CHAPITRE IX

 

Guérik avait repris les commandes, et ils naviguaient depuis plus de trois heures quand le pilote constata les premiers phénomènes.

Stan ! appela-t-il avec inquiétude.

Robi dressa l’oreille, et Stan, qui s’était allongé sur une couchette près de Kora, s’approcha de Guérik.

— Que se passe-t-il ?

— Regarde toi-même. Sur la carte galactique, j’ai repéré la planète la plus proche… Là, vois-tu ? Nous avons de la chance : sans passer en hyperpropulsion, nous pouvons l’atteindre en quelques heures.

— Oui. Eh bien ?

— Je gouverne droit sur elle.

— Évidemment ! Et alors ?

— Regarde l’aiguille du compas galactique.

Stan baissa les yeux. Au centre de la carte, à l’emplacement supposé du Pluton, il y avait un cercle gradué muni d’une longue aiguille En principe, pour arriver jusqu’à la planète choisie, il suffisait de placer cette aiguille sur le point minuscule indiquant la planète, et de l’y maintenir.

Or, l’aiguille était très légèrement à gauche du but.

— Eh bien ! grogna Stan, maussade, rectifie donc notre cap !

— Je ne fais que ça depuis plusieurs minutes, grommela Guérik. Et c’est comme si je ne faisais rien ! vois…

Il fit légèrement pivoter le volant. L’aiguille revint se placer sur la planète.

— Eh bien ! remarqua Stan, tu vois que…

— Attends, attends, regarde ! Je ne bouge rigoureusement pas le volant… l’aiguille !

Robi, affalé dans le fauteuil du copilote, avait croisé les jambes et fermé les yeux. Il ne se sentait que très peu concerné par cette aventure. En tant que robot, ses circuits avaient été conçus afin qu’il apporte une aide efficace aux humains qui réagissaient selon des critères imaginés par son créateur Allan Premier. Et non pas à tous les humains sans distinction. C’était d’ailleurs très complexe, mais en gros, ils devaient avoir l’âme noble, se préoccuper du bien-être général et non de leur destin particulier. (Allan Premier était un idéaliste.) Ni Stan, ni Guérik, ni même Kora (Et peut-être surtout pas elle.) ne répondaient à ce concept de l’humain-à-aider.

— Dieux d’Altaïr ! jura Stan après deux minutes d’attention Robi entrouvrit les yeux. L’aiguille, lentement, revenait sur la gauche de la planète.

Il n’y avait qu’une explication, que Stan formula aussitôt :

— Nous sommes attirés par une masse considérable placée à notre gauche.

— Oui, grogna Guérik. Mais le malheur c’est que, à notre gauche, il n’y a rien sur la carte galactique, ni sur l’écran-radar. La carte, je m’en méfie : des bouleversements ont pu se produire depuis que nous sommes passés dans l’E.I. Mais le radar…

Stan glissa un regard vers l’écran. En effet, à la gauche du Platon, l’espace était libre Plus loin encore ? Mais c’était impensable. Il eût fallu une masse telle que le radar l’eût décelée sous forme de « matière à la limite de portée ». de ce côté-là l’écran fût devenu brumeux.

— Faites donc des mesures, demanda Robi avec nonchalance.

Il s’en moquait. Jusqu’à ce moment-là, l’aventure ne l’intéressait aucunement. Il se trouvait dans la situation d’un passager, embarqué sur un paquebot qui va couler, et qui est sûr de regagner la terre sain et sauf. Certes, s’il avait pu agir en faveur de Stan et de ses compagnons il l’eût fait. C’était au dessus de ses possibilités. Donc, il « laissait aller »

Stan le regarda, puis hocha la tête, alla vers l’écran-radar, établit ce quadrillage qu’avait déjà utilisé Guérik dans l’E.I., se livra à de nombreuses mesures puis grogna :

— Essaie de conserver le même cap pendant au moins trente secondes !

— Si tu crois que c’est facile ! répondit Guérik qui surveillait sans cesse l’aiguille sur la carte galactique.

Deux minutes encore. Puis Stan, soucieux :

— Il n’y a pas la moindre attraction.

Il précisa aussitôt :

— Autre, bien sûr, que celles prévues par les cartes galactiques. Nous fonçons droit dans la direction que tu détermines avec tes commandes.

Robi avait ouvert un œil.

— Conclusion ? demanda-t-il.

— L’aiguille est folle, dit Stan. Quelque chose attire l’aiguille…, mais ce quelque chose-là n’est pas matériel.

Robi toussota.

— Et si on laissait aller ? demanda-t-il.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous avons émis des hypothèses concernant les bouleversements qui ont pu se produire dans notre univers, mais ce ne sont qu’hypothèses. Tout ce que nous pourrons apprendre avec certitude sera bienvenu. Pourquoi ne pas continuer à naviguer comme nous le faisons, c’est-à-dire en ramenant l’aiguille sans arrêt sur la planète que nous vouons atteindre ? verrons ce qui se passera.

Guérik bougonna :

— D’autant plus que je ne vois pas d’autre solution.

— Soit, fit Stan après un instant de réflexion.

Le Pluton continua donc à foncer vers la planète choisie. Où du moins le compas galactique indiquait qu’il allait dans cette direction, au prix d’incessants changements de cap, insignifiants mais réels.

Quelques heures encore et il fut évident que, malgré ces changements de cap, ils se dirigeaient bien vers la planète. L’aiguille cessa de bouger, demeura fixée sur le but à atteindre.

On dirait que cette diablerie est terminée, grogna Guérik. Peut-être avons-nous traversé quelque champ de forces de nature inconnue ?

Robi s’était approché d’un hublot. Droit devant le Pluton, spectacle fascinant, il apercevait tout un système planétaire gravitant autour d’un soleil jaune. La planète la plus proche apparaissait de la grosseur d’une bille d’écolier.

A n’en pas douter, l’astronef fonçait droit vers elle. Donc, les changements de cap n’avaient eu aucune importance pratique.

Pourtant, alors qu’ils s’en approchaient encore, l’aiguille recommença à bouger. Avec obstination, elle tentait d’attirer le Pluton légèrement à droite de la planète. Erik recommença à grogner.

— Peu importe, fit Stan. Nous apercevons le but. Ne tiens aucun compte de la carte galactique, gouverne droit sur la planète.

— Vous n’êtes pas curieux, murmura Robi.

— Nous ignorons les modifications qu’a pu subir ce fragment d’univers n’ai pas le droit de courir des risques.

— Et qui vous dit que ce n’est pas en vous rapprochant de la planète que vous en courez ? Il semble qu’une volonté inconnue cherche à nous en écarter. Pour quelle raison cette volonté nous serait-elle hostile ? N’est-ce pas dans notre intérêt ?

— Dans le doute, abstiens-toi, grommela Stan en secouant la tête.

Robi se permit un demi-sourire. Décidément Stan n’avait pas l’étoffe d’un chef. C’était un de ces théoriciens qui laissent à d’autres le soin d’agir.

— Et si nous demandions au Cerveau ce qu’il en pense ? reprit Robi.

Stan regarda la montre de bord.

— Trop tôt.

— Bah ! Essayez donc d’entrer en communication. S’il y a eu cassure dans le temps, il se peut que votre montre ne signifie plus grand-chose.

La moue de Stan s’accentua, Robi, alors, revint au siège du copilote, mit en marche l’appareil.

Immédiatement, la voix résonna dans le haut-parleur. Mais une voix hésitante, affaiblie, à peine compréhensible dans un souffle puissant.

— Enfin, humains ! murmura le Cerveau.

On eût dit qu’il gémissait.

— Enfin ! Pourquoi n’avez-vous pas compris plus tôt ? Pourquoi m’avoir contraint à gaspiller mes dernières parcelles d’énergie à vous détourner légèrement de votre route ?

— Tes dernières parcelles d’énergie ! s’exclama Robi. veux-tu dire ?

La voix du Cerveau s’affaiblissait, devenait à peine distincte :

— Je le sais… maintenant… trop tard. En brisant un fragment de l’Espace Interdit…vous avez provoqué… une cassure dans le temps.

— Je m’en doutais ! fit Robi. bien ?

— Vous m’avez arraché… de l’avenir ! Si loin, si loin… que mes réserves d’énergie…sont épuisées. Vous seuls, humains… ou toi, Robi le robot de planète Mater, pouvez y remédier. Mais comment… vous appeler… alors que vous alliez passer si près de moi sans soupçonner ma présence… je…

Ici, quelques mots indistincts. Puis :

— C’est… fini… je…

Il n’y eut plus que le souffle dans le haut-parleur, entrecoupé de grésillements. Par ce que Robi connaissait des émotions humaines, pendant quelques secondes, il ne put parler.

Puis, la gorge serrée, il fit :

— Eh bien ! voilà qui résous tout.

— Que voulez-vous dire ? grogna Stan, maussade.

— L’utilité du Cerveau est telle que nous devons tout tenter afin de le sauver. Ses réserves d’énergie sont épuisées, mais il est certain que nous pouvons les reconstituer. Nous n’avons qu’à nous laisser guider par l’aiguille de la carte galactique et nous lui porterons secours.

— Quelle folie ! protesta Stan. Nous ignorons où il se trouve !

— Ne l’avez-vous pas compris ? Tout près de nous, puisqu’il est à bout d’énergie et que nous l’entendons tout de même, et qu’il peut agir sur l’aiguille. Mais il n’est pas sur la planète puisqu’il nous en détourne. Il est sur un satellite de la planète. C’est évident.

— Quelle folie ! répéta Stan obstiné. Ce serait du temps perdu. La première chose à faire, c’est de tenter de sauver Kora, et pour cela de prendre pied sur la planète, d’y installer nos pylônes démontables afin que, le sol jouant le rôle de réflecteur, les ondes puissent…

Robi coupa :

— Pourquoi ne pas agir de même sur le satellite ?

— Non ! gronda Stan.

Et, à Guérik :

— Mets le cap droit sur la planète. C’est un ordre !

Robi se mit à rire.

— Un chef, vous ? dit-il avec amusement. Allons donc ! Un homme sûr de lui n’est pas susceptible. Vous flottez, vous hésitez à prendre des décisions… et aussitôt qu’on vous égratigne l’amour-propre devant celle que vous aimez, vous réagissez comme un gamin en colère.

C’était un peu vif, certes. Stan fit un pas vers Robi toujours assis sur le siège du copilote et, les yeux brillants de fureur, frappa au visage, de toute sa force.

Robi continua à rire. Certes, il avait senti le coup, mais il savait d’avance que, l’autre l’eût-il frappé avec un couteau, son épiderme ne serait même pas écorché.

Lentement, il se leva.

— Vous êtes un gamin, Stan, répéta-t-il. Et puisque vous en voulez la preuve, la voici.

D’une main, il happa au collet le chef du Pluton, le souleva du sol comme il l’eût fait d’un pantin. Stan le frappait avec fureur. Robi ne cessait de sourire avec indulgence, tout en surveillant Guérik du coin de l’œil.

Mais Guérik paraissait ne rien voir. Preuve qu’il n’était pas fâché de la leçon que recevait son chef. Sans doute savait-il depuis longtemps que Stan n’était pas le véritable maître de l’Organisation.

Sans effort visible, Robi emporta Stan jusqu’à la couchette sur laquelle gisait Kora, et le maintint debout, sourire aux lèvres, alors que l’autre ne cessait de le frapper des deux poings.

— Kora, demanda-t-il paisiblement à la jeune femme, expliquez donc à ce jeune gamin que la survie du Cerveau a infiniment plus d’importance que notre existence à nous, et ce d’autant plus que nous l’avons, sans le savoir, repris dans un lointain avenir.

Elle regardait Robi avec intérêt. Stan, visage grimaçant, avait cessé de gesticuler.

— Pourquoi « d’autant plus ? » répondit-elle doucement.

— Souvenez-vous-en, Kora. Le Cerveau n’a jamais pu vous communiquer des renseignements relatifs à notre propre avenir, puisqu’il vivait dans le même temps que nous, passé, le présent, oui. L’avenir, non. Il enregistrait des renseignements pour les restituer par la suite. Désormais, la situation a totalement changé. Il est dans notre univers mais il a vécu des milliers d’années au-delà de notre époque. La cassure dans le temps l’a fait revenir « chez nous », du moins je m’explique la chose ainsi, mais il n’en demeure pas moins qu’il a enregistré tout ce qui s’est passé pendant ces milliers d’années. C’est-à-dire qu’il connaît l’avenir de notre univers, et il ne demande qu’à nous le confier… si nous reconstituons sa source d’énergie. Ne croyez-vous pas que cela en vaut la peine ? Savoir si votre Organisation triomphera des dictateurs contre lesquels vous luttez… Savoir à quel moment exact vous mourrez, vous, ou Stan, ou Guérik… Savoir… Oh ! je ne sais. Tout savoir de l’avenir de l’univers !

— Vous êtes fou ! gronda Stan. Ces choses-là ne peuvent exister.

— Et pourquoi donc ? demanda Kora.

Robi sut aussitôt qu’il avait gagné la partie.

En effet, la voix de Stan baissait d’un ton :

— Crois-tu vraiment que…

— Tout ce que vient de dire Robi me semble logique, affirma Kora. Le Cerveau a été en quelque sorte « pris dans l’avenir » par la cassure du temps. Qu’il en soit autrement est inadmissible : ce n’est pas en quelques heures que ses réserves d’énergie auraient pu devenir nulles. Dans ces conditions, si nous arrivons à… ma foi, à le réparer… nous disposerons d’un oracle tel que le monde n’en a jamais connu… la chose la plus importante désormais, c’est de donner au Cerveau la possibilité de fonctionner.

— Peut-être as-tu raison…, murmura-t-il.

— J’ai raison. Il n’y a pas le moindre doute. Si Batchenko était là, il te donnerait le même conseil. Robi n’avait pas cessé de lire en elle, et il y voyait un certain amusement ; la preuve, c’est qu’elle avait à dessein parlé de Batchenko afin qu’il pût noter, une fois de plus, que pour elle, à tous points de vue, Batchenko était supérieur à Stan. Cependant, une certaine gêne persistait en Robi. Cette femme était étrange. Certes, il lisait ses pensées, mais il avait l’impression de feuilleter un livre dont il n’apercevait que les pages du recto. Il n’était pas certain qu’elle lui dissimulât volontairement quelque chose. Mais cet esprit n’était pas clair.

Stan réfléchissait, la tête basse. Enfin, sèchement, il dit à Robi :

— Vous avez gagné. Nous mettons le cap sur le satellite.

Il ajouta à voix basse :

— Mais je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir ridiculisé.

— C’est ça…, approuva Robi gentiment.

Stan allait vers le pilote. A Guérik, il dit :

— Tu as entendu, n’est-ce pas ? Cap vers le satellite.

Il y a un moment que c’est fait, répondit Guérik avec nonchalance.

Robi vit se crisper les poings du chef de bord.

— Je t’avais donné l’ordre contraire ! gronda Stan.

Tranquillement, Guérik expliqua :

— Je te connais depuis dix ans, ne l’oublie pas.

C’était à double sens. Cela signifiait-il que, depuis dix ans, Guérik savait que Stan finissait toujours par obéir à Kora ?

— Que veux-tu dire ?

Guérik tourna la tête vers Stan, et son regard était un chef-d’œuvre de naïveté et de surprise. Du moins Robi sut que c’était un chef-d’œuvre, car intérieurement, Guérik jubilait lui, il n’avait que mépris pour Stan.

— Mais…, je veux dire que, depuis que je te connais, je sais que, lorsque tu as mûrement réfléchi, tu sais modifier ta décisio. Tu n’es pas de ces obstinés qui…

— Je vois, je vois, trancha Stan. bien ! parfait.

Sa rage intérieure était telle que, pendant qu’il parlait, il avait négligé d’établir son écran mental. Dès lors, Robi sut avec certitude que jamais Stan ne pardonnerait sa désobéissance à Guérik.