18
J’ai dû réapprendre à vivre seul. Ça m’a pris un bon moment, il y a un rythme à trouver, ça m’a pris peut-être plusieurs jours, il y a tout un tas de problèmes chiants à régler mais on s’en tire toujours, plus ou moins bien.
En général, le matin, je faisais quelques courses d’un air hébété ou absent, je suis toujours assez long à me réveiller quand je suis seul, quand la baraque reste silencieuse et sombre et que j’ai ce grand lit pour moi tout seul. Je devais faire un effort pour pas penser à elle, je travaillais un peu plus, en musique et quand il n’y avait rien d’autre à faire, j’allais piquer une tête dans les vagues et je regardais les mouettes.
Parfois des gens passaient me voir ou je me retrouvais dans des petites fêtes, le soir, mais rien de vraiment important, je finissais généralement à moitié saoul et je rentrais seul, même pas fatigué, je restais pendant des heures les yeux ouverts dans le noir, allongé sur les draps avec une carafe d’eau à côté.
Et un matin, il m’est arrivé une catastrophe épouvantable, c’était la fin de l’été et les matinées étaient douces, j’étais jamais debout avant dix heures. J’ai bu mon café et je suis sorti dehors, je m’attendais à rien de précis. Comme d’habitude, j’ai ouvert la boîte aux lettres et alors je suis tombé sur cette merde incompréhensible, j’ai trouvé une lettre m’annonçant que mon petit chèque était suspendu pour je ne sais quelles raisons absurdes, un truc que j’avais pas rempli, ou pas envoyé à temps, ou pas retrouvé, je sais pas, il suffisait que j’aie oublié de signer un de leurs questionnaires à la con pour que toute la machine se détraque. Bon sang, s’ils me suppriment ça, je suis fait comme un rat, j’ai pensé. Et ils l’ont fait. Ils m’ont carrément coupé les vivres. C’est là que j’ai compris que j’avais fait une connerie en achetant une Jaguar mais tout est lié.
Je suis tombé sur une espèce de type au téléphone, un type qui avait l’air de lutter contre le sommeil :
— Qu’est-ce qui arrive ? j’ai demandé. Je comprends pas…
— Ben à mon avis il doit manquer une pièce à votre dossier ou quelque chose comme ça, mais je peux rien vous dire de plus… Il faudrait voir la machine.
— Il faudrait voir la machine ??? j’ai fait.
— Ouais, tout est classé dans la machine et on est en panne depuis trois jours. Il faut attendre.
— Hey, écoutez, je suis pas du tout en mesure de pouvoir attendre. Je vais être obligé de manger, de payer mon loyer, tout le monde s’en fout dehors que votre machine soit en panne…
— Sans compter, il a ajouté, que tout ça va nous faire prendre du retard, ça va pas arranger les choses.
— Putain, vous rigolez ? j’ai demandé.
— Oh non, j’ai plus la force, il a fait. Quand je vois toutes ces piles de dossiers en retard devant moi, j’ai plus la force.
Je pense qu’il me restait de quoi tenir une dizaine de jours, il fallait pas traîner, il fallait trouver une solution en vitesse. Il fallait que je laisse tout tomber et que je m’occupe de gagner du fric, je sentais que j’allais encore m’envoyer une galère, ça faisait longtemps, ça faisait presque un an, j’avais été tranquille pendant un an, bien sûr c’était un petit chèque ridicule mais j’avais pu tenir avec ça et maintenant c’était fini.
C’est dur de trouver du boulot mais c’est encore plus dur de trouver du boulot rapidement. Je me suis décidé pour une petite annonce qui payait les types à la journée, pour de la manutention, je me voyais déjà avec une blouse et des cartons à remplir, le truc où j’aurais du mal à lutter contre le sommeil, l’œil rivé à la pendule comme un type perdu en pleine mer et nageant vers une bouée. Mais j’avais pas le choix, je suis pas comme ces types qui se laisseraient mourir de faim plutôt que d’abandonner leur œuvre et je me suis donc couché de bonne heure pour me réveiller en forme. À plus tard, mon petit roman chéri, j’ai fait avant de m’endormir, puisse le poing de mon talent défoncer le cul des mecs qui me forcent à t’abandonner.
Je me suis levé tôt et je me suis rendu à l’adresse indiquée. Je me sentais un peu barbouillé mais je me suis pas inquiété, ça me faisait toujours ça quand je trouvais un nouveau boulot. Je me suis garé dans une espèce de cour où des types attendaient en fumant des clopes et en grimaçant vers le ciel. Tout le monde s’est tourné vers moi quand je suis descendu de la voiture. Peut-être qu’ils avaient encore jamais vu un écrivain en chair et en os, je me suis dit, peut-être un des meilleurs à des kilomètres à la ronde… ? Je me suis avancé vers les mecs et j’étais le seul en tenue normale, ils portaient tous des bleus ou des shorts, ils étaient plus ou moins vieux, plutôt baraqués et je me suis rendu compte aussi qu’ils avaient des ÉNORMES godasses aux pieds. Je me suis senti mal à l’aise avec mes tongs, j’avais le modèle avec les semelles aux couleurs de l’arc-en-ciel et une tresse argentée qui sortait entre les doigts de pieds. J’ai fait celui qui se souciait pas de ce genre de détails, je me suis enfoncé les mains dans les poches et j’ai souri aux alentours.
Un type a grimpé sur le plateau d’une camionnette, avec un tas de feuilles à la main, un type avec une petite moustache, dans les trente-cinq ans et la peau très blanche, maladive, il devait peser dans les cinquante kilos mais ses yeux étaient plutôt durs. Il a regardé dans ma direction :
— Hé, vous, il a fait, le gars à la Jaguar, vous êtes sûr que vous vous êtes pas gouré… ? Vous êtes sûr que vous voulez du travail ?
— Sûr et certain, j’ai dit. Vous pensez bien que cette bagnole est pas à moi, mon vieux, je serais incapable de faire le plein du réservoir…
Il m’a regardé de la tête aux pieds, ensuite il nous a fait signe de grimper dans la camionnette et il s’est mis au volant. On a traversé la ville debout à l’arrière, cramponnés sur les côtés et puis un type s’est assis par terre et j’en ai fait autant. On a roulé un bon quart d’heure dans la campagne ensoleillée et quand on s’est arrêté, je savais même pas de quoi il s’agissait, ça m’était égal de manutentionner des boîtes ou des couches de bébé ou de la purée en flocons, j’avais pas de préférence. On est tous descendus, on s’est retrouvé à l’ombre d’un mur gris. Le type a fait un petit speech :
— Bon alors écoutez-moi, il a fait. Ici, on est EN BAS et la petite colline que vous voyez derrière moi, c’est EN HAUT. Ceux qui ont déjà travaillé sur ce chantier connaissent le problème. Les autres vont voir que c’est très simple. Écoutez-moi, il y a pas un seul engin qui puisse grimper ça. Vous me direz que les types qui vont vivre ici sont tous des cinglés car ils seront obligés de laisser leur voiture en bas et je suis bien d’accord avec vous, bon, mais n’empêche que notre boulot à nous c’est de prendre les matériaux EN BAS et de les amener EN HAUT. Aujourd’hui on se met par quatre et vous commencez par me monter ça.
Il désignait le mur gris qui nous faisait de l’ombre, mais j’avais mal regardé, c’était pas un mur, c’était des poutrelles en béton précontraint empilées les unes sur les autres, peut-être deux ou trois cents poutrelles de six mètres de long avec des fers de huit.
Le type a sauté dans son engin, il s’est mis face à la pile et avec l’élévateur il a attrapé la première poutrelle et l’a descendue à 90 centimètres du sol. Quatre gars se sont détachés du groupe et ont croisé leurs bras autour du machin en béton.
— OKAY ?? a braillé l’enculé.
Puis il a baissé les pattes de son engin et les quatre types se sont retrouvés avec tout le poids de la poutrelle dans les bras. J’ai eu l’impression qu’ils s’étaient enfoncés de dix centimètres dans la terre battue, mais non, ces types avaient simplement rapetissé de dix centimètres, les os de la colonne vertébrale s’étaient soudés les uns sur les autres. Bordel de Dieu, j’ai pensé, et je me suis mis à rire pendant que les mecs démarraient en zigzag et attaquaient la côte en plein soleil, oh bordel de Dieu, mais j’avais les moyens d’échapper à ça.
On a formé quatre équipes, j’ai fait partie de la dernière et je me suis retrouvé qu’avec des vieux. Je me suis mis à l’arrière. Le type devant moi avait des cheveux blancs et des bras fins comme des allumettes.
— Hé, je lui ai dit, ça va aller… ?
— J’ai plus la force, mais j’ai la technique. Je vais sûrement t’étonner, l’ami.
— Je veux bien te croire…
— OKAY ?? a braillé l’enculé.
Je me suis cramponné au machin. Ça devait peser dans les trois cents kilos avec des arêtes coupantes et j’ai cru mourir quand on a eu tout ce poids dans les bras, j’ai regardé le haut de la colline et j’ai cligné des yeux. Il y avait quelques baraques perchées à mi-chemin avec des arbres et des jardins à l’ombre et le sentier serpentait dans l’herbe grillée. On a commencé à marcher, le mec à l’avant a craché par terre avant d’entamer la côte.
— Déconnez pas, il a fait, si y’en a un qui lâche, on peut se casser une patte.
J’ai compris pourquoi les types avaient des grosses godasses. Ça ferait peut-être un bon coup de pub, l’Écrivain Aux Pieds Broyés.
Je crois que j’ai jamais fait un truc aussi dur de ma vie, c’était vraiment à la limite de mes forces. Quand on est arrivé à la hauteur des baraques, le chemin a tourné et personne pouvait plus nous voir d’en bas.
— Bon, allez merde, on pose !! a fait le type de tête.
On a lâché la saloperie sur le bord du chemin et je me suis redressé en grimaçant, la sueur me dégoulinait entre les yeux et impossible de déplier mes doigts. Si le temps de travail avait été proportionnel à l’effort, je crois que ma journée se serait arrêtée là, au milieu de cette côte, je serais redescendu tranquillement et j’aurais encaissé ma paye sans rougir, « on peut pas dire que c’est de l’argent volé ! » j’aurais dit à l’enculé, et je serais rentré chez moi.
Mais au lieu de ça, la journée venait juste de commencer et j’étais mort, j’avais les avant-bras éraflés et brûlés par la sueur et l’angoisse de me faire sauter une jambe dans cette histoire me serrait la gorge. Par-dessus le mur d’un jardin, on pouvait voir un type assis au bord d’une piscine avec un verre à la main et une blonde qui bronzait sur une serviette jaune. Ça m’a pas redonné des forces mais on a ramassé la poutrelle et on s’est farci les deux cents derniers mètres en soufflant comme les damnés de la terre, suant et trébuchant et les muscles vrillés. On a croisé les autres équipes qui redescendaient en rigolant et ces connards couraient presque, j’ai toujours eu du mal à comprendre les autres, je me demande comment on peut marcher vers l’enfer en chantant.
Quand on est arrivé en haut, on a posé notre truc et le type qui était en tête m’a fait un clin d’œil en disant « et d’une ! » et si j’avais pas été au bord de la syncope, j’aurais enchaîné mais oui, pauvre con, « et d’une ! », encore une centaine de voyages et le tour est joué, t’es à deux doigts de la retraite mais tu vas te retrouver dans un bel état si tu t’amuses à vendre tes dernières forces au premier cinglé venu. Je me serais bien assis seulement mes petits copains fonçaient déjà vers la descente. J’ai cherché du regard le mec qui devait nous surveiller avec un fouet, l’enfoiré qui nous interdirait un petit moment de repos, mais il y avait personne dans le coin et les autres avaient une espèce de feu au cul, ce qui m’agace c’est que ce sont des êtres humains comme moi, je pigeais vraiment pas.
J’ai marché à côté du vieux qui avait des petits bras, j’ai trouvé qu’il avait l’air d’avoir bien encaissé.
— Écoute, j’ai fait, j’ai trente-quatre ans, je suis dans la force de l’âge mais je suis prêt à accepter quelques tuyaux.
Il s’est arrêté, il a hoché la tête en souriant :
— Ce qu’il faut, il a dit, c’est que t’en prennes un minimum dans les reins et un maximum avec les bras. Essaie de pas te niquer les reins l’ami, tire tant que tu peux sur tes bras.
Au deuxième voyage, j’ai fait ce qu’il disait, j’ai tiré sur mes bras et au troisième voyage aussi, mes veines gonflaient et mes muscles étaient raides comme des bouts de bois. On s’arrêtait à chaque fois à mi-chemin et j’allais reluquer la bonne femme sans raison précise, je regardais l’eau de la piscine, les petits éclairs d’argent et l’ombre des arbres et je me disais qu’est-ce qui t’arrive, qu’est-ce qui te fait croire que c’est plus dur pour toi que pour les autres… ?
Pourtant, c’était bien l’impression que j’avais, j’étais le seul qui avait pas envie de rigoler. Et la gueule de l’autre enculé à chaque voyage, avec sa bouteille thermos coincée sous les fesses et qui gueulait parce que ça allait pas assez vite, c’était peut-être ça que je trouvais le plus dur, c’était sûrement ça qui me foutait en l’air. J’ai le chic pour me retrouver dans des boulots délirants.
À midi, l’enculé nous a distribué des casse-croûte et de la bière tiède. J’en ai pris trois canettes. Tout le monde semblait heureux. Je me suis trouvé un coin à l’ombre et je me suis écroulé dans l’herbe. Avant de m’endormir, j’ai jeté un coup d’œil au tas de poutrelles, il avait pratiquement pas diminué et le chemin qui grimpait la colline était comme un serpent poignardé par une chaleur hystérique, dors bien petit.
On a remis ça en début d’après-midi. Les types rigolaient moins mais ils gardaient une bonne cadence et petit à petit, je me suis habitué à la douleur, j’avais l’esprit engourdi. Je grimpais le dos plié en deux, je commençais à connaître toutes les merdes un peu dangereuses, les trous et les pierres qui dépassaient, les chardons et les ronces, mes pieds étaient noirs de poussière mais toujours vivants, j’étais toujours vivant, l’écrivain le plus près de la mort mais vivant.
J’avançais les yeux rivés au sol. Dans un moment d’absence, déchiré par le soleil, je me suis mis à regarder le vieux devant moi, j’ai essayé d’étudier sa technique. J’ai mis au moins une minute avant de comprendre ce que fabriquait ce vieux salaud.
— HÉ PUTAIN, ÇA VA ?? TU TE FAIS PAS TROP CHIER… ???
Il a tourné la tête à moitié, il a pris une voix essoufflée :
— Hein ? Qu’est-ce que ça veut dire… ?
— JE VAIS TOUT LÂCHER SI TU CONTINUES À FAIRE LE CON !!!
Il a rien répondu mais j’ai senti le poids diminuer dans mes bras, j’ai trouvé que ça allait bien mieux comme ça, j’ai repris confiance en ma jeunesse, ça m’a fichu bêtement les larmes aux yeux, mais quand j’ai mal partout ça me vient facilement, je m’inquiète pas pour ça, j’ai vu assez de larmes dans ma vie.
Quand on est redescendu, le vieux était blanc comme un mort et la nana finissait de bronzer, elle a jeté sa serviette sur l’épaule et elle est rentrée dans la baraque. Le soleil était moins chaud, une heure agréable pour écrire ou faire une petite balade en suçant une glace, ou lire quelques poèmes à l’ombre, ou jouer avec une fille, non ?
À la fin de la journée, l’enculé nous a ramenés dans sa camionnette et cette fois-ci personne ne disait plus un mot et on était tous assis, rien qu’une bande de types lessivés avec l’œil éteint. J’avais mal aux doigts, j’ai passé un petit moment à les masser avant de pouvoir les ouvrir correctement.
Le type nous a réunis dans un petit local à moitié désert, il s’est assis derrière une table de camping, sur la seule chaise qui se trouvait là, et on est resté debout autour de lui, on a attendu qu’il se décide à sortir le fric. Au lieu de ça, il a posé ses mains sur la table et les a contemplées silencieusement pendant au moins une minute et on a pas bougé, on était une douzaine de connards fiévreux suspendus à ses gestes.
— Dites-moi, les gars, écoutez-moi un peu… il a fait. Est-ce que vous croyez que je suis le type qu’on peut prendre pour une poire ? Est-ce que vous croyez que ça va continuer comme ça et demain et après-demain et les jours suivants quand je vois que le travail avance pas ? Merde, je me décarcasse pour vous trouver du boulot alors que la majorité d’entre vous devrait déjà être à la retraite, mais ça fait rien, je me dis, ça fait rien, fais-leur confiance, ils sont encore capables de faire du bon boulot, ils vont te montrer que tu t’es pas trompé. En fait ce que vous avez fait aujourd’hui, trois ou quatre trous du cul de seize ans auraient pu faire davantage.
Je voudrais savoir si vous me suivez bien, si vous comprenez ce que je suis en train de vous dire… ?
Quelques types ont marmonné derrière et l’enculé nous a regardés en hochant la tête :
— Demain, il faudra en monter au moins le double si vous voulez passer à la caisse.
Je sais pas mais on s’était vraiment crevé avec les poutrelles c’était un boulot à peine humain et il trouvait qu’on en avait pas fait assez, à son avis on s’était pas encore assez tué pour lui. Je suis toujours nerveux quand je suis en bas de l’échelle, j’ai toujours l’impression que le prix de ma sueur est sous-estimé. Je lui ai donné mon avis sur la question :
— C’est simple, j’ai dit, pour faire le double de travail on a qu’à se mettre seulement à deux par équipe et on est pas obligé de s’arrêter pour bouffer et si ça suffit pas on peut venir un peu plus tôt le matin, je crois qu’on peut y arriver comme ça…
Il m’a lancé un regard mauvais mais je l’ai bloqué avec un regard encore plus mauvais, j’avais mal partout. Il a sorti le fric, seulement avant de commencer la distribution, il a tenu à mettre les choses au point.
— Bon, vous vous débrouillez comme vous voulez, je m’en fous, mais il va falloir vous y mettre. On a ces foutus délais à respecter et avec moi le boulot a toujours été fini dans les temps, je rigole pas avec ça, les gars.
— Ouais, mais on est pas assez nombreux, a fait un type.
— Hé, toi, tu crois peut-être que c’est la première fois que je m’occupe de ce genre de travail, tu crois que je sais pas le nombre exact de types qu’il me faut… ??? Mais si y’en a qui sont pas d’accord, c’est très bien, tchao les mecs, je pourrai facilement vous remplacer par des gars plus solides et qui auront pas peur de gagner leur argent. J’oblige personne, je veux qu’on soit bien d’accord là-dessus.
On a rien répondu, on s’est écrasé, on en avait tous marre d’attendre ce fric, la nuit tombait dehors pendant qu’il nous faisait son cinéma. Voyant qu’on trouvait rien à redire, il a souri. On est passé en file indienne devant lui, j’ai allumé une cigarette en attendant mon tour, j’en ai distribué à droite à gauche. Le local commençait à puer la sueur froide. Quand je suis arrivé devant lui, il a posé quelques billets sur la table et un peu de monnaie. J’ai failli m’étrangler.
— Hé, une minute, il doit y avoir une erreur…
Il a levé doucement les yeux vers moi, je sais pas pourquoi mais j’éprouve une haine particulière pour un enculé quand il a mon âge, peut-être parce qu’on a vu le monde changer en même temps et qu’on se retrouve malgré tout chacun d’un côté de la barrière, enfin j’ai senti que je devenais tout blanc, j’ai senti qu’il attendait ce genre de question. Je venais de lui faire vraiment plaisir.
— Merde… il a fait. Où tu trouves une erreur, toi ?
— J’ai pas la même chose que les autres, vous avez vu ?
— Ce que j’ai vu surtout, c’est le nombre de bières que tu t’es enfilées…
— Trois, j’ai dit. J’ai juste bu trois bières dans la journée. Ça me paraît raisonnable quand on fait un boulot pareil en plein soleil et qu’à chaque pas on avale un nuage de poussière… Trois malheureuses bières… !
— Bon, c’est pas le problème, il a tranché, et tant que tu fais ton boulot, tu peux boire toutes les bières que tu veux. Mais dis-moi… tu as quand même pas cru que c’était moi qui allais les payer, ne me dis pas ça…
J’ai été incapable de lui dire un mot, je suis resté debout devant lui à tirer sur ma cigarette, les mâchoires bloquées, c’était comme dans un mauvais rêve, je me suis senti triste et fatigué, j’ai ramassé les billets et la monnaie sur la table pendant que l’autre croisait les mains sur son ventre et se balançait sur sa chaise d’un air satisfait.
J’allais sortir mais je suis revenu sur mes pas. J’ai attrapé quelques pièces de monnaie dans ma poche et je les ai balancées sur la petite table.
— Je viens de me demander si le service était compris, j’ai fait.
D’un coup sec, il a balayé mes pièces, il les a envoyées en l’air et elles ont roulé par terre pendant une seconde. Bon, vas-y, mets-lui cette table sur la gueule, je me suis dit, fais-le MAINTENANT ! Les mecs se sont écartés autour de moi, ils ont bien vu ce qui allait se passer parce que j’ai avancé d’un pas vers ce moins-que-rien.
Pourtant, au dernier moment quelque chose m’a retenu, c’était comme si on m’avait poignardé dans les reins. Un type qui a vraiment besoin d’argent a toujours un poignard dans les reins et puis j’étais plus un écrivain, je pouvais plus faire le malin, j’étais simplement un type comme les autres, fatigué, sans argent, sans femme et asticoté par un petit chef de cinquante kilos.
Je suis sorti sans un mot. J’ai trouvé le bar pas trop loin et j’ai commandé deux citrons glacés, sans sucre. Je me suis un peu détendu avec les jeux électroniques mais il me restait une boule dans l’estomac c’est toujours éprouvant de pas aller jusqu’au bout, de retenir ses pulsions, mais au niveau fric j’étais vraiment au bord du précipice et il y a toujours un petit moment de panique à passer, on commence à faire gaffe, à plein de choses.
J’avais faim mais j’avais pas envie de manger seul et le mieux c’était de me faire inviter. J’ai acheté quelques trucs avant de reprendre la voiture et j’ai foncé chez Yan. J’ai trouvé personne mais j’avais rien de spécial à faire, je l’ai attendu dans la voiture en grignotant, en fumant des cigarettes, complètement lessivé, les muscles douloureux et les avant-bras brûlants, je suis resté un long moment comme ça et j’ai été surpris par le sommeil, j’ai glissé en travers des sièges.
Je me suis réveillé au petit matin avec le dos en compote. Il y avait du vent. J’ai arrêté un type qui passait pour lui demander l’heure. J’avais juste le temps de foncer pour arriver au boulot. Il y a des matins où la vie est sans goût. Parfois il faut vraiment s’accrocher pour croire en quelque chose, il faut faire un effort terrible. Il y a des matins où la vie est une herbe folle torturée par le vent.