bagnole est remplie de buée, ils sont barricadés là-dedans, je crois qu’ils sont au moins deux.

— Bon, écoute, je suis là dans cinq minutes. Prends le mégaphone et dis-leur de rester tranquilles. Putain, on a déjà eu assez d’ennuis comme ça !!

— Eh, dites donc, mais quel mégaphone… ? Jamais on a eu un truc comme ça ici.

— ALORS ESPÈCE D’ABRUTI, CAVALE JUSQU’À LA CLÔTURE ET JE VEUX T’ENTENDRE BRAILLER JUSQU’ICI, JE VEUX QUE TU PARALYSES CES CONNARDS AVEC TES SEULS CRIS ! JE TE TIENS POUR RESPONSABLE, HENRI, JE TE FOUTRAI TOUT SUR LE DOS À LA MOINDRE EMMERDE !!!

Il a coupé la communication en cognant sur un bouton et le petit voyant rouge s’est éteint. Y’a une bonne ambiance ici, je me suis dit avec un sourire aux lèvres. Ensuite le vieux s’est levé d’un bond, renversant presque sa chaise, c’était un type de taille moyenne, rien que des nerfs et les cheveux hirsutes, habillé comme vous et moi sauf qu’il portait aux pieds des chaussons avachis et usés jusqu’à la corde.

Il a raflé une poignée de bonbons dans un des sacs en clignant de l’œil à la fille puis il s’est planté devant moi en mâchonnant un de ces trucs.

— Bon Dieu, il a fait, tu peux quand même pas me refuser un petit service… Il faut remorquer cette bagnole, je vais peut-être avoir besoin d’un coup de main, mon gars.

J’ai rien répondu mais il m’a envoyé un grand sourire en me glissant quelques crocodiles dans la main.

— Allez, amène-toi, il a fait.

On est sorti au pas de course dans une lumière aveuglante et dorée et le vieux a filé à travers le parking comme un type poursuivi par des chiens enragés. J’étais juste derrière lui, j’étais un mec de trente-quatre ans en pleine forme et quand je l’ai vu grimper dans cette énorme dépanneuse tout terrain, j’ai fait comme si j’avais pas remarqué le marchepied, je me suis accroché à la barre du rétro et avec l’élan j’ai carrément bondi sur le siège de l’autre côté et ça peu d’écrivains peuvent le faire, il faut des bras solides et une certaine force dans les mains mais j’ai fait tellement de boulots à la con, des trucs si épuisants et inimaginables qu’il m’en reste encore quelque chose. Quand je travaillais sur les docks, j’étais capable d’attraper un sac de cinquante kilos de café en plein vol, juste avec mon crochet et le balancer plus loin et il y avait des centaines de sacs à décharger dans la journée et la nuit je pouvais même pas dormir tellement mes bras me faisaient mal, à cette époque j’écrivais des histoires de fou furieux. Le vieux a mis le moteur en marche et le type dans sa cabane a eu juste le temps de relever sa barrière, on a foncé en soulevant un nuage de poussière.

C’était un chemin caillouteux et la dépanneuse dansait là-dessus et vibrait de toutes ses tôles. Le coin était resté relativement sauvage, avec des arbres et des buissons touffus, il fallait juste faire un effort pour oublier les papiers gras jaunis par le soleil et toutes les saletés que les visiteurs délicats balançaient par les fenêtres, toutes ces saloperies qui naissent de l’âme d’un enculé en vadrouille. Le vieux conduisait d’une main et de l’autre il faisait apparaître les petits machins gluants qu’il se fourrait dans la bouche en vitesse. Il faisait encore chaud et j’ai fait une remarque quelconque là-dessus en plissant les yeux.

— Ouais, il a fait, mais t’imagines l’Afrique, mon gars, t’imagines ces virées en pleine brousse sous un soleil d’enfer et pas un seul trou du cul à l’horizon, rien que des animaux couchés dans l’ombre et les lumières du ciel… ?

On a passé une clôture et après deux virages, on est tombés sur la bagnole en panne, une vieille VW rouge avec des autocollants et des fanions à l’arrière. Le vieux s’est garé à sa hauteur, mais on voyait pas à l’intérieur à cause de la buée, il s’est essuyé le front d’un revers de la main avant de cogner au carreau.

— Hé, là-dedans, vous êtes morts ? il a fait.

Un oiseau a poussé un cri lugubre dans les arbres et le carreau de la VW s’est baissé doucement. Un type au bord de l’asphyxie, les yeux dans le vague, a passé sa tête par l’ouverture dans un petit nuage de vapeur. Il y avait une femme à côté de lui, la cinquantaine décolorée et une robe avec des gros tournesols imprimés, elle tenait son sac serré sur son ventre.

— C’est le carbu, a soupiré le type, je parie que c’est le carbu. C’est pas la première fois.

— Un de ces jours, cette voiture sera notre tombeau, a grogné la femme.

— Voyons, bébé, raconte pas n’importe quoi…

— C’est la dernière fois que j’y mets les pieds, t’entends ??? Achète-toi une voiture neuve comme tout le monde, fais-le si t’en es capable !

— Ah, tu me fais marrer, je te jure que tu me fais marrer, a grincé le type.

— T’as de la chance. Moi, comme type, je te trouve plutôt sinistre. Vivement qu’on soit sorti de là.

Le vieux a envoyé une claque sur le toit de la VW.

— Bon, refermez-moi ce carreau, on s’occupe de tout.

Il a fait une manœuvre et on s’est garé juste devant la Coccinelle. Il s’est gratté l’oreille en se tournant vers moi.

— Maintenant, je vais descendre le crochet, il a fait. Et tu te fais pas chier, tu l’attaches simplement au pare-chocs. Y’a rien de plus solide qu’un pare-chocs de VW.

Ce qu’il demandait me paraissait pas trop compliqué et puis c’était une fin de journée très douce, très calme, je pouvais bien faire ça, j’ai entrouvert ma portière en regardant l’horizon suspendu par des nuages roses. Au même instant, je me suis retrouvé complètement paralysé, j’ai senti du chaud et du froid dans mon ventre.

— Bordel, j’ai dit, qu’est-ce que ça veut dire… ? Je vois UN LION qui s’amène, là-bas !

— Bien sûr, c’est le parc numéro sept, a fait le vieux. Treize lions adultes et quelques lionnes. Mais tu risques rien, à cette heure-ci, ils ont déjà mangé, c’est comme des gros chats.

— Écoute-moi, je lui ai dit, t’es bon pour l’asile de vieillards si tu crois que je vais mettre un pied dehors. Je ferais pas ça pour tout l’or du monde !

— Quand j’avais ton âge, j’aurais pas hésité une seconde. Ça m’aurait EXCITÉ !

— La seule chose qui m’excite, c’est quand je travaille à mon roman. Pour le reste, j’essaie de pas trop m’ennuyer.

— Toi, tu m’as l’air un peu spécial, il a fait.

— Ouais, et j’arrive pas trop à digérer que tu m’aies pas prévenu. J’ai failli me retrouver dehors avec ces putains de lions, j’aurais pu être couché sous le pare-chocs et me faire dévorer une jambe.

Rien que d’y penser, je me sens pas bien, enculé.

— D’accord, petit, ne fais pas tant d’histoires. Dans ces conditions je me charge de tout, d’ailleurs je m’en suis toujours tiré sans personne, c’est la meilleure méthode.

— Je suis entièrement d’accord, j’ai dit. Alors tu peux y aller, je te regarde.

Le lion s’était arrêté à une centaine de mètres et il remuait la queue.

— D’après mes calculs, j’ai poursuivi, dès qu’il se mettra à bondir, il te restera quatre à cinq secondes, pas plus. Laisse ta porte ouverte.

Il a levé les yeux au ciel puis il est descendu de la dépanneuse. Sans quitter le fauve de l’œil, il a attrapé le câble et l’a enroulé autour du pare-chocs. Ensuite il est revenu tranquillement et il s’est installé derrière le volant.

— C’est comme des gros chats, je te dis, il faut pas s’en faire une montagne…

Il a mis le contact, embrayé et la dépanneuse a fait un bond en avant. Il y eut un léger sifflement suivi d’un choc effroyable, comme si le toit de la cabine avait heurté l’entrée d’un tunnel.

Le vieux a tourné vers moi son visage défait.

— Bon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé, petit… ?

Je me suis retourné mais j’avais déjà une vague idée de la chose.

— C’est ce que je pensais, j’ai dit. On a arraché le pare-chocs et on s’est assommé avec !

— Ah, Sainte Vierge, a grogné le vieux en baissant la tête, ensuite il a passé la marche arrière et on est retourné à la VW, on a traîné le pare-chocs dans les cailloux, parfois on voyait un éclair argenté sauter à la hauteur des vitres. Le type de la VW nous a accueillis avec des cris hystériques, à demi penché par la portière, mais on n’entendait pas très bien.

Le vieux est resté un instant à triturer son volant, la tête à moitié enfoncée dans les épaules, il a encore jeté un œil dans le rétro pendant que l’autre continuait à gueuler, puis il a ouvert son carreau en quatrième. Il s’est penché au-dehors.

— Écoute-moi, il a crié, je te donne à peine trente secondes, abruti. Descends de ton engin et attache ce foutu câble tout seul, sinon t’es bon pour passer la nuit ici et les vautours viendront crever tes pneus à coups de bec, t’entends… ?

La femme a poussé un cri et le type est sorti quasi instantanément. Il a jeté des regards effrayés autour de lui et il s’est emparé du câble. Le lion a poussé un rugissement avant de se coucher dans l’herbe, il a envoyé des coups de patte dans un truc invisible. Le type s’est agenouillé à l’avant de la VW et ensuite il s’est allongé dessous et il a commencé à s’activer au milieu de la piste. On voyait juste ses jambes qui dépassaient et son froc était couvert de poussière. Le vieux m’a montré d’un signe de tête le lion qui continuait à jouer et à pousser des grognements à la tombée du soir, dans l’air tiède et bleuté.

— Regarde comme il est beau, il a fait.

J’ai allumé une cigarette, les deux pieds appuyés sur le pare-brise, je serais bien resté comme ça pendant des heures et des heures, à méditer sur la Création d’une manière abstraite et décousue, mais le vieux a poursuivi son idée :

— Écoute, je vais te dire une chose. On a déjà eu des accidents ici. Deux types se sont fait dévorer, deux petits malins. Mais je peux pas en vouloir aux lions, je trouve même que c’est normal s’ils peuvent se payer un type de temps en temps.

Il s’est arrêté un instant, le temps de m’envoyer un regard et il a ajouté :

— Tu sais, il se passe pas un jour sans qu’un mec s’amuse à les brûler avec un miroir ou à leur rouler sur les pattes.

J’ai réfléchi un moment à ce qu’il venait de me dire, puis j’ai ouvert mon carreau. L’autre était toujours couché sous sa bagnole.

— BORDEL, Y’EN A UN QU’EST EN TRAIN DE RENIFLER TES JAMBES !! j’ai gueulé.

Le mec s’est rétracté sous la Coccinelle en gémissant et j’ai souri au vieux.

— Moi, je serais partant pour les laisser là, j’ai dit. On reviendrait voir demain matin…

— Ça serait super, il a fait.

On a encore attendu cinq minutes et le type a émergé de sous son engin, il a récupéré son pare-chocs et s’est installé au volant de la VW sans nous regarder. Le vieux a démarré et cette fois tout s’est bien passé, on est rentré sans se presser en visant les ornières pour les secouer un peu et maintenant il faisait presque nuit et j’ai entendu un chien aboyer, ou peut-être un coyote et un oiseau énorme s’est envolé dans les phares et a disparu dans les arbres.

— Si tu veux, tu peux rester quelques jours, a fait le vieux.

— J’en sais rien, je vais voir…

— Ça dépend de quoi ? il a demandé. Ça dépend du fric ?

— Non, j’ai dit.

— Alors t’as quelque chose d’autre à faire ?

— Non, pas spécialement.

— Ça dépend de quoi, alors ?

— Ça dépend comment je suis luné. Ça dépend si le ciel m’envoie un signe.

On a largué la VW sur le parking, on a laissé le type se démerder avec son carbu et pour l’histoire du pare-chocs, le vieux lui a dit la réserve est fermée maintenant, revenez demain et on fera les papiers nécessaires, je veux plus entendre parler de rien après la fin des visites et donc on a planté le type sur place et on est rentré dans la baraque en fermant la porte à double tour.

La fille avait préparé une omelette et de la salade et on est passé rapidement à table. J’ai vidé quelques bières d’affilée et bientôt j’ai été largué, j’ai pas vu passer la soirée sauf que le vieux était un vrai fana de jazz, il a tenu à me faire écouter tous ses disques et bien sûr c’est tout à fait le genre de musique que je peux pas blairer et c’est ce que j’essayais de lui faire comprendre mais il faisait la sourde oreille, ce vieux rescapé de la beat génération, il avait trouvé le truc parfait pour me casser les couilles. Je parvenais juste à me calmer en suçant sans arrêt des petits crocos au ventre blanc et la fille était enfoncée dans un fauteuil avec une pile de revues sur les genoux.

De temps en temps, elle levait les yeux et me regardait. Je trouvais agréable d’être regardé comme ça par une fille de dix-huit ans, une lycéenne tiraillée par le mystère du Sexe et qui vous fixait droit dans les yeux avec un mélange de crainte et d’arrogance. Ces filles entretenaient un monde magique et tout ça pouvait être d’une rare finesse, c’était seulement par la suite que les choses se gâtaient, une fois qu’elles avaient appris à nous connaître.

Le vieux me faisait bâiller avec ses machins et pour lutter contre le sommeil, je me suis mis à penser à quelque chose d’épouvantable, je me suis dit imagine que Nina pique une colère folle et qu’elle balance ton manuscrit par la fenêtre, je pouvais presque voir les feuilles qui volaient dans la rue noire et s’enroulaient autour des fils électriques et cette image m’a complètement réveillé, je me suis levé en frissonnant et j’ai marché nerveusement dans la pièce. Je travaillais sur ce bouquin depuis plus d’un an et chaque page représentait un travail considérable car j’avais mis au point un style nerveux et éthéré, sifflant comme une lame, la première écriture aérodynamique avec des lignes d’une pureté majestueuse, lisses comme des billes au carbure de tungstène et ça me tombait pas du ciel, ça me faisait même plier les genoux. Malheureusement, personne s’intéresse plus au style aujourd’hui, alors que c’est la seule chose qui compte, heureusement qu’il y a des types comme moi qui travaillent dur, qui restent dans l’ombre, même si je trouve ça franchement dégueulasse. Au moins, ils pourraient envoyer la monnaie…

Je me suis approché de la fenêtre pour me changer les idées et le type était toujours au milieu du parking, plongé dans le moteur de la VW comme dans la gueule d’un hippopotame et la bonne femme dormait sur le siège avant, la tête retournée en arrière, oui la vie est pleine d’images effrayantes, c’est pas toujours facile, le soir, d’entrer dans une chambre et de s’asseoir au bord du lit pour défaire tranquillement ses lacets et ensuite se glisser dans les draps et regarder le plafond d’un cœur léger.

Le vieux nous a souhaité une bonne nuit et la fille m’a dit je peux te montrer ta chambre si tu veux. J’ai dit oui et au passage j’ai embarqué une dernière bière, je tenais pas à être réveillé en pleine nuit par le hurlement des hyènes ou le ricanement des singes.

La fille m’a conduit dans une chambre au fond d’un couloir et je suis tout de suite allé vérifier si le lit était convenable, c’est-à-dire pas trop mou et même je suis pas contre une certaine rudesse. Il était au poil ce lit, je me suis donc allongé avec le sourire aux lèvres mais la fille est restée dans l’encadrement de la porte. J’ai croisé mes mains derrière la tête pour voir ce qui allait venir.

— Je suis pas fatiguée, elle a fait. Ça te dirait de jouer à quelque chose… ?

J’ai eu peur de comprendre, je me suis dressé sur un coude.

— Est-ce que tu penses à une partie de dominos ? j’ai demandé.

— Oui, si tu veux. Ou une partie d’échecs.

— Non, je suis trop lessivé. Amène les dominos.

Elle est allée chercher les trucs et on s’est installé sur le lit. J’ai allumé une cigarette pendant qu’elle mélangeait le jeu et j’avais ma bière bien calée entre les jambes, il manquait juste un peu de musique pour que tout soit parfait, y’a pas un seul jeu au monde plus reposant que les dominos, surtout si on joue avec un certain détachement.

— Tu veux de la musique ? elle a demandé.

— Oui, n’importe quoi sauf du jazz.

Elle s’est levée et elle est revenue avec un truc à cassettes et un tas de bandes.

— Supertramp ? elle a demandé.

— N’exagère pas, j’ai dit.

— Fela ?

— Parfait. Pour commencer, je t’annonce un double-six.

On a fait quelques parties en silence, absorbés par le jeu et la musique et les dominos s’alignaient dans les plis de la couverture, c’était un peu confus mais la fille jouait avec beaucoup de finesse et je pensais à rien, parfois la nuit démarre en pente douce. Je buvais tranquillement ma bière en regardant le plafond quand elle m’a demandé :

— Tu as quel âge ?

— Trente-quatre dans un mois.

— Est-ce qu’on est plus avancé à trente-quatre… ?

— Non, je crois pas.

— Oh merde, tu peux pas savoir comme je trouve cette vie chiante.

— C’est un bon départ. Ça prouve que t’es en bonne santé.

— Je voudrais trouver quelque chose qui me tienne debout, quelque chose qui en vaille la peine.

— C’est une course folle dans la solitude glacée, j’ai fait.

— Sans blague…

— Oui, mais il est plutôt conseillé de rester au chaud. Regarde autour de toi, tu crois que les gens se préoccupent de savoir si la vie a un sens ? Non bien sûr, ce qui les intéresse c’est de se protéger des coups durs, d’en profiter le plus longtemps possible et de réfléchir un minimum. C’est pour ça qu’on vit dans un monde dur, avec des vitrines remplies de merde et des rues vides qui conduisent nulle part.

— Merde alors, tu me scies les bras et les jambes !

— Ouais, l’emmerdant avec la bière, c’est que tu sais jamais si tu dois emporter un filet à papillons ou un bazooka. En fait, tout n’est pas si noir que ça mais il faut savoir se défouler un peu. Je crois qu’en fin de compte je suis pas un type désespéré.

Elle a paru se désintéresser de la conversation, elle a soupiré en regardant ses mains.

— Tu crois que la vie a un sens ? elle a demandé.

— Un jour, je tiendrai plus sur mes cannes, j’ai dit. Une infirmière me conduira au fond du jardin et je passerai des jours entiers le regard immobile, à baver dans un rayon de soleil blanc.

J’ai retourné les dominos et je les ai éparpillés sur le lit.

— Écoute, j’ai repris, je crois pas que je puisse t’apporter grand-chose. Quand je vois tous ceux de ta génération cavaler furieusement après un boulot et saliver comme des vaches devant LA SÉCURITÉ, je me demande si on ferait pas mieux de s’arrêter là. Ou alors ne cherche pas à me retrouver dans dix ans quand tes copines partiront aux sports d’hiver et que tu resteras seule dans une chambre à te geler le cul avec des tonnes de factures impayées. Il faut voir aussi ce côté du problème.

— Ouais, mais je peux pas saquer les sports d’hiver. Ni les plages. Et je tiens pas à avoir une grosse bagnole ni une super baraque, tu sais ça me ferait chier que mes désirs soient les mêmes que tout le monde, ça me ferait peur.

— T’es une espèce d’extraterrestre, j’ai dit.

— Ça va, me prends pas pour une conne.

— Crois pas ça, j’ai dit. Mais si j’étais ton père, je penserais : « Il vaut mieux que ce type la baise plutôt qu’il la détruise avec ses idées foireuses sur la vie. »

— Ce qu’est bien, c’est que je te connais pas du tout. C’est pour ça que j’ai envie de parler avec toi, ça me paraît vraiment facile.

— Je crois que j’ai perdu cette fraîcheur d’âme, j’ai dit. Mais je te comprends. Moi maintenant, je parle tout seul, je fais plus chier personne.

— Ça veut dire que t’en as marre ? elle a demandé.

— Ouais, je suis fatigué.

— Bon, je vais te laisser. Mais quand même, j’aimerais bien avoir ton avis là-dessus.

— Vas-y, quel est le problème… ?

— Est-ce que la vie a un sens ?

Je me suis allongé en arrière sur le lit et j’ai allumé une cigarette, merde alors, elle attendait de moi quelque chose de profond et c’était pas ma spécialité, j’étais un type aérien et je savais qu’il fallait pas que je rate mon coup, j’ai noyé la chambre dans un nuage de fumée bleue, le regard vissé au plafond :

— Bien sûr, j’ai dit. Putain, bien sûr que oui !