CHAPITRE XV

 

— J’ai besoin de ton aide, Robi, murmura Stan.

Il tutoyait l’autre depuis quelque temps, mais il n’y avait même pas pris garde. Tout simplement Robi faisait désormais partie de son entourage immédiat, des objets et des êtres qu’il espérait utiliser pour parvenir à ses fins.

Devant eux, dans la caverne, on achevait de charger le libérium dans les soutes du Pluton. Cela avait été très rapide, au point que Batchenko était encore avec Kora ! Inquiet, Robi se demandait toujours pourquoi Stan n’avait pas réagi à la trahison de celle qu’il aimait… Mais l’aimait-il encore comme autre-fois ? De plus en plus, Robi avait l’impression que le passage dans l’Espace Interdit avait légèrement modifié le comportement du chef de l’Organisation.

— De quoi s’agit-il ? demanda Robi avec prudence.

— Une chose très simple. Kora me laisse tomber. N’est-ce pas vrai ?

Regard étonné de Robi vers l’autre, impassible.

— Heu !… ça me semble évident, en effet.

— Mais pourquoi m’abandonne-t-elle ?

Il n’attendit pas la réponse de Robi et poursuivit avec force :

— Je sais ! Elle a donné un prétexte : d’après le Cerveau, je serais condamné. Je dois mourir dans les jours à venir. Quelle blague ! Robi ne réagit pas. Il se demandait quelle direction allait prendre l’esprit « tordu » de Stan. De toute façon, il ne pouvait que suivre, sous peine, avait dit le Cerveau, de s’engager dans un univers parallèle. Il imaginait sa situation comparable à celle d’un humain qui circule sur un fil bien tendu. Un pas de côté et c’est la chute. Évidemment, cela paraissait bizarre. Mais on pouvait admettre que la cassure du temps aux environs de l’E.I. avait mis en déséquilibre l’univers proche.

— Il faudrait que je sois bien crédule pour accorder confiance à une telle affirmation, reprenait Stan.

Robi hocha la tête.

— Vous êtes évidemment en excellente santé, mais…

— Ce n’est pas cela ! coupa l’autre, impatienté. Kora me prend pour un imbécile. Elle prétend qu’elle a consulté le Cerveau quand nous étions là-bas. Or, elle n’a pu le faire. Je n’oublie pas qu’elle était allongée sur la couchette, et dans l’impossibilité absolue de se lever. Elle n’a donc pu…

Il se tut, regarda Robi fixement.

— A moins que toi…

— Je puis vous affirmer, dit Robi très calme, que je n’ai jamais rien demandé à votre sujet au Cerveau.

Stan continuait à le regarder, mais l’attitude de Robi était si naturelle qu’il finit par détourner les yeux et par soupirer, soulagé du doute qui venait de naître en lui.

— C’est bien cela. Elle bluffe.

— Elle bluffe, mais elle veut vous laisser tomber, fit Robi doucement.

— Bien sûr ! La raison en est évidente. En toute franchise, je ne me suis pas comporté comme j’aurais dû le faire quand nous sommes passés dans l’E.I… et, par la suite, je ne sais trop pourquoi. J’avais reçu un coup terrible quand elle a été atteinte par les rayons epsilon… Bref, j’ai fait figure de gamin ! Et Kora est très sensible à ça. Elle aime l’énergie…, les chefs qui fascinent leurs troupes… Ne l’as-tu pas remarqué ?

— Si fait, avoua Robi.

Il attendait la question…, l’éternelle question des humains quand ils savaient qu’il pouvait lire dans les esprits : « M’aime-t-elle ? » Stan n’en parla pas.

— Vois-tu, reprit-il à voix basse, ce n’est pas la première fois que Kora menace de me quitter. Je l’ai toujours reconquise…, par un exploit. Que j’attire l’attention sur moi, que je montre que je suis bien le chef, que nos hommes m’acclament follement et elle laisse tomber Batchenko pour revenir à moi. Et c’est là que j’ai besoin de toi.

— Expliquez-moi ça…

Il y avait de la défiance en Robi, mais aussi l’ordre formel du Cerveau qu’il ressassait intérieurement : « Aider Stan…» Situation délicate !

— C’est simple. Je veux dépanner moi-même le Cerveau.

Il s’exaltait, saisissait le bras de Robi, le serrait avec force.

— Comprends-tu ? Si nous partons en expédition, avec deux ou trois astronefs, Batchenko et une vingtaine d’hommes, la gloire rejaillira autant sur lui que sur moi. Il faut que ce soit moi…, moi seul !

Sa voix n’était plus qu’un grondement.

— Et j’irais seul…, si j’étais sûr de découvrir assez tôt l’accès aux piles énergétiques du Cerveau ! Là est le problème. Car, dès que le Pluton aura quitté la base, Batchenko va se précipiter sur mes traces pour prouver à Kora qu’il m’est venu en aide, que je n’ai pu réussir seul. Comprends-tu ?

— Je comprends. Vous vous dites que, avec mon aide, puisque j’ai déjà dépanné le Cerveau, tout sera terminé quand Batchenko et les autres arriveront. C’est bien ça ?

— Tout à fait, fit Stan. Refuses-tu ?

— Je dois vous aider de tout mon possible, répondit Robi. Nous partirons quand vous voudrez.

— Tout de suite, en ce cas. Je ne tiens pas à donner des explications à Batchenko qui sera là d’une minute à l’autre. Le chargement est terminé. Les réservoirs du Pluton sont garnis… En hyperpropulsion, nous serons très vite sur le satellite-Cerveau. Allons-y !

Il y avait tout de même une certaine défiance en Robi quand le Pluton décolla. Batchenko n’était pas encore revenu. Il s’attardait vraiment très, très longtemps près de Kora, et Robi se demandait pourquoi Stan ne manifestait ni jalousie ni colère. Étranges, ces humains !

* *
*

… Aussitôt qu’il fut assez loin de Vénus AII, Stan passa en hyperpropulsion. C’était la deuxième fois que Robi utilisait ce mode de locomotion. Comme la première fois, rien ne se produisit : il cessa tout simplement de voir les étoiles par les hublots. Il n’y avait pas la moindre vibration, pas la moindre sensation de vitesse excessive.

Robi savait que le « voyage » allait durer environ deux heures. Laissant à Stan le soin de piloter le Pluton, il ferma les yeux et se mit en sommeil. En lui, toujours une certaine défiance et de l’inquiétude. C’était trop beau pour être vrai. Stan se dirigeait-il vraiment vers le satellite-Cerveau ? N’allait-il pas plutôt vers Planète III afin de se venger en livrant l’Organisation aux dictateurs ?

Quoi qu’il en soit, le Cerveau avait ordonné de l’aider tant qu’il ne chercherait pas à s’entendre avec les chefs de Planète III. « Lui et moi, seuls dans le Pluton, pensait Robi… Il ne fait pas le poids devant moi… Je le défie d’agir si je veux l’en empêcher. » Bref, le doute s’estompait.

D’autant mieux que, après un temps indéterminé, Stan secoua l’épaule de Robi (qui n’avait nul besoin de cela pour se réveiller car il était simplement en attente, ne dormant jamais).

— Nous y voici.

Robi se leva, s’approcha du hublot. Le Pluton avait repris sa vitesse de croisière. A quelque distance, on apercevait une planète et son unique satellite. Aucun doute : ce satellite-là, c’était bien le Cerveau.

— Je vais tenter de me poser exactement où nous étions lors de notre premier atterrissage, dit Stan. Ce ne sera pas facile, mais je suppose que nous gagnerons du temps puis-que tu n’auras qu’à refaire, en ma compagnie, le chemin que tu as déjà parcouru.

— Inutile, fit Robi. Au contraire, si vous pouvez vous poser un peu plus à l’ouest…

— Mais… pour repérer…

— Ne vous inquiétez pas.

Du bout du doigt, Robi se frappait le front.

— J’ai là un système d’orientation comme aucun humain n’en possède, affirma-t-il.

Stan eut un sursaut, mais ne répondit rien. Robi n’était pas mécontent de lui faire comprendre, une fois de plus, qu’il était plus qu’humain. Cela pouvait calmer certaines tentations…

Après avoir décrit quelques orbes autour du satellite, l’astronef se posa enfin, beaucoup plus près que la première fois du point où se trouvaient les entrées énergétiques.

— Je n’ai pas trop mal manœuvré, je crois, fit Stan avec une certaine fierté.

— Magnifiquement. En moins d’un quart d’heure, nous serons à l’endroit voulu. Et une dizaine de voyages suffiront.

Stan sursauta encore.

— Que veux-tu dire ?

— Ma foi, le Pluton ne dispose d’aucun engin de transport capable de circuler sur le satellite ? Non ? Dès lors, il faudra bien que nous transportions le libérium jusqu’aux piles énergétiques du Cerveau. Or je ne puis guère porter à chaque voyage plus de deux cent cinquante à trois cents kilo. Donc, une dizaine de voyages.

Stan ne répondit rien, s’épongea le front. Il n’avait évidemment pas pensé à cela. Ce n’était pas parce qu’il n’avait pas les qualités requises pour diriger une semblable expédition, mais tout simplement parce qu’il n’avait jamais sérieusement envisagé de reconstituer l’énergie du Cerveau. Mais cela, Robi ne pouvait le deviner.

— Oui, oui, bien sûr ! balbutia-t-il.

Robi avait un peu le caractère d’un gamin. Il sourit à la dérobée, persuadé de ce que Stan avait négligé ce point essentiel. A la vérité, il s’en moquait bien, Stan !

— Voyons… Je revêts la combinaison d’espace… Nous entrons dans le sas… Tu prends tout ce que tu crois pouvoir porter… Deux cents kilos, as-tu dit ?

— Oui, facilement.

— Moi, une cinquantaine… Je crois que j’y arriverai…

— Oh, ne vous fatiguez pas, Stan ! Je peux recommencer cent fois s’il le faut sans la moindre fatigue. Laissez-moi m’en charger !

Ce n’était pas du goût de Stan qui protesta :

— C’est moi qui dois dépanner le Cerveau, et donc il faut du moins que je t’aide. Allons-y. Un moment, je me mets en tenue d’espace.

Il paraissait très sûr de lui, très décidé à se réhabiliter aux yeux de sa chère Kora.

En effet, en deux minutes, il revêtit la combinaison spéciale, s’approcha de la porte du sas.

— Tu es physiquement beaucoup plus fort que moi, Robi. Je te demanderai, quand nous serons dans le sas, d’ouvrir la porte de la soute (elle communique directement avec le sas) pour en tirer les caisses de libérium. J’avoue que je ne tiendrais pas le coup jusqu’au bout si je devais manipuler tout cela.

— D’accord !

Stan ouvrit la porte, entra. Dans son esprit, tout se jouait en une fraction de seconde. Robi entrait derrière lui. Stan n’avait pas refermé le hublot vitré du casque.

— Zut ! fit-il. J’ai oublié…

Il revenait dans l’habitacle, alors que Robi, surpris, était dans le sas. Robi fit deux pas, puis, soudain, s’émut.

— Hé ! fit-il en se retournant.

Trop tard. La porte s’était refermée. Robi fit la grimace, s’approcha. Il n’avait pas encore compris, et supposait que Stan avait repoussé le battant sans y prendre garde.

— Stan ?

Il le vit alors, Stan, par le large judas vitré placé en haut de la porte. Il le vit et il l’entendit.

— Pauvre imbécile ! disait Stan. Je t’ai bien eu, n’est-ce pas ? Si tu savais la force qu’il m’a fallu pour jouer cette comédie ! Reconquérir Kora ? Quelle blague ! Voilà longtemps que Kora ne m’aime plus, je ne l’ignore pas. Mais si vous croyez, vous tous, que vous avez ridiculisé Stan, votre réveil sera désagréable. Personne n’a jamais pu me ridiculiser.

Robi se plaçait devant le hublot vitré.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez faire, Stan. Il vous est impossible de quitter le Pluton, et donc de dépanner le Cerveau, sans passer par le sas. Or, vous m’y avez enfermé. Vous ne doutez pas de ce que je puis vous réduire à l’impuissance… d’une seule main ! Alors ?

Tout en parlant, il tentait d’ouvrir la porte. Il espérait qu’il n’y avait pas de système de verrouillage interne dans le Pluton. Malheureusement, il en existait un, car la porte ne bougea pas.

— A quoi voulez-vous en arriver ? reprit-il. Vous voilà bloqué comme moi.

— L’orgueil te rend stupide, répondit Stan.

Il ne s’expliqua pas davantage. Robi l’entendit qui sifflotait en revenant vers le poste de pilotage. Le Pluton frémit, puis commença à s’élever au-dessus du satellite-Cerveau. Il fila à toute allure pendant un certain temps, puis, soudain, au silence total qui planait dans l’astronef, à une curieuse sensation de légèreté, et surtout à la disparition des étoiles par l’unique hublot du sas, Robi comprit que le Pluton était passé en hyperpropulsion.

Sourcils froncés, perdu dans ses réflexions, Robi se campa devant la vanne qui permettait, à volonté, de faire le vide dans le sas ou bien, au contraire, de rétablir la pression normale.

Il ne conservait aucune illusion. Stan avait fait un détour via le satellite-Cerveau afin de s’emparer de lui. Après quoi, suivant un plan mûrement établi, il fonçait vers Planète III d’Altaïr.

Dans quel but ? Pas difficile à deviner : Stan, par vengeance, allait s’entendre avec les dictateurs de Planète III.

Or, le Cerveau avait insisté sur ce point, Robi devait aider Stan jusqu’au moment où celui-ci tenterait de traiter avec les chefs de Planète III. Il devait empêcher à tout prix cette entente… et, s’il n’y parvenait pas, c’est qu’ils avaient émergé de l’E.I. dans un univers parallèle dont le passé était inconnu du Cerveau.

Empêcher Stan de livrer l’Organisation aux dictateurs… Facile à dire. Mais, même quand on est Robi, que peut-on faire quand on est enfermé dans un compartiment étanche ?