6

Deux jours plus tard, j’ai pensé qu’il était temps de me remettre à travailler. Je les avais baladées, emmenées à la plage et je reconnais qu’on avait passé deux jours vraiment relax mais ce genre de choses m’essoufflait rapidement. Un matin, donc, j’ai fait aucune proposition géniale et je me suis assis devant ma machine.

Au bout de cinq minutes, j’ai trouvé que ça bougeait pas mal autour de moi. Je suis allé mettre un peu de musique pour noyer les petits bruits. Je me suis rassis, j’ai pris ma tête dans mes mains.

Lili faisait tourner les pages d’une revue à toute vitesse. Cécilia était dans la cuisine et elles se parlaient d’une pièce à l’autre. Il faisait vraiment une chaleur épouvantable, je suis allé me passer de l’eau froide sur le crâne, j’ai aspergé mon tee-shirt et je suis retourné à ma table avec le cerveau complètement vide, peut-être qu’il faisait quarante ou cinquante dehors, ou plus. Merde, j’ai pensé, si au moins je pouvais écrire une page dans la journée, je demande pas la lune…

J’ai glissé une feuille dans la machine et Cécilia est venue s’asseoir dans le fauteuil, juste en face de moi.

— Merde, t’as pas peur ! elle a dit.

J’ai levé un sourcil.

— Hein…

— T’as pas peur de t’électrocuter.

J’ai rien répondu. J’étais sur le point de me concentrer quand je l’ai regardée. Elle portait un tee-shirt moulant et un slip blanc et elle venait de relever ses genoux sous son menton. Elle a coincé des petits morceaux de coton entre ses doigts de pied.

Je me suis balancé sur mon tabouret et j’ai soupiré.

— Qu’est-ce que t’as ? elle a demandé.

— Rien, mais je crois que j’arrive pas à te regarder et à travailler en même temps, j’ai répondu.

En général, ce genre de réflexion les faisait rire, elles prennent toujours ça du bon côté.

— Sois sérieux, fais comme si j’étais pas là.

— Au moins, tu pourrais te retourner, j’ai dit.

— Faut que je reste à la lumière…

Elle avait le soleil qui venait droit sur elle, ça aurait pu être un vrai miracle mais je voulais vraiment bosser.

— Bon Dieu, j’ai dit, comment tu veux que je fasse ? Je sais pas, t’es pas obligée de rester les jambes écartées… Tu devrais comprendre que j’ai besoin de réfléchir un peu.

— Oh, t’es chiant, elle a fait.

Mais elle a serré les genoux, c’était déjà ça, je me suis frotté le nez pour retrouver le fil de mon histoire mais le cœur n’y était pas vraiment, je me suis levé pour aller boire un coup.

J’étais dans la cuisine quand j’ai entendu frapper à la porte. Je suis allé ouvrir. C’était la fameuse rousse chez qui on avait récupéré Lili.

Elle se promenait dans un bikini époustouflant, jaune citron. Il y avait sa fille avec elle.

— Bonjour, elle a fait.

Je me suis écarté pour la laisser entrer.

— Je vais passer la journée sur la plage. Je venais voir si vous vouliez que j’emmène Lili…

C’était vraiment la chose inespérée, j’ai tout de suite vu que j’avais des chances d’avoir un peu de calme. En moins de cinq minutes, j’avais envoyé toutes ces filles à la mer.

Dans l’après-midi, on a encore frappé à ma porte. C’était pas très facile de travailler par cette chaleur, je peinais vraiment, j’avais envie de rien mais je suis quand même allé voir. C’était la rousse avec son petit truc jaune.

— Bon sang, elle a dit, je pouvais plus tenir. Je vous dérange pas ?

— Non non, j’ai dit.

— Elles ont voulu rester encore un moment mais je dois faire attention, j’ai une peau fragile.

— Vous voulez boire quelque chose ? j’ai demandé.

— Si vous voulez, elle a fait.

Je suis allé ouvrir le frigo, je me suis baissé pour attraper des bières dans le bac à légumes et quand je me suis relevé, j’ai senti ses deux nichons se planter dans mon dos. Je l’avais même pas entendue arriver.

— Oh, excusez-moi, elle a dit.

Elle s’est reculée en baissant les yeux, je savais pas si elle l’avait fait exprès mais en tout cas, quelque chose venait de se déclencher dans ma tête, j’ai commencé à la regarder d’une manière différente. C’était une fille appétissante et pendant qu’on retournait avec nos bières dans l’autre pièce, je l’ai trouvée très excitante. Elle s’est assise sur le lit en jetant des coups d’œil autour d’elle.

— Mon mari travaille sur une plate-forme de forage, je l’ai pas vu depuis un mois. Vous pouvez pas savoir comme je m’ennuie…

— Ouais, j’imagine.

D’un seul coup, j’ai eu une envie folle de cette fille, d’une manière incontrôlable, ce sont des choses qui arrivent et je me suis demandé si elle avait une grande chatte et si j’allais pouvoir m’en servir, je veux dire pas dans cent sept ans. J’étais incapable de dire un mot, j’avais la gorge serrée, je triturais mon verre en la regardant et je pensais pas à son mec perdu au milieu de la mer et fouetté par les embruns. Mais je tenais plus en place, je me suis levé et je me suis assis à côté d’elle sans faire de bruit, avec la cervelle dans le rouge.

Elle bougeait pas, elle regardait le mur d’en face, ça pouvait durer longtemps. Alors je me suis glissé derrière elle, je me suis collé dans son dos et j’ai attrapé ses nichons mais elle s’est dégagée doucement :

— Si ça te fait rien, elle a dit, je préfère que tu les touches pas…

— Comment ça ? j’ai fait.

— Oui, je voudrais pas qu’ils tombent trop vite. J’y fais très attention.

— J’ai pas l’intention de les abîmer, j’ai dit.

— Non, mais j’ai lu un article là-dessus, il y a une nouvelle théorie. Il paraît qu’il faut les laisser tranquilles si on veut garder une belle poitrine jusqu’à soixante et plus.

J’ai laissé tomber mes mains comme des enclumes, ce coup-là on me l’avait encore jamais fait. Je me suis levé pour allumer une cigarette, ce truc venait de me faire l’effet d’une douche froide. J’ai mis de la musique en regardant ailleurs.

— Tu sais, j’ai dit, il faut pas croire tout ce qu’on raconte, ça m’étonnerait qu’une petite caresse les déglingue. Le type qui a écrit l’article doit avoir des problèmes personnels.

— En tout cas, le reste craint rien, elle a fait.

— C’est une chance. J’espère qu’il va prendre un peu de repos avant d’écrire un truc sur le sexe.

J’avais à peine dit ça qu’elle a viré le bas de son maillot et l’a lancé à travers la pièce dans ma direction. Mais je me suis écarté et le machin jaune s’est écrasé sur le mur avec un petit bruit sec.

— J’ai lu aussi un livre sur les rapports sexuels, elle a ajouté. Ils disent que ça maintient le corps en pleine forme.

— Je suis pas un névrosé de la condition physique. J’arrive pas à prendre ça au sérieux.

— Ouais, tu dis ça maintenant, mais si tu fais rien, tu seras fini dans dix ans.

— Mettons vingt, j’ai dit. Ça me paraît suffisant. Je vais essayer d’en faire un maximum jusque-là.

— C’est tes oignons, elle a fait.

Ensuite elle s’est renversée en arrière, les jambes pendantes, c’était une vraie rousse, elle entortillait ses doigts dans ses cheveux. Je me suis avancé vers le lit avec la cervelle débranchée, j’ai piqué du nez vers sa chatte mais je suis tombé sur une odeur de machin en bombe, une espèce de sous-bois avec deux ou trois violettes et des fraises sauvages, j’ai pas trouvé ça très excitant.

Je me suis relevé, je me suis étiré, j’ai regardé le haut de son maillot en hochant la tête.

— On peut même pas les voir ? j’ai demandé.

— Hey, t’es un de ces obsédés… ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Dis donc, ça va durer encore longtemps ?

J’ai fermé les yeux, je me suis demandé si elle espérait arranger les choses en le prenant comme ça. Le disque s’était arrêté et on était planté dans le silence, avec une odeur de tabac refroidi, on était sur le point de baiser ensemble mais il y avait vraiment rien entre nous, pas la plus petite étincelle et parfois c’est sans importance, il y a pas de quoi en faire une montagne, le monde est comme il est, glacé, lumineux, innocent mais d’autres fois il suffit d’une poussière pour que la machine se détraque, il suffit qu’une fille se ramène avec une nouvelle théorie du genre il faut laisser les nichons tranquilles pour que tout s’écroule autour de vous. Ouais, je veux dire qu’à ce moment-là j’avais du mal à bander.

— Qu’est-ce que t’as ? elle a demandé. Qu’est-ce qui va pas ?

— C’est pas très gai d’apprendre qu’on sera fini dans dix ans. J’arrête pas de penser à ça.

Elle a glissé un doigt dans sa fente en regardant au plafond.

— Bien sûr, elle a fait, c’est normal. Quand on réfléchit, c’est la seule chose qui compte. Garder un corps jeune.

— C’est un drôle de boulot, j’ai dit.

— Oui. Mais tu vois le résultat… ?

— Je comprends pas.

— Quel âge tu me donnes, à ton avis ?

En fait, en regardant ça de plus près, c’était difficile de lui donner un âge mais c’est de plus en plus fréquent aujourd’hui, depuis qu’on se fait tirer la peau, depuis qu’il y a ces produits à base de placenta, depuis qu’ils utilisent des cellules vivantes, de JEUNES CELLULES VIVANTES, je sais pas, je lui donnais entre trente et quarante, je me suis pas mis la cervelle en quatre.

— Dans les quarante, j’ai dit.

Elle a lâché un petit rire nerveux.

— Eh ben tu y es pas, elle a fait, tu y es pas du tout.

Elle s’est laissée aller en arrière sur le lit, elle souriait aux anges. Elle s’est caressée doucement la gorge avant de replonger un doigt dans ses poils.

— J’ai cinquante-sept ans, mon vieux, oui. Regarde un peu ce corps de cinquante-sept ans ! Je te jure que c’est vrai.

J’ai bien regardé, j’ai pris tout mon temps.

— Quel effet ça fait ? j’ai demandé.

— C’est génial.

— D’accord, j’ai dit. J’ai envie de boire à ta santé. À tes cinquante-huit.

Je suis allé chercher deux nouvelles canettes. C’est juste quand on a trinqué, quand on a cogné les bouteilles que j’ai eu à nouveau envie d’elle, ça m’est revenu d’un seul coup. Elle me regardait avec une étincelle étrange dans les yeux, peut-être que cette lumière venait avec l’âge, quand on commence à en avoir vu pas mal, que l’œil s’est endurci et qu’il y a toute cette vie derrière, tout ce paquet d’années comme un mur où on peut s’appuyer. Je lui ai attrapé une cuisse et je lui ai fait ouvrir les jambes, elle a enlevé son doigt tout doucement, merde cinquante-sept ans, cinquante-sept, cinquante-sept, je me répétais, elle va bientôt tomber en poussière mais ça valait le coup d’œil, elle se tenait en arrière, sur les coudes et bombait légèrement le ventre, les doigts de pied plantés par terre, je me suis occupé de mon froc en grimaçant comme un damné.

J’étais en train d’exécuter une pénétration optimale quand on a entendu des coups de poing dans la porte.

— Oh bon Dieu de merde, j’ai gémi.

J’ai eu toutes les peines du monde à remballer mon engin. Les coups pleuvaient de plus en plus fort sur la porte. Avant d’ouvrir, je me suis assuré que la fille avait bien retrouvé sa culotte. Elle était même en train de feuilleter un magazine, comme ça, l’air de rien.

Cécilia est entrée la première.

— Hhhhoouuuuu… il commence à faire des gouttes ! elle a fait. T’en as mis un temps pour ouvrir !

— Des gouttes ? j’ai dit. Tu déconnes… ?

En regardant dehors, je me suis aperçu qu’il faisait pratiquement nuit, il devait pas être plus de sept heures du soir, c’était vraiment incroyable. Je suis sorti et je suis resté dans mon petit bout de jardin pourri avec le nez en l’air, pour repérer ces saloperies, je clignais des yeux. Le ciel s’était couvert d’un seul coup, on le sentait assez près, on aurait pu l’éventrer d’un coup de lance pour en finir. Je suis rentré en tirant un penalty dans les graviers. Le tonnerre a claqué pendant que j’avais la jambe en l’air.

Ensuite il s’est mis à pleuvoir très fort, un orage infernal avec les trottoirs qui fumaient et des zigzags dans le ciel, il faisait une chaleur épouvantable, assez oppressante, je suis resté appuyé contre la porte et j’ai compté toutes ces filles qui tournaient dans la pièce. Je les entendais pas mais j’avais aucune envie de me fourrer là-dedans. Alors j’ai décroché mon blouson sans un mot et je suis sorti.

J’ai marché un peu sous la pluie, ça m’a fait du bien, je me suis mis au petit trot avec les coudes au corps pendant trois ou quatre cents mètres, pas par amour du sport mais pour me vider la cervelle et l’orage s’est éloigné tout doucement, la rue montait, j’ai poussé jusqu’au grand croisement et je me suis appuyé au feu rouge, je me suis coupé un ongle trop long avec les dents.

Le coin était complètement désert. C’était marrant cette cabine éclairée de l’intérieur, juste à un angle du trottoir, c’était presque magique, les reflets bleutés et les lames de deux mètres cinquante qui cavalaient sur les vitres. J’ai pas essayé de résister, j’ai traversé le carrefour en diagonale et je suis entré dans le machin, je voyais pratiquement plus rien dehors, sauf le ciel qui tournait au pastel entre les nuages, ça devenait plus doux.

L’annuaire pendait au bout d’une grosse chaîne, j’ai cherché l’adresse de l’hôpital et j’ai fait le numéro un peu nerveusement. Je suis tombé sur une espèce d’hystérique un peu sourde, celles qui s’y collent pour la nuit, je lui ai expliqué l’histoire, je lui ai dit que je voulais parler à Nina. Elle m’a abandonné un quart d’heure pour consulter son fichier et j’étais obligé de charger le truc avec des pièces de monnaie ensuite elle s’est pointée et elle a fait d’une voix grinçante :

— Nnaaaannnn… Y’a personne ici de ce nom-là.

— Écoutez, madame, je pense qu’il doit y avoir une erreur.

— Aaaahhhh… j’entends rien ! Qu’eessst-ce vous dites… ?

Je lui ai répété ça encore plus doucement, en articulant bien, je commençais à avoir la main moite à force de cramponner le combiné, j’aurais bien tiré sur le fil pour la faire passer par-dessus son guichet, un grand coup sec. Mais c’était une vraie garce cette bonne femme, je sentais bien qu’elle prenait du plaisir à jouer son petit rôle de Madame-on-ne-laisse-pas-les-cinglés-et-les-emmerdeurs-fourrer-leur-nez-dans-les-registres.

— Mais puuiiisssque je vous diiiiis qu’elle est pas là… !

— Bon sang, on l’a opérée il y a trois ou quatre jours. Écoutez-moi, c’est très grave, je dois absolument lui parler.

— Bon ben j’ai du travail, moi. Je vais pas vous écouter pleurnicher pendant cent sept ans… mince alors, la prochaine fois vous avez qu’à vous l’attacher à une jambe !

J’avais pas envie de rigoler, il y avait juste cette boîte en ferraille devant moi avec mes pièces et la bonne femme avait trouvé le moyen de me rendre enragé à l’autre bout, avec ses conneries.

— Putain, mais vous êtes PAYÉE pour faire ce boulot-là, oui ou merde ?

— Je vous le dis qu’on a personne de ce nom-là… Vous êtes sourdingue ou quoi, espèce de connard… ?!

— J’arrive, j’ai grogné, j’arrive ma vieille. Je vais démolir ton comptoir avec tes faux seins !!

— D’aaaaccord, on vous attend. On les aime dans votre genre, ça met un peu d’ambiance… !

Je me suis pas rendu compte tout de suite qu’elle avait raccroché, j’étais en train de me demander ce que c’était que cette histoire, l’autre cinglée s’était sûrement gourée mais quand même, j’éprouvais une sensation étrange, quelque chose de désagréable, j’ai une espèce de nez pour les coups foireux.

Je suis rentré sans me presser, de toute façon, la journée était finie, la mienne je veux dire. Les trottoirs étaient déjà secs par endroits et je me sentais tout chose, je me sentais pas bien. Je suis revenu par la plage, je laissais une piste très nette derrière moi. Je me suis arrêté pour pisser, j’ai réfléchi un moment, je me suis demandé ce que je pourrais faire demain ou n’importe quand, il faisait lourd, j’ai regardé une mouette dégringoler en piqué dans un coin de ciel violacé.

Au fur et à mesure que j’approchais de la baraque, mes nerfs ont repris le dessus et quand j’ai frappé à la porte, j’étais d’une humeur épouvantable. Heureusement que la rousse était partie avec sa fille, ça m’a laissé un peu de place pour tourner en rond. Les deux autres se demandaient quelle mouche m’avait piqué. Je crois pas qu’elles m’ont adressé la parole.

Dans la soirée, j’ai fait chier tout le monde. J’ai tenu à m’assurer que Lili prenait bien ses trucs au fluor, vas-y, je te regarde, j’ai dit et j’ai demandé à Cécilia de ramasser ses machins et ses culottes qui traînaient par terre, je m’énervais, je voulais que la pièce soit parfaitement NICKEL, ça tournait à l’idée fixe, je faisais des grands gestes avec les bras, j’allais d’un endroit à l’autre avec une espèce de rictus, je me suis assis cinquante fois et je me suis relevé, j’ai allumé tous les clopes qui surgissaient dans cette foutue baraque.

Lili s’est couchée sur des coussins qu’on avait arrangés dans un coin. Elle m’a envoyé un regard impitoyable avant de se tourner vers le mur, j’en ai profité pour ouvrir les fenêtres et l’air m’a fait du bien, le peu d’air qu’il y avait, et j’ai pas levé les yeux vers la nuit, j’ai regardé un type qui baladait son chien sur la plage et les mouettes qui s’écartaient en braillant, je sais pas pourquoi mais certaines visions vous anéantissent.

Ensuite, Cécilia a disparu sans un mot dans la salle de bains et j’ai écrit un petit poème sur la fragilité du sexe. Elle est revenue complètement à poil. J’ai eu le temps d’apercevoir la cordelette du tampax qui pendait entre les jambes et d’une certaine manière j’ai préféré ça. Elle s’est avancée vers le lit avec une grimace boudeuse. Elles sont bien à dix-huit ans, parfois on a l’impression qu’on pourrait les consoler avec un panier rempli de cerises ou une tablette de chocolat noir. Elle s’est glissée sous le drap et elle m’a tourné le dos elle aussi. Parfait. J’ai juste laissé une petite lumière et j’ai foncé dans la cuisine pour m’envoyer un grand verre d’eau.

Je suis resté un moment penché au-dessus de l’évier avec la flotte qui coulait. Le verre a glissé de mes doigts et il a explosé sous le robinet. Tous ces morceaux de verre, ça m’a dégoûté, je me voyais mal en train de plonger les mains là-dedans avec les nerfs en compote.

J’ai décidé d’oublier ça, je suis sorti de la cuisine et j’ai marché d’un cœur léger vers mon roman.

J’ai travaillé toute la nuit. Je me suis endormi au petit matin et j’ai seulement ouvert un œil dans l’après-midi. Le silence était parfait, je me suis demandé si j’étais pas en train de rêver. Je me suis assis dans le lit, la tête sur les genoux et j’ai attendu que ça se passe. Mais j’entendais toujours pas le moindre bruit.

Dans la cuisine, j’ai trouvé un petit mot me disant de pas m’inquiéter, qu’elles étaient à la plage et sur la table il y avait deux longues tartines beurrées avec un bol et du café. J’ai viré le pain en vitesse dans la poubelle, je peux rien avaler quand je me réveille, surtout pas avec des kilos de beurre. Nina, elle, c’était tout le contraire, ce qui fait qu’on baisait pas souvent le matin, je préférais me tirer, carrément et grimper dans la douche, je pensais toujours à ce pain mouillé qui lui dégringolait dans le ventre, le matin je pensais jamais à son âme.

J’ai passé le restant de la journée à m’occuper de cette histoire, à envoyer des coups de téléphone, surtout à ce bon Dieu d’hôpital, en transformant ma voix, en pleurnichant ou en me faisant passer pour un enquêteur de la police mais ils me faisaient toujours la même réponse et j’ai dû me rendre à l’évidence : Nina avait jamais foutu les pieds dans cet hôpital.

J’ai commencé à me faire à l’idée qu’elle s’était foutue de ma gueule et bien sûr ses amis étaient au courant de rien ils avaient jamais entendu parler d’hôpital ou d’une connerie de ce genre. Ouais, on pouvait dire que c’était bien joué, elle m’avait eu jusqu’à l’os, elle m’avait confié sa fille et elle avait mis les voiles. J’étais vraiment le dernier des cons.

Quand les filles sont rentrées, je les ai pas mises au courant, j’ai fait semblant de travailler. J’ai pas desserré les dents de toute la soirée mais sans être vraiment désagréable. La présence de Cécilia me calmait un peu, ça rendait les choses moins dures. Mais j’avais l’esprit trop perturbé pour en tirer le maximum. J’étais à moitié sonné.

Je crois que j’aurais pardonné à n’importe qui d’autre, je sais tout ce qu’on est obligé de faire parfois pour s’en sortir, ces écarts dans l’ombre, toutes ces folies, mais je pouvais rien passer à Nina, pas à elle. Nina c’était spécial. Je savais être dur avec moi alors pour elle je faisais pas de différence. J’aurais donné cher pour savoir ce qu’elle était en train de faire à ce moment-là et il aurait pas fallu venir m’emmerder avec des considérations d’ordre moral, j’aurais pas supporté la moindre ânerie de ce genre.

J’ai même passé une partie de la nuit soudé dans mon fauteuil, les pieds sur le rebord de la fenêtre mais toutes ces vagues me faisaient chier, elles apportaient toujours les mêmes questions, où était Nina, pourquoi elle avait fait ça, comment-ne pas y penser… Ô monde brutal, monde sans pitié, je me suis levé et j’ai regardé longuement les deux filles avant de me coucher, elles dormaient comme deux anges, Ô monde incroyable avec tes lumières et ton jeu de jambes.