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Je suis rentré tout doucement, j’ai tourné juste après le petit supermarché et le type rentrait ses boîtes de lait en bâillant. Je me suis retrouvé sur la plage, dans le scintillement des capsules de yaourt et les sachets de papier cristal, c’était le chemin le plus long mais j’étais pas pressé, je me demandais si j’allais la trouver encore là.

Je savais que d’un côté c’était les pires emmerdes en perspective, je le savais, il y a des filles comme ça, mais ça faisait aussi un petit moment que j’avais pas tenu une fille dans mes bras et ça aussi je le savais. J’avais rien connu de très excitant depuis que Nina et moi nous nous étions séparés, d’ailleurs après ça j’avais plus du tout regardé les filles du même œil, dans l’ensemble elles me fatiguaient.

Tout en approchant de la baraque, je me disais que Cécilia sortait quand même du lot, surtout qu’elle me tombait tout droit du ciel et qu’elle était sûrement fourrée dans mon lit, oui ou quelque chose dans ce goût-là et j’ai terminé les derniers cent mètres au pas de course.

J’ai ouvert sans faire de bruit, j’ai défait mes chaussures et le sable sur la moquette c’est la merde mais j’en avais vu d’autres, la pièce était silencieuse et les rayons de soleil vibraient comme des lances à travers les rideaux, elle avait juste tiré le drap sur elle et je suis resté planté devant le lit à la regarder dormir, je suis resté comme ça au moins cinq minutes, je suis con, une femme qui dort n’est pas dangereuse, j’ai ramassé toutes les affaires qui traînaient par terre, je les ai posées sur une chaise, je pensais pas seulement à la baiser je pensais aussi au moment où elle allait ouvrir les yeux.

Ensuite j’ai tourné en rond dans la cuisine, je me sentais comme un étranger là-dedans, c’était le pire des coins que je connaissais, j’y allais rarement sauf quand la poubelle débordait ou pour rincer des verres, je mangeais jamais chez moi ou alors des trucs tout prêts et je me retrouvais avec des tonnes de papiers huileux ou la cellophane des chips qui craquait dans la nuit, impossible de mettre la main sur un paquet de café et de toute manière, j’avais plus un seul filtre, si elle avait pas été là, juste à côté, enroulée dans mes draps avec une mèche sur les yeux et les jambes en équerre, j’aurais continué à déglinguer ces placards, je pouvais pas claquer une seule de ces portes sans qu’une charnière me tombe dans les mains.

Je suis retourné la voir et comme elle bougeait toujours pas, je me suis décidé à aller faire quelques courses et je suis sorti.

Ma bagnole venait d’avoir quinze ans et je trouvais plus un seul type qui veuille bien ouvrir le capot. Je savais jamais si elle allait bien vouloir démarrer. Je me suis glissé sur le siège, j’ai serré les dents, jusque-là les voitures c’était le dernier de mes soucis sauf quand je glissais la clé dans le contact. Bon, mais c’était sûrement une bonne journée qui s’annonçait, il y avait cette fille dans mon lit et j’ai laissé tourner un peu le moteur avec le starter. J’en ai profité pour gratter deux ou trois saloperies soudées sur le pare-brise, de la merde et du sang, je clignais des yeux dans les reflets.

J’étais fatigué mais je me sentais plutôt bien, je tenais le volant entre deux doigts et j’avais un bras pendu dehors, la main plaquée sur la peinture tiède, c’était une route bien droite, très large, avec des palmiers de dix mètres de haut, c’était juste ce qu’il fallait pour qu’un type puisse vous doubler tranquillement avec une vedette de cinq cents chevaux en remorque ou une caravane à trois étages, cette route elle allait tout droit vers l’enfer et les pédalos.

Il était encore tôt, y’avait pas trop de monde dehors, j’ai tourné un moment dans les rues, j’ai fait vingt fois le tour avant de trouver un magasin ouvert, un petit libre-service tout neuf et le type debout derrière sa caisse semblait vous faire signe de l’œil entre deux piles de lessive et des cartons de bananes vertes. J’ai trouvé une place un peu plus loin et je me suis garé en bâillant.

J’ai attrapé un chariot et je me suis enfilé dans les rayons. C’était un truc tout en longueur avec une petite musique très chiante, parfumée à la violette, je savais pas bien pourquoi mais en général ces trucs m’excitaient, toutes ces bouteilles, toutes ces boîtes bien rangées il suffisait d’en prendre une et de l’envoyer dans le chariot, ça paraissait facile, sans limites, je me sentais toujours fiévreux dans ces moments-là. Tout au bout, j’ai doublé une femme, elle était grimpée dans son chariot et essayait d’attraper une boîte de saucisses, tout en haut, j’ai regardé ses jambes machinalement, sans trop m’attarder, à partir d’un certain âge, c’est rare que ça vaille encore le coup. J’ai fait provision du strict minimum et j’ai remonté le magasin dans l’autre sens, en poussant une montagne de marchandises.

Je suis arrivé devant la caisse en me grattant la tête, le type en blouse blanche m’attendait avec le sourire. J’ai jeté un coup d’œil dans le fond pour voir si la femme n’arrivait pas et je me suis penché vers l’oreille du gars en prenant un air ennuyé :

— J’aime pas faire ça, j’ai dit, non, ça me regarde pas… Merde, il y a cette femme là-bas qui glisse des tas de trucs sous sa robe. Bon sang, j’aime vraiment pas faire ça…

C’était un type entraîné, il a fait un bond par-dessus la caisse et il a foncé dans le magasin avec les pans de sa blouse qui flottaient comme des ailes. J’en ai profité pour braquer mon chariot vers la sortie, j’ai débouché en pleine lumière et j’ai cavalé vers la voiture.

Le temps s’est arrêté tout à fait, j’ai ouvert la malle en moins de deux et j’ai fait basculer tout le truc à l’intérieur, je voyais plus rien, j’ai mis un bon moment avant de pouvoir démarrer mais ça a marché comme sur des roulettes, y’avait pas âme qui vive dans ce petit matin mort-né.

Je me suis arrêté plus loin, à la sortie de la ville, sous un palmier, le soleil commençait à taper. Je suis allé prendre un paquet de cacahuètes dans la malle, je l’ai ouvert sur mes genoux et j’ai repris la route. Chaque fin de mois, je me retrouvais au bord du gouffre mais j’étais pas le genre d’écrivain qu’on allait découvrir mort de faim dans une petite chambre obscure, il fallait pas compter là-dessus. J’ai longé les vagues et des kilomètres de plage, j’ai failli m’endormir, ça faisait comme un gros sandwich écœurant, avec la tartine du ciel.

Je me suis garé juste devant la maison, j’ai coupé le contact et je suis resté cinq minutes sans bouger. Il s’est mis à faire chaud, j’ai trouvé quelques vieux sacs sous le siège et je suis sorti, j’ai commencé à les remplir. Les bouteilles faisaient un sacré poids, et toutes ces boîtes, j’en avais pris un sacré paquet, j’ai vraiment soufflé quand j’ai posé tout ça en équilibre sur la table de la cuisine.

On entendait rien, les rideaux étaient toujours tirés dans la pièce et je me sentais bien, j’ai mis une casserole sur le feu pour faire du café, j’avais pris ce qu’il y avait de meilleur. J’ai enlevé mon tee-shirt, je l’ai envoyé rejoindre le tas qui pointait son nez derrière la porte, il devenait urgent que je m’occupe de ça, en attendant j’ai repoussé tout le truc du pied. J’ai croqué dans une tablette de chocolat à la nougatine, j’ai rangé un peu et après un dernier coup d’éponge sur l’évier, je suis allé voir si elle était toujours vivante.

Ensuite, j’ai tiré les rideaux, j’ai remis de l’ordre dans la pièce et j’ai fait le lit. Formidable. J’avais pas trouvé de petit mot, ni quoi que ce soit d’écrit au rouge à lèvres sur les murs, j’avais pas trouvé le plus petit morceau d’elle, même en cherchant bien. D’une certaine manière, c’était peut-être mieux comme ça, je me suis dit, tu vas pouvoir continuer à travailler, tu vas faire avancer ton roman, ne pense plus à ça, détends-toi. J’ai envoyé un direct dans l’oreiller, juste à l’endroit où elle avait posé sa tête et la poussière a traversé un rayon de soleil levant.

Cette histoire m’a pas mis de bon poil, j’ai serré les dents en ramassant les morceaux de verre sous le lavabo et j’ai poussé un petit gémissement en m’ouvrant le crâne avec le siphon, je m’étais relevé trop tôt, n’importe qui vous dira que c’est la plus grosse erreur sur un ring, eh bien c’est la même chose dans la vie. Le téléphone a sonné, c’était Yan, je me suis installé près de la fenêtre en caressant ma bosse.

— Alors, il a fait, t’es pas encore sous les verrous… ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Enlèvement. Détournement de mineure.

J’ai pas répondu tout de suite, j’ai fermé les yeux.

— D’accord, j’ai dit, j’avais pas pensé à ça.

— Tu ferais mieux d’y penser, tu sais.

— Bon mais c’est réglé maintenant, elle a foutu le camp. Quand tu auras raccroché, je vais sauter dans le lit avec une serviette mouillée sur le crâne.

— Je t’appelle pas pour ça, il a ajouté. Ce soir, c’est l’anniversaire d’Annie. On va manger chinois.

— Ça lui fait combien ?

— Trente-six.

— Oh dis donc, merde alors…

— On t’attend, il y aura tout le monde.

— Ça fait rien, je viendrai quand même. Je m’occuperai du thé au jasmin.

— Super, il a dit.

J’ai pensé une seconde à prendre une douche mais j’avais plus la force, j’ai laissé tomber. Je suis allé arrêter l’eau pour le café mais il y en avait plus une goutte, j’ai pris une bière et je l’ai bue d’une main pendant que je refermais les rideaux. Ensuite je me suis jeté sur le lit. Il y avait juste un petit rayon de soleil qui passait mais je le prenais en pleine figure, c’était plus possible de bouger, j’ai seulement réussi à croiser un bras sur mon front, à me caler contre le mur. J’avais la tête complètement vide, je buvais ma bière par petits coups. Parfois on a la sensation d’avoir glissé au fond d’un piège et rien ne se passe, je voulais même pas ouvrir un œil.

Je me suis réveillé vers sept heures du soir et j’ai passé un bon moment sous la douche, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir offrir à Annie. La sœur de Yan c’était quelque chose, on faisait une bonne équipe tous les trois quand on avait dix ans, je sais que j’emporterai ça dans ma tombe même si j’ai un minimum de place. Contrairement à son frère, elle c’était plutôt les filles qui l’intéressaient et j’étais pas le seul à trouver ça vraiment dommage mais j’étais le seul type qui pouvait un peu rapprocher, toi c’est spécial, elle disait, toi je t’ai toujours à l’œil.

Je me suis habillé, je lui ai fait un paquet avec quelques cassettes de bonne musique et le tour était joué. Avant de partir, j’ai entassé quelques bouteilles dans un sac et j’ai ajouté un poulet et du pain en tranches, j’ai toujours l’impression que je vais rester sur ma faim avec la bouffe chinoise.

Ils habitaient ensemble à une vingtaine de kilomètres de là, dans un coin tranquille, à moitié résidentiel, j’ai coincé le poulet à côté de moi et j’ai déboîté en douceur dans un coucher de soleil formidable, j’ai attrapé mes lunettes dans la boîte à gants, c’était pas mal violent dans les rose orangé. J’ai pris mon temps, j’ai mis une bonne demi-heure avant d’arriver.

Je me suis garé juste devant. C’était vraiment calme dehors, des petites maisons bourrées de retraités, c’était juste à l’heure de manger –, on pouvait entendre des milliers de petits cli cli cli cli clic, c’était les dentiers, c’était comme si vous débarquiez sur Mars.

J’ai cogné à la porte du pied, derrière mes paquets, fallait qu’ils se magnent. C’est Annie qui est venue m’ouvrir, toute fraîche, je ressens toujours un petit éclair de tristesse quand je la vois.

— Bon anniversaire, j’ai dit.

— Salut, t’es le premier. Je suis pas en avance.

— Ça va, je suis venu pour t’aider mais faut que je pose tout ça en vitesse.

Elle s’est écartée et j’ai foncé tout droit vers la cuisine.

— Vas-y, dis-moi ce que je peux faire… Où est Yan ? j’ai demandé.

Elle a plongé ses mains sous le robinet. Elle s’est mise à nettoyer des trucs qui flottaient dans l’évier. Peut-être qu’on allait enrouler ça dans une feuille de riz, je voyais pas si c’était vivant.

— Yan n’est pas là, elle a répondu, Yan se tire toujours quand il y a du boulot. Mais on le verra sûrement tout à l’heure, on a qu’à se servir à boire.

— D’accord. Demande-moi de couper les trucs en petits morceaux, je peux faire ça.

— Très bien, elle a dit. Alors viens voir un peu ici.

Je me suis approché d’elle, je me suis planté près de l’évier, j’ai regardé les espèces de machins tordus qui flottaient là-dedans.

— Faut laver toutes ces merdes, elle a soupiré, oh la la et faut que je me change, je suis même pas prête.

Elle a retiré ses mains de sous l’eau, elle les a essuyées longuement en me regardant d’un air surpris.

— Eh ben quoi, elle a dit, c’est comme ça que tu m’aides… ?

Je me suis croqué un ongle et ensuite j’ai tiré sur mes manches, j’ai plongé mes mains dans la piscine aux requins. J’ai attrapé un de ces machins blanchâtres et je l’ai serré en fixant des yeux le carrelage de la paillasse, les lumières qui dansaient là-dessus, quoi qu’on fasse il y a toujours des mauvais moments, c’est presque impossible de passer au travers, j’ai fait rouler le truc entre mes doigts et je lui ai demandé calmement :

— Je suis censé faire quoi au juste ?

— Rien, tu les rinces. J’ai juste le temps de filer dans mon bain, hey, tu viendras me frotter le dos ?

— Ouais, ouais, quand je me serai débarrassé de ces trucs.

— T’aimes ça ? C’est super, c’est de la pieuvre.

— Ouais, heureusement qu’ils ont pas mis la tête, j’ai dit.

Elle a filé et je suis retourné prendre mon verre, je l’ai entendue qui faisait couler l’eau au premier. Je me suis baladé dans la cuisine, j’ai repéré quelques trucs, du beurre de cacahuètes, une plaque de nougat aux amandes et deux ou trois bretzels, c’était plutôt rassurant et aussi un fond de coca que j’ai versé dans mon bourbon. Ensuite j’ai repêché les morceaux du monstre avec une écumoire, merde ces trucs-là vivaient dans l’eau, dans le fond de la mer, ça pouvait pas être très sale.

J’ai avalé quelques olives planté devant la fenêtre, c’était un bon moment, silencieux, juste un seul verre et le fond du ciel mauve, en plus j’adore les palmiers et Yan en avait un dans son jardin, ce salaud, il arrive parfois que certaines fins de journée soient arrachées au paradis.

Quand elle m’a appelé, j’ai grimpé jusqu’à la salle de bains en quatrième. De toute la baraque, c’était la pièce que je préférais, noyée sous les plantes vertes et une espèce de lumière tamisée qui glissait là-dedans, tous les petits pots bien en rang et des tas de serviettes douces comme de la brume, vraiment rien à voir avec ces coins minuscules et puants recouverts d’un carrelage d’hôpital et badigeonnés de couleurs écœurantes. Annie était allongée dans la baignoire et j’ai eu l’impression de mettre les pieds dans un spot publicitaire, deux petites épaules rondes plantées dans l’eau bleue et des paquets de mousse qui dégringolaient par-dessus bord.

— Me voilà, j’ai dit. Quand tu voudras…

Elle a rigolé, elle s’est mise à quatre pattes et son dos a fait surface comme une île, des petites vagues venaient lui lécher les hanches, en fait elle me laissait pas voir grand-chose, je pouvais juste imaginer ses nichons pointés vers le fond et son ventre lisse comme la coque d’un bateau de course, souviens-toi qu’elle t’a à l’œil, j’ai pensé, oublie tout ça. J’ai empoigné le gant et la savonnette et je lui ai frotté le dos sans pouvoir m’empêcher de rester songeur.

Je sais pas comment ça s’est fait mais mon bras a heurté la petite chaînette, j’ai entendu BROOOEEUUUU et la baignoire a commencé à se vider, j’ai regardé le niveau qui descendait et les petites bulles qui éclataient sur sa peau, bon sang, j’ai dit, mais je suis resté sans bouger avec un œil sur sa touffe de poils enneigés pendant qu’elle tendait la main nerveusement vers la serviette.

Je lui ai donné ce qu’elle voulait et emporté par mon élan, j’ai voulu lui sécher le dos et je me suis retrouvé avec mes deux mains cramponnées à ses hanches. J’avais tout oublié.

— Eh ben, qu’est-ce qu’il t’arrive ? elle a demandé.

La lumière, le silence, les plantes vertes, la serviette humide, les gouttes d’eau sur le sol, la chaleur, les nuits sans fin, tout ça me poussait à forcer un peu la chance.

— Merde, j’ai dit, qu’est-ce qu’on fait ?

Elle a éclaté de rire, elle comprenait vite.

— Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ??!!

— Oui. Est-ce que je fonce rincer quelques assiettes ou trier les amuse-gueule ou monter des machins en neige… ?

— J’arrive, elle a dit.

Je suis redescendu et je suis allé boire un verre en solitaire dans le jardin. C’était pas très facile d’écrire un roman et de m’occuper de ma vie en même temps, j’avais du mal à mener tout ça sur un même front et depuis quelque temps, c’était mon roman qui s’en tirait le mieux des deux, il suçait toute mon énergie. Je laissais faire, ça m’avait fait la même chose avec les autres et je m’en étais quand même sorti, mais par moments j’aurais tout envoyé au diable, surtout à la tombée de la nuit, après avoir passé la journée vissé sur une chaise à épier le moindre bruit. Il se dégageait de tout ça une sensation de douce lassitude et j’aimais pas ça, j’aurais préféré quelque chose de plus brutal, quelque chose que j’aurais pu arracher avec mes mains mais ce truc était presque imperceptible, une vraie chierie et fallait attendre que ça se passe. En général, j’avais le temps de boire quelques verres.

Peu après, les autres sont arrivés par petits groupes, la baraque se remplissait et mon esprit virait au rose comme du papier tournesol, le bruit des conversations me faisait du bien et le reste n’était plus qu’un tas de feuilles planquées sous ma machine a écrire, au moins jusqu’au lendemain matin.

Tout se passait très bien et Nina est arrivée. Elle était seule, je l’ai trouvée un peu pâle, j’ai lancé un œil noir à Yan mais il a fait celui qui était pas au courant. Bien sûr. Je me demande comment j’aurais pu faire pour pas m’approcher d’elle, je me demande si ça aurait servi à quelque chose que de me casser les deux jambes ou de me faire clouer sur le plancher, je suppose que non. J’ai pris un verre au passage et je lui ai amené.

— Essaie voir ça, j’ai dit. Je trouve que t’as pas très bonne mine, tu es malade ?

Elle a eu l’air gênée que je lui dise ça, elle a secoué la tête sans me regarder.

— Non, pas du tout, je suis peut-être un peu fatiguée, j’ai Lili en ce moment, elle me traîne un peu partout, tu imagines… Et toi, ça va ?

— Je suis en train d’écrire le roman du siècle, je sais pas si je vais en sortir vivant.

Je sais plus si ça faisait deux ou six mois qu’on s’était quitté mais je la trouvais toujours aussi belle, d’ailleurs c’était la plus belle fille que j’avais jamais eue, je me faisais pas d’illusions et pour baiser c’était la meilleure entre toutes, c’était normal que je vienne lui dire deux ou trois mots et que je m’inquiète de sa santé. Je suis resté planté devant elle à regarder dans mon verre et l’instant d’après elle était plus là, elle était dans le fond de la pièce et riait avec les autres. C’est quelque chose de très mystérieux pour moi que les rapports que j’ai avec cette fille, ça me dépasse un peu, peut-être qu’on s’est connu dans une vie antérieure et que nos rôles sont écrits d’avance, c’est peut-être pour ça qu’avec elle j’ai toujours l’impression de ne jamais faire ce qu’il faudrait. Bon, à ce moment-là Annie m’a pris par l’épaule et je l’ai aidée à servir la pieuvre et les rouleaux machin, ça sert jamais à rien de se torturer la cervelle, ça fait frémir le destin.

Je me suis retrouvé par hasard assis à côté d’elle avec mon bol de riz sur les genoux, j’étais en train d’agacer du bout de ma baguette un morceau de tentacule gros comme le doigt et j’étais à moitié cuit. Il y a un truc que je voulais pas lui demander, je lui ai demandé.

— T’es toute seule en ce moment… ?

— Non, elle a dit.

— T’es avec quelqu’un, alors ?

— Oui, c’est bien ce que j’ai voulu dire.

— Han han.

Je l’ai regardée porter les petits grains de riz à ses lèvres.

— Comment il est ? j’ai ajouté.

Elle a hoché la tête en agrandissant les yeux.

— Moi je suis tout seul, j’ai dit. Ça me fait vraiment du bien. Je vais pas remettre ça tout de suite avec une autre, je vais continuer à souffler un peu…

Elle a encore hoché la tête et je la connaissais, c’était pas la peine d’insister, elle allait me garder à distance jusqu’à la fin de la soirée et heureusement qu’un de nous deux gardait toute sa tête sinon tout était à recommencer. Je me demande si un jour les choses deviendront un peu plus simples entre nous. Mais ça me paraît difficile, j’ai attrapé mon verre et je me suis levé, je suis passé côté jardin.

Je me suis baladé au milieu des autres avec une pierre dans le ventre mais personne s’est aperçu de rien. Il aurait fallu que je m’écroule dans l’herbe avec une sagaie plantée dans le dos pour qu’ils se demandent si quelque chose allait pas, je faisais aussi bien de garder le sourire. Et puis c’était bien ce que j’avais voulu, non ? On s’était bien mis d’accord pour arrêter les frais, alors ne raconte pas de salades, la liberté, petit, ta foutue liberté, c’était aussi qu’elle se fasse baiser par un autre, qu’un mec lui enfonce son truc jusqu’au cerveau, et tant pis si tu te retrouvais avec ça, seul dans ton coin avec ce sourire idiot.

Heureusement, j’ai rassemblé quelques forces après un petit moment et j’ai réussi à m’aligner avec les autres pour filer mon cadeau à Annie. Je l’ai embrassée et je suis resté derrière elle pendant qu’elle soufflait les bougies. J’ai regardé Nina par-dessus le machin aux fraises, un après-midi j’étais allongé sur le lit et je regardais le plafond pendant qu’elle faisait ses valises en silence et je me disais peut-être qu’il y aura encore quelques bonnes séances, si on réfléchit bien ça n’a rien à voir, ne serait-ce qu’une seule fois par semaine, mais en fait il s’était rien passé de ce genre, j’avais fait la ceinture jusque-là.

J’ai passé la fin de la soirée comme un type qui a de l’eau dans l’oreille et qui s’écoute déglutir, j’étais vaguement absent et je pouvais prendre n’importe quelle conversation en marche, ça me gênait pas.

Nina a été une des premières à partir et je l’ai accompagnée jusqu’à sa voiture en lui racontant qu’un peu d’air me ferait du bien.

— Mais tu sors du jardin… elle a dit.

— C’est pas la même chose.

Elle a grimpé dans sa voiture et je suis resté sur le trottoir avec le nez au vent. J’écoutais le démarreur tourner dans le vide. Ça a duré un moment, et je me suis mis à rire.

— Je te jure que c’est pas moi, j’ai dit. J’ai aucun pouvoir mental sur les bagnoles.

Elle a levé les yeux sur moi puis elle a haussé les épaules.

— Bon, donne-moi la manivelle, j’ai soupiré. Faudra dire à ton mec de vérifier l’allumage.

J’ai enfilé la manivelle dans le moteur et j’ai fait signe à Nina à travers le pare-brise, j’ai posé mon verre vide sur le capot.

Au troisième tour, le moteur démarrait mais dans la foulée je me payais un retour de manivelle sur l’avant-bras et la douleur m’a fait plier les genoux, j’ai senti une sueur froide couler sur ma figure.

Elle s’est penchée à la portière, sans lâcher le volant.

— Tu t’es fait mal ? elle a demandé.

— Quel con ! j’ai fait.

— Mais qu’est-ce que t’as fabriqué, fais voir… ?

— Non, on voit rien, mais ça va…

J’ai remué les doigts.

— C’est rien, ça va passer, j’ai ajouté. Tu peux y aller…

Au moment où elle déboîtait, j’ai vu le verre glisser du capot, il a explosé sur la rue. J’ai regardé la voiture s’éloigner avec son petit ruban de fumée bleue accroché aux fesses.

J’entendais des voix qui venaient du jardin mais j’ai décidé de rentrer, j’en avais assez. J’ai marché jusqu’à ma voiture avec un bras qui pesait des tonnes, j’ai eu l’impression que ça me faisait moins mal quand je grimaçais.

J’ai roulé tranquillement avec une cigarette brûlante aux lèvres, les yeux à moitié fermés, sans musique et à cheval sur la ligne blanche, je peux conduire même quand j’ai bu, même quand je suis raide, même quand la vie me dit pas grand-chose, je suis bon sur les grandes routes droites et désertes.

Presque arrivé, j’ai pilé à un feu rouge, j’étais tout seul mais j’ai attendu quand même, c’était la seule lumière du coin. Mon bras m’élançait. En passant devant la boîte de Yan, j’ai vu la Mini garée dans un angle, j’ai ralenti, je me suis arrêté juste à sa hauteur. Y’avait la fille dedans, les yeux fermés et la tête appuyée contre le carreau, j’ai cogné doucement, le regard soudé sur sa minijupe. Elle a sursauté, elle a fait une drôle de tête et ensuite elle m’a souri, elle a descendu sa vitre.

— Oh, elle a fait, c’est fermé. Je me suis endormie.

— Je vois ça.

Elle a paru réfléchir un moment, elle a regardé devant elle en serrant l’ongle de son pouce entre ses dents, puis elle s’est tournée vers moi avec le visage illuminé.

— Où est-ce qu’on pourrait aller ? elle a demandé.

— Je crois que je vais rentrer, j’ai dit, je me sens un peu fatigué. Je suis blessé.

— Il y a pas un truc d’ouvert où on pourrait boire quelque chose, y’a rien… ?

— Non, c’est fermé partout. J’ai pris un retour de manivelle, il faut que je regarde ça de plus près.

— Oh, quelle merde ! Je me paye une de ces soifs… !

— On peut aller chez moi mais je peux m’en tirer tout seul. Sinon je suis capable de servir deux verres d’une seule main.

Elle a basculé en avant pour attraper la clé de contact.

— D’accord, c’est ce qu’on va voir… elle a dit.

Tout le long, je me suis demandé pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi en jetant des coups d’œil dans le rétroviseur mais je roulais à peine à trente, je pouvais pas la perdre. On s’est garé devant la maison, j’ai foncé jusqu’à la porte sans l’attendre, j’avais pas envie de discuter dehors, j’ai bien aimé le petit claquement pressé de ses talons sur le trottoir, j’ai refermé derrière elle en trouvant un deuxième souffle.

J’avais pas envoyé la lumière depuis cinq secondes qu’elle tombait à genoux sur mon tapis avec ma pile de disques serrée sur la poitrine et les yeux en l’air.

— Oh c’est super… c’est super, elle a fait. On va pouvoir écouter de la musique !

— J’ai pas mal de vieux trucs, j’ai dit. J’ai pas grand-chose.

— On s’en fout, c’est pas pour ÉCOUTER !

— Alors ça fera l’affaire.

Elle a commencé à tripoter les boutons, j’ai eu l’impression qu’elle les tordait dans tous les sens, j’ai toussé et je me suis avancé vers elle.

— Attends, je vais le faire, j’ai dit. J’ai l’habitude.

J’ai mis le truc en marche et je suis allé dans la cuisine pour préparer les verres, j’ai forcé la dose pour elle, je savais que c’était une fille difficile à mettre à genoux. Quand je suis revenu, elle avait jeté sa veste sur le fauteuil et elle commençait à s’échauffer, elle était déjà pieds nus. Je lui ai donné son verre en la regardant dans les yeux mais j’ai pas eu le sentiment que c’était dans la poche, il y avait quelque chose que je sentais pas bien chez cette fille mais peut-être que je me trompais. Elle a levé son verre.

— Moi qui croyais que ma soirée était fichue, elle a dit. À la tienne.

J’ai hoché la tête, je commençais de nouveau à éprouver une certaine fatigue et mon bras me faisait mal, je suis allé jusqu’à la salle de bains pendant qu’elle remettait son corps en marche, elle est remontée à bloc j’ai pensé en soupirant.

J’ai trouvé une bande et de la pommade et pendant que je me soignais, la musique a fait trembler les murs, elle avait dû repérer le bouton et je me demandais comment j’allais m’y prendre, surtout pour attacher ce foutu pansement. Je l’ai coupée dans son élan pour lui demander de m’aider, elle a fait ça en vitesse et elle a repris son train d’enfer, c’est bon, j’ai pensé, il faut attendre qu’elle se fatigue ou faire sauter les plombs. Je me suis assis dans les coussins, à la bonne hauteur et j’ai bu mon verre à petites gorgées, elle avait cette minijupe et un corsage zébré qui lui collait à la peau, je la regardais sans trop réfléchir et au bout d’un moment, j’ai compris ce qu’elle avait voulu me dire à propos de danser, j’ai senti à quel point elle aimait ça et je me suis dit merde, cette fille est presque belle, trouve quelque chose ! Je me suis levé et j’ai ramené la bouteille de la cuisine. Quand la musique s’est arrêtée, elle s’est laissée glisser par terre, sur les talons et elle a étalé les disques autour d’elle.

— Bon sang… elle a fait. C’est plein de trucs que je connais pas du tout !

— On pourrait peut-être respirer un peu ? j’ai proposé.

Elle a rien répondu, elle a fait comme si elle m’avait pas entendu et j’ai avancé une main sur sa cuisse, c’était risqué mais la fatigue vous rend parfois audacieux. Pourtant elle a sorti un disque entre deux doigts comme si de rien n’était et elle s’est penchée vers la chaîne. Je l’ai laissée faire, je trouvais que c’était pas trop cher payé, elle avait plutôt une peau souple et très blanche, je sentais que ça allait être bon. Je me suis déplacé doucement pour lui caresser les fesses, j’ai eu l’impression de plonger dans le vide quand j’ai rencontré les élastiques du slip, j’ai mis un quart de seconde à reconnaître la face 2 de Grasshopper, je me suis demandé si elle l’avait fait exprès tellement c’était bien joué, tellement ce truc était parfait pour nous deux.

J’ai commencé à ramper sur le tapis, je gagnais du terrain et je sais pas ce qui lui a pris, j’avais même glissé un doigt entre ses poils et elle souriait en regardant le plafond mais sans prévenir elle a bondi comme une flèche et elle s’est retrouvée debout.

— Oh tu entends ça ! elle a fait, TU ENTENDS CE TRUC-LÀ… ??!! Oh, je peux pas louper ça, oh c’est vraiment du bon !!!

Elle s’est remise à sauter sur ses pieds et à gesticuler au-dessus de ma tête. À ce moment-là, j’aurais dû comprendre mais j’ai pas fait de commentaires, j’ai regagné ma place contre le mur et j’ai bu un coup, j’ai reniflé mes doigts intensément, dans ce disque il y a des passages qui vous arrachent des petits grincements de plaisir, on était en plein dedans.

J’ai fait une deuxième tentative un peu plus tard. On était dans la cuisine parce qu’elle avait décidé de faire des crêpes, tu vas voir, elle disait, tu vas voir ça, c’est ma spécialité et je me suis assis sur une chaise pendant qu’elle envoyait dinguer toutes mes casseroles et renversait le sucre en poudre. Elle s’est mise sur la pointe des pieds pour attraper je ne sais quel machin et ma main a filé aussitôt entre ses jambes. Elle est restée sans bouger, les cuisses légèrement ouvertes, de quoi passer mes doigts.

Au bout d’une minute elle a retiré ma main.

— Il me faudrait un doseur, elle a dit.

— Qu’est-ce qu’y’a ? Qu’est-ce qui va pas ? jai demandé.

— Y’a rien. Mais tu veux pas manger des crêpes… ?

— Non, ça peut attendre.

Elle m’a envoyé un sourire interrogateur. Le silence devenait écœurant, je me suis levé, je l’ai prise par un bras et je l’ai entraînée vers le lit. Elle souriait toujours au plafond. J’ai retroussé la mini, viré le slip et elle s’est laissé faire pendant que je lui embrassais l’intérieur des cuisses. J’avais presque mon compte, je me suis allongé pour pouvoir tenir le coup et elle a juste écarté les jambes pour que je puisse glisser ma tête.

Il y a des filles qui sont longues à venir, il y a des filles qui sont froides comme des statues et celles qui ont prêté des serments insensés, il y en a qui vous font payer l’enfer avant de fermer les yeux, d’autres qui préfèrent les femmes ou des types un peu plus mûrs, je me suis demandé dans quel genre il allait falloir la ranger. Je me suis essuyé la bouche et je me suis tenu sur un coude pour la regarder.

En une seconde, elle a passé ses jambes par-dessus ma tête et elle s’est levée en riant. Le jour démarrait sous les rideaux, j’ai envoyé une claque sur l’interrupteur et la pénombre m’a fait du bien. Elle a mis de la musique avant de revenir s’asseoir au bord du lit.

— Je suis désolée, elle a dit.

J’ai rien répondu, il y avait qu’à moi que ce genre d’histoire pouvait arriver. J’avais commencé la journée en trouvant une fille dans mon lit et je l’avais pas baisée. Ensuite j’avais astiqué une fille dans son bain et celle-là non plus je l’avais pas baisée. Et pour finir, je ramassais une fille dans la rue, je la ramenais chez moi et encore une fois, rien à faire pour la baiser. Parfois, je trouvais la vie vraiment fatigante, c’était à se demander si on s’amusait pas à me traîner sur un lit de braises. J’ai bâillé en regardant son dos dans le noir mais ça n’avait plus tellement d’importance, c’était comme si j’étais seul, j’étais tellement habitué à écouter de la musique dans l’obscurité, avec un joint ou quelques canettes ou la fièvre, peut-être que j’étais simplement en train de rêver et de glisser dans un petit cauchemar avec la queue raide. Elle s’est tournée vers moi et j’ai seulement vu sa silhouette, c’était comme à la télé quand les types veulent rester incognito.

— J’aime pas ça, j’y peux rien, elle a repris. Ou plutôt, je sens jamais rien. Ça m’énerve…

— Ça fait rien, j’ai dit. C’est pas grave.

— Peut-être que je ferais mieux d’y aller, elle a fait.

— Fais comme tu veux, j’ai dit. Tu me déranges pas mais je vais me coucher. Tu peux rester écouter de la musique, si tu veux, ça me gêne pas.

— C’est vrai ?

— Oui, je t’assure. Tu auras juste à claquer la porte en sortant.

Ensuite, je me suis plus occupé d’elle, je me suis déshabillé, je me suis glissé dans les draps, le visage tourné vers le mur. J’ai remarqué qu’elle avait baissé le son et je l’entendais trifouiller dans les disques. C’était une présence silencieuse et agréable, j’ai remonté le drap sur mon épaule et j’ai attendu que le sommeil arrive.

Plus tard, je me suis tourné tout doucement, il y avait toujours de la musique et j’ai fait semblant de dormir, j’ai ouvert à peine les yeux et je l’ai regardée, elle dansait juste pour elle, seulement pour le plaisir et elle semblait touchée par la grâce. C’était quelque chose de formidable à voir. Toutes les merdes qui vous arrivent dans la vie sont balayées par ça.