20
Pendant les jours qui suivirent, j’ai fait une bonne cure de musique, je suis pas sorti de chez moi et j’avais réglé les boutons sur une puissance suffisante. Je pouvais entendre aucun bruit de l’extérieur, le téléphone était débranché et tous les rideaux étaient tirés. Ça m’a rendu à moitié cinglé mais la baraque était remplie d’énergie, la baraque était comme un poumon artificiel et je noircissais des pages avec une passion frénétique, ça m’évitait de penser à ces deux filles.
Quand je pouvais pas faire autrement, je fixais un point devant moi et je le quittais pas des yeux. Je deviens compliqué avec l’âge, je deviens complètement foireux, même, je le pensais vraiment, c’était de ma faute si ces deux filles m’obsédaient, c’était parce que je le voulais bien, parce que je m’étais fourré dans la tête qu’elles représentaient quelque chose dans ma vie, je m’amusais à manipuler ce genre d’idées avec un plaisir malsain. C’est bon de souffrir juste ce qu’il faut, ça aiguise les sens et y’a rien de tel pour écouter de la musique, c’est ce que je faisais et entre parenthèses, je suis tombé à genoux devant le dernier Talking Heads, impossible de résister à un truc comme This Must Be the Place, impossible de pas se sentir gonflé à bloc.
Un matin, je sortais pour aller faire quelques courses et je me suis aperçu que le temps avait changé. L’air ne sentait plus la même chose, l’été était vraiment fini maintenant. Il avait plu pendant la nuit et les trottoirs étaient encore mouillés, la rue était d’une netteté incroyable avec une dominante bleue. Il y avait du vent, ça m’a réveillé d’un seul coup, j’ai été pris dans un tourbillon humide de feuilles mortes. Je me suis arrêté en ville à un truc de lavage automatique et pendant que j’attendais mon linge, un orage formidable a éclaté, le ciel a viré au Déluge sans prévenir.
Les premières gouttes ont éclaté sur le sol avec un bruit d’œuf cassé et les éclairs ont suivi. Il y avait que des femmes dans le magasin et les éclairs se succédaient à une cadence rapide, le tonnerre faisait trembler les murs tandis que la rue se transformait en torrent. J’ai regardé ces femmes pressées contre la vitrine, je les entendais discuter et pousser des petits cris et pendant ce temps-là, des chemises d’homme tournaient dans les machines, toutes ces femmes vivaient avec des types, bien sûr, et je me tenais un peu en arrière pour les observer, toute cette pluie me donnait sacrément envie de baiser mais laquelle était l’oiseau rare ? Est-ce que parmi ces quelques femmes il pouvait pas y en avoir une qui se sente un peu seule et qui ait la matinée à perdre ?
Mais ce genre de choses ne m’arrivait pas à moi, j’ai jamais eu la chance de baiser une inconnue dans le quart d’heure qui suivait. Quand l’orage a cessé, je suis sorti avec mon linge propre et j’ai marché lentement jusqu’à la voiture. Pourtant personne m’a appelé, personne m’a tiré par la manche, personne m’a foutu la main aux fesses.
J’ai traîné un peu dans un supermarché et là j’en ai vu des superbes, des filles presque pliées en deux sur leur chariot à roulettes, avec les cuisses nues et d’autres avec les bouts dressés sous un petit pull, mais elles semblaient toutes en train d’accomplir un acte tellement extraordinaire que rien ne pouvait les arracher à leur petit monde et je passais tout près d’elles, me cognant à leur regard vide pendant qu’elles réfléchissaient au menu de la semaine. Ce qui me rendait vraiment malade, c’était que la journée venait juste de commencer mais je savais que c’était foutu d’avance, il valait mieux que j’essaie de penser à autre chose.
J’ai préféré rentrer et me remettre à travailler. Je me suis calé sur le lit avec des chips, des joints et de la bière et je me suis mis à penser à mon roman. J’avais l’impression de tirer une immense couverture hors de l’eau et le truc scintillait sous la lune au fur et à mesure que je le remontais, c’était un exercice fatigant mais je pouvais tenir le coup pendant des heures. Parfois je me demandais lequel de nous deux existait vraiment. En général, quand je me levais, c’était pour passer derrière ma machine, sinon je m’endormais sur le lit et je remettais ça au réveil, je remettais ça jusqu’à ce que ça vienne et quand toutes les jointures de mes doigts avaient craqué, je fermais les yeux et je me massais les tempes. Je crois que c’est une bonne formule d’alterner le plaisir et la douleur, ça met tout de suite dans le bain. Mais ce jour-là, ce qui m’a arraché à mon boulot, c’est un petit oiseau gris qui est entré par la fenêtre.
J’ai levé un œil pour le regarder tourner dans la pièce, c’était la fin de l’après-midi et je me sentais sans forces. Ensuite il a foncé vers la fenêtre comme une flèche mais il s’est gouré, il a choisi le battant qui était resté fermé et s’est assommé dans le carreau. Il a roulé sur le sol comme une grenade dégoupillée. Je me suis levé d’un bond et je l’ai ramassé, je l’ai pris dans mes mains. Son bec était pas cassé, c’était une chance et sinon je voyais rien qui clochait, sauf qu’il restait sans bouger avec les yeux ouverts.
J’ai cavalé jusqu’à la cuisine et j’ai mis de l’eau dans une soucoupe. Je lui ai tenu un peu la tête pendant qu’il buvait, j’espérais qu’il allait s’en tirer, moi aussi j’espérais que j’allais m’en tirer. Au bout d’un moment, j’ai essayé de le faire tenir sur ses pattes mais il a glissé sur le côté, ses toutes petites jambes tournées vers le plafond. Je suis allé au bord de la fenêtre, histoire de lui donner un peu d’air et de lui montrer le ciel pour l’encourager. L’air frais m’a fait du bien. Le ciel était légèrement nuageux, rose et bleu. J’ai fait une nouvelle tentative et cette fois il a tenu sur ses pattes, je me suis dit qu’on commençait à voir le bout du tunnel.
Au lieu de ça, il a suffi d’un petit coup de vent, trois fois rien mais cet idiot a pas eu la force de se cramponner et il a dégringolé par-dessus bord. J’ai entendu un petit bruit mat. Oh merde, j’ai pensé, ce coup-ci ça va l’achever, il a pas eu le temps de se remettre, il a pas eu la moindre chance.
Je suis sorti dehors, j’ai fait le tour de la baraque en cavalant. Quand je l’ai retrouvé, il avait l’air dans les pommes. Un chat a miaulé dans les buissons, je me suis baissé vite fait pour ramasser mon copain.
— Hé, machin, t’es toujours vivant ? j’ai demandé.
Il a ouvert un œil et j’ai respiré, on faisait une bonne équipe tous les deux, on était des durs à cuire. On est rentré en roulant des mécaniques. Je lui ai donné quelques gouttes de lait, je sais pas s’il a apprécié mais moi je me suis envoyé le reste de la bouteille.
Vers dix heures du soir, il s’est envolé. J’ai fermé les fenêtres, éteint la lumière et je suis sorti. Dix minutes après, je me garais devant chez Marc. J’ai sonné, Cécilia est venue ouvrir.
— Oh, elle a fait. C’est toi… ? Je te croyais mort.
— Non, pas vraiment, j’ai dit. Je passais dans le coin.
— On a de la chance… Peut-être que tu as le temps de boire un verre ?
Elle a tourné les talons sans attendre et je l’ai suivie jusqu’au salon. Chouette baraque. Chouette fille. Où était ma putain d’étoile ?
Je venais juste de m’asseoir avec mon verre, on s’était pas encore dit un mot quand Marc est descendu en coup de vent, les cheveux ébouriffés et pieds nus. Il a foncé à la cuisine et il est ressorti avec une bouteille de coca. Il allait regrimper les marches quand il m’a vu. Il m’a souri d’un air absent.
— Ah… salut, il a fait. Hé, heu, hé, tu m’excuses, hein… ? Je suis en plein dans mon roman, tu sais ce que c’est. Je suis en train de faire un malheur.
J’ai hoché la tête en levant mon verre dans sa direction et la seconde d’après il avait disparu.
— Je savais pas qu’on pouvait marcher au coca. Il a l’air en pleine forme, j’ai dit.
Elle s’est assise en face de moi avec les yeux brillants. Ça lui allait bien, un peu d’intensité fait de mal à personne, c’était quelque chose d’agréable de regarder cette fille, de se laisser envahir par la beauté étrange de son visage. J’aurais bien aimé arracher cette tête et la ramener chez moi. C’est surtout le visage qui m’accroche chez une fille, je sais que je vais passer beaucoup plus de temps avec son visage qu’avec le reste. J’avais cet air dans la tête, This Must Be the Place, je l’entendais carrément, incroyable comme ce truc pouvait me filer la patate, je pouvais sentir la caresse du destin. J’étais relax mais prêt à bondir comme un chat, j’avais quelques vies en réserve.
— Tu as déjà lu les trucs de Marc ? elle a demandé.
— Non. Mais je connais sa méthode.
— Cette fois-ci, il a l’air de vraiment s’y mettre.
— Il suffit pas de s’y mettre. Ce qu’il faut, c’est pas pouvoir faire autrement. Écrire, c’est ce qu’il reste quand on a le sentiment d’avoir tout essayé.
— Ouais, ben y’a une chose que t’as pas essayée, t’as jamais essayé de te regarder vraiment. Y’a pas un seul truc qui t’intéresse en dehors de toi. Tu te fous complètement des autres.
— Ça m’étonnerait, j’ai dit, j’en suis pas encore arrivé là. Sinon dis-moi ce que je suis en train de faire ici.
— Hé, je croyais que tu passais par-là, non… ? Peut-être que t’avais un petit moment à tuer…
— La vérité, c’est que j’avais envie de te voir. C’est aussi con que ça.
Elle a souri sans retenue.
— Dis donc, je peux à peine croire ça, elle a fait. Tu t’es dérangé EXPRÈS pour venir me voir… ?
— Tu peux pas comprendre.
— Ouais, je suis juste une fille un peu idiote, mais essaie quand même de m’expliquer ça.
Juste à ce moment-là, Marc a refait un voyage à la cuisine. Ce coup-ci, il avait un sandwich au jambon dans la main. Il m’a fait un signe.
— Hé, vraiment, tu m’excuses, vieux… il a fait.
J’ai fait oui de la tête et il s’est tiré.
— Ça a l’air de marcher fort, j’ai dit. Mais il a ce qu’il y a de mieux : du fric, une femme, de l’inspiration…
Elle s’est levée sans un mot et m’a resservi un verre, un grand verre plein. Elle est restée plantée devant moi sans bouger. J’ai bu la moitié de mon verre, je l’ai posé et ensuite je me suis penché en avant, j’ai croisé mes bras derrière ses fesses et j’ai appuyé ma joue sur son ventre. Sa main s’est posée sur ma tête. Je me suis senti fatigué, je me suis demandé si le paradis était pas l’immobilité totale et pourquoi la vie était découpée en rondelles, pourquoi est-ce que tout semblait si facile, pourquoi c’était pas toujours comme ça, je me suis demandé si quelque chose valait vraiment la peine au fond.
Je me suis déplacé un peu pour pouvoir attraper son sexe entre mes dents mais j’ai heurté le verre avec mon coude et le truc s’est renversé sur la moquette, nom d’un chien, une tache de 50 de diamètre au moins. Cécilia a poussé une sorte de gémissement animal et elle m’a repoussé.
— Oh non, c’est pas possible ! elle a fait.
— Qu’est-ce qu’est pas possible ? j’ai demandé.
Elle a piqué un sprint vers la cuisine et s’est ramenée avec un rouleau de papier. Elle a arraché des feuilles pour éponger.
— Écoute, j’ai dit, on s’occupera de ça plus tard…
— T’es tellement MALADROIT !!…
— Bon sang, oublie ça, reviens ici.
— T’as vu ça ? T’as vu comme c’est POISSEUX ??!! Comment je vais faire pour enlever ça ?
— Nom de Dieu, laisse tomber cette foutue moquette, TOI ET MOI ON EST DES ÊTRES HUMAINS !
— Oh merde… elle a pleurniché. Pourquoi t’as posé ce verre n’importe où ?
J’ai failli me lever pour la secouer par un bras mais Marc s’est pointé juste à ce moment-là. Il a froncé les sourcils en voyant la tache.
— Hé, vieux, tu m’excuses, j’ai dit.
Sans un mot, il s’est approché de la tache, il s’est baissé pour la toucher du doigt. J’ai eu l’impression qu’il venait de prendre un coup de matraque derrière les oreilles.
— T’as vu ça… ? j’ai fait.
Il a tourné vers moi sa tête de zombie, il était très pâle.
— Non… c’est rien, il a dit.
— J’aime mieux ça… Et ce roman, il paraît que tu tiens le bon bout ?
— Cécilia, merde, va chercher de l’eau.
— Je sais ce que tu éprouves. Quand tu te mets à écrire et que ça marche. À ce moment-là, plus rien n’existe, on est vraiment coupé du monde…
Elle lui a apporté l’eau, ils semblaient vraiment préoccupés tous les deux, je me suis demandé s’ils avaient reçu une mauvaise nouvelle.
— Il faut que tu saches une chose, j’ai dit, il faut pas t’occuper de moi quand tu es en train de bosser, je serai pas vexé, je sais qu’il y a rien d’autre qui compte dans ces moments-là…
— Bon Dieu, Cécilia, tu pouvais pas amener une brosse !!??
Elle a cavalé, il a frotté, elle se mordillait les lèvres pendant qu’il s’activait. Je suis allé me servir un verre et je suis retourné m’asseoir.
— Je vais même te dire une chose, j’ai ajouté, ça fait plaisir de voir un type en train de fonctionner, un type enchaîné à son roman.
— Ça s’en va pas ! VA ME CHERCHER DES PRODUITS, MERDE ALORS !!!!
Elle a ramené des tas de flacons de la cuisine. Je la reconnaissais pas, je crois que si la moitié de ma baraque avait brûlé quand elle vivait chez moi, elle aurait simplement bâillé, elle aurait pas trouvé ça très grave. J’ai eu envie de lui dire qu’elle faisait un mauvais rêve, que c’était rien d’autre qu’une tache idiote sur un bout de moquette, qu’elle avait dix-huit ans, oui, c’est impossible qu’à dix-huit ans un truc pareil puisse avoir la moindre importance, je sais que c’est impossible, on peut pas avoir un esprit aussi tordu à dix-huit ans, ni même après, qui pourrait me faire croire qu’un bout de moquette puisse rendre quelqu’un à moitié cinglé, ou un bout de n’importe quoi d’autre, d’ailleurs.
Ils se sont mis tous les deux au travail avec une barre au milieu du front, ils ont mis le paquet avec l’énergie d’un jeune couple et j’ai eu le temps de les regarder tranquillement, en silence, j’ai eu le temps de m’envoyer encore un verre pendant qu’ils shampouinaient leur machin, bah, c’était comme ça, le monde était rempli de violence, ce genre de spectacle était le pain quotidien et on pouvait remercier le ciel si on s’en sortait à peu près vivant.
Je me suis levé sans dire au revoir et ils ont pas levé la tête non plus mais je connaissais la sortie. J’ai traversé le jardin légèrement saoul, les nerfs à vif, en fait j’avais deux solutions, soit rentrer chez moi pour noircir quelques pages lugubres sur la nature humaine, soit trouver autre chose.
Je me suis assis dans la bagnole et pendant cinq minutes j’ai été incapable de faire quoi que ce soit sauf regarder la nuit autour de moi et les lumières, j’avais l’impression d’être une espèce de menhir planté dans le sable, une pierre vivante et solitaire qui essaie de pas perdre espoir malgré tout. J’ai fumé une cigarette tranquillement, la tête renversée sur le dossier, si une étoile me tranchait pas la gorge je savais que j’allais tenir le coup, comme n’importe quel petit trou du cul qui tient un peu à sa peau.
J’ai filé jusqu’à la boîte de Yan, j’avais envie de voir des gens bouger autour de moi et avec un peu de chance je pourrais me détendre un peu en échangeant quelques mots sans importance avec une personne, c’est vrai que par moments c’est les autres qui vous empêchent de glisser jusqu’au fond. Je me suis garé juste sous l’enseigne, juste là où c’est interdit mais je tenais pas à faire des kilomètres à pied, j’aurais été incapable de faire ça, l’alcool m’était descendu tout droit dans les jambes.
— Oh… a fait Yan. Regardez ce qui nous arrive…
Il y avait du monde et beaucoup de fumée et Yan discutait avec deux types tout en essuyant des verres. Je connaissais les types de vue sauf que maintenant ils avaient les cheveux verts, j’ai laissé deux tabourets entre nous.
J’ai fait une grimace à Yan et pendant qu’il me servait, j’ai jeté un coup d’œil à la salle et j’ai pas eu de surprise. À la fin de l’été, cette boîte redevenait un ramassis d’intellos et d’artistes et la bataille était rude pour se maintenir à la pointe, heureusement que Yan avait réussi à dénicher une licence pour vendre de l’alcool, ça permettait de maintenir l’enfer à distance. Parfois, un de ces types pouvait carrément vous assommer de paroles et vous l’auriez tué s’il avait pas braqué sur vous son regard paralysant.
Sans avoir une attirance morbide pour le vide, comment pouvait-on faire pour se retrouver dans un endroit pareil ? La plupart des personnes présentes semblaient sortir tout droit d’un cimetière humide et la musique était chiante.
— Écoute, j’ai dit à Yan, commence par virer le type qui s’occupe des disques et ça ira mieux…
— C’est Jean-Paul qui s’occupe des disques en ce moment.
— Bon, oublie ce que j’ai dit. Putain, souviens-toi que t’es mon meilleur ami, n’oublie jamais ça…
Je regardais dans mon verre quand deux filles ont grimpé sur les tabourets qui me séparaient des Martiens, deux filles d’un modèle récent, le regard fou et les nerfs en compote. La brune qui se trouvait près de moi était pas mal, la blonde cassait pas des briques, elles ont commandé deux tequilas et la brune a froissé une boîte de Valium dans le cendrier, elle était au poil cette fille, elle jouait son rôle à la perfection. Yan m’a demandé où j’en étais de mon roman et je lui ai répondu que ça allait oui oui et ensuite il a servi quelques trucs dans la salle et je me suis retrouvé seul. La brune m’a poussé du coude :
— Hey, dans un de tes bouquins il y a un type qui baise avec une fille en la barbouillant de gelée de cerise. Est-ce que je me trompe ?
— Je sais plus, j’ai dit.
— Eh ben ça existe pas. La gelée de cerise ça existe pas, j’ai fait tous les magasins, tu peux demander à ma copine… J’ai cherché partout et ça existe pas !
J’ai rien répondu. Peut-être qu’elle avait raison mais qu’est-ce que ça pouvait bien me foutre ?
— D’ailleurs, elle a ajouté, je t’ai éreinté dans un article.
— Ça a pas été trop dur ? j’ai demandé.
— Pas plus que ça…
— C’est marrant que ça soit une fille qui cherche à descendre mon œuvre. Peut-être que vous vous êtes filé le mot… ?
— Je sais pas de quoi tu veux parler.
— J’en suis sûr.
— Pour être franche, j’ai même pas pu finir ton bouquin. Ça me faisait trop chier…
J’ai regardé par terre et je me suis mis à rire, j’étais un peu raide mais quand même, les gens sont vraiment incroyables. Je lui avais rien fait à cette fille, c’était la première fois que je la voyais et elle me fonçait dessus sans raison. D’ailleurs quand j’ai vu cette paire de lunettes glisser de sa poche et tomber juste sous mon talon, j’ai compris que Dieu s’était mis de mon côté. J’ai attrapé mon verre, je l’ai vidé et je me suis excusé auprès de la fille :
— Je dois y aller mais je suis content de t’avoir connue… j’ai dit.
J’ai pivoté sur les binocles et le verre gauche a explosé dans la moquette avec un bruit de bonbon écrasé. Elle s’est aperçue de rien, peut-être qu’elle cherchait un nouveau truc pour m’esquinter et je me suis éloigné rapidement vers la salle.
Je venais juste d’atteindre un coin plongé dans l’ombre quand je l’ai entendue gueuler :
— OÙ EST-IL CET ENFANT DE SALAUD… ???!!!
Elle a poussé une sorte de rugissement et s’est lancée à ma poursuite. Je me suis dirigé vers le fond de la salle plié en deux, bousculant des tables et priant pour que cette fille ait seulement deux dixièmes dans chaque œil.
Je suis arrivé à la sortie de secours et j’ai pas hésité, j’entendais le vacarme qu’elle faisait derrière moi, elle se rapprochait à toute allure, j’ai ouvert la porte et je me suis redressé pour cavaler tout le long du couloir. J’ai tourné à gauche et je suis arrivé devant une porte en fer et ensuite je me suis retrouvé dehors, dans un terrain abandonné envahi de chardons bleus. Je me voyais mal foncer durant un ou deux kilomètres droit devant moi, je voulais pas m’éloigner de ma voiture, surtout après une journée pareille, je sentais bien que j’avais plus vingt ans.
J’ai levé la tête et j’ai vu l’enseigne de la boîte qui clignotait au-dessus de la terrasse, pas très haut. J’ai pas eu de mal à attraper le rebord en sautant et je me suis hissé jusqu’à la terrasse. L’enseigne grésillait et changeait de couleur, il faisait presque bon. J’avais à peine jeté un regard autour de moi que la porte en fer s’est ouverte à toute volée et la brune a fait quelques pas dehors. Je me suis planqué. Elle piétinait furieusement les brins d’herbe et passait sans arrêt la main dans ses cheveux. Elle me tournait le dos.
— ÇA FAIT RIEN, DJIAN, JE T’AURAI MON VIEUX !!!
Sans cette fille, la nuit aurait été silencieuse, la terrasse était balayée par des vagues de couleur tendre et j’ai regretté de pas pouvoir profiter calmement de tout ça, de pas être un homme au cœur pur.
— TU PEUX ME CROIRE, TU POURRAS PLUS ÉCRIRE UNE SEULE LIGNE. JE VAIS M’OCCUPER DE TA PUBLICITÉ… !
Sans cette fille, les chardons bleus auraient scintillé sous la lune et j’aurais aspiré deux ou trois bouffées d’air iodé, j’aurais pas demandé plus que ça.
— JE SUIS SÛRE QUE T’AS PAS DE COUILLES. T’AS EU TORT DE ME FAIRE UN TRUC PAREIL, DJIAN, PARCE QUE MAINTENANT T’ES FINI !!
Sans cette fille, peut-être que j’aurais pas perdu mon temps, peut-être que j’aurais siroté mon verre au bar pendant qu’une blonde surchauffée aurait essayé de me draguer.
— DJIAN, JE TE JURE QUE TU VAS PAS COMPRENDRE… !
Sans cette fille en fin de compte, j’aurais pu me féliciter d’avoir trouvé un coin agréable mais rien n’est gratuit ici-bas et il faut savoir payer avec le sourire.
Elle continuait à me promettre les pires horreurs si je sortais pas de mon trou mais ça me faisait bâiller de plus belle. J’ai allongé mes jambes et j’ai relevé le col de mon blouson. Je me serais sûrement endormi si elle avait pas changé de tir.
— JE ME DEMANDE COMMENT NINA A PU TE SUPPORTER PLUS D’UN QUART DE SECONDE…
Rien que le fait d’entendre prononcer son nom, j’ai cru recevoir un coup de fouet. J’ai sauté aussitôt de la terrasse jusqu’en bas et je me suis retrouvé devant la brune. En temps normal, j’aurais réfléchi avant de faire ce genre d’acrobatie mais c’est pas la mort trente-quatre ans, on peut se faire encore confiance parfois et ça s’était passé au poil, la fille a eu un mouvement de recul.
— Dis donc, j’ai fait, vous êtes quoi au juste… ? Une espèce de confrérie ?
Peut-être que j’étais un peu saoul mais j’ai vu une flamme briller dans ses yeux.
— J’en sais rien, elle a sifflé, mais je peux te dire une chose, c’est que vous les mecs, vous êtes vraiment finis. Maintenant on va vous montrer ce qu’on sait faire…
— Comment va-t-elle ? j’ai demandé.
— Qu’est-ce que tu crois, tu crois qu’on à besoin d’avoir un mec qui nous prenne par l’épaule pour aller bien ?
— T’es une espèce de gouine ?
— Non, je suis pas une ESPÈCE de gouine. C’est ce que tu voudrais hein, ça serait plus simple pour ta petite cervelle. Mais tu te goures, mon pote, j’adore baiser avec des mecs. Et je me prive pas, seulement je les oublie vachement vite !
Elle souriait de toutes ses dents.
— Écoute, j’ai dit, on va pas se chamailler comme des enfants, je viens d’avoir une idée…
— N’y pense plus, elle a fait. T’es pas du tout mon genre.
— Je suis pas non plus du genre inoubliable.
— Je veux bien te croire, ça sûrement, mais n’empêche que c’est non.
Elle a eu un petit rire vainqueur et elle m’a planté là. Formidable, cette journée était vraiment formidable.
Je suis rentré au bout d’un petit moment, j’ai fermé la porte, j’ai traversé la salle, j’ai bu un dernier verre, j’étais écœuré, je suis sorti, j’ai cherché mes clés et je me suis installé derrière le volant. J’allais démarrer quand la brune a tapé au carreau. J’ai ouvert la porte et elle a grimpé à côté de moi.
— On va aller chez toi, elle a dit. Je reçois jamais un type dans mon appart.
On a fait tout le trajet sans dire un mot et une fois arrivés, elle m’a coincé dans l’entrée et m’a roulé une pelle de tous les diables en m’attrapant par les cheveux. Ensuite elle a jeté un œil sur les bouquins empilés le long d’un mur et elle en a levé un au-dessus de sa tête :
— Ouvre les yeux, elle a fait, sur dix bouquins publiés aujourd’hui, neuf sont écrits par des femmes.
— Sur dix femmes qui sont publiées aujourd’hui, neuf écrivent comme des hommes, j’ai dit. C’est pour ça que c’est mauvais.
— Il y a des types qui vous donnent la corde pour les pendre, elle a ricané. Tu fais partie de ceux-là.
Après ça, elle s’est déshabillée et j’ai suivi le mouvement. Pendant que je défaisais mes lacets, elle s’est assise sur un coin de mon lit et s’est branlée en fermant les yeux.
— Hé, je peux t’aider, si tu veux, j’ai proposé.
— Non, personne peut faire ça aussi bien que moi. Je te demande une petite minute.
Je me suis allongé sur le lit et j’ai attendu. J’ai lutté pour éloigner toutes les pensées négatives qui m’assaillaient. En plus toutes ces filles avaient l’air de se connaître, ça paraissait insensé et moi je m’étais jamais senti aussi seul. J’avais intérêt à y aller mollo.
Le lit a tremblé un peu. Elle est restée un instant parfaitement immobile puis s’est agenouillée près de moi.
— Écoute, elle a fait, j’aime autant que tu restes sur le dos et moi je vais grimper sur toi. C’est moi qui vais donner le rythme, si ça te dérange pas.
J’ai rien répondu.
— D’accord ? elle a fait.
— Ouais. J’en ai rien à foutre, j’ai murmuré.