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Je suis reparti de chez Nina dans la soirée, à une heure de pointe. On avait bu un coup chez la mère de la petite copine, une rousse aux yeux clairs avec des gros seins et j’avais appris incidemment qu’elle venait souvent se baigner près de chez moi, il paraît que c’était la plage la plus proche, le monde était tout petit. Elle avait proposé de venir prendre Lili à l’occasion, ça l’ennuyait pas du tout et moi je pensais que c’était toujours ça de gagné. Je lui avais laissé mon adresse. Ensuite on était rentrés tous les trois pour mettre quelques derniers trucs au point. Maintenant on était plus que tous les deux, Lili et moi.
Je me suis fait chier pour sortir de la ville, il fallait respirer doucement à cause de la chaleur et il faisait presque nuit, des roses et des mauves encore brûlants, très soutenus. Je me suis retourné sur la banquette arrière pour voir si elle dormait toujours. Bon, ça va, heureusement, j’ai pensé, jusque-là ça va. J’avais un gros sac à côté de moi, rempli d’un tas de fringues et de je ne sais quoi d’autre, je devais surveiller qu’elle se couche pas trop tard, qu’elle mange et qu’elle avale ses pastilles au fluor, je devais lui faire prendre un bain tous les jours que Dieu fait et ce genre de choses, enfin merde, tu verras bien, C’EST QUELQUE CHOSE DE VIVANT ! m’avait dit Nina et ensuite elle nous avait virés sur le palier pour éviter les effusions inutiles, j’avais espéré quelque chose de meilleur mais je me suis dit qu’elle faisait pour le mieux, elle avait même précisé un truc, on était les yeux dans les yeux :
— N’essaie pas de venir me voir à l’hôpital ou je t’adresserai plus jamais la parole…
— Au moins une fois… j’ai proposé.
— Non, t’y avise pas !
Je me suis arrêté au même truc qu’à l’aller, il y avait pratiquement pas de voitures sur le parking. Avant de quitter la bagnole, je me suis assuré une nouvelle fois qu’elle dormait bien. Elle avait des cheveux blonds, elle était fine, bronzée, elle avait les bras tendus derrière la tête et elle venait juste d’avoir huit ans, je me souvenais plus quel effet ça faisait d’avoir huit ans, j’ai jeté un coup d’œil autour de moi et si j’avais eu un conseil à lui donner, je lui aurais dit DÉPÊCHE-TOI, FAIS VITE MA VIEILLE !
J’ai bu un rhum-coca et ça m’a donné un coup de fouet pour repartir mais la voiture se traînait, il fallait prendre son mal en patience. Un peu avant d’arriver, j’ai mis de la musique, j’ai allumé une cigarette, je me sentais dans une drôle de situation et cette histoire avait un goût indéfinissable. J’avais pas entendu les trois premières mesures de Madame Butterfly qu’un doigt vrillait dans mon dos.
— Hééééé toi, je te signale que je dormais !
— Bon, commence pas à me faire chier, j’ai dit.
Elle a enjambé la banquette, viré le sac par terre et s’est installée à côté de moi.
— Mets la ceinture, j’ai dit.
Elle a lancé un œil au compteur de vitesse.
— À ce train-là, ça risque rien, elle a fait.
— Je suis bien d’accord mais attache-la quand même.
— Pourquoi faut faire des trucs qui servent à rien ?
— Tu connais rien à la vie, j’ai dit.
Elle s’est mise à fixer la route, à genoux sur le siège, elle s’est concentrée là-dessus à une vitesse incroyable, j’existais déjà plus et elle était aussi belle qu’une femme, juste un peu plus lointaine, elle a enfoncé son pouce dans sa bouche et l’a enlevé aussitôt.
— C’est encore loin ? elle a demandé.
— Ouais, on arrive, j’ai dit. Tu vas pouvoir dormir.
— Hé, mais ça va pas, et quand est-ce que je vais manger alors ?
— T’inquiète pas, on va se démerder…
— Je veux des frites.
— Oh putain…
— Je vais les faire, je vais m’en occuper. Hey, si tu veux je vais faire à manger. On va faire un gâteau.
Je l’ai regardée, elle avait les yeux grands ouverts, elle triturait un petit morceau de sa jupe et avait passé un bras par-dessus le dossier, elle souriait, elle se donnait à fond dans tout ce qu’elle faisait, c’était un truc facile à comprendre. Bien sûr, en vieillissant, elle perdrait cette habitude, la vie lui apprendrait deux ou trois petites choses, oui dans ce monde il fallait pas faire le malin, il fallait essayer d’assurer, pas remettre son tapis à chaque fois, c’était de la folie pure ou alors il fallait pas s’étonner. J’ai fait claquer mes doigts.
— Écoute, je crois bien que je dois avoir du chocolat, on peut faire un truc avec du chocolat et je dois aussi avoir ces petits bidules argentés qu’on jette dessus et de la noix de coco en miettes. Tu crois que ça pourrait aller… ?
— Oui oui, des œufs, de la farine, du beurre, t’as toutes ces choses-là ?
J’ai hoché la tête, le pied enfoncé sur l’accélérateur, on allait bientôt arriver à cent.
— Dis donc, j’ai fait, j’ai l’impression qu’on va s’en payer.
— Bon, tu feras tout ce que je dis, tu mettras la table.
— D’accord, tu feras la vaisselle.
— Alors merde, on est pas bientôt arrivé ?
— Ouais, ça y est presque.
Je me suis enfin garé et j’ai attrapé ses affaires. Pendant que je cherchais mes clés dans ma poche, elle s’est accrochée au bas de mon tee-shirt et elle a pris son pouce, il y avait de la lune, je la voyais parfaitement bien, je commençais à aimer la manière dont elle faisait déraper ses yeux. J’ai ouvert la porte.
— T’es fatiguée, hein ?
Elle a sursauté et elle est entrée la première.
— Non, pas du tout, elle a dit.
Elle a tout de suite foncé dans la cuisine. Il devait être dix ou onze heures du soir, j’ai posé son sac et je me suis assis en soupirant, elle me regardait avec les poings enfoncés dans les hanches.
— Bon alors, j’ai dit, tu te sens d’attaque ?
— Fais voir ce que t’as comme chocolat, sors-moi tout ce qu’il faut.
— On fait plus de frites ?
— Si si, tu vas les faire et moi je fais le gâteau. Il faudrait un tablier.
— Non, ça j’ai pas ça. Je vais te donner un torchon.
— Tu me donnes un torchon propre.
— Oui, bouge pas.
— Et il faut sortir les trucs sur la table.
— Écoute, tu m’as l’air assez grande, t’as qu’à grimper sur une chaise. C’est dans les placards, démerde-toi. Comme on va rester un moment ensemble, je vais pas toujours être derrière ton dos, commence à repérer les trucs, je reviens.
Je suis allé dans l’autre pièce pour me rouler un joint, j’ai mis de la musique et je suis revenu m’asseoir dans la cuisine, je me suis mis à éplucher des pommes de terre. Elle avait trouvé les tablettes de chocolat, elle pliait proprement les feuilles d’aluminium sur son ventre. Elle a louché une seconde sur le joint puis elle est allée ouvrir la fenêtre.
— Ah qu’est-ce que ça pue, ce machin !
— Tu trouves ?
Au bout d’un moment, je me suis senti vraiment bien avec elle et ça n’avait rien à voir avec le joint, c’était simplement qu’il n’y avait aucune tension entre nous, elle me parlait sans avoir l’air d’attendre une réponse et je pouvais même rigoler tout seul, elle se vexait pas, elle se mettait à rire plus fort que moi, je me suis pas affolé quand je l’ai vue faire cette espèce de mélange dans la casserole, j’y avais jamais rien connu en gâteaux, en fait ça m’a paru plus facile que je croyais.
Pendant que le truc cuisait au four, on s’est installé devant les frites, l’un en face de l’autre et on s’est fait des petits tas dans les assiettes, moutarde mayonnaise et ketchup, il suffisait de tortiller un petit bout de pomme de terre là-dedans pour atteindre les sommets. Je rigolais pour un rien.
Ensuite, j’ai tout viré dans l’évier, je lui ai dit on fera ça demain, on laisse tout tomber pour ce soir, on sera mieux à côté pour manger ton gâteau.
— Non non, elle a dit. Je préfère faire la vaisselle le soir.
— T’es sûre ? Tu fais comme tu veux.
Elle a installé une chaise devant l’évier, elle s’est mise à genoux dessus et elle a commencé son petit boulot. En l’attendant j’ai empoigné une canette et je me suis laissé choir dans le fauteuil. J’ai pensé à Nina qui devait préparer sa valise pour l’hosto et à la nuit qu’elle allait passer mais je pouvais rien y changer, j’étais pas assez fortiche pour ça, j’étais juste un mec cloué par une portion de frites.
Peu de temps après, j’ai vu le gâteau au chocolat qui faisait son entrée dans la pièce. On a posé le truc sur l’accoudoir et je l’ai coupé en deux dans un grand moment de silence. On s’est salué d’un petit signe de tête avant d’attaquer.
C’était le genre de machin un peu lourd et assez consistant, mais sans déconner j’ai adoré ça, j’en ai pas laissé une seule miette et elle m’envoyait des coups d’œil remplis de fierté, on se faisait un cinéma à tout casser, je me léchais les doigts, je levais les yeux au ciel, ça faisait une paye que j’avais pas connu un truc aussi parfait, quelque chose d’un peu délicat. Merde, j’ai pensé, pourquoi c’est pas toujours aussi simple, c’est tellement bon de se laisser avoir par une merdouille au chocolat.
On a parlé un petit moment. C’était une conversation plutôt décousue mais c’était tout ce que je voulais, les mots venaient facilement, je me demandais si j’aurais la force de me tirer de ce fauteuil et ensuite j’ai réalisé qu’elle me secouait par un bras :
— Allez, viens… je peux pas toute seule, elle a dit.
— Mais si, j’ai dit, merde, tu vas y arriver.
— Non, il me faut QUELQU’UN !
— Ça sera pas toujours comme ça. C’est plus dur que tu crois.
— Je m’en fous. Viens.
Je me suis levé et je me suis traîné jusqu’à la salle de bains derrière elle.
— Oh, t’as pété un carreau ? elle a demandé.
— Non, moi je suis pas dingue.
Je l’avais presque oubliée, celle-là, cette emmerdeuse de première, c’était la dernière fille que j’avais vue dans ma baignoire, un beau coup envolé.
J’ai ouvert les robinets. Je suis allé me chercher une cigarette en courant et je suis revenu m’asseoir près d’elle, je me suis accoudé sur le rebord.
— Je trouve que c’est meilleur le soir, elle a fait.
— On dirait que tu commences à en connaître un bout.
— Quand je te le dirai, tu me frotteras le dos.
— T’as de la chance, je suis un spécialiste de la question.
J’ai attendu en fumant avec les yeux dans le vague et quand elle m’a fait signe j’ai attrapé le gant et le savon et je l’ai astiquée. Elle tenait ses cheveux remontés en l’air pour pas que je les mouille, elle faisait ça d’une manière gracieuse, sans chiqué, j’ai trouvé ça formidable, pour me marrer je lui ai savonné les fesses, elle s’est tortillée, j’ai souri, j’ai enlevé le gant et je l’ai balancé dans l’eau.
— Voilà, j’ai dit. Je te laisse faire le reste.
— Ça va, je te remercie. T’aurais pas des bains moussants ?
— Non, c’est ta mère qu’avait ça. Elle les a pas laissés.
— Dommage.
— Ouais, tu l’as dit. Essaie de pas laisser le coin trop dégueulasse…
Je suis retourné dans la cuisine pour boire un verre d’eau, j’ai pas allumé et j’ai repensé à Nina, ça a duré juste une seconde, le temps que je me ressaisisse. Je suis bon pour divaguer dans le noir, je tiens bien la distance, sauf que j’ai un penchant pour la mélancolie et les histoires foireuses. Mais malgré tout, le suicide me tente pas. C’est comme les mauvais films, j’ai pas de mal à les regarder jusqu’au bout parce qu’il arrive un moment où je sens plus rien du tout et je peux garder un visage serein tout en m’enfonçant dans les marécages, en général je m’en sors neuf fois sur dix. J’ai bu mon verre lentement avant de revenir dans la lumière.
Elle a traversé la pièce enroulée dans une serviette, la mienne je crois bien, je l’ai entendue fouiller dans son sac. Ensuite elle est venue se planter devant moi avec son petit slip à pois rouges, elle s’est gratté le bras.
— Où je me mets pour dormir ? elle a demandé.
— Ben on a juste un lit pour nous deux mais il est grand. Ça devrait aller.
— Moi quand je dors, je bouge pas d’un poil.
— Ouais, moi non plus.
Elle a fait demi-tour aussi sec et elle a grimpé sur le lit. Elle a tiré le drap sur elle en me tournant le dos.
— Je me couche pas tout de suite, j’ai dit. Ça va, la musique… ?
— Ouais, mais y’a trop de lumière.
Je me suis levé et j’ai tout éteint. Je suis resté dans le noir pendant un bon moment pour me donner du courage, il fallait que j’attende que ça vienne, je pouvais rien faire sans ça, c’est toute une merde pour donner le meilleur de soi-même, c’est ce qu’il y a de plus dur au monde.
Je me suis accordé une bière pour m’aider, je l’ai avalée tranquillement, j’ai monté la musique d’un cran, un machin africain avec des cuivres et j’ai enfourché mon tabouret en or massif, cette saloperie dure et inconfortable. J’aime bien avoir un peu mal quand j’écris, je fais partie de la vieille école, je suis d’accord pour souffrir un peu.
Je me suis mis à taper dans un rayon de lune et au bout d’une heure, j’ai commencé à en chier vraiment. Je devais m’arrêter toutes les cinq minutes pour me cambrer en arrière ou renverser la tête en me frottant les yeux. J’avais pas encore le titre mais ça se passait pas trop mal, je me servais de toutes les conneries qui m’étaient arrivées, je retrouvais des gens que j’avais connus et je devais faire attention de pas me laisser délirer, tous les trucs déboulaient en cascade.
Parfois je me marrais vraiment mais dans l’ensemble c’était plutôt dur, c’était la bonne proportion, j’essayais surtout de faire gaffe à la pureté de mon style, en fait c’était tout ce qui m’intéressait, l’histoire n’avait pas tellement d’importance, je pouvais rester des heures sur une petite phrase qui bloquait ou cavaler pendant des kilomètres avec un bon rythme, je rigole pas du tout quand je dis ça, j’ai presque les larmes aux yeux.
Avant le lever du jour, j’avais liquidé un passage d’une beauté étrange, ça faisait assez Kerouac dans ses meilleurs moments sauf que l’autre était mort et entre-temps j’avais connu la navette spatiale, la récession mondiale et la période néo-rock. J’ai fait aucune correction parce que je voulais pas allumer mais c’était presque tout le temps comme ça, je me sentais complètement vidé après, j’étais incapable de prendre un peu de recul, toutes les merdes de la vie viennent de là. Le pied, quand on écrit, c’est qu’on peut toujours revenir en arrière, c’est moins dangereux que la scène ou travailler devant une machine à emboutir, huit heures par jour avec l’envie de bâiller. J’ai glissé les feuilles dans le tiroir en me raclant la gorge, je me suis mis à poil et je me suis couché, j’étais complètement mort.