16
Un matin, Nina m’a réveillé en sautant sur le lit avec un journal ouvert en grand. J’avais dû me coucher très tard une fois de plus, je me suis dressé sur un coude et j’ai cherché à m’orienter.
— Hein… ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Regarde, elle a dit, regarde ça, il y a un article sur toi avec une photo de Nicholson. Aaah, j’adore ce type !
J’ai pris le journal et je me suis assis dans le lit. Nicholson faisait la grimace en brandissant une arme, c’était une photo de film, c’était ce qui illustrait l’article. Je l’ai lu pendant que Nina posait sa tête sur mes jambes, j’ai réussi à le lire jusqu’au bout, ensuite j’ai envoyé valser le journal par-dessus mon épaule.
— La fille qui a écrit ça est pas très gentille avec toi, hein ? a fait Nina.
— Je lui en veux pas. J’ai tout de suite vu qu’elle avait des problèmes avec son style. J’aime pas frapper un adversaire qui est déjà au sol.
Nina a pris mon engin dans le creux de sa main et je me suis étiré. J’ai eu envie de me laisser faire, j’ai eu envie de me faire baiser, qu’elle me grimpe dessus, qu’elle m’écrase avec sa poitrine et qu’elle m’enfonce sa langue dans la bouche mais juste à ce moment-là, un bruit épouvantable est venu de la rue, un bruit de tôle déchirée. Ensuite, le crépitement du verre brisé. Puis à nouveau les coups frappés contre la tôle. J’ai eu le pressentiment que tout ce vacarme avait un rapport direct avec moi. Alors baiser m’a plus fait envie du tout, j’ai enjambé Nina et je me suis précipité à la fenêtre qui donnait sur la rue.
Putain de merde, j’ai dit, et je me suis habillé en vitesse.
— Ben, qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Nina.
— C’est Marc, il est de l’autre côté de la rue. Il est en train de démolir ma voiture avec une barre de fer !
Elle s’est levée pour voir mais j’étais déjà sorti. J’étais pieds nus, j’ai traversé le jardin en boutonnant mon jean, j’entendais les coups qui pleuvaient sur ma bagnole et ça me faisait mal.
Il était sur le trottoir d’en face, il accompagnait chacun de ses coups d’un grand cri.
— BOUGE PAS ! j’ai gueulé. ON VA S’EXPLIQUER, BOUGE PAS !!
J’ai sauté par-dessus le coffre arrière d’une voiture en stationnement et j’ai filé droit sur lui. Il faisait beau, j’avais le soleil dans les yeux et il avait cette barre de fer dans les mains. Je sais pas pourquoi il a couru de l’autre côté mais on s’est retrouvé de part et d’autre de ma voiture. On s’est regardé. Il était tout pâle, il semblait à bout de forces. Comme je disais rien, il a cogné une nouvelle fois sur le capot en gémissant. Il faisait beau, j’entendais la peinture qui s’écaillait, ma bagnole était complètement fichue maintenant, méconnaissable, je frissonnais doucement.
— C’est toi que je devrais démolir ! il a fait.
— T’as fait une grave bêtise, j’ai répondu. Laisse-moi te dire que tu t’es vraiment mis dans la merde.
Il a abattu sa barre une nouvelle fois sur l’avant du capot et les phares se sont orientés vers le ciel.
— T’es le pire salaud que j’aie rencontré, il a enchaîné. Je suis sûr que tu sais où elle est !
— Bon, je vois que tu remets ça.
— Ouais, je t’emmerde et ta bagnole c’est juste le début. Je vous laisserai pas une seconde tranquilles.
Je me suis approché de lui lentement, en faisant très gaffe mais il était tellement excité qu’il s’apercevait de rien.
— Hé, je crois que tu es complètement à côté, j’ai dit. Je crois que tu te fais de fausses idées.
Je me suis encore avancé d’un pas, j’ai commencé à calculer si j’avais le temps de lui sauter dessus avant qu’il puisse se servir de la barre, c’était pas joué. Il paraissait crevé mais c’était pas joué. Non, rien n’est jamais joué d’avance.
— Imagine que j’aie vraiment rien à voir dans cette histoire, j’ai dit. Tu vois un peu ce que t’as fait à ma bagnole… ?
Il a hésité une seconde et je me suis jeté sur lui. On a roulé sur le trottoir comme des chiens enragés. J’essayais de l’étrangler et lui de me crever les yeux quand je me suis senti arraché du sol.
C’était les flics. Celui qui m’avait soulevé avait des bras énormes, envahis de poils roux. J’ai seulement remarqué qu’il y avait du monde autour de nous, la plupart étaient des cons en bermuda ou des vieux hébétés. J’ai retrouvé mon calme petit à petit et j’ai expliqué aux deux flics que c’était MA bagnole et que n’importe quel honnête homme pouvait perdre son sang-froid quand on touchait à sa voiture. Le flic m’a approuvé en souriant. L’autre tenait Marc sur le capot d’une camionnette avec une clé de bras.
Ils m’ont demandé les papiers de la bagnole, je suis allé les chercher, je suis tombé sur Nina. Je l’ai embrassée sauvagement et je suis retourné voir les flics. Ils avaient déjà installé Marc à l’arrière de leur voiture. Tout en regardant les papiers, le flic a demandé :
— Vous portez plainte ?
— Non, j’ai dit.
— Vous devriez porter plainte.
— Je sais pas ce qui me retient mais je vais lui laisser une chance.
Le flic m’a regardé avec insistance, en clignant des yeux, on était en plein soleil et moi je portais pas de visière, j’ai enfoncé mes mains dans mes poches arrière et j’ai attendu que ça se passe.
— Bon, il a fait. J’espère que c’est bien réfléchi… ?
— Je peux pas réfléchir à une chose pareille, j’ai dit. Non, pas de plainte.
Il a hoché la tête avec une moue dégoûtée puis ils sont partis. J’ai fait le tour de la bagnole sous le regard d’une poignée d’irréductibles qui se décidaient pas à foutre le camp, une belle bande de débiles, jouissant et puant sous le soleil. Le pare-brise était mort. Tous les carreaux étaient morts, l’intérieur de la bagnole ressemblait à une boîte de cachous translucides et le cadran était enfoncé, d’une manière générale tout était déchiré, tordu, éventré, abîmé. Il avait juste épargné les pneus. L’état de la carrosserie les mettait en valeur. Je me suis tourné vers les gens et j’ai envoyé un coup de talon dans un pneu.
— Approchez, c’est des bons, j’ai dit. Ils ont pas dix mille kilomètres. C’est des pneus super, je suis prêt à discuter. J’attends vos propositions.
Chacun a regardé son voisin puis ils ont tous décidé de partir comme s’ils avaient reçu un appel du néant. J’ai essayé de les retenir.
— Faut être cinglé pour laisser passer une chance dans cette vie, les gars !
Ensuite je me suis retrouvé seul. Je me suis aperçu que je m’étais éraflé le coude en tombant, ça commençait à me cuire. J’ai traversé la rue en faisant la grimace et je suis rentré chez moi. Je me suis assis sur une chaise, j’ai bu un coup et Nina s’est occupée de mon bras.
— Ça y est. Maintenant je me retrouve sans voiture, j’ai dit.
Je me suis senti vaguement déprimé, je savais que j’aurais plus de forces pour le restant de la journée.
— Aujourd’hui, je vais me reposer, j’ai dit. Ça va me faire du bien.
Nina a poussé un cri de joie et à partir de ce moment-là, je me suis plus occupé de rien du tout. Je me suis laissé un peu vivre. Rien dans le cerveau, rien dans le cœur.