CHAPITRE XI
 LARRIE BIG-BANG

Parlons maintenant de ta lignée, ô toi qui penses que le Tao de la Survie cesse de s’appliquer après ta mort. Car ton rôle est d’enseigner à tes descendants ce que tes ancêtres t’ont enseigné. Laisserais-tu donc tes enfants se battre sans arme dans un monde où tous les coups sont permis ? Mais que leur apprendras-tu ? À se défendre ? À frapper ? Ai-je donc été un si piètre maître ?

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

L

orsque l’agression dont Wang avait été victime lui fut rapportée, Émilian Freux  – le président français, réélu à une écrasante majorité le 10 juin 2214, entamait son septième mandat, record absolu – saisit immédiatement le conseil de l’ONO et exigea que la police et la cyberlice s’associent pour tirer cette affaire au clair.

« Des complicités ont été nécessaires pour la neutralisation des ordinateurs interactifs de surveillance des immigrés, les OISI. Nous passerons sur cette tentative d’élimination d’un élément essentiel du défi français, laquelle ébranle les fondations de cette institution centenaire que sont les Jeux Uchroniques, nous préférons attirer votre attention, mesdames et messieurs, sur le danger que fait courir à l’Occident ce genre de procédé : les six immigrés qu’on a lâchés dans la vieille ville de Jérusalem auraient pu profiter de leur anonymat pour perpétrer un attentat, pour massacrer des Occidentaux. Pendant une heure, peut-être plus, nous avons perdu le contrôle sur six tueurs. Je n’ose croire qu’on en soit arrivé à de telles extrémités pour truquer des Jeux qui se dérouleront dans quinze ou seize mois. C’est pourquoi, mesdames et messieurs du conseil, je vous adjure de tout mettre en œuvre pour faire la lumière sur cet épisode qui n’ajoutera rien à la gloire de l’Occident... »

Bien qu’il ne les eût pas cités nommément, les médialistes estimèrent qu’il accusait les défis anglais et américain, et cette incrimination déclencha de vives réactions dans les populations anglophones et francophones, les uns criant à la calomnie, à l’injustice, les autres au scandale. Quelques-uns s’étonnèrent qu’on accordât une telle importance à la vie d’un immigré et doutèrent que des nations aussi prestigieuses que l’Angleterre et les États-Unis se fussent abaissées à monter une opération aussi grotesque. On ironisa également sur la promptitude de la France à défendre le capitaine de champ de Frédric Alexandre : qui donc commandait l’armée française des Jeux, le stratège ou le petit Sino-Russe ? Est-ce que le grand Napoléon s’était reposé sur l’un de ses grognards pour prendre ses décisions ?

L’ONO accéda toutefois à la requête de la France et nomma une commission d’investigation constituée de dix inspecteurs de la POS, la Police Onosienne Supranationale, de dix cyberliciens et de cinq observateurs neutres. L’enquête s’annonçait d’autant plus difficile que les six immigrés avaient été retrouvés morts par la police israélienne, qu’il ne fallait donc pas compter sur leur témoignage pour faire progresser les choses (de toute façon, le droit occidental n’estimait pas recevable le témoignage d’un immigré). Les cyberliciens mirent deux jours à s’apercevoir que la piste informatique ne débouchait nulle part : les complices des organisateurs de l’agression avaient effacé toute trace de leur intervention sur les OISI. On consulta les fichiers du bureau de l’immigration, on reconstitua l’emploi du temps des six hommes, quatre Sino-Russes de type asiatique, un Sino-Russe de type balkanique et un Noir africain de la GNI, depuis leur passage aux portes de Most et de Saragosse. Des immigrés de fraîche date qu’on avait affectés tous les six aux tâches agricoles en Alsace et qu’on avait pu contacter en toute discrétion sur leur lieu de travail. On ne trouva rien de répréhensible dans l’analyse morphopsycho qui les avait classés comme ouvriers agricoles, hormis peut-être la non-exploitation d’une agressivité qui aurait pu – dû ? – leur valoir une affectation dans une armée uchronique. Même mécanisés, les travaux agricoles exigeaient une certaine force physique, et il fallait bien, si les Occidentaux voulaient recevoir leur nourriture quotidienne, qu’on destinât quelques immigrés de robuste constitution aux corvées agroalimentaires. Les voisins de la ferme où officiaient les six hommes n’avaient rien remarqué de suspect les jours précédant le passage de la délégation française en Israël, ni visite intempestive, ni départ précipité... Bref, l’enquête s’enlisa rapidement et le président Freux eut beau réclamer à cor et à cri des résultats tangibles, les rapports de la commission restèrent désespérément vides.

Le bureau du défi français souhaitait accorder une protection spéciale à Wang, mais aucun Occidental n’était en mesure de tenir le rôle de garde du corps (même si des Occidentaux avaient eu le profil de l’emploi, et c’était loin d’être le cas, ils auraient refusé d’être affectés à la protection d’un immigré) et, à la lueur de ce qui s’était passé à Jérusalem, il était hors de question de recourir aux services de l’immigration. Le bureau s’était contenté de recommander à Wang de ne pas s’aventurer dans des quartiers déserts, de ne quitter Paris qu’à l’occasion des voyages officiels et de n’ouvrir sa porte qu’à des visiteurs dûment identifiés.

Wang restait donc sur ses gardes, mais il était convaincu qu’il n’avait pas à craindre d’autre agression, que l’ouragan médiatique et politique soulevé par cette affaire avait refroidi les ardeurs de ceux qui avaient organisé cette traque dans la vieille ville de Jérusalem. Kamtay Phoumapang et Belkacem L. Abdallah ne le laissaient pas sortir seul et ne le quittaient pas d’un pouce lorsqu’ils allaient se promener dans les rues de Paris. Il les entraînait souvent vers la place Michelin-Godéron, où il restait des heures à observer le rempart métallique dressé autour du bunker et les miradors disposés tous les dix mètres.

« Pourquoi est-ce que tu nous emmènes toujours sur cette foutue place ? grommela un jour Kamtay. Certains quartiers de Paris sont nettement plus agréables !

— Un jour peut-être, nous viendrons ici avec d’autres intentions, répondit Wang avec un sourire énigmatique. Et nous serons bien contents d’avoir repéré les lieux...

— Tu veux dire que nous ferons comme les Parisiens en 1789 ? » intervint Belkacem, qui poursuivit, devant l’air interrogatif de ses deux compagnons : « Cette place était autrefois appelée la place de la Bastille. Une prison, symbole du pouvoir royal, se dressait à la place de ce mur métallique. La prise de la Bastille, en juillet 1789, a donné le coup d’envoi de la Révolution française. Les gouvernements nationalistes du début du XXIe siècle se sont empressés de la débaptiser pour lui donner le nom d’un président qui n’a gouverné que deux ans. J’ai lu dans un vieux bouquin que ce Michelin Godéron est mort en 2021 d’une génomite foudroyante, une maladie causée par les manipulations génétiques. Ils ont troqué les idéaux révolutionnaires du XVIIIe siècle pour honorer un homme qui ne laissera aucune trace dans l’histoire...

— Ils ne sont pas les seuls à avoir bradé leur mémoire, grogna Kamtay. L’humanité ne retient jamais les leçons du passé. Qu’en avons-nous retenu, nous ? Nous savions que nous n’avions rien de bon à attendre de l’Occident, mais ça ne nous a pas empêchés de nous précipiter à sa porte...

— En ce qui me concerne, je n’avais pas le choix, protesta le Soudanais. C’était l’Occident ou le sabre.

— Je ne te parle pas des individus, mais des gouvernements. Que ce soient les salopards de l’axe Pékin-Moscou ou les fanatiques de La Mecque, ils vendent leurs populations pour s’attirer les bonnes grâces des Occidentaux. Si personne ne passait ces portes de malheur, l’Occident ne pourrait pas organiser ces foutus Jeux !

— Ce sont les individus qui font les gouvernements... » avança Wang.

Les rides de Kamtay se creusèrent un peu plus et Belkacem fronça les sourcils. Ils s’étaient assis sur un banc public, sous un érable dont les feuilles d’un rouge éclatant formaient une voûte sanguine au-dessus de leurs têtes. La muraille métallique de la place Michelin-Godéron occultait une grande partie du ciel et voilait le soleil.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda le Laotien.

Ce fut le Soudanais qui répondit :

« Il parle sans doute de la responsabilité individuelle...

— Ce sont les décisions individuelles qui font la responsabilité collective, approuva Wang. Un être humain a toujours le choix... »

Il admettait en cet instant le bien-fondé de la théorie de la ruche sur les embranchements et, en même temps, il prenait conscience de la qualité de l’enseignement de grand-maman Li, qu’il avait jusqu’alors assimilé à un moyen simple et pratique d’affronter les dangers de l’existence. Par le biais du Tao de la Survie, sa grand-mère lui avait appris à choisir les embranchements qui conduisaient vers l’élargissement de sa conscience, vers le grand fleuve de l’humanité.

« Tu affirmes que j’ai choisi de quitter ma douce Aïcha et mes six enfants ? murmura Belkacem d’un ton empreint de tristesse.

— Tu as choisi d’enseigner d’une façon qui déplaisait aux autorités de ton pays, dit Wang. Tu savais que ton attitude avait toutes les chances de t’attirer des ennuis, mais en choisissant d’être honnête, fidèle à toi-même, tu plaçais ton intégrité au-dessus de l’amour de ta femme et de tes enfants.

— C’était de l’orgueil ! s’écria Belkacem, les yeux larmoyants. Je me figurais que je pouvais changer quelque chose en tenant à mes élèves un autre discours que celui des religieux. Depuis le moment où le tribunal coranique m’a condamné à l’exil, il ne se passe pas un jour sans que je regrette ma stupidité.

— Tu as changé quelque chose, déclara Wang avec force. Tu as semé des graines qui germeront et donneront plus tard des épis. Tu as renvoyé tes élèves à eux-mêmes, tu as ouvert un nouvel embranchement dans leur esprit, une possibilité de choix. Qu’ils soient dix, cent, mille à faire la même chose dans ton pays et dans les autres pays de la GNI, et le gouvernement religieux s’effondrera comme un château de cartes. Qu’ils soient dix, cent, mille à refuser la loi des néo-triades dans les provinces de la RPSR, et les parrains seront balayés comme de la paille de riz. Aucun pouvoir ne peut arrêter l’esprit.

— C’est sans doute pour ça qu’on exécute les fortes têtes ! ironisa Kamtay.

— La mort fait partie des choix.

— J’espère en tout cas que celui-là se présentera le plus tard possible !

— Cette vie est chienne, mais on y tient... » renchérit Belkacem.

Le voile de tristesse ne s’était pas estompé sur les traits du Soudanais, mais son large sourire dévoilait des dents blanches parfaitement assorties à la neige de sa chevelure.

Que le bureau du défi français eut renoncé à lui adjoindre des gardes du corps permanents arrangeait bien les affaires de Wang. Il gardait ainsi son entière liberté de mouvement et se servait de son faux traceur pour rendre de fréquentes visites à Lhassa. Il procédait toujours de la même manière : il attendait que Belkacem et Kamtay, qui insistaient pour l’accompagner jusqu’à sa porte, se fussent retirés dans leur propre appartement de la place des Vosges pour presser le bouton du petit appareil, enjamber la fenêtre qui donnait sur le toit de l’immeuble voisin, ouvrir la trappe et descendre par un étroit escalier de service. Il débouchait sur une rue adjacente, marchait jusqu’à la première station, prenait une rame de métro qui le conduisait à la gare souterraine France Europe Nord-Est, et sautait dans le premier subterraneus en partance pour Londres. Une heure plus tard, il se retrouvait à Victoria Station, à vingt minutes de West West-End. La gratuité des transports de l’ONO  – cette gratuité, valable pour les immigrés, qui n’avaient pas accès aux services financiers de l’Occident, ne s’appliquait pas aux Occidentaux, qui payaient une redevance forfaitaire mensuelle prélevée directement sur leur code sécurité-santé-banque – était un gage de tranquillité pour Wang. Personne ne lui demandait de justifier sa présence dans ces compartiments habillés de velours gris ou rouge. Les autres usagers, immigrés ou autochtones, le présumaient contrôlé par les cerbères de l’immigration et ne lui accordaient aucune attention. Il remontait le col de sa combinaison sur ses joues pour éviter que les sensoreurs des derniers Jeux ne le reconnaissent, mais cette précaution s’avérait probablement inutile car, pour les Occidentaux comme pour les Blancs de la RPSR, tous les Jaunes se ressemblaient.

Il descendait à James-John Sterling Square et gagnait en quelques minutes la demeure baroque de Lord Bayfield. Le vieil homme l’accueillait chaleureusement, lui offrait le thé, qu’il préparait lui-même – « apprendre les subtilités du thé anglais à Lhassa est réellement une entreprise désespérée... » – et le retenait une bonne demi-heure avant de le laisser monter dans la chambre de la jeune femme.

Leurs retrouvailles étaient autant d’occasions de s’étourdir dans de fastueuses fêtes des sens. Ils s’exploraient, s’appréciaient davantage à chaque visite, se déchiraient lorsque la lumière sale du petit jour s’immisçait par la fenêtre et les exhortait à se séparer.

« Quand reviendras-tu ? lui demandait-elle d’un air suppliant lorsqu’il se dirigeait vers la porte.

— Le plus tôt possible... » répondait-il en l’enveloppant d’un regard nostalgique.

Il ne parvenait pas à s’arracher à la contemplation de ce corps encore brûlant qu’il venait tout juste de quitter et qu’il lui tardait déjà d’étreindre. Il mourait d’envie de poser la tête sur son ventre, d’être bercé par les contractions de sa chair lorsqu’elle parlait, lorsqu’elle riait, de respirer son odeur que n’égalerait jamais le plus précieux des parfums, de savourer l’ensorcelante douceur de ses paumes sur ses épaules, sur son dos, sur son torse. Il avait l’impression que le temps se suspendait auprès d’elle mais qu’il s’étiolait loin d’elle, comme si les chemins pour accéder à cette parenthèse d’éternité s’allongeaient entre chacune de leurs rencontres. Il finissait par se détourner et sortait de la chambre sans plus lui accorder un regard, craignant de faiblir et de courir se jeter dans ses bras s’il contemplait encore une fois son visage creusé par la fatigue et magnifié par l’amour. Il croisait souvent Lord Bayfield dans les couloirs et devinait, aux lueurs égrillardes qui enflammaient les yeux du vieillard, qu’il se débrouillait pour épier leurs ébats, sans doute par un miroir sans tain ou par une ouverture pratiquée dans le mur. Il n’éprouvait aucune colère à l’encontre de son hôte, comprenant qu’il avait besoin de leur dérober du regard un peu de vitalité pour continuer de s’accrocher à la vie. Il le saluait avant de sortir, traversait le parc de la maison et regagnait la station JJS Square, aussi malheureux qu’un premier homme chassé de l’Éden.

Il mettait un peu moins de deux heures pour effectuer le trajet du retour. Il regagnait donc son appartement avant huit heures du matin où, après avoir éteint le faux traceur, il prenait un petit-déjeuner reconstituant. Imprégné de la sueur, de l’odeur et de la salive de Lhassa, il retardait jusqu’à l’inéluctable le moment de prendre sa douche. Souvent, Kamtay et Belkacem s’introduisaient chez lui alors qu’il était encore dans la salle de bains. Ils le brocardaient pour sa paresse, lui criaient en riant que, s’il continuait de la sorte, il finirait par s’endormir sur le champ de bataille lors des prochains Jeux. Il s’habillait avant de paraître devant eux, ne voulant pas dévoiler les innombrables griffures, zébrures et morsures qui lui parsemaient le torse.

Ils n’avaient aucun souci à se faire pour la nourriture et les vêtements. Leur incorporation dans une armée uchronique et les quatre mois de préparation au camp des Landes les dispensaient des dix heures de travail quotidien obligatoires pour les autres immigrés. Le bureau du défi leur distribuait toutes les semaines des cartes d’achat valables dans la plupart des magasins et dans les restaurants réservés – doux euphémisme – aux non-Occidentaux. L’été, ils n’avaient rien d’autre à faire que flâner sur les boulevards écrasés de chaleur, goûter la fraîcheur sur les berges de la Seine aménagées en espaces verts, se baigner dans les lacs artificiels qu’ils étaient seuls à fréquenter. Les trois mois d’hiver, ils restaient au chaud dans l’un des deux appartements, parlaient pendant de longues heures de leurs familles, de leurs amours, de leurs espoirs. Ils faisaient la cuisine à tour de rôle en essayant de reconstituer les saveurs des cuisines traditionnelles de leur pays, la laotienne, la soudanaise, la chinoise. Ils ne trouvaient pas souvent les ingrédients nécessaires, les légumes, les céréales, les épices, les condiments en vigueur dans les rues de Khartoum, dans les villages du Laos, dans les faubourgs de Grand-Wroclaw, mais ils se débrouillaient avec les moyens du bord et remplaçaient l’igname, la purée de piment ou les galettes de riz par des produits locaux similaires et de grands éclats de rire.

Aliz rendit visite à Wang un soir de décembre de l’année 2214, mais la présence du Laotien et du Soudanais la dissuada de s’attarder. Elle se contenta de lui annoncer, de cette voix neutre et sèche qui lui donnait parfois une allure d’androïde, que l’enquête sur son agression avait abouti à un classement sans suite.

« À mon avis, ceux qui ont organisé cet attentat se tiendront désormais à carreau. Mais le bureau te conseille de rester prudent... »

Il aurait mis la main au feu qu’elle mentait, qu’elle s’était rendue chez lui de son propre chef, qu’elle était venue lui voler son énergie comme les fois précédentes. Vêtue d’une robe noire qui contrastait durement avec la pâleur de son teint et la flamboyance de sa chevelure, elle le fixait d’un air à la fois arrogant et implorant. Elle lui faisait penser à Dmitri Liegazi, ce cadavre en sursis animé par le besoin impérieux de se réchauffer au feu des autres hommes.

« Je reviendrai te voir, Wang. Un jour où nous aurons un peu plus de temps devant nous... »

Elle mentait de nouveau : ses yeux clairs et pailletés d’or disaient qu’elle avait pris la décision de rompre définitivement avec lui, qu’elle avait à nouveau creusé le fossé qui séparait l’Occidentale de l’immigré. Il se demanda si elle ne lui avait pas joué la comédie depuis le début, si elle ne faisait pas partie de ceux qui avaient tenté de saborder par tous les moyens le défi français.

« Bonne chance, Wang... »

Après avoir prononcé ces mots comme une sentence, elle se retourna et sortit. La plaque ronde et métallique sur sa nuque, encadrée de longues mèches rousses, accrocha la lumière des appliques de l’entrée.

 

Il ne revoyait Frédric et Delphane qu’à l’occasion des journées uchroniques organisées dans les différentes villes de France. Après les élections présidentielles se profilaient les élections municipales, et les élus tentaient de se draper dans un pan de la gloire de Frédric Alexandre. Wang détestait cette sensation d’être exhibé comme un bœuf ou un porc des marchés aux bestiaux de Grand-Wroclaw. Il se rendait également compte que sa présence indisposait le héros français des Jeux, mais les promoteurs de ces festivités insistaient pour que le capitaine de champ, ce jeune Sino-Russe dont le courage et l’esprit d’initiative avaient accompli des miracles dans le cadre de la stratégie chaotique, accompagnât Frédric Alexandre et son épouse.

Delphane ne lui adressait la parole qu’en de très rares occasions, et toujours pour lui donner des nouvelles de la ruche : « Elle prépare activement les cent huitièmes Jeux... Nous irons à Rabastens dès que nous serons invités dans le Sud-Ouest... Le réseau mène sa propre enquête sur l’agression de Jérusalem... Il a écarté l’hypothèse d’une machination des Anglophones... Il aura bientôt des révélations à te faire... Il te recommande la prudence... »

Elle semblait ne plus avoir de goût pour la vie. Elle ne souriait plus, parlait d’une voix neutre, monocorde, suivait son mari comme une ombre dans ses déplacements, écoutait avec une déférence ennuyée les discours ampoulés des édiles ou des directeurs des écoles locales de stratégie, prétextait une migraine ou une fatigue soudaines pour se retirer dans sa chambre avant la fin du dîner. Ce comportement n’inquiétait pas Frédric, qui, effrayé par les moments d’intimité avec son épouse, avait lui-même élevé la fuite et le mutisme au rang d’un art.

 

Une nuit de mars 2215, alors que les météorologues avaient changé l’hiver en été depuis une dizaine de jours et que Wang ouvrait, le cœur joyeux, la porte de la demeure de Lord Bayfield, celui-ci, vêtu comme toujours de sa robe de chambre bleue et assis dans l’un des deux fauteuils de l’immense salon, lui fit signe de monter directement dans la chambre de Lhassa. Il grimpa l’escalier quatre à quatre, alarmé par l’air lugubre du vieil homme.

Lorsqu’il entra dans la chambre, la Tibétaine se jeta dans ses bras en pleurant. Ses sanglots l’empêchèrent d’abord de parler puis elle se calma et alla chercher l’éléphant familial sur la table de nuit.

« Si nous sortons un jour de l’Occident, tu devras remettre cette statuette à une autre femme que moi...

— Pourquoi ? » balbutia Wang.

Elle écarta les mèches rebelles de sa chevelure, resserra les pans de son peignoir et renifla bruyamment.

« Je sais maintenant pourquoi je n’avais plus mes règles. Lord Bayfield m’a dit que toutes les femmes immigrées, sauf celles qu’on destine aux embryonneries, sont stérilisées lorsqu’elles passent la porte du REM. »

Wang resta pétrifié au milieu de la pièce, incapable de réagir.

« Ça veut dire que je suis une terre sèche, Wang, reprit Lhassa d’un ton presque provocant. Je ne pourrai pas te donner d’enfant. Ils m’ont... »

Elle s’assit sur le lit et fondit à nouveau en larmes.

« Ils lui ont retiré les ovaires, précisa Lord Bayfield qui entra à son tour dans la chambre. Elle ne peut plus fabriquer les ovules nécessaires à la conception. L’ONO a interdit les relations sexuelles entre immigrés mais a estimé que la stérilisation pallierait avantageusement certaines faiblesses de la chair.

— On ne voit pas de cicatrice, bredouilla Wang.

— La nanochirurgie occidentale ne laisse aucune trace.

— Vous le saviez depuis le début ? »

Le vieillard hocha la tête d’un air las.

« Je n’avais pas jugé utile de le lui dire jusqu’à ce qu’elle me confie son désir de te donner des enfants.

— Ils ne stérilisent pas les hommes ?

— On aurait trop peur de diminuer leur instinct guerrier. Les hommes incapables de produire les hormones mâles font de piètres combattants.

— Il n’y a pas moyen de...

— Lui greffer des ovaires ? Je crains que cela ne soit impossible... »

Wang se rendit près de la fenêtre et laissa errer son regard sur le parc qu’éclairait parcimonieusement la lumière du rez-de-chaussée. Il fut révolté par l’idée qu’aucun descendant ne serait en mesure de penser à lui lorsqu’il serait passé dans le monde des esprits, qu’il errerait comme une âme en peine sur les chemins de l’éternité. Il ne s’était jamais recueilli sur l’autel de ses parents durant son enfance et son adolescence à Grand-Wroclaw, mais il prenait conscience, en cet instant, que le laraire avait établi un lien entre ses parents et lui, que la tradition, entretenue par grand-maman Li en dépit de l’éloignement de la terre ancestrale (en dépit, également, de l’indifférence goguenarde affichée par son petit-fils), lui avait permis de structurer une véritable relation filiale avec les absents.

Il se retourna et contempla Lhassa, prostrée sur le lit. L’Occident avait commis le plus grand des crimes en l’obligeant à renoncer à ses aspirations de mère. Un nouvel embranchement se proposait à lui : ou il entretenait le feu sacré de la tradition et privilégiait la perpétuation de la lignée, ou il plaçait son amour pour la jeune femme au-dessus de toute autre considération. Cela revenait à choisir entre le cœur et l’esprit, entre le sentiment et la raison. Il avait déjà arrêté sa décision depuis bien longtemps, depuis en fait qu’il avait sacrifié quarante yuans pour sauver du froid une jeune Tibétaine en perdition sur les pentes glacées de l’Erzgebirge, mais il voulait être bien sûr de ne pas regretter sa résolution. Il s’avança vers le lit, prit Lhassa par les épaules, la releva avec délicatesse et l’étreignit tendrement.

« Tu me suffiras, chuchota-t-il.

— Tu dis ça parce que nous sommes jeunes, lui murmura-t-elle à l’oreille. Mais nous vieillirons, nous nous dessécherons, et tu finiras par me haïr, comme un paysan hait une terre stérile.

— Nous aurons une vie féconde, même sans enfant.

— Comment ? »

Les ongles de Lhassa se plantèrent dans sa nuque. Elle attendait une réponse qui la rassurât, qui la réconciliât avec la vie, qui lui permît d’espérer.

« Nous apporterons notre pierre à la construction du nouveau monde, nous déposerons nos offrandes sur l’autel de l’humanité.

— Quelles offrandes ?

— Notre expérience, nos idées, notre amour... nos richesses. »

Il prit le petit éléphant qui gisait sur le lit et le lui glissa dans la main.

« Nous offrirons notre éléphant à tous les hommes, et l’humanité tout entière sera notre lignée... »

Elle se redressa et le fixa avec intensité, les yeux brillants.

« Tu ne me reprocheras jamais d’être un arbre sans fruit ? »

Il lui saisit le menton et maintint son visage à quelques centimètres du sien.

« Si un jour je tiens ce genre de propos, Lhassa, considère que Wang est mort et empresse-toi de l’oublier... »

Ils s’embrassèrent avec une telle fougue que leurs dents s’entrechoquèrent. Lord Bayfield se retira sur la pointe des pieds, referma la porte derrière lui mais, au lieu d’entrer dans la chambre adjacente pour les regarder s’aimer par le miroir sans tain, il descendit à la cuisine où il se prépara un thé. Ce soir, il ne s’estimait pas le droit de partager leur intimité.

Le 29 octobre 2215, aux alentours de vingt-deux heures, Delphane se présenta à l’appartement de Wang. Il fut surpris de la découvrir sur l’écran du système d’infosurveillance qu’on lui avait installé quelques mois plus tôt (ce genre de système avait été abandonné depuis plus de cent ans, mais le défi français avait exhumé cette technologie obsolète pour lui permettre de visualiser les visiteurs avant de leur ouvrir). Il la croyait à New York avec Frédric, où le défendeur devait annoncer le thème des prochains Jeux Uchroniques. Le défi français, appuyé par le gouvernement, avait jugé pertinent de faire sa déclaration dans le pays même du challengeur, un Américain du nom de Lawrence Mike Laettner, surnommé « Larrie Big-Bang » en raison d’une stratégie explosive, basée sur l’attaque à outrance et la vitesse d’exécution. Certains médialistes américains l’appelaient également le « Big-Wang » pour signifier qu’il ne ferait qu’une bouchée du capitaine de champ de Frédric Alexandre, présenté comme un cadeau empoisonné de la RPSR à la France. Larrie Big-Bang avait écrasé les autres finalistes du tournoi des challengeurs avec une aisance confondante et redonné l’espoir à toute une nation, désespérée par la défection de Hal Garbett, qui semblait cette fois définitive. L’ancien défendeur n’avait même pas daigné paraître devant les médialistes lors de la présentation publique de la présélection américaine. Il avait bel et bien disparu de la scène publique, probablement lassé par la pression exercée sur les stratèges. Âgé de cinquante ans, Larrie Mike Laettner n’avait pas encore la carrure et le charisme de son illustre prédécesseur, mais les spécialistes voyaient en lui le tombeur probable de Frédric Alexandre et l’artisan possible du renouveau américain. La sauvagerie avec laquelle ses soldats virtuels avaient massacré l’armée de son adversaire catalan lors de la finale du tournoi des challengeurs – thème : les guerres de Yougoslavie du XXe siècle – augurait d’une énergie et d’une cruauté tout à fait compatibles avec les exigences du haut niveau stratégique. Il n’avait pas laissé à son rival le temps de s’organiser. Ses miliciens serbes, armés de fusils d’assaut, avaient traqué sans répit les opposants croates dans les ruines d’une ville dévastée. Il avait exploité avec opportunisme les particularités de ce type de terrain, propice aux embuscades, aux corps à corps. Contrairement au Catalan, il n’avait pas cherché à économiser ses grenades offensives, prenant un avantage que les soldats ennemis, passés en survie automatique, avaient été incapables de contester.

« À nous deux, Alexandre ! » Tels avaient été ses premiers mots au sortir de la finale, alors que les médialistes américains tournaient autour de lui comme des mouches surexcitées.

Il n’avait pas eu une parole de consolation pour son adversaire malheureux, se forgeant dès son apparition au plus haut niveau une réputation d’inflexibilité qui choquait une minorité d’âmes sensibles et rassurait l’immense majorité des esprits patriotes et revanchards. Lorsqu’il avait appris que le défi français se déplaçait à New York, sur son propre territoire, pour annoncer le thème des cent huitièmes Jeux Uchroniques, il avait déclaré que « cette provocation des Frogs [était] déjà un aveu d’impuissance, une reddition avant l’heure », des paroles fortes qui avaient beaucoup plu aux populations des nations anglophones. En France, quelques voix (l’opposition, de plus en plus squelettique...) s’étaient élevées contre cette décision stupide, arguant qu’on avait perdu une belle occasion d’offrir des images et des sensations de Paris, Ville-lumière et capitale onosienne de la culture, à l’ensemble du monde occidental. Mais le bureau du défi, déterminé, tenait à montrer aux Américains qu’il ne craignait pas de jeter le gant sur le sol ennemi et, en filigrane, que les manœuvres des anglophones ne parviendraient pas à déstabiliser les fondations de l’ONO.

Tout l’Occident attendait donc le 30 octobre avec une grande impatience. Le début de la communication avait été prévu à quatorze heures locales afin que, par le biais du décalage horaire, elle fût reçue à vingt heures à Paris, un horaire que la SF 1 jugeait idéal pour rassembler le plus grand nombre de sensoreurs français.

 

Delphane s’assit sur le canapé du minuscule salon de l’appartement de Wang. Elle avait passé une robe légère qui n’avait rien à voir avec la mode européenne de la fin du XIXe. Ses cheveux flottaient en toute liberté sur ses épaules et ses yeux avaient en partie recouvré leur vivacité, leur éclat. Belkacem et Kamtay étaient partis une demi-heure plus tôt après avoir bu un « dernier thé pour la route » — Wang avait pris goût au thé à la mode anglaise de Lord Bayfield.

« Je pensais que vous aviez accompagné Frédric à New York... commença Wang en s’asseyant à son tour sur un tabouret.

— Il n’a pas besoin de moi, répondit-elle avec un sourire crispé. Il n’a jamais eu besoin de moi. Mon père est le seul homme qui ait eu l’envie de me prouver son amour...

— Il me semble pourtant que, dans ce pré, près de la ruche... »

Elle l’interrompit d’un geste du bras.

« Ce qui s’est passé entre nous ne compte pas. Ton désir était purement physique. Un désir d’homme frustré de femme depuis trop longtemps. N’importe laquelle aurait fait l’affaire ce soir-là. Aliz ou une autre...

— Vous savez pour Aliz ?

— La ruche m’a montré des images transmatérielles prises par un satellite dans une chambre de Bordeaux et dans ton propre appartement... Heureusement pour vous deux, le réseau a effacé ces séquences dans les banques de données de l’ONO. Aliz, au moins, a été au bout de ses intentions.

— Elle n’a éveillé aucune émotion en moi. Je n’ai pris avec elle qu’un plaisir mécanique. »

Delphane hocha la tête à trois reprises.

« La différence est flagrante lorsque tu es dans les bras de Lhassa... »

Il se crispa sur le tabouret et la fixa d’un air mauvais.

« Le réseau m’espionne aussi dans la chambre de...

— Le réseau s’intéresse à tout ce qui te concerne. Il t’a élu comme capitaine de champ, ne l’oublie pas.

— Il n’a pas prévu l’aventure qui m’est arrivée à Jérusalem !

— Aucune prévision n’est fiable à cent pour cent. Le désordre se glisse dans les moindres failles. Tu as précisément été choisi pour ta capacité à surmonter les coups durs, les événements imprévisibles. Les faits ont donné raison au réseau : tu t’es sorti sans dommage du piège de Jérusalem. »

Wang se leva et se rendit dans la cuisine, saisit la télécommande centrale domotique et déclencha la mise en route de la bouilloire autochauffante. Dix secondes plus tard, un voyant lui indiqua que l’eau était parvenue à ébullition. Il ouvrit la boîte à hygrométrie constante qui contenait le thé, en jeta une pincée dans la bouilloire et attendit que l’eau teintée se déversât automatiquement dans les deux tasses placées sous les becs recourbés. Il disposa les deux récipients sur un plateau et saisit deux sachets autodissolvants de lait sucré dans la porte du réfrigérateur.

« Le réseau sait qui a ordonné cette agression ? » demanda-t-il en posant le tout sur la table.

Elle glissa un sachet de sucre et de lait dans une des deux tasses, le regarda se dissoudre et donner au liquide une teinte caramel.

« Frédric, dit-elle en levant les yeux sur lui.

— Quoi, Frédric ? »

Elle porta la tasse à ses lèvres et but à petites gorgées.

« Il voulait se prouver qu’il était capable de gagner les Jeux sans toi... » répondit-elle.

Des nuages de vapeur sortaient de sa bouche en même temps que les mots. Elle ne se rendait même pas compte qu’elle était en train de se brûler le palais, comme si elle n’accordait plus aucune importance à son corps.

« Il ne supporte pas que tu lui fasses de l’ombre, poursuivit-elle d’un ton placide. Il pense qu’on t’attribue les mérites de ses victoires, que c’est à cause de toi que les membres de l’Académie occidentale de stratégie ne l’ont pas classé parmi les vingt premiers stratèges de l’histoire. Comme il n’avait aucune chance de convaincre le bureau de te mettre sur la touche, il n’avait pas d’autre choix que t’éliminer. Il a donc cherché un allié parmi les membres de la cellule morphopsycho du défi...

— Aliz !

— Laquelle lui a donné satisfaction avec d’autant plus d’empressement qu’elle travaille pour les anglophones. Après avoir consulté les fichiers morphopsycho de l’immigration, elle a contacté six hommes qui travaillaient dans une ferme alsacienne et qui correspondaient au profil requis pour ce genre de besogne. Le marché était le suivant : ils accomplissaient pour elle ce travail et elle se faisait fort d’obtenir leur libération et leur renvoi dans leurs pays d’origine.

— Ils auraient pourtant dû se douter qu’elle ne laisserait pas de témoin derrière elle.

— Ils étaient condamnés à partir du moment où elle les avait sélectionnés. Elle a ensuite soudoyé deux employés du bureau de l’immigration pour organiser leur transfert à Jérusalem sept jours avant le passage de la délégation française en Israël.

— Elle ne pouvait pas savoir que j’irais me promener dans la vieille ville arabe ! » objecta Wang.

Delphane reposa la tasse sur le plateau.

« Tu oublies que c’est l’une des morphopsychos les plus brillantes de sa génération. Elle a deviné que tu rôderais tôt ou tard dans les quartiers est de Jérusalem parce que tes désirs sont inscrits sur tes traits, sur ta peau, dans ton comportement. Elle peut prédire à coup sûr un certain nombre de tes réactions. Elle n’avait sans doute pas prévu, en revanche, que tu trouverais en toi suffisamment de ressources pour échapper à tes agresseurs. Lorsque Frédric t’a vu revenir à l’hôtel, il a été pris de panique et l’a aussitôt appelée. Cet échec ne changeait pas grand-chose pour elle : elle avait programmé l’extinction des six hommes et l’effacement de son passage dans les ordinateurs interactifs de surveillance. Elle a conseillé à Frédric de jouer son rôle de stratège outragé et de porter l’affaire devant le président Freux, certaine que l’enquête aboutirait à un classement sans suite : les anglophones savaient que le défendeur était le responsable de cet attentat sur son capitaine de champ mais ils craignaient en le dénonçant d’attirer l’attention des Français sur le double rôle d’Aliz... »

Elle s’interrompit pour finir sa tasse de thé, comme épuisée par cette tirade. La vie tout entière semblait être pour elle un fardeau trop lourd à porter.

« Quel genre de promesse a pu pousser Aliz à travailler pour les anglophones ? demanda-t-il.

— Un poste à la hauteur de ses ambitions, je suppose. Quelque chose comme directrice du bureau de l’immigration ou membre permanent de l’ONO... Le plus étrange, c’est qu’elle éprouve quelque chose pour toi. Peut-être pas un sentiment, car les Occidentaux ont oublié depuis longtemps le sens de ce mot, mais une attirance. En te faisant tuer, elle espérait que cette inclination, qui lui inspirait autant de désir que de peur, disparaîtrait.

— Pourquoi ne pas l’éloigner du défi français ?

— Le réseau l’estime plus utile dans un rôle de vase communiquant. Mais pourquoi me parles-tu seulement d’Aliz ? Le comportement de Frédric ne te choque pas ? »

Il avala une gorgée de thé, dont le lait sucré ne masquait pas tout à fait l’amertume.

« Je savais que j’étais devenu une gêne pour lui, dit-il. Mais je ne pensais pas qu’il irait jusque-là.

— Il tuerait ses parents s’il le fallait pour obtenir la reconnaissance de ses pairs. L’obsession de la stratégie l’a métamorphosé en monstre.

— Vous comptez continuer à vivre avec ce monstre ?

— Je le quitterai à la fin de ces Jeux... »

Elle se leva, se dirigea vers la porte d’une démarche somnambulique, se retourna, la main posée sur la poignée.

« J’ai accompli ma dernière tâche auprès de mon cher mari. Demain, lorsqu’il annoncera le thème des Jeux, le réseau sensolibertaire parlera par sa bouche. La ruche albigeoise t’expliquera bientôt les raisons de son choix. Frédric n’avait pas réussi à se décider pour un thème malgré ses incessantes recherches dans les historamas. Il a accepté mes suggestions avec beaucoup d’empressement. Il m’a remerciée d’une tape sur la joue avant de filer comme un voleur dans son sensor... Maintenant, il ne me reste plus qu’à faire le dernier pas. Le saut dans le vide. »

Elle sortit sur le palier où elle appela l’ascenseur. Il l’observa pendant quelques secondes, craignant de la voir s’effondrer à chaque instant. Il attendit qu’elle s’engage dans la cabine pour refermer la porte de son appartement.