CHAPITRE XIV

 

Il y avait deux médecins en blouse blanche près de la couchette sur laquelle Kora était étendue, soumise à l’action des rayons reconstituants. Tout de suite, Robi admira l’efficacité de ce traitement : dès que Stan, Batchenko et lui-même entrèrent, elle leva la tête, les reconnut et s’assit sur le bord de la couchette, souriante.

Harding, demanda Batchenko, quel est votre avis ?

Le docteur, petit, replet, se mit à rire.

— Voyez vous-même ! fit-il en montrant Kora.

Il ajouta, incrédule :

— J’ai cru comprendre qu’elle avait été atteinte par les rayons epsilon… Il y a certainement erreur. Nous n’avons décelé aucune lésion organique et pas la moindre trace de radiations. Une grande fatigue générale, voilà tout… Quelques heures de traitement, et il n’en sera plus question.

Stan soupira, soulagé. Batchenko ne dit rien, mais Robi vit briller ses yeux.

Le docteur Harding ôtait ses lunettes, les essuyait.

— Je suis très sceptique quant à l’atteinte des rayons epsilon, reprit-il. A mon avis…

— Peu importe, fit Stan, qui ne tenait nullement à répéter le récit de leur passage dans l’E.I. Peut-on, sans danger pour elle, lui poser quelques questions ?

— Sans inconvénient. Ne la fatiguez pas trop, voilà tout.

Batehenko toussota. Longuement. Les deux toubibs le dévisagèrent et finirent par comprendre.

— Nous profitons de votre présence ici pour vaquer à d’autres occupations, fit Harding, très digne.

— C’est cela. Nous partirons dans cinq à dix minutes, répondit Batehenko sans même les regarder.

Il dévorait Kora du regard. Robi s’étonnait de ce que Stan n’eût pas été frappé par cette attitude d’adoration. Est-il vrai que l’amour rend aveugle ? C’était enregistré dans un de ses circuits, mais il n’avait jamais eu l’occasion de le vérifier comme ce jour-là.

La porte se referma en silence derrière les deux docteurs, et Stan prit la parole.

— Nous sommes devant une sorte de cas de conscience, Kora, et nous aimerions savoir ce que tu en penses.

— Il s’agit du Cerveau, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.

— Comment L’as-tu deviné ?

Elle haussait doucement les épaule

— A quoi crois-tu que j’aie passé mon temps dans le Pluton, alors que je ne pouvais même pas lever le bras ? Je réfléchissais. Surtout à ce qui allait se passer quand nous arriverions ici.

Ce n’était pourtant ni Stan ni Batchenko qu’elle regardait : c’était Robi, droit dans les yeux, une sorte de question muette. Et Robi comprit. Depuis leur conversation à bord du Pluton, elle désirait savoir si Batchenko l’aimait. Depuis que, par le Cerveau, elle avait la certitude que Stan allait mourir sous peu, cette question devait la tourmenter plus encore. Stan disparu, Batchenko prendrait la direction de l’Organisation. Accepterait-il de partager le pouvoir avec elle ?

Cependant, redoutant de se tromper, Robi ne broncha pas. Kora reprit alors avec impatience :

— L’avenir est conditionné par tant et tant de facteurs qu’une longue réflexion est nécessaire…

Cette fois, il ne pouvait douter : il avait lu en elle. Avec une sorte de désespoir, elle lui demandait si Batchenko éprouvait pour elle une véritable passion.

Comme il était placé derrière les deux autres, il hocha la tête plusieurs fois et sourit. Elle ferma les yeux et soupira. Ce soupir était probablement le seul regret qu’elle témoignerait en quittant Stan.

— A quelles conclusions en es-tu arrivée ? demanda Stan avec intérêt.

Rien qu’à voir son attitude, buste légèrement penché vers la jeune femme, attentif, on imaginait sans peine comment il avait toujours pris ses décisions les plus importantes : Kora les lui avait dictées.

Elle regarda Batchenko.

— Ce ne sont évidemment que mes propres conclusions que je vous livre, fit-elle. Je ne suis pas accoutumée, moi, à débattre de questions d’une telle importance.

Dommage que ni Stan ni Batchenko ne pussent lire en elle. Intérieurement, elle riait aux éclats. Robi, derrière les deux autres, lui adressa un clin d’œil et aussitôt lut : « Je ne sais si Batchenko acceptera »… Pour Stan, elle en était déjà certaine ! Étrange femme. Elle jouait avec les chefs de l’Organisation comme d’autres avec des cartes plus ou moins biseautées ! Le hasard voulut, d’ailleurs, qu’elle se mît à parler de jeux…

— Nous avons entamé avec Planète III d’Altaïr une formidable partie de cartes. Nous disposons d’atouts… Ils en ont aussi. Nous connaissons les leurs, ils connaissent les nôtre. Et, ma foi, en toute objectivité, nous avons jeu égal, avec peut-être une légère supériorité pour eux.

Batchenko allait protester, elle lui coupa la parole d’un geste.

— Attendez… Je vous expose mon point de vue, voilà tout. Dans ces conditions, nous avions décidé…, ou plutôt Stan avait décidé…, de rassembler toutes nos forces et d’attaquer par surprise, de tous côtés à la fois. La question embarrassante, c’était celle d’un échec possible. Tout capitaine digne de ce nom se ménage une position de repli. Notre base de Vénus AII est sûre et inexpugnable. C’était le refuge idéal en cas de défaite.

— Oui, dit Batchenko, comme suspendu aux lèvres de la jeune femme.

Stan ne dit rien. Il savait tout cela, et n’attendait que la décision de Kora suggérant, soit l’attaque de Planète III, soit le « dépannage » du Cerveau.

— Nous avions réussi à nous procurer cinq tonnes de libérium, reprit la jeune femme. Ces cinq tonnes, nous avions l’intention de les entreposer sur Vénus AII de façon à assurer la vie et la défense de la base pendant très longtemps… si l’attaque échouait. Il n’en est plus question puisque nous avons utilisé le libérium dans l’E.I. Nous nous retrouvons donc à notre point de départ : une formidable partie de cartes avec, de part et d’autre des jeux égaux. Et donc l’incertitude. Jusque-là, êtes-vous d’accord ?

— Oui, firent-ils ensemble.

Elle leur accorda un sourire.

— Pourtant, chemin faisant, continua-t-elle, nous avons découvert un joker. Un atout formidable que Planète III ne peut utiliser : le Cerveau.

— Nous l’avions déjà, cet atout, grommela Batchenko. Et il ne nous a pas été utile à grand-chose… Il refuse de répondre à toute demande concernant nos préparatifs !

— Il ne pouvait pas répondre, affirma Kora, parce qu’il ignorait tout de l’avenir. Comment vouliez-vous qu’il vous dise, par exemple : « Attaquez ici ou là, faites ceci ou cela…, et vous serez vainqueurs ? » Désormais, tout est changé. Le Cerveau a été projeté de l’avenir dans notre temps. Pour lui, ce qui va se passer sur Planète III, c’est du passé, et c’est donc enregistré dans ses circuits. Et il peut nous dire ce que nous devons faire pour triompher.

Il y eut un silence. Batchenko s’essuyait le front.

— Croyez-vous vraiment, Kora, demanda-t-il d’une voix un peu rauque, qu’une telle chose soit possible ? Etes-vous certaine que notre avenir immédiat est enregistré dans le Cerveau ?

— Oui, fit Kora, souriante. J’en suis certaine. Pendant que Stan et Guérik n’étaient pas dans le Pluton, j’ai posé au Cerveau une question précise concernant mon avenir. Il a répondu sans hésiter. Donc, notre avenir est bien enregistré dans ses circuits. C’est là un atout inestimable, qui suffirait à lui seul pour assurer notre triomphe.

Elle s’essoufflait. Lentement, elle s’allongea de nouveau sous l’appareil à rayons reconstituants et conclut à voix basse :

— Le Cerveau est en état de sommeil. Il lui est impossible de nous communiquer ses directives tant que nous ne lui aurons pas fourni une considérable provision d’énergie. Et, puisque cela conditionne notre succès sur Planète III, il n’y a pas, pour moi, l’ombre d’une hésitation. Il faut charger sur un astronef tout le libérium disponible sur Vénus AII, et le livrer au Cerveau le plus vite possible.

Elle ferma les yeux, se détendit et, sous l’influence des rayons bienfaisants, se mit a respirer avec une régularité forcée. Robi devina qu’elle attendait la réponse de Batchenko. Celle de Stan, elle la connaissait déjà.

D’ailleurs, Batchenko la connaissait aussi. Depuis longtemps, il savait que Stan parlait et que Kora suggérait.

D’une voix douce, presque tendre, il conclut :

— Une telle démonstration est irréfutable, Kora. D’un côté, l’indécision. De l’autre, la certitude, avec l’appui du Cerveau. Nous allons charger tout le libérium disponible et foncer vers le satellite que vous nous avez indiqué. Merci, Kora.

Elle ouvrit les yeux et lui sourit. On eût dit une scène de l’un de ces grands films d’amour chevaleresque que l’on réalisait, en trois dimensions, pour les peuplades sous développées de certaines planètes.

Batchenko allait suivre Stan et Robi qui se dirigeaient vers la porte, mais Stan se retourna vers lui et dit amicalement :

— Reste donc un peu, Bat… Il y a si longtemps que vous ne vous êtes pas rencontrés, Kora et toi ! Robi et moi, nous allons donner des ordres pour le chargement du libérium. A tout à l’heure.

— Merci, fit Batchenko.

Il ne se fit nullement prier, revint vers Kora allongée. Robi, attentif, capta un étrange éclair dans les yeux de Stan. Le voile s’était-il déchiré ?

— Venez, Robi…

Ils sortirent. Au fond du long couloir, ils rencontrèrent les deux docteurs qui revenaient. Stan leur dit en riant :

— Un petit moment encore, toubibs… Kora raconte notre voyage à Batchenko. Laissez-leur dix minutes.

Ils s’éloignèrent. Robi reprenait sa marche vers le fond du couloir quand Stan lui mit la main sur l’épaule.

Un moment…

La voix de Stan était changée. Sèche, autoritaire.

— L’instant est venu de me prouver que tu cherches vraiment à m’aider.

— Je vous l’ai dit, Stan, répondit Robi en secouant la tête, le Cerveau l’a exigé. Or, je lui fais confiance, beaucoup plus qu’aux humains.

Stan grimaça un pauvre sourire.

— Tu ne sembles pas nous estimer beaucoup ! remarqua-t-il.

— Je n’ai pas toujours une opinion favorable au sujet des humains, reconnut Robi, mais, dans le cas présent, cela n’a aucune importance. Je présume que, dans l’univers tout entier, il n’existe ni être, ni machine capable de me guider comme peut le faire le Cerveau. Il m’a demandé de vous aider dans tout ce que vous entreprendrez. Si je refusais de le faire, les conséquences en seraient incalculables.

— Comment cela ?

— Le Cerveau se serait trompé et ne serait pas revenu dans le passé qu’il a connu. C’est-à-dire que les milliards de références logées dans ses circuits ne concerneraient pas notre univers, mais un autre. Dès lors, il n’aurait plus aucune utilité. C’est donc, si vous voulez, pour que nous ne nous égarions pas dans un univers parallèle que je vous aiderai de mon mieux. Comprenez-vous ?

— Oui.

Les yeux de Stan étincelaient.

— Je crois que je vais avoir confiance en toi, affirma-t-il. Nous ne chargerons pas immédiatement le libérium dans le Pluton. Auparavant, je veux…

Sa voix s’était soudain assourdie.

— Je veux revenir là-bas, souffla-t-il, et écouter ce que disent Kora et Batchenko.

— Stan !

— Il y a donc quelque chose que je ne devrais pas voir, que je ne devrais pas entendre ? gronda l’autre, furieux.

— Il y a surtout que ce soupçon…

— Je ne me montrerai pas. D’ailleurs, je ne te demande pas de me suivre. J’irai seul. Et je te rappelle que, si tu t’y opposes, tu cours le risque de nous faire passer dans… (Il eut un ricanement incrédule.) dans un univers parallèle… Dès lors, le Cerveau ne serait qu’une masse de circuits inutiles. J’agis et tu m’aides. Voilà la consigne du Cerveau.

Il tourna le dos brusquement et revint vers la salle dans laquelle étaient enfermés Kora et Batchenko.

Robi, après une hésitation, le suivit et eut soudain une grimace de contrariété. Il ne l’avait pas remarqué, mais, en sortant, Stan avait laissé la porte entrouverte… Ils étaient là, Robi et Stan, debout dans le couloir, le premier regardant par-dessus l’épaule du second.

Regardant quoi ? La preuve. Et pas seulement celle de la trahison. Pour la première fois, Robi avait pitié de Stan. Que Kora trompe son amant, ma foi, c’étaient des « affaires d’humains » dans lesquelles Robi n’avait pas l’intention de s’immiscer. Il n’était pas construit pour cela. Le logique équilibre de ses circuits dictait à ses cerveaux : « Quand une humaine ne veut plus vivre avec son partenaire humain, elle est libre d’en choisir un autre. L’inverse étant tout aussi valable. » Mais là, il s’agissait de tout autre chose !

Batchenko et Kora ne parlaient pas d’amour. Certes, le premier, agenouillé près de la couchette, tenait Kora dans ses bras et l’embrassait éperdument… « Comme les humains vont vite dans leurs passions ! enregistra un des cerveaux de Robi. Il est vrai que, chez Batchenko… et peut-être aussi chez Kora… la passion était là depuis longtemps, latente…»

C’étaient les paroles qui, surtout, frappaient Stan, immobile, figé.

Vivre avec toi, Bat ! disait Kora… Depuis des mois, mon rêve !

Éperdu, l’autre balbutiait :

— Kora ! Mais… Stan ?

Elle continuait :

— Penses-y… Le Cerveau garni de libérium…, connaissant tout notre avenir…, tout ce qui se produira dans l’univers dans les années qui viendront… Bat, nous serons les maîtres du monde !

— Oui, Kora… Je t’aime… Mais Stan ?

Elle leva la tête, le repoussa parce qu’il tentait de l’embrasser, et répondit dans un sourire.

— Stan ? Il est condamné. Il n’a plus que quelques jours à vivre. Un « voyant » me l’avait déjà affirmé sur Planète III, et… et le Cerveau me l’a confirmé ! Quelques jours, entends-tu ? Ensuite, nous deux… Rien que nous deux…, maîtres du monde avec l’aide du Cerveau !

Elle lui tendit sa bouche.

* *
*

Qu’allait faire Stan ? Robi se le demandait non sans quelque inquiétude. Ce fut tout simple.

Stan se retourna vers Robi. Les yeux ternes, le visage impassible, il dit :

— Eh bien ! allons charger le libérium pour le Cerveau.

Robi eût préféré une crise de colère. Il avait beau faire, il ne pouvait percer l’écran mental de Stan.