CHAPITRE XIII
Le Pluton entra dans l’atmosphère de Vénus AII à 23 h 16 (heure galactique). Le télescope géant l’avait repéré depuis longtemps déjà. Dès que l’astronef survola la base, un des panneaux d’ofram glissa dans des rainures, démasquant l’intérieur de la caverne réservée aux fusées. Aucun contact ne fut établi par radio. A cette heure-là, l’hémisphère sur lequel était édifiée la base se trouvait en direction d’Altaïr et, là-bas, les gigantesques panneaux des radiotélescopes pivotaient sans arrêt, espionnant le ciel.
Dès que le Pluton se fut stabilisé sur le sol, réacteurs coupés, la plaque d’ofram reprit sa place. Désormais, on pouvait illuminer la caverne : pas un rayon ne filtrerait à l’extérieur.
Stan sortit bon premier, suivi de Robi. La grotte baignait dans la lumière. Des hommes avançaient vers l’astronef. Sans l’avoir jamais rencontré, Robi reconnut aussitôt Batchenko en cet athlète blond qui précédait tous les autres et, volontairement, il se tint assez loin de Stan, de façon à se faire oublier. Il avait l’intention de lire dans les pensées de Batchenko dès que celui-ci parlerait.
Arrivé devant le chef de la base secrète, Stan ouvrit les bras et le serra sur sa poitrine. Un hourra général salua cette marque d’affection. Batchenko en parut gêné et dit :
— Tu nous as causé une belle peur, Stan !
Robi sut tout de suite que c’était faux. Pas difficile de lire dans l’esprit du chef de Vénus AII tant que celui-ci ignorerait que Robi était vaguement télépathe.
Premier point nettement établi : Batchenko n’éprouvait aucune estime pour Stan. Bien au contraire, sans l’exprimer, il lui reprochait de conduire l’Organisation vers l’échec.
— Oui, oui…, répondait Stan. Je t’expliquerai tout. Pour l’instant, il faut s’occuper de Kora. Tu sais qu’elle a été atteinte par les rayons epsilon. Notre bref passage dans l’E.I. a stoppé les progrès du mal, mais elle est très affaiblie. Nous disposons toujours des rayons reconstituants, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, fit Batchenko.
Littéralement, Robi se régalait – et somme toute, il faisait un « bon repas ». Car Stan, qui avait oublié sa présence, avait négligé d’établir son écran mental. En lui, on lisait deux choses. D’abord, qu’il éprouvait toujours une violente passion pour Kora mais que le doute avait germé. Avant le passage dans l’Espace Interdit, sa confiance était absolue. Depuis qu’ils en étaient sortis, le doute s’était insinué. Et-ait-ce parce qu’il avait été psychiquement déformé ? Et-ait-ce à la suite de l’attitude de Kora ?
Autre chose encore : bien qu’il fût jusqu’alors le chef incontesté de l’Organisation libertaire, il ne s’était que très peu occupé de la base secrète. Lorsqu’il avait parlé des « rayons reconstituants », l’idée avait été très vague en lui. A n’en pas douter, il se demandait si ce mode de traitement existait encore…
« Un politicien », pensa Robi.
Sur planète Mater où on l’avait « fabriqué », on connaissait ce genre d’hommes. Ils n’ont jamais excellé dans l’action ouverte.
Un bref commandement de Batchenko, et quatre hommes entraient dans le Pluton, en sortaient une minute plus tard, portant Kora qui, au passage, sourit et murmura :
— Bonjour, Bat… Tout va bien.
— Bonjour, Kora…, souffla-t-il.
Le malheur voulut que, en se tournant légèrement pour suivre du regard Kora que l’on emportait, Stan aperçût Robi. Immédiatement, il rétablit son écran mental.
— Bat, dit-il très vite, cet être n’est pas humain. Méfie-t’en : il lit dans les pensées et je n’ai aucune confiance en lui.
— Ce n’est pas gentil, protesta Robi, égayé. Je vous ai pourtant rendu service.
— Il circule dans le vide sans combinaison protectrice, sans masque respiratoire, entends-tu ? reprenait Stan, le visage assombri.
— Ça m’a été utile pour dépanner le Cerveau, dit Robi, souriant.
Batchenko écoutait, stupéfait. Ses yeux erraient de l’un à l’autre. Un groupe de huit hommes s’était approché d’eux et, incrédules, ils étudiaient Robi.
— Est-il dangereux ? demanda enfin Batchenko.
Dans sa tête, Robi lisait son souci de protéger l’Organisation. Mais il continuait à sourire, car il avait lu autre chose… Au moment où Batchenko avait répondu à Kora : « Bonjour, Kora…». En l’absence de tout écran mental, cela avait suffi. Désormais, Robi pouvait répondre à la question que lui avait posée Kora : Batchenko aimait celle-ci, et s’il n’avait jamais témoigné son amour, c’était parce que Stan était le chef. Chef bien discrédité, mais chef tout de même.
— Il pourrait devenir dangereux, grogna Stan.
Robi se mit à rire.
— Vous n’êtes pas très amical, fit-il observer. J’ai l’étrange impression que vous envisagez de me faire enfermer, ou pire encore. Ecoutez-moi. J’ignore de quelles armes vous disposez, mais j’en suis persuadé, elles seront sans effet. Je ne suis pas humain, vous l’avez dit. Mais je suis là pour aider les humains. Et, en particulier, le Cerveau m’a ordonné d’aider Stan de tout mon possible.
Il parlait rarement longtemps et, cette fois, il le comprit aussitôt, il avait un peu trop parlé. Sa dernière phrase avait provoqué, chez Stan, un sursaut de surprise, et chez Batchenko un lourd froncement de sourcils. Facile à comprendre pourquoi : Batchenko, après de longues hésitations, en venait à songer sérieusement à discuter l’autorité de Stan.
La main de Batchenko glissa vers la ceinture. Robi eut un moment d’inquiétude. Il ignorait tout des armes que l’on utilisait dans cet univers-là, puisqu’à bord du Pluton personne n’était armé.
— Vous dites que nos engins seront sans effet sur vous ? demanda Batchenko.
C’était suffisant pour que Robi pût lire dans l’esprit de l’autre la nature des armes en question : de vulgaires paralyseurs.
— Oh ! oui, fit-il en riant. Allez-y.
Batchenko tenait à la main une sorte de pistolet au canon très court. Il hésita encore.
— Vous feriez mieux de…, grogna-t-il.
— Il vous faut une certitude, dit Robi. Allez-y !
Stan regardait, les yeux brillants. Il avait retenu que le Cerveau avait ordonné à Robi d’aider le chef de l’Organisation. Et il entrevoyait tout ce qu’il pouvait faire en compagnie d’un non-humain capable de circuler dans le vide sans combinaison d’espace… et de résister aux paralyseurs !
Batchenko braqua l’arme et tira sur les jambes de Robi. Ce dernier continuait à rire.
— Ça chatouille, fit-il gentiment. Ces engins doivent être très efficaces, car, d’habitude, je ne ressens rien du tout.
Batchenko cessa de tirer. Sur son visage, il y avait la même expression de stupeur que chez ceux qui l’entouraient. Stan ricana.
— Je te l’avais dit : c’est un démon.
— Un démon que le Cerveau a chargé de vous aider de son mieux, fit Robi d’une voix douce.
Il avait noté que Stan avait rétabli son écran mental.
— Par les dieux d’Altaïr ! jura Batchenko. Le paralyseur, soit. Mais nous saurons s’il est à l’épreuve de…
Tais-toi ! cria Stan.
Il ajouta aussitôt, avec une violence qui arracha un haut-le-corps à son lieutenant :
— Tu ne prends même pas garde à ce que je te dis, Bat !… Je t’en ai averti pourtant : il lit dans les pensées quand on parle. Établis un écran mental.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Batchenko, surpris.
— Prononce des mots, mais ne pense pas à ce qu’ils signifient. Je veux dire par-là : combine ta phrase en silence, puis prononce la sans penser à ce qu’elle signifie. Ainsi, il ne peut lire en toi.
— Oui, fit Batchenko en hésitant. Mais moi, je vais dire des sottises. Je suis incapable de parler sans réfléchir. Quoi qu’il en soit, je serais curieux d’essayer sur cet être, ou sur ce démon, les nouveaux pistolets à…
— Tais-toi ! cria Stan, de nouveau.
Robi eut, de la main, un geste très désinvolte. Il continuait à sourire.
Un peu tard, Stan, fit-il avec sa gentillesse habituelle. Batchenko a pensé aux armes dont vous disposez. Je puis vous les énumérer toutes, de la plus simple à la plus compliquée, et même vous en exposer le principe de fonctionnement.
— Impossible ! grogna Batchenko.
Robi se tourna vers Stan et l’interrogea du regard. Stan haussa les épaules.
— Nous perdons du temps, affirma-t-il. Tu peux en être certain, Bat, cet être ne ment pas. Il a lu tout cela en toi en quelques secondes. Nous n’avons que deux solutions : le mettre hors d’état de nuire ou bien… l’adopter.
Batchenko se tourna soudain vers les hommes qui l’entouraient.
— Il prétend que les armes sont inefficaces contre lui, gronda-t-il, mais les moyens les plus simples sont souvent les meilleurs. Nous sommes dix hommes solides.
— Je ne vous conseille pas d’essayer, fit, Robi doucement.
D’un bond, il fut sur Batchenko, le happa d’une main et le souleva au-dessus de sa tête, sans effort apparent.
Dix hommes ne pèsent pas lourd, pour moi, conclut-il.
Il reposa Batchenko sur le sol et reprit :
— Je ne comprends pas votre attitude. Votre Organisation a pour but de libérer de la dictature la Planète III d’Altaïr. Je suis tout prêt à vous y aider. Et j’ai des possibilités que vous ne soupçonnez pas. Vous ne pouvez me neutraliser : adoptez-moi.
— Je crois qu’il a raison, fit Stan à mi-voix.
Il n’avait pas oublié « le Cerveau m’a ordonné d’aider Stan de tout mon possible »…
— Robi, conclut-il, vous lutterez avec nous. Et cela ne tardera pas, puisque j’avais quitté Planète III afin de donner l’ordre d’attaque que nos hommes attendent depuis si longtemps.
Les yeux de Batchenko s’allumèrent.
— Tu as pu te procurer le libérium ? demanda-t-il.
Gêne de Stan, qui commença une sorte de discours.
— Vois-tu, nos partisans ont attaqué par surprise le dépôt central de Planète III. Ces canailles de chefs ne s’y attendaient nullement, et nous avons pu charger toutes leurs réserves dans le Pluton…
— Y en avait-il beaucoup ? demanda Batchenko, l’œil brillant.
— Environ cinq tonnes.
Robi, un peu à l’écart, souriait en silence à l’idée de la tête qu’allait faire Batchenko quand il apprendrait la suite…
C’est parfait ! s’exclama le chef de Vénus AII. Avec cela, nous pourrons alimenter tous nos générateurs de la base pendant plusieurs années. Sais-tu que…
— Laisse-moi terminer, Bat, dit Stan.
L’autre se tut. Stan reprit en affectant un profond désespoir (qu’il était loin d’éprouver, Robi l’eût parié).
— Nous avons dû utiliser le libérium pour sortir de l’E.I. Je t’expliquerai cela en détail plus tard.
— Tu veux dire que… tu n’en as plus du tout ?
— Nous en avons eu juste assez pour regagner la base. Avec ce qui nous reste, le Pluton pourrait à peine quitter Vénus AII.
Batchenko s’essuyait le front.
— Et tu parles d’attaquer Planète III ! murmura-t-il. Mais avec quoi le ferions-nous ? Si j’entasse tout le libérium dont nous disposons ici, nous avons à peine ce qu’il faut pour que nos astronefs arrivent jusqu’à Planète III…, et pour que la base fonctionne pendant trois mois !
— Pourquoi la base continuerait-elle à fonctionner ? demanda Stan. Si notre attaque échoue, nous sommes perdus, tu le sais aussi bien que moi.
— Mais nos hommes, ceux que nous laisserons ici ?
— On peut vivre sur Vénus AII sans libérium, grommela Stan. De toute façon, j’estime que nous avons perdu trop de temps. Tout est prêt, là-bas, nos partisans passeront à l’action dès qu’ils sauront que nous sommes revenus parmi eux.
Batchenko hésitait. Mais, déjà, Robi savait qu’il finirait par accepter que l’on attaquât Planète III : c’était un de ces fanatiques à œillères pour lesquels seul compte le but qu’ils se sont assigné. Périsse tout le reste pourvu qu’ils triomphent.
— Eh bien !… murmura-t-il.
— Un moment, fit Robi. Il me semble que vous oubliez le Cerveau. Ne croyez-vous pas que, pour sauver la plus extraordinaire création des humains, cela vaut la peine de remettre à plus tard vos projets d’attaque ?
— Je crois qu’il est préférable d’inverser votre proposition, dit Stan sèchement. Nous pouvons parfaitement attaquer Planète III et aider le Cerveau ensuite. Avec la faible quantité de libérium que nous lui avons donné, il vivotera pendant assez longtemps.
— Oui, répondit Robi. Il végétera. Et vous n’aurez pas son aide. Batchenko est excusable car il ignore ce qui s’est passé. Mais vous, Stan ? Vous savez que le Cerveau revient de l’avenir et que, dans ses circuits-mémoire, il a enregistré tout ce qui se passera dans notre avenir à nous. Il sait tout ce que vous devez faire pour vaincre vos adversaires. Il peut vous guider, vous orienter de façon à assurer votre triomphe. Mais il est incapable de vous le dire tant qu’il est à court de libérium. Réfléchissez-y. Redonner au cerveau toutes ses possibilités avant de lancer votre attaque, c’est pour vous la quasi-certitude de la victoire.
C’était faux, et il le savait. A moins que l’on ne fût dans un univers parallèle, le Cerveau savait déjà ce qui allait se produire, mais ne pouvait l’exposer à une telle distance, l’énergie lui faisant défaut.
Pourtant, l’argument porta, sans doute parce que Stan et Batchenko ne s’étaient pas encore donné la peine d’approfondir.
— Évidemment, fit Batchenko en hésitant, si le Cerveau pouvait…
Robi lut en lui sa préoccupation essentielle : Kora. Depuis qu’on avait emporté la jeune femme, il faisait des efforts considérables pour ne plus songer à elle, mais n’y parvenait pas.
— On pourrait demander à Kora ce qu’elle en pense, murmura Robi sur un ton détaché.
Les deux autres se dévisagèrent et l’accord fut immédiat.
— Bonne idée, fit Stan.
Quant à Batchenko, il hocha la tête. Mais il glissa un regard défiant vers Robi. Il s’en souvenait tout à coup, ce dernier était, aux dires de Stan, vaguement télépathe.