CHAPITRE XIX
UN PONT SUR LE CIEL

Tout ce qu’il a, l’homme de vertu s’en sert pour aider les autres. Ayant tout épuisé, il reçoit davantage et donne tout. Quand il a tout donné, il possède encore plus.

Le Tao Te King

É

 

milian Freux glissa la main dans l’identificateur cellulaire.

Tandis qu’une minuscule aiguille s’enfonçait dans sa paume pour effectuer l’analyse, il lança un bref regard sur Wang et les Amérindiens qui se pressaient dans l’étroit couloir. La dernière visite du président français au bunker remontait à plus de trente ans, après l’investiture de son premier mandat, et pourtant il se souvenait avec une précision étonnante des images, des sons, des odeurs. La gestion de la matrice centrale était confiée à un groupe d’experts et de militaires de l’ONO, mais les transfuges du réseau sensolibertaire avaient leur propre autonomie et le travail de la cellule onosienne se limitait à l’entretien des générateurs énergétiques et la vérification des données. La lumière crue du couloir accentuait l’air farouche des guerriers amérindiens, qui, Freux s’en rendait compte pour la première fois, présentaient des caractéristiques physiques très proches de celles du capitaine de champ de l’armée de Frédric Alexandre.

Le sas pivota sur ses gonds et vers l’intérieur au bout d’une trentaine de secondes. Freux retira sa main de l’identificateur et, d’un large geste du bras, invita ses accompagnateurs à s’introduire dans le bunker.

Wang franchit le seuil du sas, suivi d’Ours Debout et du président français. Il ne put retenir une exclamation de surprise lorsqu’il découvrit l’immense salle, éclairée par d’invisibles sources de lumière. Il se crut revenu quelques semaines en arrière, à Rabastens. Le bunker de l’ONO ressemblait étrangement à la ruche albigeoise : des passerelles et des toboggans formaient une structure géométrique complexe au centre de laquelle régnait une sphère d’une vingtaine de mètres de diamètre. Des formes claires et immobiles se devinaient dans les compartiments plongés dans un clair-obscur diffus.

Wang s’avança de quelques pas sur la passerelle qui montait en pente douce vers la sphère, s’arrêta devant le premier nid et s’accroupit pour en observer ses occupants. Leurs altérations physiques n’étaient pas les mêmes que celles des membres du réseau sensolibertaire. Leur cou atrophié semblait incapable de soutenir leur tête, qui penchait sur le côté. De même, ils ne possédaient pas d’antennes sur tout le corps mais des excroissances arrondies, brunes, qui ressemblaient aux bubons des malades de la peste polonaise que Wang avait entrevus lors d’un voyage à Opole. Entièrement glabres, ils avaient perdu une grande partie de leur masse musculaire et graisseuse, ce qui leur donnait l’air de squelettes habillés de peau. Certains avaient gardé les vestiges de leurs organes sexuels, masculins ou féminins, d’autres ne pouvaient pas être différenciés, mais tous étaient maintenus au plancher métallique des compartiments par des lanières qui leur entravaient le bassin et les jambes. Leurs yeux globuleux fixaient le Sino-Russe et les Amérindiens – qui s’étaient approchés à leur tour et contemplaient ces êtres difformes avec un mélange de curiosité, de dégoût et de compassion – sans aucune expression.

« Les anciens frères, modula la ruche. L’ONO n’a pas la même conception de l’engagement que le réseau, d’où ces entraves. Les transfuges ont créé leur molécule en partant des mêmes connaissances que les nôtres – le global sens, l’échange des données –, mais ils ont suivi leur propre voie d’évolution. Ils sont devenus notre envers, l’en-bas de notre en-haut, le yin de notre yang, le sillage chaotique de notre évolution. Nous devons les éliminer si nous voulons poursuivre notre aventure, ou c’est eux qui nous élimineront. Lorsque nous aurons émigré dans l’espace, d’autres frères se détacheront de nous, d’autres en-bas se formeront sous d’autres en-haut, notre yang entraînera d’autres yin, notre yin engendrera d’autres yang, car toute existence est bâtie sur la fission, sur la dualité, mais nous aurons sauvegardé nos acquis. Nous voulons... survivre. »

Et eux, pensa Wang, pourquoi n’auraient-ils pas le droit de survivre ?

« Ils en ont le droit, comme toute créature vivante ici-bas. Mais ils commandent le REM, les ordinateurs de surveillance des immigrés, ils gèrent l’Organisation occidentale de la santé, les banques d’organes, le système monétaire, les subterraneus et les aérotrains, les sensoramas, les satellites... Les chiens de garde de l’ONO sont devenus les maîtres. Ils ont réalisé le vieux rêve des élites occidentales de tenir l’humanité sous leur coupe. » Ils ne gouvernent ni la RPSR, ni la GNI, ni l’AmSud... « S’ils maintiennent l’équilibre actuel, c’est qu’ils en tirent un bénéfice. Ils se servent des gouvernements en place pour atteindre leur but. » Comme vous avec moi !

« Nous t’avons informé, Wang, nous avons respecté ta liberté. Eux métamorphosent les hommes en simples exécutants... »

« La commande du REM se trouve au centre de la structure, déclara Freux. Elle était manuelle autrefois, pour pallier les éventuelles carences technologiques, mais les choses ont bien changé depuis les années 2100. L’ONO a eu tort de confier la gestion du bunker à ces créatures du diable. La paresse nous a conduits au bord du gouffre. »

Wang se releva et emboîta le pas au président français, qui se dirigeait vers la sphère. Les Amérindiens serraient avec nervosité la crosse de leur Colt ou le manche de leur couteau. Ils se rendaient compte qu’ils avaient failli défendre un repaire secret qui représentait tout ce qu’ils détestaient : l’artifice, l’enfermement, la déformation, autant de supplices infligés à cette mère Terre qui aimait porter des enfants libres de courir comme le vent. C’était à leurs yeux l’aboutissement du cauchemar occidental, qui avait commencé avec l’irruption des colons, s’était poursuivi par la guerre, les traités humiliants, l’extension du chemin de fer, la domestication de la terre, la croissance des villes...

Des images se succédaient sur la paroi convexe de la sphère, comme dans la ruche albigeoise. Une femme immigrée menaçait d’un couteau un Occidental qui, les pantalons sur les genoux, avait tenté d’abuser d’elle. Son voyant s’éteignit, elle lâcha le couteau et, les yeux exorbités, elle s’effondra sur une table.

« Ordinateur interactif de surveillance de l’immigration, modula le réseau. C’est ce système que nous avons en partie neutralisé pour éteindre les voyants des vingt mille combattants des armées uchroniques. Nous avons failli rater notre coup, comme tu as pu t’en rendre compte dans le camp de Larrie Big-Bang : les transfuges avaient installé une nouvelle protection sur le fichier central des immigrés, et il nous a fallu plus de temps que prévu pour démanteler leur défense. »

« Là, dit Freux. Vous voyez ? »

Wang devina une masse grise et fixe à l’intérieur de la sphère en dépit des images qui s’y succédaient à une cadence effrénée. Elle ressemblait au tableau de commande d’un supersonique posé sur un socle circulaire, même si une épaisse couche de poussière empêchait les voyants lumineux de briller.

Ours Debout s’approcha à son tour de la paroi transparente et en éprouva la consistance avec la pointe de son couteau. Il ne réussit pas à érafler le matériau, qui semblait encore plus compact que le diamant. Une odeur d’acide imprégnait une atmosphère que les régulateurs ne parvenaient pas à renouveler.

« La matrice s’est épaissie depuis la dernière fois où je suis entré dans cette salle, reprit Freux.

— Vous n’avez aucune idée du moyen d’atteindre le tableau ? » demanda Wang.

Le président français secoua la tête sans détacher son regard du tableau.

« Nos... techniciens, tous d’anciens membres du réseau sensolibertaire, ont visiblement décidé que c’était à eux, et à eux seuls, de décider de l’avenir de l’Occident.

— Ils vous ont pourtant ouvert la porte...

— L’identificateur cellulaire ne dépend pas du bunker. Une précaution de l’un de mes prédécesseurs, je suppose, un homme prévoyant... »

« Un auxex du réseau a réussi à se glisser dans l’entourage du président Alabir en 2132 et, sur nos conseils, lui a suggéré de découpler l’identificateur et la matrice centrale », modula la ruche.

La sphère s’emplit tout à coup d’un bleu éclatant qui éclaboussa tout le cœur du bunker.

« Ils ne pensaient pas que tu parviendrais à retourner les Amérindiens contre l’Occident. Ils chargent la matrice en bioénergie pure pour vous désintégrer. »

On fiche le camp ?

« Vous devez tous les tuer. Moins ils seront nombreux et moins ils produiront d’énergie. »

Mais... la sphère ?

« Plus tard, la sphère. Ils vont tenter le tout pour le tout, jeter leurs dernières forces dans la bataille. »

Les tuer... comment ?

« Au couteau, au revolver, à mains nues, peu importe... »

Est-ce que vous ne seriez pas en train de...

« Il ne vous reste que très peu de temps... »

Comme pour confirmer la modulation du réseau, le bleu de la sphère devenait de plus en plus étincelant, de plus en plus menaçant.

« Qu’est-ce que c’est que... commença Émilian Freux.

— Tuez tous les occupants des compartiments ! » hurla Wang à l’intention des Amérindiens.

Disséminés sur la passerelle centrale, ils se consultèrent du regard, pas certains d’avoir bien entendu – il n’y avait aucune raison de massacrer ces créatures en apparence inoffensives. Puis, alors que le Sino-Russe avait déjà dégainé son Colt et se ruait vers le premier compartiment, la lumière bleue déborda de la sphère et la température augmenta d’une dizaine de degrés à l’intérieur du bunker.

Wang pointa le revolver sur une forme immobile et pressa la détente. Lorsque la balle fracassa le crâne du malheureux, il prit conscience de l’horreur de son geste et des hoquets de colère lui soulevèrent la poitrine. Il avait l’impression de tirer sur des nouveau-nés attachés dans leur berceau. Les circonstances l’avaient finalement conduit à devenir l’exécuteur qu’il avait refusé d’être pour Assöl le Mongol. Il avait beau se dire que ces mutants de cauchemar maintenaient des milliards d’êtres humains dans l’ignorance et la misère, il ne réussissait pas à les considérer comme de véritables adversaires. Une langue de chaleur intense lui lécha la nuque et l’entraîna à presser la détente une seconde fois. Les yeux brouillés de larmes, il toucha une créature auréolée de lumière bleue dans la région du cœur. Une femme, autrefois. De la même manière que son compagnon quelques secondes plus tôt, elle partit en arrière et tomba sur le dos. Ses jambes et son bassin restèrent rivés au plancher par les lanières, et elle se pétrifia dans la position d’une contorsionniste qui aurait trouvé la mort au beau milieu de son numéro.

« Plus vite, modula le réseau. Au rythme auquel monte la chaleur, vous serez morts dans deux minutes, et le bunker se refermera à jamais sur lui-même... »

Wang vida son barillet et rechargea aussi rapidement que possible. Les Amérindiens comprirent à leur tour que les transfuges du réseau leur menaient la guerre à leur façon et ils se répartirent silencieusement sur les passerelles environnantes. Les uns utilisèrent leur revolver, les autres leur couteau. Ils pénétraient à l’intérieur du nid, se plaçaient derrière les transfuges, leur tranchaient la gorge d’un coup sec. Un sang épais, visqueux, presque noir, coulait des entailles béantes. La chaleur continuait de grimper, transformait le bunker en un gigantesque four. Wang avait l’impression que des épingles enflammées s’enfonçaient dans ses ongles et lui transperçaient les oreilles. Il se vidait de son eau à une vitesse effarante, et ses vêtements détrempés l’entravaient dans ses mouvements. Il tirait maintenant au jugé, sans prendre le temps de viser, rechargeait son barillet avec une précipitation qui rendait ses gestes maladroits, courait vers un autre compartiment, recommençait son odieux manège. Il accomplissait cette succession de gestes dans un état second, conscient qu’il était aussi monstrueux que ses victimes. Lorsqu’il arrivait au bout d’une passerelle, il se hissait sur une plus haute à la force des bras. Tétanisé par l’effort, il lui fallait ensuite une bonne vingtaine de secondes pour éjecter les douilles et recharger son arme. Ses mains tremblaient, la lumière aveuglante l’obligeait à baisser les paupières, le ralentissait dans l’étrange course de vitesse qu’il avait engagée avec les transfuges du réseau. Il se demanda s’ils se sortiraient indemnes de la terrible vague de chaleur qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée.

« Ce sont d’anciens sensolibertaires, modula la ruche. Comme nous, ils ont modifié leurs gènes pour tenter l’aventure de l’espace, pour supporter des conditions extrêmes. »

Comment ont-ils pu quitter les ruches ? Ils avaient encore la possibilité de se servir de leurs jambes ?

« Ils proviennent tous d’arches ou de ruches infiltrées par les agents de la Pieuvre. »

L’index de Wang s’engourdissait à force de presser la détente. Les mutants regardaient arriver leur mort avec une indifférence apparente et déroutante que démentait la fournaise ambiante. La Pieuvre n’a aucun pouvoir réel, alors ? « Tu es à l’intérieur de son ventre, Wang. Le bunker EST la Pieuvre et les hommes de l’ONO ses tentacules. »

Il lui sembla que la lumière déclinait un peu, que la chaleur se faisait moins accablante. Saisi d’un regain de courage, il se dirigea au pas de course vers un nid où se tenaient cinq occupants, soudés les uns aux autres comme des frères ou des sœurs siamois. Ils avaient fini par former une entité unique, reliée par des lambeaux de peau. Leur apparence avait quelque chose de grotesque, de pitoyable, et c’est avec un sentiment de compassion qu’il les tua tous les cinq d’une balle dans le crâne. Bien que leur sang ne l’éclaboussât pas, il s’en sentait couvert de la tête aux pieds.

La lumière faiblit nettement et la chaleur baissa d’une dizaine de degrés. L’étau se desserra autour de la poitrine et de la gorge de Wang. Il s’arrêta, regarda autour de lui, s’aperçut que les Amérindiens disséminés dans la structure avaient pratiquement nettoyé tous les nids. Il vit Ours Debout sur la passerelle voisine. Le Miniconjou avait perdu son bandage et la blessure de son épaule s’était remise à saigner. Son revolver pendait au bout de son bras, comme s’il n’avait plus la force de le relever.

« Cette boucherie me répugne, dit-il après avoir croisé le regard de Wang. Nous avons une autre conception de la guerre. J’espère sincèrement que nous avons agi dans l’intérêt de la terre...

— Je l’espère aussi... »

Tandis que retentissaient les derniers coups de feu, Wang redescendit vers le centre du bunker. Émilian Freux n’avait pas bougé de sa place et, bien que son teint eût viré au rouge écarlate, qu’il eût retiré sa redingote, desserré son nœud de cravate et ouvert le col de sa chemise, il paraissait avoir supporté la vague de chaleur sans dommages.

« On dirait qu’elle a diminué d’épaisseur », murmura-t-il d’une voix mal assurée.

Wang remisa son Colt dans son étui puis examina la sphère. Les images qui la traversaient étaient floues, ternes. Il discerna toutefois des hommes et des femmes reliés par des capteurs, qui s’abandonnaient à un don-sens. Cette scène lui rappela les vues des arches primitives que lui avait montrées la ruche albigeoise. Au moment de leur agonie, les transfuges s’étaient reconnectés à leur ancienne base de données, comme pour exprimer un ultime regret avant de disparaître. Wang constata également que l’enveloppe de la sphère devenait de plus en plus fine, au point même qu’il douta un instant de son existence.

« L’énergie cérébrale cristallisée en un matériau interactif, modula le réseau. Assemblé et maintenu en cohérence absolue par les échanges. »

Une faible lueur traversa la sphère, s’estompa tout à coup, puis les lumières s’éteignirent et le bunker fut plongé dans une obscurité dense que ne parvenaient pas à transpercer les ternes éclats du tableau de commande.

« Il ne te reste qu’une chose à faire : enfoncer la manette qui commande à la fois le REM et la toile d’araignée des satellites. » Pourquoi le rideau est-il relié aux satellites ? « Ils font partie du même programme de surveillance du territoire occidental. En outre les satellites permettent aux météorologues de modifier à loisir le climat. Nous pouvions lutter sur certains plans avec la matrice centrale de l’ONO mais nous avions besoin d’un auxex, d’une main pour abaisser ce levier... » Ses yeux s’accoutumant à la pénombre, Wang distingua la masse sombre du tableau posé sur son socle, les yeux à demi éteints des voyants empoussiérés, les Amérindiens figés sur les passerelles.

« Je crois que l’honneur vous revient d’ouvrir ce rideau, déclara Freux d’un ton empreint de solennité. Donnez-moi votre revolver, je vous prie. »

Wang leva un regard perplexe sur le président français. « Rassurez-vous, jeune homme, je ne vais pas vous tirer dans le dos, ajouta Freux avec un large sourire. J’en ai simplement besoin pour accomplir ma dernière œuvre... »

Wang hocha la tête et lui remit son Colt en le tenant par le canon.

« Faites attention, dit-il avec un demi-sourire. Il est chargé. » Puis il s’avança à pas lents vers le tableau de bord. Il n’eut pas besoin de l’assistance du réseau pour repérer la manette. Davantage qu’une manette d’ailleurs, il s’agissait d’un champignon de couleur rouge qu’il fallait presser comme une touche d’ordinateur antique. La simplicité de ce système avait visiblement été voulue par ses concepteurs pour réduire les probabilités de panne et permettre aux dirigeants occidentaux de réagir rapidement en cas d’urgence. La carrosserie métallique contenait sans doute une multitude de fils qui s’enfonçaient sous la base et communiquaient avec les générateurs d’énergie électromagnétique.

« Les premiers relais se trouvent effectivement sous la base, modula le réseau. Mais les véritables générateurs ont été disséminés un peu partout sous le REM. Ils s’autodétruiront lorsque tu appuieras sur la manette principale. Les autres boutons ne servent qu’à couper des circuits partiels. »

Wang leva la main et la maintint pendant quelques secondes au-dessus du tableau horizontal, comme s’il voulait donner de l’importance à ce geste banal, dérisoire, qui aurait dû le remplir d’un bonheur immense. Il eut le pressentiment qu’il ne reverrait plus grand-maman Li, et des frissons glacés lui parcoururent le corps.

Puis, contenant ses larmes, il appuya de toutes ses forces sur le champignon, qui s’enfonça dans sa cavité après quelques secondes de résistance.

Une détonation retentit. Il se retourna, vit s’affaisser le président Freux, le canon du pistolet coincé dans la bouche. La balle lui avait creusé un trou de six ou sept centimètres de diamètre au sommet du crâne.

« Tu as réussi, Wang. »

Il ressentit de la joie dans la modulation du réseau, mais il n’avait pas le cœur à se réjouir. Il n’avait plus qu’une seule envie : quitter au plus vite cet endroit de mort et de désolation.

« Regardez ! » cria Tzing.

Les chefs de la résistance de Grand-Wroclaw, Vo Van Anh le Vietnamien, San Win le Birman et Nouhak Souphamane le Laotien, s’écartèrent pour dégager la vue à grand-maman Li et se tournèrent dans la direction indiquée par la jeune Chinoise. La neige commençait à fondre sous le frêle soleil de mars et des sillons verts se creusaient sur le moutonnement blanc.

« Enfin... » murmura grand-maman Li.

Tout l’hiver, elle avait lutté contre la maladie qui la rongeait pour assister à ce spectacle : le REM pâlissait, absorbé peu à peu par le ciel, et son grésillement n’était plus désormais qu’un murmure emporté par le vent.

Les hommes poussèrent des cris de joie, levèrent leur fusil, leur pistolet ou leur PM, tirèrent des coups de feu en l’air. Ils s’immobilisèrent et gardèrent le silence lorsque la muraille bleutée eut totalement disparu, comme paralysés par ce vide soudain. Tzing lança un regard inquiet en direction de grand-maman Li. La vieille femme souriait, mais ses yeux clos, la fixité de son visage, le léger déséquilibre de son corps sur le fauteuil à bascule montraient qu’elle avait cessé de se battre. L’œuvre accomplie, elle était partie sans un bruit, avec la discrétion qui l’avait toujours caractérisée, sans oser déranger ces hommes qui lui vouaient une admiration proche de l’idolâtrie. Tzing se mordit les lèvres jusqu’au sang mais ne put se retenir de pleurer. Même si grand-maman Li l’avait certes préparée à son départ, elle s’était tellement attachée à la vieille femme qu’elle avait l’impression de perdre sa mère une deuxième fois. Elle tomba à genoux dans la neige et ses larmes se transformèrent en de lourds sanglots. Il lui restait encore à réaliser les dernières volontés de la grand-mère de Wang avant d’entreprendre le voyage vers cette Chine qu’elle ne connaissait pas.

Lorsque leurs voyants frontaux se furent tous éteints, les immigrés ne se livrèrent pas aux pillages et aux exactions dont sont coutumiers les anciens opprimés. Non qu’ils fussent meilleurs ou plus sages que les autres hommes, mais ils étaient pressés de quitter l’Occident, de sortir au plus vite de ce cauchemar qu’était devenu le rêve occidental, de retourner dans leur pays d’origine pour y reconstruire leur vie. Les hommes et les femmes qui se hâtent de fuir un pays honni ne s’encombrent pas d’objets ou d’argent inutiles. Ils n’avaient pas non plus envie de se venger, comme s’il leur suffisait d’emporter dans leurs souvenirs les visages tragiques de leurs anciens maîtres. Les aérotrains et les subterraneus s’étant arrêtés, ils s’en allaient à pied à travers les pays d’Europe, utilisant d’antiques bateaux pour traverser la Manche entre l’Angleterre et la France. Ils se servaient, pour se nourrir, dans les magasins désertés par leurs propriétaires ou dans les fermes laissées à l’abandon.

Les conditions météorologiques ne facilitaient pas leur longue marche vers la liberté, mais leur enthousiasme les aidait à supporter les pluies glacées ou les averses de grêle qui tombaient d’un ciel instable. L’été s’était arrêté avec la disparition du REM et la neutralisation des satellites, et, même si on était en mars, l’hiver avait opéré un retour en force.

 

En accord avec le gouvernement de crise, les Amérindiens réquisitionnèrent une cinquantaine de supersoniques pour rapatrier leurs trente mille hommes aux États-Unis. Comme ils formaient dorénavant l’armée la plus puissante de l’Occident, les chefs d’État de l’ONO leur avaient proposé de défendre, contre forte rétribution, les frontières méridionales européenne – où l’on craignait une invasion des armées de la GNI – et américaine – où les millions de miséreux entassés le long de l’ancien REM risquaient de déferler sur les États-Unis et le Canada – mais le conseil des tribus avait refusé la proposition.

« Nous nous contenterons de défendre nos frontières si on les attaque, avait déclaré Cheval Boiteux.

— Quelles... quelles frontières ? s’était étranglé Samuel Rosberg.

— Celles que les nations amérindiennes délimiteront... »

Kamtay trouva du kérosène en grande quantité à l’aéroport de Paris et de nombreux hélicoptères ramenèrent des Sino-Russes, des Islamiques ou des Sudams dans leur pays d’origine. A bord de l’Aigle d’Orient – et en compagnie de Belkacem, bien que celui-ci eût juré à plusieurs reprises de ne jamais remettre les pieds dans ce foutu bidon volant –, Wang et lui se rendirent à Londres afin d’y chercher Lhassa.

La jeune femme fut d’abord effrayée par le rugissement de l’Iroquois qui se posait dans le parc de la demeure du West West-End. Puis, lorsqu’elle aperçut Wang, elle sortit de la maison et courut se jeter dans ses bras. Ils restèrent enlacés un long moment sous les regards complices de Kamtay et de Belkacem, qui s’efforçait de composer une figure présentable devant la Tibétaine malgré les deux heures d’épouvante passées dans le ventre de l’hélico.

Elle avait maigri. Un auxex du réseau était venu la chercher quelques jours plus tôt et l’avait emmenée à la ruche de Cambridge.

« Ces... gens m’ont dit que j’allais subir une opération destinée à me réimplanter des ovaires, murmura-t-elle en baissant la voix pour exclure le Soudanais et le Laotien de la confidence. Ils les ont reconstitués grâce aux cheveux que m’a réclamés Delphane lorsqu’elle est passée ici.

— Delphane ? s’étonna Wang.

— Elle m’a dit que tu lui avais parlé de moi, qu’elle avait eu envie de faire ma connaissance. Ils m’ont opérée. Je n’ai rien senti, je n’ai même pas de cicatrice, mais hier soir, je... j’ai perdu mon sang. Je suis de nouveau féconde, Wang. »

Elle le regarda avec une telle ferveur que des larmes lui vinrent aux yeux. Un éclat de soleil entre deux passages nuageux fit briller pendant une fraction de seconde son voyant frontal.

« Mais tu es revenu, mon amour, et je ne parle que de moi, reprit-elle en lui caressant tendrement les cheveux.

— Nous aurons tout le temps de parler, Lhassa. Quand nous serons rentrés chez nous. »

Elle le fixa avec un air de gravité qui le bouleversa.

« Nous n’avons pas encore décidé où c’était, chez nous... »

Il fouilla dans la poche de sa redingote – il avait choisi des vêtements dans une boutique des Champs-Élysées ; les vendeurs, terrorisés, n’avaient rien fait pour l’empêcher de les emporter – , tendit le bras, ouvrit les doigts sur le petit éléphant au placage doré de plus en plus écaillé.

« Il décidera pour nous... »

 

« Nous partons dans deux heures », modula le réseau.

Je vous remercie pour Lhassa...

« Échange de services. »

Est-ce que vous souhaitez me revoir avant votre départ ?

« Ce ne sera pas nécessaire. Nous essaierons de rétablir la communication avec toi depuis le monde où nous aurons choisi de nous établir. Tu as été notre pont sur le ciel, Wang. »

Bonne chance à vous.

« Bonne chance à toi. »

Deux heures plus tard, accoudé au balcon de son appartement du Marais, Wang eut la sensation d’entrevoir des lueurs furtives dans la voûte céleste délavée par les giboulées, de percevoir des grondements lointains, mais il ne sut jamais s’il avait réellement assisté à l’envol des ruches.

 

Belkacem se dandina d’une jambe sur l’autre, comme un enfant intimidé. Les pales de l’Aigle d’Orient sifflaient en cadence. Le Soudanais n’emportait qu’un sac où il avait entassé des vivres, un revolver, des munitions et des vêtements de rechange. Kamtay s’était détourné avec brusquerie pour écourter les adieux et s’était réfugié dans la cabine de pilotage de l’hélicoptère. Lhassa attendait dans le compartiment.

« Un pilote sudam qui a fait l’aller-retour sur l’île des Jeux m’a dit que Frédric Alexandre et Larrie Big-Bang avaient été retrouvés crucifiés sur la cloison d’un baraquement, déclara Belkacem.

— À force de jouer avec la guerre, on finit par en subir les conséquences, dit Wang d’un ton où ne perçait aucune émotion. Tu es sûr de vouloir rentrer à pied ? Tu trouverais certainement un hélicoptère pour l’Afrique. Je te croyais pressé de rejoindre ta femme et tes enfants.

— Ils ne me reconnaîtraient pas si je faisais le voyage là-dedans ! Je les ai quittés noir de peau, et ils me retrouveraient aussi jaune que toi... »

Le sourire du Soudanais ne masquait pas sa détresse.

« Attention aux armées de la GNI, lança Wang.

— À mon avis, elles ne bougeront pas. La disparition du REM et le retour des immigrés pousseront les soldats islamiques à l’insoumission. Le monde aspire à vivre en paix...

— Eh bien, le moment est venu de nous dire au revoir.

— Adieu, tu veux dire. Je ne crois pas que nous aurons le plaisir de nous revoir un jour.

— Quoi qu’il en soit, tu resteras gravé là, dit le Sino-Russe en posant la main sur son cœur.

— À mes enfants je parlerai de toi comme de l’ami dont rêve chaque homme sur cette terre... »

Belkacem étreignit Wang avec force, avec brutalité presque, puis, sans ajouter un mot, il pivota sur lui-même, s’éloigna d’une allure décidée et, sans se retourner, disparut à l’angle de la première rue.

L’Iroquois survola un long moment les baraquements. La multitude comprit qu’elle devait s’écarter pour lui faire de la place et il se posa sur la terre en projetant des éclats de boue. Les soldats de l’armée de résistance ne savaient pas quel mode de transport utiliserait Wang pour revenir à Grand-Wroclaw, mais cela ne les empêchait pas de se réunir tous les jours devant la maison de grand-maman Li pour attendre son retour.

Kamtay avait dû se poser en Allemagne pour refaire le plein en kérosène. Il avait pris la précaution de prévoir des réserves de carburant avant de quitter Paris – les conteneurs pourtant étanches répandaient une odeur suffocante dans le compartiment – mais il avait atterri sur l’aéroport de Nuremberg et avait exigé, revolver en main, que les techniciens au sol lui fournissent le précieux pétrole lampant. Il comptait pousser l’appareil jusqu’au Laos, où il envisageait de participer à la reconstruction de son pays natal, et il lui fallait épargner ses réserves.

Des vivats et des coups de feu saluèrent l’apparition de Wang par l’ouverture du compartiment. Il fut happé par la foule, porté jusqu’à l’entrée de la maison, déposé devant le seuil de la porte, poussé dans le vestibule. L’odeur familière le ramena instantanément plusieurs années en arrière. Les fenêtres étaient restées calfeutrées et des bougies diffusaient un éclairage tremblant. Il aurait voulu disposer d’un petit moment de solitude pour se recueillir devant l’autel, pour remercier les ancêtres de l’avoir gardé en vie, mais ces hommes et ces femmes armés de fusils le considéraient visiblement comme leur héros et ne voulaient pas le lâcher d’une semelle – il devinait l’influence de grand-maman Li dans cette adoration.

Il chercha du regard la vieille femme parmi les nombreux occupants de la maison. Il avait espéré jusqu’au dernier moment s’être trompé, n’avoir jamais eu ce pressentiment mais, lorsqu’il vit l’urne funéraire dans les mains d’une jeune Chinoise qui le dévisageait avec une expression d’admiration et de compassion, il comprit qu’il était arrivé trop tard.

Tzing s’avança vers le petit-fils de grand-maman Li. Elle ne l’avait jamais vu mais la vieille femme le lui avait décrit avec une telle précision qu’elle le reconnut sans l’ombre d’une hésitation.

« Ta grand-mère m’a demandé de te remettre ses cendres », dit-elle en lui tendant l’urne.

Un silence profond retomba sur la maison et sur les alentours. La solennité de la scène exigeait du recueillement et, malgré leur excitation, malgré leur ignorance de la plupart des traditions, les Sino-Russes de Grand-Wroclaw respectaient spontanément certaines coutumes.

Wang se saisit du récipient. Curieusement, il n’avait pas envie de pleurer en cet instant, non pour dissimuler sa peine devant ces gens, mais parce qu’il était baigné d’une sérénité qu’il n’avait jusqu’alors jamais ressentie.

« Elle m’a dit aussi que tu devras les disperser là où tu t’établiras pour continuer la lignée, reprit Tzing.

— Je te remercie d’avoir pris soin d’elle, dit Wang.

— C’est toi qui l’as maintenue en vie pendant toutes ces années. Je n’ai fait que lui servir de confidente... »

Il se rendit compte que cette jeune Chinoise avait noué avec la vieille femme un lien beaucoup plus solide qu’elle ne voulait l’avouer, mais qu’elle restait volontairement en retrait. Elle appliquait à la perfection ce principe fondamental du Tao de la Survie qui recommandait la discrétion à ses disciples.

« Elle m’a dit aussi... (la jeune fille se haussa sur la pointe des pieds, approcha la bouche de l’oreille de son vis-à-vis pour lui chuchoter la suite) qu’il te fallait maintenant chercher la voie de la Vie, le Tao du Ciel... »

Wang hocha la tête et sourit à Tzing. Trois hommes se détachèrent des rangs, s’approchèrent et se présentèrent comme les responsables de la résistance dans l’agglomération de Grand-Wroclaw.

« Cette armée n’attendait que son général en chef, dit Vo Van Anh.

— Nous sommes prêts à te suivre où tu décideras de nous conduire, renchérit San Win.

— De Moscou à Pékin si nécessaire ! » ajouta Nouhak Souphamane.

Il les fixa à tour de rôle avant de leur répondre.

« J’ai accompli l’œuvre pour laquelle ma grand-mère m’a dépêché de l’autre côté du REM, c’est à vous d’accomplir la vôtre, dit-il d’une voix posée. Rassemblez tous ces hommes, ces femmes, ces enfants qui croupissent dans ces taudis et organisez le grand retour. Vous coulerez d’abord comme un ruisseau, puis vous deviendrez une rivière et enfin un fleuve qui emportera tout sur son passage, les néo-triades, le gouvernement de l’axe Pékin-Moscou, les pillards, les charognards... L’expérience occidentale a eu le mérite de nous apprendre que nous devons plonger très loin dans nos racines pour ne pas être emportés à la première tempête. Vous tenez votre destin entre vos mains.

— Grand-maman Li comptait sur toi pour nous ramener chez nous, protesta Vo Van Anh, les sourcils froncés.

— Elle s’est servie de moi pour vous aider à garder l’espoir. Mais si elle vivait encore aujourd’hui, elle vous dirait de vous prendre en charge, d’écrire vous-mêmes votre histoire. J’en ai fini avec les guerres, comme avec la survie. »

Ayant prononcé ces paroles, il sortit le Colt .45 qu’il avait glissé dans la poche intérieure de sa redingote et le tendit au Vietnamien.

« Je vous remets mon arme. Puisse-t-elle vous rappeler que l’avenir s’écrit dans les têtes et dans les cœurs. »

Lorsque l’hélicoptère ne fut plus qu’un point minuscule dans le ciel lavé de tout nuage, Wang et Lhassa se dirigèrent d’un pas alerte vers le village aux teintes rouille qui se nichait à flanc de montagne. L’éléphant était tombé des mains de Lhassa au moment où ils survolaient l’immense chaîne montagneuse couverte de neige. Ils avaient interprété cet incident comme un signe, comme l’expression de la volonté de l’âme de grand-maman Li, et avaient demandé à Kamtay d’atterrir. Le Laotien s’était exécuté, de mauvaise grâce toutefois car il avait secrètement espéré qu’ils le suivraient jusqu’au Laos.

« D’après les cartes, nous sommes quelque part au Tibet, avait précisé Kamtay. Ce massif, c’est l’Himalaya.

— Tu auras assez de carburant pour arriver au Laos ? avait demandé Wang.

— J’espère... Il me reste encore trois conteneurs. Vous êtes sûrs que vous voulez vous installer dans ce patelin ? »

Wang et Lhassa s’étaient consultés du regard et avaient hoché la tête de concert. Ils avaient dormi à la belle étoile, dans des granges ou chez des villageois accueillants dans les pays qu’ils avaient traversés, l’Ukraine, la Russie, le Kazakhstan, et ils avaient hâte d’abriter leur amour dans leur propre maison.

« Si tu trouves du kérosène au Laos, tu pourras revenir nous voir, avait dit la Tibétaine. Nous ne serons pas si loin...

— Quelque chose comme deux ou trois mille kilomètres ! grogna Kamtay. Autant dire qu’on sera voisins... »

Ils étaient restés encore deux heures ensemble pour, selon Kamtay, laisser le temps à l’Aigle d’Orient de refroidir. Puis le Laotien s’était résigné à décoller et à poursuivre son voyage jusqu’à son pays natal. Il avait pleuré comme un enfant, à chaudes larmes, en remontant dans la cabine de pilotage. Il avait un pont sur le ciel effectué une dernière boucle avant de prendre la direction de l’orient. L’ivresse du vol lui permettrait peut-être d’oublier sa solitude et son chagrin.

 

Parvenu au sommet de la montagne, Wang tendit les bras au-dessus de sa tête et renversa l’urne ouverte. Les rafales de vent, violentes à cette altitude, emportèrent les cendres et les dispersèrent tout autour de lui. Grand-maman Li parlait de l’Himalaya comme du Toit du Monde. C’était le seul endroit où elle méritait de passer l’éternité.

Wang aperçut la silhouette de Lhassa en contrebas. Son ventre s’était arrondi ces derniers temps. Les villageois les avaient accueillis avec chaleur, leur avaient donné une maison inhabitée, un lopin de terre à cultiver, un cheval pour la chasse, des vêtements adaptés. Le temps s’était figé dans ces montagnes épargnées par la fureur qui embrasait le monde.

Wang se recueillit quelques minutes avant d’entamer la descente. Il lui sembla percevoir la voix de grand-maman Li dans les mugissements du vent. Elle lui demandait d’étudier le Tao de la Voie dans la paix de l’Himalaya puis, lorsqu’il se sentirait prêt, de replonger dans la tourmente pour enseigner aux hommes le chemin du calme pur.

 Le cœur léger, il se lança en riant sur la pente verglacée.