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Le lendemain matin, je me suis réveillé un peu avant midi. La fille était partie. Je me suis levé et j’ai marché vers mon café comme une limace aveugle, après je me suis senti mieux. J’ai tâté mon pansement avec la grimace d’usage, c’était douloureux mais il y avait sûrement pas de casse, non, je l’avais échappé belle et ce truc-là me rappelait à l’ordre. Je me suis demandé en passant si j’avais payé pour quelque chose ou si c’était plutôt une avance, je pense toujours à ça quand il m’arrive une merde incompréhensible et je sais toujours pas si c’est possible des avances sur la douleur. Le soleil était planté dans la pièce, il devait faire dans les trente-cinq, la température où le silence commence à vous fondre sur la tête. Je suis sorti dehors enroulé dans une serviette avec des dégradés allant du rouge au bleu, il faisait une chaleur incroyable mais bonne, je me suis avancé tout droit jusqu’à la boîte aux lettres et j’ai pris mon courrier.
Je suis resté trente secondes à bronzer en m’éventant avec le petit chèque qui me tombait d’une bourse, je sais reconnaître quand une journée commence bien, je suis rentré en souriant.
J’ai avalé une bière pour me laisser le temps de réfléchir à l’organisation de ma journée. Travailler ou m’allonger un peu avec de la musique et de quoi fumer dans l’ombre, sans bouger ? Peut-être que je ferais mieux de travailler, oui, peut-être que j’allais m’y mettre, j’en savais encore rien. Dès qu’on a le dos tourné, la liberté peut devenir une source d’ennui et par moments y’avait rien qui me disait vraiment, je pouvais regarder mes mains pendant des heures ou avaler des sandwiches sans avoir faim ou rouler en voiture.
Le téléphone a mis fin à ce genre de réflexions, il a sonné comme un gong. J’ai attrapé le truc, c’était Nina.
— C’est toi ? elle a demandé.
— Oui, j’ai dit.
— Ooohh… il m’arrive une de ces merdes ! elle a pleurniché.
— Ah bon ?
— Tu peux pas t’imaginer, tu peux pas… Qu’est-ce que je vais faire… ?
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Il m’arrive un truc incroyable… Y’a que toi qui peux m’aider.
— J’espère que t’as pas foutu le feu, j’ai pas le numéro des pompiers, le cadran est devenu illisible.
— Non, je rigole pas, il m’arrive quelque chose. À MOI !
— Bon, je t’écoute.
— Non, non, je veux pas parler de ça au téléphone. Je voudrais que tu viennes.
— Comment ça ? Tout de suite… ?
— Oui, oui, tout de suite, là MAINTENANT !!
— Mais qu’est-ce qu’y’a ?? C’est grave… ?
— Bon sang, est-ce que tu vas venir ?
— D’accord, j’arrive, j’ai dit.
J’ai quand même pris une douche, sans me laver ; juste pour sentir l’eau couler sur moi et elle habitait maintenant à une cinquantaine de kilomètres, c’était pas la porte à côté. Pendant les grosses chaleurs, le débit de la flotte baissait dans les robinets et des trucs cognaient dans la tuyauterie, par moments l’eau devenait carrément rouge, ça ressemblait à un rêve. Ensuite j’ai avalé un morceau de fromage et je suis sorti dans la rue. Les bagnoles garées, c’était une rivière de métal en fusion.
Je me suis arrêté en cours de route pour boire un coup, j’ai failli m’endormir sous un parasol tellement c’était bon et je suis arrivé chez Nina vraiment relax, j’ai frappé deux petits coups avec le sourire aux lèvres. Elle est venue m’ouvrir dans un tee-shirt bleu qui lui tombait à mi-cuisses.
Je me suis penché a l’intérieur, j’ai tourné la tête de droite à gauche pour faire le malin.
— Il est pas là ? j’ai demandé.
Elle a levé les yeux en l’air avec un soupir :
— Non, je vis pas avec lui, elle a dit. Allez, viens.
Je suis entré. L’appart lui ressemblait beaucoup, une bonne ambiance, je me suis assis sur une petite banquette de bois, genre zen, avec une reproduction de l’époque Edo au-dessus de la tête, un singe regardant une mouche. J’ai allongé mes jambes.
— J’ai bien cru que j’allais crever de soif, j’ai dit.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Non non, juste un grand truc plein d’eau avec de la menthe sauvage.
Elle a foncé vers la cuisine en essuyant ses mains sur ses hanches. Je le savais qu’elle était bien roulée, je le savais et même y’avait pas que ses hanches mais comme je me sentais de bonne humeur, je me suis plutôt fait une réflexion du genre faut quand même avoir une sacrée force de caractère pour quitter une nana comme ça, t’es un héros mon vieux, on peut dire que t’es vraiment balèze, c’est vraiment réussi comme coup.
— Ajoute cinq ou six glaçons si c’est possible… !
Elle est revenue avec un truc glauque et des pailles multicolores sortaient de là-dedans comme des fusées de détresse, je me suis senti la gorge sèche, j’ai tendu les deux mains. Je me suis mis à téter.
— Je t’écoute, j’ai dit.
Elle s’est accroupie devant moi, les bras entre les jambes, elle a penché la tête de côté.
— Il m’arrive une vraie couille, elle a fait.
— Qu’est-ce que tu racontes… ?
— Ouais, je vais me retrouver à l’hôpital. J’ai une merde dans le ventre.
— Tu as QUOI ??!!
Sur le coup, j’ai cru qu’on avait décollé sur un tapis volant et que le truc allait nous conduire tout droit en enfer, on était embarqués sur un courant d’air brûlant.
— Où ça dans le ventre ? j’ai articulé.
— Je veux pas en parler, ça me dégoûte. Mais on va me l’enlever. Je sais pas quand je sortirai…
— Merde, c’est pas possible !
— J’ai besoin que tu me rendes un service…
— Hein ?
— Oui, c’est à cause de Lili… Elle devait passer tout le mois avec moi, je m’étais arrangée avec son père mais maintenant il est parti, je sais plus comment le joindre.
— D’accord, je vois le problème, j’ai dit.
— Y’a qu’à toi que je peux la laisser. Avec toi j’ai confiance.
Je connaissais ce coup-là, une prise simple mais pratiquement mortelle, c’était bien joué.
— T’énerve pas, j’ai dit, vas-y mollo… Peut-être que ton nouveau mec est pas capable d’entretenir une bagnole, mais peut-être qu’il est capable de garder ta fille, peut-être qu’il sait faire quelque chose de ses dix doigts, le petit trésor… ?
Elle s’est levée brusquement en plongeant les mains dans ses cheveux.
— Ahhh… c’est pas parce que je couche avec un type que je le crois capable de s’occuper de ma fille !
— C’est si dur que ça de trouver un mec qui soit pas trop con ?
— Écoute, j’ai pas envie de discuter de ça. Je croyais pouvoir te demander un service, c’est tout.
J’ai allumé une cigarette, j’avais pas de souvenirs incroyables de la môme, on se voyait pas souvent, elle était toujours fourrée chez son père et moi à l’époque, je m’intéressais plutôt à sa mère, on s’était peut-être croisés deux ou trois fois. Je me souvenais pas d’une emmerdeuse ou d’une petite idiote.
— Hé, ça m’amuse pas, j’ai dit. Sans déconner…
Mais d’un seul coup j’ai repensé à l’horreur qu’elle m’avait annoncée et j’ai regardé mes genoux, j’ai eu l’impression qu’on m’avait empoigné par la nuque.
— N’empêche que si t’as pas d’autre solution, j’ai ajouté, tu peux compter sur moi.
Elle a carrément sauté en l’air et j’ai pu voir sa culotte, ça représentait la gueule d’un tigre écumant avec un éclair farouche dans les yeux, un dessin très réaliste, mais ça m’a pas fait peur, sur le moment j’ai complètement oublié que vivre avec une fille était ce qu’il y avait de plus dur au monde et j’étais prêt à toutes les trahisons, j’étais prêt à me dénoncer devant un tribunal populaire composé uniquement de femmes comme un spécimen de forte tête qu’il fallait briser en deux. J’ai lâché un petit rire hébété et elle m’a pris par les mains.
— C’est vrai… ? C’est d’accord, tu veux bien… ? elle a dit.
— Ça doit pas être sorcier. Ça va pas durer cent sept ans.
— Bien sûr que non, tu rigoles.
— Mais tu sais, je peux pas te garantir que ça va marcher. Je la connais pas bien…
— T’inquiète pas, moi je sais que ça va aller, je vous connais tous les deux.
Cette fille, quand elle sourit vous avez l’impression que ses yeux changent de couleur et j’aime ce genre de gadget malgré que ça fasse de moi une proie facile, disons que je porte ma croix.
— Je savais que tu allais dire oui, elle a fait.
— Je le savais aussi.
Elle a jeté un coup d’œil à sa montre.
— Bon, il faut qu’on aille la chercher. Elle a voulu passer l’après-midi chez une de ses copines.
— On est obligé d’y aller tout de suite ? j’ai demandé.
— On a juste le temps, elle a fait.
Je me suis retrouvé à cavaler derrière elle dans les escaliers, il fallait que je m’accroche à la rampe alors qu’elle semblait littéralement voler dans les airs à cent soixante en riant aux éclats et en bas elle a insisté pour qu’on prenne sa voiture.
— Hé, j’ai dit, peut-être que tu ferais mieux de pas conduire…
— Ah ça merde alors, tu crois que je suis à moitié morte ?
— Ça va, j’ai rien dit… C’est loin ?
Elle m’a regardé par-dessus le capot avec le visage dans le soleil, elle a ramené une mèche derrière son oreille, c’était difficile d’imaginer qu’on allait l’ouvrir en deux.
— Grimpe, elle a fait. Tu verras bien.