CHAPITRE IV
Robi avait parfois des réactions d’adolescent facétieux. Cette fois-là, et tout en riant en lui-même, il commença comme un docte savant s’adressant à des élèves ignares.
— La meilleure façon de résoudre un problème, c’est d’abord d’en bien poser les termes. Vous allez voir comme par la suite, la solution en découle tout naturellement. Je m’empresse d’avouer, d’ailleurs, que je pars d’une simple hypothèse : le Cerveau ne se trompe pas. S’il en était autrement, tout mon raisonnement s’écroulerait. Aussi, je pose une question : depuis que vous consultez cet énigmatique Cerveau, s’est-il parfois trompé ?
— Jamais, murmura Stan. Nous avons en lui une confiance absolue.
— Parfait. Dès lors, premier point : le Cerveau affirme que nous pouvons facilement sortir de l’Espace Interdit, et que nous possédons à bord tout ce qu’il faut pour cela. Second point : des dizaines et des dizaines d’astronefs semblables au Pluton se sont perdus dans l’Espace Interdit et n’ont pu en sortir.
— J’imagine pourtant que, pendant des semaines, des mois, voire des années, les équipages ont tout essayé, tout tenté. Ils n’ont pas réussi.
Il se releva, s’adossa au tableau de bord, et décréta :
— Et voilà.
Guérik le dévisageait, bouche bée.
— Voilà quoi ? grogna-t-il.
— Voilà la solution. Elle est évidente.
— Vous vous foutez de nous ?
Stan intervint, pensif.
— Attends, Guérik, attends… Je crois que j’entrevois ce qu’il veut nous faire comprendre.
Et, à Robi :
— Vous concluez que, d’après le Cerveau, les autres astronefs ne possédaient pas ce qu’il fallait pour quitter l’E.I ?
— C’est évident. Alors que vous, à bord du Pluton, vous avez tout ce qu’il faut.
Robi reprit, après un silence :
— Mais moi, j’ignore à peu près tout de votre astronef. C’est pourquoi je disais que vous seuls pouvez résoudre le problème, pas moi. Vous possédez à bord quelque chose que les autres n’avaient pas. Et c’est ça qui nous permettra de sortir de l’Espace Interdit.
Je vois, murmura Stan. Oh ! oui, je vois !
Guérik commença : Ce serait…
Tais-toi ! gronda Stan. Pas un mot.
Et, montrant Robi :
Tu m’as dit toi-même qu’il lit dans les pensées. Mais j’ai compris, moi, qu’il ne lisait que lorsque nous parlons. Nous ne savons rien de lui. Je ne tiens pas à lui confier nos secrets.
Guérik ferma la bouche et se tut. Un peu dépité, Robi, qui avait tenté de déchiffrer les pensées de Stan, murmura :
Vous avez établi un écran mental !
J’ignore ce qu’est un « écran mental », fit Stan. Mais je fais mon possible, quand je parle, pour murer au fond de mon cerveau les choses que je tiens à vous cacher.
Et vous y parvenez à merveille, avoua Robi.
Cette constatation fouetta Stan qui gronda, furieux :
Vous êtes à bord du Pluton. Je suis maître à bord. Je…
Pardonnez-moi, commandant, dit Robi sur un ton contrit.
Il s’amusait, et Guérik le comprit, qui murmura à l’oreille de son chef :
Il t’étranglerait d’une main, et moi de l’autre, s’il le voulait. J’en suis sûr.
Et vous ne vous trompez pas, fit Robi, tout tranquille. Si je le voulais. Mais je ne le veux pas. Je suis conditionné de telle façon que je viens toujours au secours des humains en péril, quels qu’ils soient… Quitte à les mettre hors d’état de nuire par la suite. Mais ça, c’est une autre histoire. Revenons à ce qui nous intéresse. Il y a, sur le Pluton, quelque chose qui peut nous permettre de sortir de l’Espace Interdit. Vous paraissez redouter que je ne m’impose. Pas question. Discutez entre vous tant que vous voudrez, hors de portée de mes oreilles. Moi, je m’assieds sur le siège du second pilote, et j’attends. Je ne tiens même pas à intervenir dans l’exécution… Agissez à votre guise.
Comme il l’avait dit, il s’assit, bâilla et ferma les yeux. Il donnait ainsi l’apparence parfaite d’un homme qui sommeille. Mais il ne dormait pas, pour l’excellente raison qu’un robot n’a nul besoin de dormir.
Stan le regarda longuement, hocha la tête, entraîna Guérik vers le fond de l’astronef, près de Kora, toujours allongée sur la couchette. Ils se mirent à chuchoter. Robi ne tenta même pas de capter leur conversation. Il aurait probablement pu le faire, ses sens étant plus affinés que ceux des humains, mais, à la vérité, jusqu’alors cette aventure l’ennuyait. Auprès de celles qu’il avait déjà connues, c’était de l’eau de rose (Voir, dans la même collection : Planète maudite, Les êtres de lumière, Terre d’arriérés.). Devant lui, sur le tableau de bord, il y avait un petit miroir qui permettait de surveiller l’intérieur de l’astronef. Il entrouvrit un œil, et regarda, non sans curiosité, ce que faisaient Stan et Guérik.
* *
*
… Ils avaient eu une longue conversation à voix basse. Stan semblait expliquer quelque chose à Guérik, qui finit, après quelques objections, par hocher la tête, approbateur.
Stan s’approcha alors de Kora, et il eut un grondement de triomphe. La jeune femme avait levé la tête et murmurait quelques mots.
— Ne bouge pas, Kora ! dit-il avec tendresse. Tu es sauvée, mais encore très affaiblie.
Il avait parlé à voix haute, oubliant Robi Celui-ci toussota et, sans se retourner, fit sur un ton railleur :
La politesse voudrait que je vous laisse seuls…, mais je ne sais vraiment comment faire.
Retournez d’où vous venez ! gronda Stan.
Robi ne répondit rien. Stan ignorait que pour un esprit aussi bien équilibré que celui de Robi, toute phrase prononcée avait son importance, même quand elle ne semblait être qu’une plaisanterie. Dans l’excès de sa joie, Stan avait négligé d’établir son écran mental, et Robi, lisant en lui, avait eu confirmation d’un petit fait qui, déjà avait attiré son attention. Il ne s’agissait nullement de la façon dont Stan et Guérik allaient s’y prendre pour quitter l’Espace Interdit. Mais c’était peut-être encore plus intéressant. Avant d’entrer dans l’E.I., c’est-à-dire quelques minutes plus tôt, Stan était un homme timoré, anéanti par l’agonie de Kora, et Robi en avait conclu qu’il était un chef inefficace. Soudain, l’âme de Stan semblait s’être durcie. Certes, il s’intéressait plus qu’à tout au sort de Kora. Mais ce n’était pas, comme auparavant, un intérêt exclusif. Au fond de lui-même émergeaient le désir de sortir de l’E.I. et celui de reprendre la lutte. Quelque chose avait changé en lui. Était-ce parce que Kora semblait sauvée ? Était-ce parce qu’on était dans l’Espace Interdit ou, à en croire Guérik, de subtiles modifications intervenant non seulement sur le plan physique, mais encore dans l’esprit de ceux qui y pénétraient ? Il y avait là quelque chose à surveillé avec attention.
Stan revenait vers Guérik, lui disait quelques mots.
— Je me méfie de ce type, grommela Guérik en montrant Robi assis au poste de pilotage.
— Et que pourrait-il faire ? répondit Stan en haussant la voix.
— Nous savons désormais, nous, comment nous tirer de ce mauvais pas. Il l’ignore. Et même s’il le savait, il ne pourrait agir sans nous. Il faut qu’il se mette ça dans la tête : il ne peut rien tant que nous sommes dans l’E.I.
— Ne vous fatiguez pas, conclut Robi tranquillement. Je tiens autant que vous à en sortir, et donc non seulement je ne ferai rien contre vous, mais encore, je suis à votre disposition si vous avez besoin de moi.
— Inutile ! bougonna Guérik.
Stan ouvrait une armoire métallique, en sortait deux combinaisons d’espace. Il en revêtit une, Guérik l’autre, avec une adresse qui en disait long quant à leur habitude. Allaient-ils quitter l’astronef ?
— Un mot encore, fit Stan à son intention. Il n’y a pas, à bord, d’autre combinaison d’espace. Je vous conseille de ne pas tenter de nous jouer quelque tour. Nous allons faire le vide dans le sas d’entrée. N’essayez pas d’y entrer.
Sans attendre une réponse, il ouvrit une porte étanche et disparut dans le sas. Guérik l’y suivit. La porte se referma.
Robi se leva et s’en fut vers la porte. A la partie supérieure, il y avait un hublot vitré. Sous l’éclairage laiteux d’un plafonnier étanche, Robi aperçut les deux hommes. Guérik manœuvrait un volant qui, probablement, permettait d’expulser l’air renfermé dans le sas. Quelques minutes plus tard, il alla déverrouiller le panneau circulaire qui fermait l’entrée de l’astronef. Il resta là pendant quelques instants, hésitant, puis, avec d’infinies précautions, il tendit le bras à l’extérieur… De toute évidence, il avait peur. L’espace Interdit n’était pas l’espace ordinaire, et nul ne savait ce qui pouvait advenir à un bras humain dans l’E.I… Peut-être allait-il tout simplement disparaître ? Robi eut un sourire. Ces humains-là ne disposaient que d’un seul cerveau, sans quoi, ils eussent compris comme lui-même qu’un objet tridimensionnel demeurait intact en apparence dans ce mystérieux milieu. La preuve ? Le Pluton était toujours le Pluton.
De fait, Guérik ramena son bras à l’intérieur de l’appareil, le regarda, remua les doigts et fit un signe à Stan. Robi fronça les sourcils. Il ne parvenait pas à deviner ce qu’allaient faire les deux hommes. Stan s’était dirigé vers une armoire métallique boulonnée sur la paroi de l’astronef. Mais il n’avait pas ouvert l’armoire : armé d’une clé anglaise, il avait dévissé les boulons. Quand l’armoire fut libre, il fit un signe à Guérik qui vint à son aide.
A deux, ils soulevèrent le meuble. Robi avait froncé les sourcils. C’était donc dans cette armoire que se trouvait « ce qui pouvait leur permettre de quitter l’Espace Interdit ».
Que, diable, était-ce ? Et comment allaient-ils l’utiliser ?
La réponse fut simple. Stan et Guérik avaient amené l’armoire devant l’orifice qui s’ouvrait sur le néant. Ils la balancèrent pendant quelques secondes puis, certainement sur un ordre donné dans le communicateur-radio, ils la projetèrent dans l’espace !
Robi avait écarquillé les sourcils. Qu’y avait-il dans l’armoire ? Comment une manœuvre si simple pourrait-elle les tirer de l’E.I. ?
Il attendit. Stan et Guérik s’étaient agenouillés près de l’entrée du sas et, tête hors de l’astronef, paraissaient surveiller l’étrange projectile qu’ils venaient de lancer.
Robi courut au hublot arrière. Tous les projecteurs dont disposait le Pluton étaient allumés. Il ne s’en était même pas rendu compte car, autour de l’appareil, c’était la nuit absolue. Bien entendu, suggéra un de ses cerveaux, la lumière est invisible aux yeux humains, tout comme les ondes sonores ou hertziennes. L’œil ne la capte que lorsqu’elle frappe une surface matérielle. Et, dans l’Espace Interdit, il n’y avait rien…, du moins, à proximité du Pluton. En fait, l’astronef baignait dans la clarté de ses projecteurs, et pourtant, on avait l’impression qu’il gisait dans un gouffre d’obscurité.
Soudain, il aperçut l’armoire… Un projecteur la frappait de plein fouet, au point qu’elle devenait lumineuse comme un satellite brillamment éclairé.
Des minutes s’écoulèrent. Stan et Guérik ne revenaient pas. L’armoire, elle, grossissait en apparence pendant qu’elle se rapprochait du Pluton. Mais pourquoi Stan et Guerik avaient-ils tenté cela ? Qu’espéraient-ils prouver ? Bien sûr, la seule masse proche de l’armoire étant l’astronef, l’armoire finirait par revenir à lui. Peut-être pas, suggérait un cerveau. Il en eût été ainsi dans l’espace normal. Mais dans l’E.I. ? Ses propriétés étaient peut-être très différentes de celles que l’on croyait connaître.
Soudain, Robi eut un sourire. Il venait de comprendre pourquoi Stan et Guérik avaient jeté l’armoire par-dessus bord. C’était tout simplement afin de savoir si elle reviendrait vers le Pluton. Ce qu’elle renfermait n’avait aucune importance. En réalité, il l’apprendrait plus tard, elle était vide : elle aurait dû contenir les combinaisons d’espace, mais Stan avait préféré les avoir sous la main dans l’astronef.
Stan disposait d’autre chose, d’un objet qui, lui, pouvait leur faire quitter l’Espace Interdit…, à la condition que cet objet-là ne revînt pas vers le Pluton. Il avait donc voulu, avant de l’utiliser, se renseigner quant aux propriétés de l’E.I.
Rêveur, Robi alla vers la porte du sas, regarda de nouveau par le hublot. Il était passé tout près de Kora allongée sur la couchette, mais la jeune femme, bien qu’elle eût les yeux ouverts, n’avait pas bougé.
Guérik observait toujours la caisse, la tête hors de l’astronef. Stan, lui, debout au milieu du sas, avait croisé les bras et paraissait réfléchir.
Cinq minutes encore. Puis, sur l’arrière, il y eut un léger choc contre la coque du Pluton.
L’armoire était revenue ! Dans l’Espace Interdit, les masses semblaient s’attirer selon les lois physiques de l’univers qu’ils avaient quitté.
Guérik se releva et, lentement, verrouilla l’entrée du sas. Il se retourna vers Stan. Celui-ci, qui n’avait pas bougé, se contenta de hausser légèrement les épaules. Le pilote revint vers le volant qu’il avait déjà manœuvré, et le tourna dans l’autre sens. Robi aurait parié qu’il introduisait de l’air dans le sas. Et, en effet, après quelques instants d’attente, les deux hommes se dirigèrent vers la porte de communication, l’ouvrirent.
Robi s’était simplement effacé pour les laisser passer, sans s’éloigner davantage. Il nota le regard anxieux que Stan jeta vers Kora. Guérik et Stan ôtèrent leur combinaison d’espace, après quoi, le chef du Pluton vint se camper devant son passager inattendu.
— C’est bon, grogna-t-il. Vous avez gagné.
— Pardon ?
— Je dis : « Vous avez gagné ». Nous ne pouvons nous passer de vous.
— Ça n’a pas marché, la tentative avec l’armoire ? demanda Robi, mi-gentil mi-ironique.
Stan sursauta, puis son regard se porta par hasard sur le hublot de la porte de communication. Il haussa les épaules.
— J’aurais dû m’en douter ! Vous nous avez espionnés !
— Quel grand mot ! répondit Robi en riant. Essayez de vous mettre à ma place. Je me réintègre dans un astronef dont j’ignore tout, et vous passez dans un Espace Interdit dont je n’avais jamais entendu parler. Quoi de surprenant à ce que je tente d’en savoir davantage ?
Comme toujours, il essayait d’arracher aux deux autres quelques phrases qui lui eussent permis de lire dans leur esprit. Guérik commença :
— Faudrait pas croire que…
— Tais-toi ! intima Stan. Quand tu parles, il lit en toi… Et je ne tiens pas à ce qu’il connaisse tous nos secrets.
Très à l’aise, Robi revint au poste de pilotage, s’assit, et dit à haute voix :
— Votre écran mental est très efficace, Stan. Donc, je renonce, et j’attends.
— Vous attendez quoi ?
Robi se préparait à rire, parfaitement décontracté.
— Vous venez de l’affirmer, vous avez besoin de moi. Or, moi, je n’ai pas besoin de vous. Donc, c’est à vous de tout m’expliquer.
— Vous avez besoin de nous ! fit Stan avec autorité. Seul, vous ne parviendrez pas à sortir de l’Espace Interdit. Vous êtes condamné comme nous.
— Erreur, erreur grossière, fit Robi gentiment.
Et, comptant sur ses doigts comme un gosse, il reprit :
— Premièrement : vous êtes très pressé de sortir de l’E.I., vous, parce que, bien que les radiations epsilon aient apparemment cessé d’agir, Kora a été rudement touchée, et vous tenez à ce qu’on la soigne le plus tôt possible. Est-ce vrai ?
— Oui, gronda Stan.
— Deuxièmement : vous supposez que je suis « condamné » comme vous. C’est faux.
— Vous bluffez ! Quand le générateur du bord cessera de fonctionner, c’est-à-dire dans quelques semaines, il n’y aura plus, sur le Pluton, ni boisson, ni nourriture, ni oxygène. Vous mourrez comme nous, et à peu près en même temps, de soif, de faim ou d’asphyxie.
— Et voilà où est votre erreur, fit Robi avec sa gentillesse habituelle. Je croyais vous l’avoir dit : je ne suis pas humain. Je suis un robot, une machine. Une machine telle que moi peut passer des années, voire des siècles, sans boire, manger, dormir, ou même respirer.
Quelle plaisanterie !
Robi leva les bras en un geste fataliste.
— A votre guise ! Croyez-le, ne le croyez pas, peu importe. Mais, vous l’avez avoué, vous avez besoin de moi. Et je suis tout prêt à vous aider…, à la condition que vous me disiez ce que je dois faire ! Je vous écoute.
Stan eut un mouvement de colère qu’il réprima aussitôt.
— Soit. Mais dites-vous bien que, dès que nous sortirons d’ici, si nous en sortons, je veux savoir d’où vous venez et qui vous êtes. Et sans aucun bluff comparable avec les énormités que vous venez de proférer.
— C’est-à-dire ?
— Vous prétendez que vous pouvez vivre hors de l’astronef sans combinaison d’espace !
— Nous en reparlerons, fit Robi. Comme je vous l’ai dit, je vous écoute. Si vous aviez pu vous passer de moi, vous l’auriez fait. Or, vous voilà devant moi. C’est donc que je suis nécessaire. Allez-y.