CHAPITRE PREMIER

 

Quand Robi reprit conscience, il était dans un astronef. Pendant une fraction de seconde, son esprit erra encore sur le monde qu’il venait de quitter, sur cette terre qu’il avait débarrassée d’une créature qui se nourrissait de la souffrance humaine (Même collection : Terre d’arriérés).

D’instinct – bien que robot, il avait une apparence et des réactions d’homme – il commença par vérifier si ses vêtements l’avaient suivi lors de sa réintégration. Avec satisfaction, il constata qu’il était vêtu. Il lui était déjà advenu de surgir tout nu sur une place publique, ce qui était assez désagréable.

Puis il regarda autour de lui.

C’était un petit astronef de tourisme, à peine long d’une vingtaine de mètres, large de quatre à cinq. A l’avant, un humain était assis au poste de pilotage. Ses cheveux étaient très longs et tombaient sur ses épaules. A sa carrure, à son attitude, Robi jugea qu’il devait avoir la cinquantaine.

Robi se retourna. Il entendait un murmure de voix au fond de l’astronef. Il y avait là, allongée sur une couchette, une femme, jeune et belle, mais totalement inerte. Endormie ? Malade ? Morte ? Un humain d’une trentaine d’années se penchait vers elle, et c’était cet homme qui parlait à voix basse, sans arrêt, comme s’il eût récité quelque litanie. L’un des trois cerveaux de Robi possédait la faculté délire par télépathie dans l’esprit des humain qui parlaient – et il ne s’en priva pas. En quelques secondes, il en sut assez pour comprendre le langage de ce monde nouveau pour lui, et pour s’exprimer à peu près correctement dans ce langage.

L’homme murmurait des choses telles que :

— Tu vivras, Kora ! Tu vivras… Il le faut ! Et que deviendrais-je sans toi ? Je ne pourrais te survivre. Et si je disparais, que deviendra notre organisation ? Tu vivras !…

 

Son désespoir était tel qu’il ne surveillait plus ses pensées et que Robi lisait en lui comme en un livre ouvert.

— Tu vivras, Kora ! répétait-il, farouche. Il le faut !

Il s’agenouillait près de la couchette. Et Robi continuait à lire en lui…

* *
*

… Cet homme se nommait Stan. Il avait cru tout prévoir. Quand il s’était enfui avec celle qu’il aimait et son compagnon de toujours, ils avaient revêtu des combinaisons protectrices. Les heures avaient coulé et, parce que nul danger ne semblait les menacer, il s’était cru hors de portée de l’adversaire.

Il avait pris un peu de repos. C’est alors que Kora, gênée par le vêtement protecteur, l’avait retiré sans qu’il le sût.

Pendant qu’il dormait, des ombres fusiformes avaient surgi dans l’espace. Presque instantanément, les radars avaient déclenché l’écran énergétique – presque, mais pas tout à fait instantanément. Pendant une infime fraction de seconde, l’astronef Pluton avait été soumis au champ des radiations epsilon. Pour Stan et pour son compagnon Guérik, aucune importance : la combinaison protectrice avait arrêté les radiations.

Mais Kora… Dieux de la Galaxie ! Atteinte par les ondes epsilon, elle avait hurlé et s’était abattue au moment où Stan sautait de sa couchette.

Dans l’esprit de Stan, Robi voyait la scène horrible. Stan tenait dans ses bras le corps inerte de Kora et, pendant que, jambes fauchées, il l’allongeait sur la couchette, une petite voix répétait en lui le slogan lancé depuis quelques mois par le Conseil des chefs : « Rayons epsilon…, pas de guérison !…». Une fraction de seconde sous l’action de ces rayons, et commençait une lente désagrégation des tissus.

— Tu vivras, Kora ! Il le faut !

Il criait à voix basse, sa gorge étant contractée à l’extrême. Guérik, qui pilotait, s’était retourné vers lui tout au début, mais, désormais, affectait une insensibilité totale.

Qu’eût-il pu faire ? Dire à Stan : « Cesse donc ces pleurnicheries. Tu sais que tout est inutile et que Kora est condamnée ! ». Il n’aimait pas Kora, lui.

Robi marcha vers Stan, posa sa main sur l’épaule de l’homme et dit doucement :

— Bonjour.

Stan sursauta, regarda cet inconnu. Dans ses yeux, Robi lut d’abord de l’incrédulité, ensuite de la défiance, enfin de la colère.

Ne vous inquiétez pas, reprit Robi avec gentillesse. Je vous expliquerai bientôt qui je suis et comment j’ai pénétré dans votre astronef.

Guérik, le pilote, au son de cette voix qu’il ne connaissait pas, s’était retourné, stupéfait.

— Qu’est-ce que c’est que ce type, Stan ? demanda-t-il. D’où sort-il ?

— Du diable si je le sais !

Robi répéta, avec une certaine difficulté pour choisir les mots de ce langage dont il ignorait tout deux minutes plus tôt :

Je vous expliquerai cela bientôt. Je lis dans votre esprit et je sais que vous êtes droits, bons et justes. Capables de vous montrer sévères s’il le faut – mais justes. Donc, moi, Robi, venu d’ailleurs, je dois vous aider.

Il y eut un temps, pendant lequel Stan, qui ne cessait de penser à Kora, tenta de réfléchir à ce que venait de dire son hôte inattendu.

Le pilote Guérik, lui, murmura :

— Vous prétendez lire dans les cerveaux ?

— Oui, fit Robi. Et si vous voulez que je dise ce que je lis dans le vôtre…

Guérik lui lança un mauvais regard, reprit les commandes et, dos tourné, affirma :

— Nous perdons du temps. Les astronefs nous ont pris en chasse, et il semble qu’ils gagnent sur nous. Regardez le radar.

— Kora a ouvert les yeux ! cria Stan.

De nouveau, il s’agenouillait près de la couchette, il recommençait à parler à voix basse à sa bien-aimée.

Si tu t’en fous, fit Guérik d’une voix morne, moi pas. Nous sommes à portée de leurs canons atomiques.

Il regardait un écran, à sa droite.

— Pas le moindre doute. Ils sont plus rapides que nous.

Robi abandonna Stan et alla vers le pilote.

— Y a-t-il une possibilité de leur échapper ? demanda-t-il.

— Oui, gronda Guérik. Mais je préfère crever dans une explosion atomique plutôt que de m’engager dans l’E.I.

— Qu’est-ce que c’est, l’E.I. ?

Robi espérait que l’autre allait penser à ce que désignaient ces deux initiales, mais Guérik ne songeait qu’à Stan et à Kora. Il avait l’esprit un peu tordu, nota Robi, attentif. Il eût aimé que Stan fût un chef impitoyable.

Malheureusement, la question de Robi demeura sans réponse. Guérik se taisait (et Robi ne pouvait lire dans l’esprit des humains que lorsque ceux-ci parlaient. Il n’était pas vraiment télépathe).

Guérik regardait un cadran rectangulair. Au milieu du tableau de bord. Une carte lumineuse se déroulait lentement. Les points jaunâtres, rougeâtres ou bleuâtres des étoiles descendaient de l’écran, alors que le minuscule feu vert qui représentait le Pluton restait fixe, bien au centre. Grâce à cette carte animée, le pilote connaissait à tout instant sa position exacte.

Guérik n’avait pas besoin d’une représentation graphique pour savoir où il voulait aller, mais il savait aussi qu’il n’y parviendrait pas. Car dans quelques minutes les croiseurs qui les poursuivaient ouvriraient le feu sur le Pluton désarmé.

Des chiens poursuivent un renard qui s’enfuit ! grommela-t-il.

Son esprit s’étant ouvert pendant qu’il prononçait ces mots, Robi y lut que ce qui importait, ce n’était ni Altaïr ni les quatre croiseurs. L’essentiel, c’était le trait noir sur la carte.

Sur la droite du Pluton, à quelques minutes à peine, un lourd trait noir barrait le champ d’étoiles. Il n’annulait pas la clarté de celles-ci. Elles existaient à sa gauche et à sa droite, très près, si près qu’elles se confondaient presque avec lui. Ce trait noir était long d’une dizaine d’années-lumière, mais, d’après ce que comprit Robi, son épaisseur était pratiquement nulle.

Robi pointa le doigt.

— C’est ça, l’E.I. ?

— Oui, grogna l’autre.

Trop rapidement pour que Robi pût lire dans ses pensées.

— Et qu’est-ce que ça signifie, E.I. ? Ne vous fâchez pas : je viens d’un autre monde…, probablement d’une autre galaxie.

Guérik avait sursauté. Longuement, il dévisagea Robi, puis grogna :

— Je suis bien obligé d’y croire ! Comment expliquer autrement qu’un humain ait pu s’introduire dans le Pluton en vol ?

— Si vous me disiez ce que signifie E.I. ?

— Espace Interdit fit Guérik.

Puis il se tut. Robi, dépité, n’avait guère pu lire en lui qu’une seule chose : l’E.I. ou Espace Interdit était une chose effrayante dont il fallait se garder à tout prix.

— Je n’en sais pas davantage, murmura Robi.

L’autre n’entendit même pas. Le regard fixe, il étudiait l’écran du radar.

— Voyons, reprit Robi… Peut-être puis-je vous aider ? Expliquez-vous un peu !

— Mais regardez donc l’écran, par tous les dieux d’Altaïr ! gronda Guérik.

Robi tourna la tête et, aussitôt, sifflota. Les astronefs qui les poursuivaient s’étaient rapprochés d’eux nettement en quelques minutes.

— Ce sont certainement de nouveaux engins dont nous n’avions pas connaissance, murmura Guérik.

— Vous avez parlé de canons atomiques, demanda Robi. Quelle est la portée de tels engins ?

Guérik haussait les épaules.

— La notion de « portée » n’existe pas dans l’espace. Dès qu’un projectile nucléaire est lancé, il file jusqu’à ce qu’il rencontre une cible.

Or, ne l’oubliez pas, sa vitesse est égale à sa propre vitesse plus celle du croiseur. En outre, il est muni d’un dispositif chercheur qui lui permet de foncer droit sur nous malgré tous nos changements de direction.

— Je ne comprends pas, fit Robi.

— Si, comme vous le prétendez, vous n’êtes pas de ce monde, cela ne me surprend pas. Nos techniques diffèrent sans doute de celles que vous connaissez, et…

— Ce n’est pas cela. Ils veulent vous détruire, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui.

— Or, nous sommes à portée de leurs projectiles nucléaires. Pourquoi ne tirent-ils pas ?

Guérik eut un pauvre sourire.

— Demandez ça à Stan, murmura-t-il.

Stan avait abandonné Kora, toujours inerte, et venait vers eux, les mâchoires contractées.

— Avez-vous entendu, Stan ? fit Robi doucement.

— Oui. Vous demandez pourquoi les croiseurs ne tirent pas sur nous. Pour vous l’expliquer, il faudrait que je vous expose la situation, et ce serait trop long.

Robi réprima un sourire. A la faveur de ces quelques paroles, il avait déjà lu dans l’esprit de l’autre ces « trop longues explications ». C’était pourtant très simple : le monde d’où venaient Stan, Kora et Guérik était gouverné par un Conseil des chefs. Stan était un libertaire, un révolté. Il avait poussé le peuple à lutter contre la tyrannie. Et, ma foi, ses idées cheminaient très vite, si bien que le Conseil avait pris peur. Stan avait décidé de fuir. Le Conseil, lui, avait résolu de le supprimer.

Mais le supprimer en le détruisant par une bombe nucléaire, c’était faire de lui un martyr. Et on connaît l’influence du souvenir d’un martyr dans toutes les religions et toutes les politiques du monde ! Les idées en prennent un intérêt nouveau et la résistance s’accroît.

Non, certes, le Conseil ne ferait pas de Stan un martyr. Et pourtant, il devait disparaître.

— Regardez-les manœuvrer, reprit Stan avec amertume, et vous comprendrez leur tactique.

Sur l’écran-radar, les quatre points qui représentaient les poursuivants s’éloignaient les uns des autres, amorçant une manœuvre pour bloquer le Pluton au centre d’un demi-cercle.

Robi sifflota. Il comprenait tout à coup. Le communiqué de victoire du Conseil annoncerait la disparition définitive de Stan le révolté, sans que les croiseurs y fussent pour rien.

Ils allaient tout simplement contraindre le Pluton à passer dans l’Espace Interdit : Et Robi avait désormais la certitude que l’Espace Interdit – l’E.I. – était un monde d’où l’on ne revenait pas. Non sans quelque curiosité, il se demanda si le dispositif dont un de ses cerveaux était muni, et qui désintégrait son corps une fraction de seconde avant qu’il ne soit détruit, pour le réintégrer ailleurs allait fonctionner. Probablement pas. Le peu qu’il avait lu dans l’esprit de Guérik semblait prouver que l’Espace Interdit était une chose horrible…, mais qu’on n’en mourrait pas, du moins pas immédiatement.

— S’ils se figurent que nous allons passer dans l’E.I., fit Guérik avec fureur, ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’aux épaules ! On va les obliger à nous détruire avec leurs bombes. On a tout de même une chance sur mille de passer !

Il reprit les commandes, obliqua et fonça droit vers l’un des croiseurs.