CHAPITRE V

 

Stan glissa un coup d’œil vers Kora, et soupira.

— Je vous l’ai dit, Robi, puisque tel est votre nom, vous avez gagné. Il est probable que, en d’autres circonstances, je vous aurais soigneusement tenu à l’écart…, parce que j’ai la certitude que, avec du temps, je résoudrai le problème qui se pose à nous.

Nouveau soupir, et geste discret vers la jeune femme allongée, inerte, sur la couchette.

— Mais du temps, je n’en ai pas. Je veux sauver Kora. Pour cela, il faut la ramener dans notre univers le plus vite possible.

— Je croyais que les radiations epsilon cessaient d’exister, et donc d’agir, dès que l’on passait dans l’EI ? objecta Robi doucement.

— Cela semble exact, en effet. Et, d’ailleurs, le Cerveau l’a affirmé, donc… Mais les cellules ont déjà été attaquées par les radiations, et surtout les cellules nerveuses motrices. C’est le processus classique des rayons epsilon. Kora est aux trois quarts paralysée. Certes, elle ne mourra pas…

Il gronda, la gorge serrée :

— Croyez-vous que j’accepte qu’elle soit définitivement paralysée, que je n’aie plus, près de moi, qu’un objet…, une chose inerte ? Il faut un traitement très rapide.

Honteux de s’être emporté, il s’essuya le front et reprit, plus calme :

— Tout d’abord, puisque vous venez, prétendez-vous, d’un autre monde, je dois vous tracer les grandes lignes de mon activité…, de notre activité. Nous sommes originaires de la planète Trois du système d’Altaïr. Ce globe a été colonisé par les humains de la Terre, troisième planète de Sol. C’est l’un des rares mondes de notre Galaxie sur lequel la vie humaine est possible sans aucun artifice technique. Température, composition de l’atmosphère et pression, pesanteur, inclinaison sur l’orbite, etc. Bref, les conditions sont extrêmement proches de celles de la Terre de Sol, ce qui explique l’accroissement très rapide de la population. Au dernier recensement, près d’un milliard d’habitants. Me suivez-vous ?

— Certes ! fit Robi. Mais je ne vois guère l’utilité de…

— C’était nécessaire pour que vous compreniez la suite. Peu à peu, notre civilisation a évolué dans la voie de la facilité, due à des techniques sans cesse améliorées, et de l’anarchie due à l’absence totale des lois morales qui sont le fondement de toute société.

Robi sifflota doucement et ouvrit les yeux tout grands. Ce langage lui paraissait s’accorder fort mal avec ce qu’il avait lu, au début, dans l’esprit de Stan. Les pensées de celui-ci étaient, en effet, non conformistes, celles d’un révolté en lutte contre une dictature. Stan dut comprendre sa surprise, car il reprit très vite :

— Attendez, attendez ! Il est exact que je ne suis pas pour les solutions de facilité, qui dégradent l’homme, et que, je le crois sincèrement, une société humaine ne peut vivre que si ceux qui l’ont acceptée observent les lois qui la régissent. Sous une réserve : ils doivent avoir approuvé ces lois. Or, ce n’est pas le cas.

— Nous perdons du temps, je le crains, murmura Robi.

— Bien. J’irai plus vite. Cette anarchie, comme toujours, conduisit d’abord à la guerre civile, ensuite, par réaction, à la dictature. Un comité de trois chefs s’empara du pouvoir et dompta la masse par de sanglantes répressions. C’est classique. Mais le régime qui s’est établi sur Trois d’Altaïr m’écœure plus encore que l’anarchie. Aussi, après avoir lutté contre cette dernière, ai-je constitué une organisation clandestine qui se bat pour renverser le Comité des chefs et gouverner suivant un juste mi-lieu…

Robi sifflota de nouveau.

— Un « juste milieu », répéta-t-il, rêveur.

— Cela ne paraît pas vous plaire ? grommela Stan.

— Moi ? Ah ! bah ! Je ne puis juger sans en apprendre davantage, et en particulier sur ce que vous entendez par un « juste milieu ». Mais nous remettrons cela à plus tard, car le temps presse.

— Oui, soupira Stan en jetant un nouveau coup d’œil vers Kora. Tout cela n’a pour but que de vous confier deux choses. D’abord, que lorsque nous nous sommes enfuis de Trois d’Altaïr, nous avions décidé de regagner une base secrète où nous rassemblons les meilleurs de nos sympathisants et notre matériel. Ensuite, pour vous révéler la nature de la cargaison que transporte le Pluton.

Il y eut un bref silence, puis Robi fit à Voix basse :

— C’était donc cela ! Le Pluton est à peu près semblable à tous les autres astronefs qui sont passés dans l’E.I., n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et ce que vous avez, et que les autres n’avaient pas, par conséquent, ce qui peut nous renvoyer dans notre univers, c’est votre cargaison ?

— Oui.

Cette fois, Robi s’était levé, très intéressé.

— De quoi s’agit-il ?

— Notre soute est bourrée de libérium, murmura Stan comme il aurait dit : « Tous les démons de l’enfer sont à bord ».

— Libérium ? fit Robi, pensif. Connais pas. Matière fissile, sans doute ?

— Et comment ! Il semblerait que, dans le monde d’où vous venez, on ne connaisse pas encore cet élément qui a détrôné l’uranium et le plutonium.

Robi sourit gentiment.

— Il se pourrait aussi que je le connaisse, mais sous un autre nom. Ne pourriez-vous faire un petit accroc à votre écran mental, juste en ce qui concerne ce libérium, afin que je me renseigne à ce sujet en une fraction de seconde ? Nous perdons du temps…, et Kora peut en souffrir.

Le dernier fragment de phrase décida Stan. Robi aussitôt, sut ce qu’était le libérium. Ils l’utilisaient sur sa planète d’origine sous le nom de trillium.

— Je vois, murmura-t-il, pensif. Le Cerveau suppose sans doute que l’Espace Interdit tel que nous le connaissons est un fragment d’univers différent du nôtre et, en quelque sorte, enfoncé dans celui-ci comme un coin. D’après lui, la quantité de libérium que vous transportez suffirait à désarticuler ce fragment d’univers. C’est bien cela ?

— Je le suppose.

— Hum !… grommela Robi. Le Cerveau ne se rend peut-être pas compte de ce qu’une telle tentative peut provoquer dans notre univers à nous.

— Le Cerveau sait tout, pense à tout, fit Stan. Nous n’avons jamais pu le prendre en défaut. Il semblerait qu’il domine la création entière.

— Ce serait un dieu ! s’exclama Robi.

Stan hochait la tête.

— Je me demande parfois s’il n’est pas Dieu, murmura-t-il.

Robi changea le cours de la conversation. Il avait sa propre idée quant à l’identité du Cerveau : une machine, comme lui-même, infiniment plus perfectionnée. Mais qui avait pu fabriquer une telle machine ?

— Voyons, reprit-il après une brève réflexion. Je crois que je comprends ce qui vous gêne. Il est, évidemment, impossible de provoquer une désintégration nucléaire à proximité du Pluton… Au fait, de quel poids de libérium disposez-vous ?

— Cinq tonnes, déclara Stan sans hésiter.

Robi eut un frisson. Si ce libérium était bien, comme il l’avait lu dans l’esprit de l’autre, l’équivalent du trillium de planète Mater, il y avait là assez de matière fissile pour anéantit tout un système solaire.

— Soit… Vous avez donc essayé de projeter une armoire dans l’E.I. afin de voir ce qui se produirait. Vous espériez que, dans cet univers, les lois de l’attraction étaient différentes de celles que nous connaissons. Or, elles sont semblables.

— C’est cela, fit Stan, mortifié. Il est évidemment impensable de projeter dans l’E.I. cinq tonnes de libérium Si celles-ci doivent revenir s’appliquer sur le Pluton.

Robi réfléchissait encore.

— Un renseignement… Comment espérez-vous provoquer la fission nucléaire…, et, sur-tout, la provoquer en temps voulu ?

— Pas le moindre obstacle de ce côté, répondit brièvement Stan. Nous disposons d’un réacteur de rechange. Il est télécommandé. Nous pouvons l’insérer dans la masse de libérium et ne le mettre en marche, ce qui amorcerait la désintégration, qu’au moment où les risques seront très réduits pour le Pluton.

— Je vois. Donc, l’unique difficulté, c’est de contraindre cette masse de plus de cinq tonnes à s’éloigner du Pluton.

— Il y a d’autres difficultés, fit Stan, soucieux. Quelle que soit votre force physique, vous êtes incapable de projeter cinq tonnes dans l’espace.

Robi lui rit au nez.

— Vous êtes encore désemparé, Stan. Il est parfaitement possible même à vous, de soulever cinq, voire mille tonnes et de les projeter dans l’espace.

— Quelle folie !

— Pour cela, continua Robi, imperturbable, il suffit de supprimer la pesanteur artificielle maintenue à l’intérieur du Pluton. Vous savez aussi bien que moi que, en état d’apesanteur, cinq tonnes ne pèsent pas plus qu’une bulle de savon.

— C’est vrai, c’est vrai ! fit Stan avec exaltation. J’aurais fini par y penser, bien sûr… Mais le véritable problème, c’est l’attraction qu’exercera l’astronef sur ces cinq tonnes lâchées dans l’espace. Pour que le libérium ne retombe pas vers nous, il faudrait que nous soyons à proximité d’une masse très supérieure à la nôtre. Or, la matière telle que nous la concevons n’existe pas dans l’E.I. Il n’y a rien. D’où la conclusion. : quoi que nous fassions, les cinq tonnes de libérium, comme l’armoire métallique, reviendront sur le Pluton. Dès lors, le procédé est inutilisable.

— Le Cerveau est d’un avis contraire, murmura Robi. Laissez-moi réfléchir et essayez de réfléchir aussi !

Il se tut, ferma les yeux. Stan regarda Guérik et haussa les épaules. Facile, de dire « réfléchissez ». Pour autant qu’on le fasse, on en arrivait toujours à la même conclusion : il n’y a rien dans l’Espace Interdit et, donc, aucune attraction ne peut empêcher que les cinq tonnes de libérium ne reviennent vers l’astronef.

Une minute s’écoula, pas davantage. Puis Robi ouvrit les yeux, haussa les épaules, et dit :

— On va chercher beaucoup trop loin… Et, ma foi, si le Cerveau n’avait pas proclamé que nous sortirons de l’E.I. quand nous voudrons, je me demande si j’y aurais pensé !

Stan et Guérik venaient vers lui, visages tendus, incrédules.

— Vous avez trouvé ?

— Oh ! bien sûr !

Il s’amusait de l’expression presque respectueuse qu’il notait dans leur regard. Comme on était loin de leur attitude hostile des premiers instants !

— Vous vous êtes mis dans la tête, reprit-il, qu’il n’y a rien, du moins en tant que matière, dans l’Espace Interdit. C’était sans doute vrai voilà quelques centaines d’années. Mais, d’après ce que j’ai lu en vous, c’est faux, désormais. Dans l’E.I., il y a les dizaines d’astronefs qui y ont pénétré par malchance…, et dont les équipages ont péri après des mois d’infructueuses tentatives pour en sortir.

Stan, déçu, grogna :

— J’y ai pensé. Malheureusement, d’une part, si, du moins, cet univers est aussi vaste que le nôtre, il est absolument improbable que nous puissions repérer un des astronefs perdus. D’autre part, même si la chance nous favorisait, cela ne suffirait pas : qui prouve que sa masse attirerait le libérium mieux que la nôtre ? C’est…

Robi lui coupa la parole.

— Le Cerveau n’a pas fait allusion à la chance. Il a dit que nous en sortirons « quand nous voudrons ». J’ai raisonné en partant de cet axiome. Et cela m’a conduit à ce qui est probablement la vérité. Il y a des dizaines d’astronefs perdus dans l’E.I. depuis des centaines d’années. D’autre part, nous en avons eu la preuve, les lois d’attraction des masses jouent dans cet univers à peu près comme dans le nôtre. Ne voyez-vous pas ce qui s’est produit, de toute évidence ?

Stan tressaillit, regarda Guérik.

— Les astronefs perdus se sont mutuellement attirés, murmura-t-il.

— Ou du moins, la plupart d’entre eux, ajouta Robi. Ceux dont la vitesse était pratiquement devenue nulle. Vous pouvez en être certains, il y a, quelque part dans l’E.I., une sorte de planétoïde artificiel, constitué par quelques dizaines d’astronefs…, qui sont aussi des cercueils. Sa masse est des dizaines de fois plus considérable que la nôtre. Donc, si nous larguons les cinq tonnes de libérium dans de bonnes conditions, elles seront attirées par eux, non par nous. A ce moment-là, nous remettrons en marche les réacteurs et nous nous éloignerons à toute vitesse. Quand nous serons assez loin, et alors seulement, vous commanderez l’explosion de votre bombe… artisanale. Qu’en | pensez-vous ?

Ils discutaient à voix basse. Lorsque Stan reprit la parole, il y avait une nuance de respect dans sa voix.

— Tout cela semble sensé, avoua-t-il. Reste à savoir comment repérer le groupe des astronefs dans un univers où nous ne disposons d’aucun repère !

— Manœuvrez le Pluton de façon à annuler sa vitesse acquise, dit tranquillement Robi. Quand il sera immobile dans l’espace – et puisque cet espace est rigoureusement vide, sauf le groupe des astronefs morts – il sera légèrement attiré vers cette sorte de planète artificielle, aussi loin qu’elle soit. Vous repérez la direction à suivre, vous remettez les réacteurs en marche, et vous foncez. D’après les affirmations du Cerveau, ce ne sera pas long… Allez-y. C’est votre boulot, pas le mien.

Il bâilla, et ferma les yeux comme pour dormir.