CHAPITRE PREMIER
MÖNKH

Le temps est venu des vérités suprêmes, ô toi qui aspires à la perfection du Tao de la Survie. Apprends donc à ne pas agir. La volonté est souvent la pire de tes ennemis, comme ces fers rigides qui se retournent contre leur détenteur. Le cœur et l’esprit vides, tu deviens le guerrier unique, magnifique, sans peur ni colère. Car, comme le dit Lao Tseu, les vases sont faits d’argile mais c’est grâce à leur vide que l’on peut s’en servir. De même abstiens-toi de parler : parler beaucoup épuise sans cesse.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

M

önkh marchait d’un pas décidé dans la fraîcheur de l’aube.

Il sentait contre son flanc la crosse de son PM dont le canon, glissé dans la ceinture de son pantalon, lui battait le haut de la cuisse. Il avait passé son ample manteau de cuir directement sur son torse nu. Comme tous les Mongols du clan d’Assöl, il aurait préféré mourir de froid – ou de chaud en été – plutôt que de renoncer à cette habitude vestimentaire.

La brise colportait de vagues odeurs de bois ou de caoutchouc brûlés. Des parfums fleuris flânaient dans l’air encore frisquet, annonciateurs du printemps. Les clochettes blanches des premières perce-neige frissonnaient entre les herbes des allées transversales, recouvertes d’un manteau neigeux de plus en plus ajouré.

Mönkh enjamba un corps allongé en travers de la rue, emmitouflé dans une couverture déchirée. Une femme assez jeune, au visage tuméfié. La fixité de ses yeux grand ouverts et l’entrebâillement de sa bouche indiquaient qu’elle était morte. Il vit également qu’elle serrait quelque chose dans ses bras... un nourrisson peut-être. Il ne prit pas le temps de vérifier : l’hiver, particulièrement rude, avait couvert de cadavres les places et les rues de Grand-Wroclaw et, comme les familles devaient payer une dîme exorbitante aux néo-triades pour accéder aux fosses communes, la plupart d’entre elles avaient renoncé à enterrer leurs morts. Cette femme avait probablement été battue et flanquée à la porte par un mari ou un amant abruti d’opka. Un pauvre type en tout cas, qui n’aurait pas à craindre les représailles des clans, indifférents aux violences conjugales, mais qui pourrait faire l’objet d’un contrat privé passé entre un exécuteur et le père ou le frère aîné de sa victime.

Mönkh avait été sollicité à maintes reprises afin d’éliminer un gêneur, de venger un mort, d’apaiser par le sang versé les âmes des ancêtres. Il honorait la plupart des contrats qu’on lui proposait, n’oubliant pas de reverser au parrain du clan la moitié des cinq ou six mille yuans que lui rapportait chaque exécution. Il ne comptait plus les hommes, les vieillards, les femmes, les enfants qu’il avait mitraillés. Il n’en concevait aucun remords. Qu’elle prît une forme ou une autre, la mort était sa compagne quotidienne, sa maîtresse attitrée.

Les ouvertures des baraques environnantes avaient été calfeutrées avec des bouts de carton, des plaques métalliques, des planches, des couvertures ou des vêtements. Bon nombre d’entre elles gardaient les séquelles des terribles tempêtes de neige qui s’étaient abattues sur la Silésie au mois de janvier. Les toits à demi effondrés avaient été rafistolés à la hâte et les cheminées, posées de guingois sur les tôles cabossées, crachaient des panaches de fumée noire qui montaient dans le ciel dégagé et se croisaient dans un ballet désordonné et silencieux. Le charbon, le bois, le carton, le tissu, tous les matériaux qui avaient servi à alimenter les poêles ou les fourneaux de Grand-Wroclaw, commençaient à manquer et les Silésiens attendaient avec impatience le retour du temps chaud.

Bien qu’il fît partie des privilégiés, comme tous les membres du clan d’Assöl, Mönkh aspirait de toute son âme au changement. Il habitait en compagnie de trois autres Mongols dans le Wzwzych, le quartier nord de l’agglomération. Ils avaient chassé les anciens occupants d’un immeuble de pierre, des Chinois aussi tenaces et grouillants que des cafards, pour y installer leurs propres familles. Ils étaient mieux logés que l’immense majorité des habitants de Grand-Wroclaw, d’autant qu’ils disposaient d’un chauffage central au pétrole (fourni gracieusement par un Thaï en contrepartie de leur protection), et pourtant l’hiver pesait sur Mönkh comme un joug. Il buvait une bouteille de vodka chaque soir pour supporter l’ennui qui l’engourdissait plus sûrement que le froid. Il se montrait ensuite incapable d’honorer sa femme, Sündh, qui le griffait de ses ongles et l’agonisait d’injures jusqu’à ce qu’il s’écroule sur le matelas et s’endorme comme une masse. Il projetait de se débarrasser de cette femelle grasse et criarde qui lui vrillait les tympans et ne parvenait pas à réveiller son désir. Elle recevrait bientôt la seule preuve d’amour qu’il était encore capable de lui donner : quelques balles dans le ventre.

Il guettait avec impatience le moment où il pourrait enfin exposer son torse aux caresses brûlantes du soleil. Il mourait d’envie de réchauffer son sang gelé, de faire sa mue comme un serpent, d’acheter une jeune fille à peine pubère à une famille nécessiteuse – son fournisseur en pétrole saurait bien lui dégoter une jolie Thaï – et de retrouver le plaisir dans ses bras.

Une langue d’air glacial s’engouffra par l’échancrure de son manteau. Il aperçut d’autres corps recroquevillés dans les ruelles perpendiculaires qui donnaient sur le quai de bois de la Nysa. Une deuxième vague de grippe kazakhe avait déferlé sur la Pologne au début du mois de mars et achevé les moins résistants, fragilisés par les privations. Les néo-triades obligeraient bientôt les riverains à brûler les cadavres pour éviter le choléra et les autres épidémies qui se réveillaient, comme les insectes, au début du printemps.

Pour y être venu à trois reprises, il reconnut sans hésitation l’étroit passage qui partait de la rue principale et menait à la maison de la vieille Li. Avant de s’y engager, il plongea la main à l’intérieur de son manteau et effleura la crosse de son Tokaru. Toucher son arme lui donnait l’impression d’être invincible. Cette précaution s’avérerait probablement inutile devant une ancienne qui n’avait pas d’autre défense que de vagues connaissances en acupuncture et en massage énergétique, mais c’était devenu un réflexe, un tic. Assöl l’avait convoqué au milieu de la nuit pour lui ordonner d’en finir avec cette « sorcière qui défie depuis trop longtemps l’autorité des clans »...

« Si on la flingue, ce fils de pute de Wang n’aura plus aucune raison de remettre les pieds à Grand-Wroclaw ! avait objecté Mönkh.

— Wang ne reviendra pas. Un de mes amis de Most m’a assuré qu’il est passé en Occident.

— Comment aurait-il pu le reconnaître puisqu’il ne l’a jamais vu ?

— Il y a un peu plus de deux ans, en octobre, un jeune Chinois a assassiné un Bulgare pour lui piquer son fric, puis il a réussi à forcer le barrage de camions dressé devant la porte du REM.

— Les Chinetoques se ressemblent tous.

— La description correspond. Assez discuté : tu iras à l’aube régler le compte de Li. Cette vipère devient dangereuse.

— Dangereuse, une bonne femme haute comme trois pommes ? »

La bouche lippue d’Assöl s’était figée en un rictus inquiétant qui avait rentré dans sa gorge le rire de Mönkh. La lumière vacillante des ampoules avait donné au visage rond et lisse du parrain l’aspect d’une gargouille.

« Tu n’es qu’un crétin, comme tous ceux de ton espèce », avait murmuré Assöl d’une voix étrangement douce.

Il avait glissé la main sous sa robe de chambre en soie indienne et s’était longuement gratté l’entrejambe.

« Grand-maman Li est dangereuse pour ce qu’elle représente, avait-il repris en réprimant un bâillement. Trop compliqué à t’expliquer. Si tu ne la trouves pas chez elle, elle sera sur la rive occidentale du fleuve. File et reviens me faire ton rapport quand tu l’auras liquidée... »

Les bottes de Mönkh soulevèrent des gerbes de neige à demi fondue. La lumière maladive accentuait l’impression d’insalubrité qui se dégageait de ces baraques de planches et de tôle. Le grondement de la Nysà sous-tendait le silence du petit jour, ponctué de cris perçants, animaux ou humains, qui résonnaient dans le lointain.

La maison de grand-maman Li était à la fois semblable à celles qui l’entouraient et reconnaissable au premier coup d’œil. Ses matériaux n’étaient pas de meilleure qualité que les autres, sans doute, mais elle paraissait épargnée par la lèpre environnante, par la rouille, par l’humidité, comme entourée d’une bulle protectrice.

Cette différence n’avait pas frappé Mönkh lors de son dernier passage, peut-être parce que, chargé d’un simple travail de surveillance, il était resté imperméable à l’atmosphère ambiante. Mais il venait pour tuer aujourd’hui, et l’excitation, conjuguée à la généreuse rasade de vodka qu’il s’était octroyée avant de partir, affinait ses sens ou, plus exactement, lui donnait l’impression – trompeuse sans doute – d’aiguiser ses perceptions, ses sensations. Il songea avec amertume que seule l’odeur de la poudre et du sang était encore capable d’éveiller un peu de vie en lui.

Il s’approcha de la vétuste construction, resta immobile pendant quelques secondes devant la porte d’entrée, tous sens aux aguets. Il n’avait pas vu la vieille Li lors de ses missions de surveillance, mais on lui en avait parlé comme d’un petit bout de femme dont l’autorité et l’intelligence étaient inversement proportionnelles à la taille. Il s’était jusqu’alors gaussé de la crainte irrationnelle qu’elle inspirait chez certains membres du clan, mais l’inquiétude commençait à le ronger devant cette maison silencieuse. On décrivait Li comme une sorcière, comme la servante des démons, comme la prêtresse des nuits sans lune. Elle aurait peut-être le temps de lui jeter un sort avant de mourir, d’attirer sur lui le mauvais œil et la colère du Ciel.

Il dégagea le Tokaru, désamorça le cran de sécurité, raffermit sa détermination, prit une profonde inspiration afin de calmer les battements précipités de son cœur. Il lui faudrait se montrer encore plus rapide et précis que d’habitude, la supprimer avant qu’elle n’ait eu le temps d’apercevoir son visage. Par chance, le loquet n’était pas enclenché, soit que son mécanisme fût grippé, soit que la vieille femme eût oublié de tourner la clef. Il n’aurait pas besoin de fracasser la porte qui battait doucement contre le chambranle. Il bloqua le canon du PM contre sa joue, s’assura d’un regard machinal que la ruelle était déserte et, après avoir compté mentalement jusqu’à cinq, se faufila à l’intérieur de la maison.

Il franchit le vestibule, écarta la couverture qui servait de rideau de séparation, pénétra dans la pièce principale qu’éclairaient parcimonieusement les lueurs rougeoyantes d’un poêle.

Il distingua un mouvement sur sa gauche, une silhouette qui émergeait d’un amoncellement de couvertures. Nerveux, oppressé, il baissa le canon de son arme et son index se crispa sur la détente. Au moment où il allait ouvrir le feu, les éclats du poêle révélèrent un visage lisse, juvénile, des yeux écarquillés, une longue chevelure brune, des seins menus et fermes.

Ce n’était pas une vieille femme qu’il avait tirée de son sommeil, mais une Chinoise âgée de quinze ou seize ans. À la fois déçu et soulagé, il laissa retomber le PM le long de sa jambe et s’approcha d’elle à pas lents. Ses bottes firent craquer les lattes du parquet. La fille remonta un pan de couverture sur sa poitrine et le fixa avec une expression de terreur. Il la trouva jolie, bien plus attirante que sa femme ou les putains des bordels coréens. Il ne commit pas l’erreur de relâcher sa vigilance car les mains de la Chinoise, toujours enfouies sous les couvertures, pouvaient fort bien dissimuler une arme, un pistolet balkanique, un poignard ou même un simple tournevis.

Il redressa le Tokaru et lâcha une rafale à quelques centimètres du matelas. Les balles creusèrent une série de trous sur le bois vermoulu dont les fibres volèrent comme des brindilles soulevées par le vent. Les douilles éjectées retombèrent sur le parquet en égrenant leurs notes métalliques. La fille poussa un cri, bascula instinctivement vers l’arrière. Les couvertures lui échappèrent dans le mouvement et elle se retrouva découverte jusqu’aux genoux. Mönkh se demanda quelle idée l’avait piquée de dormir entièrement nue alors que l’hiver n’avait pas fini de donner ses coups de griffes, puis il aperçut ses vêtements étalés sur plusieurs chaises de l’autre côté du poêle et devina qu’elle avait essuyé l’averse de neige de la veille. Le fourneau et le tuyau coudé qui traversait la pièce sur toute sa largeur diffusaient une agréable tiédeur. L’âcre odeur de bois brûlé informa Mönkh que la vieille Li s’était débrouillée pour ne pas manquer de bûches, une denrée pourtant de plus en plus rare dans Grand-Wroclaw.

Le Mongol s’avança jusqu’au pied du matelas et, de la pointe de la botte, empêcha la Chinoise de tirer les couvertures sur elle. Il percevait les petits gémissements de peur qui s’exhalaient de ses lèvres entrouvertes. Le manteau de cuir et la moustache tombante avaient suffi à la renseigner sur l’identité et les intentions du visiteur. Il plongea le canon du PM entre ses cuisses resserrées. Elle résista dans un premier temps, mais le fer la blessa et la contraignit à écarter les jambes. Des larmes roulèrent sur ses joues. Il arrivait à Mönkh de prolonger ce jeu cruel jusqu’à ce que l’homme ou la femme qu’il était chargé de liquider ne fût plus qu’une loque tremblante à ses pieds.

Des hoquets secouaient la fille et faisaient tressauter ses seins. L’extrémité renflée et rugueuse de la mitraillette lui raclait la vulve et déclenchait des ondes d’une douleur insoutenable. Les yeux exorbités et le sourire cruel du Mongol l’informaient qu’elle n’avait aucune clémence à espérer de sa part.

« Il ne t’arrivera rien si tu te montres coopérative, dit Mönkh sans interrompre son petit manège. Je suis venu pour la vieille Li. Tu sais où je peux la trouver ? »

Elle secoua la tête d’un air désespéré. Il releva le canon et le lui enfonça sous le nombril.

« T’aurais tort de me prendre pour un idiot ! Elle est passée sur la rive occidentale de la Nysa, c’est ça ? »

Elle resta figée sur le matelas, incapable d’articuler le moindre son. Le contact avec le métal froid avait suspendu sa respiration, creusé son ventre, ciselé ses côtes. Des traînées rouges zébraient l’intérieur de ses cuisses.

« C’est ça ? insista-t-il. Un simple signe me suffira... »

Même si Assöl lui avait fourni la réponse quelques heures plus tôt, il lui fallait à tout prix arracher des aveux à cette fille, ne serait-ce que pour se prouver que l’appartenance au clan du Mongol signifiait encore quelque chose.

Elle acquiesça d’un hochement de tête qui rabattit quelques-unes de ses mèches sur son front et ses joues.

« Qu’est-ce que tu fous chez elle ? demanda Mönkh. Tu l’as virée de sa maison ? »

Il relâcha la pression de son arme pour lui permettre de respirer plus à son aise. Sa peau, d’une blancheur insolite pour une Chinoise, était aussi hérissée que celle d’une poule fraîchement plumée.

« Je... je lui apporte sa nourriture, répondit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots. Et... et les plantes qu’elle me demande de ramasser...

— Comment tu t’appelles ?

— Tzing...

— Eh bien, Tzing, tu seras dispensée de boulot aujourd’hui. C’est moi qui apporterai son repas à cette chère Li. Un repas riche en fer. »

Content de lui, il éclata d’un rire tonitruant qui fit vibrer le tuyau d’aluminium anodisé. Puis il recouvra son sérieux et hésita pendant quelques secondes sur la conduite à suivre : la sagesse aurait voulu qu’il liquide cette Chinetoque comme on tue ses lieutenants lorsqu’on élimine un parrain, mais elle l’attirait, ravivait sa virilité anesthésiée par l’alcool et la grosse Sündh.

« Tu es vierge ? »

Elle opina d’un battement de cils. Il ne serait peut-être pas obligé de recourir aux services de son fournisseur en pétrole, ce fils de pute de Thaï qui avait fait de l’escroquerie son activité principale.

« Tes parents vivent où ?

— Ils sont morts il y a deux ans... La grippe... Grand-maman Li m’a recueillie... »

Il hocha la tête d’un air satisfait. L’affaire ne se présentait pas trop mal : il n’aurait rien à débourser pour la récupérer et ne craindrait pas les représailles familiales.

« Attends-moi ici, reprit-il. J’ai une petite affaire à régler. Et n’essaie pas de filer en douce : je te retrouverai où que tu te caches, et tu regretteras de m’avoir désobéi... Compris ? »

Elle ne réagit pas dans un premier temps, comme indifférente à ses paroles.

« Compris ? »

La bouche du canon lui effleura l’arête du nez et la bouche avant de se poser brutalement entre ses seins et de lui heurter sèchement le sternum. Elle émit un vague grognement qui pouvait passer pour un consentement. Elle entrevit le scorpion tatoué sur le ventre du tueur lorsqu’il glissa le PM dans la ceinture de son pantalon.

 

Mönkh s’engagea sur la passerelle souple jetée par-dessus le cours d’eau gonflé par les premières fontes des neiges. Cet assemblage rudimentaire de planches et de cordes était à sa connaissance le seul ouvrage qui reliât les deux berges du fleuve. Les habitants de Grand-Wroclaw ne s’aventuraient pas souvent – pour ne pas dire jamais – sur la rive occidentale de la Nysa. Non seulement ils craignaient d’y recevoir une onde mortelle expédiée depuis le REM, mais ils soupçonnaient les lieux d’abriter tous les maléfices.

Le Mongol progressait avec prudence, alarmé par l’aspect sommaire et délabré de la passerelle. Le vent soufflait avec violence au milieu du fleuve et l’obligeait à s’agripper à la corde épaisse qui faisait office de parapet. Ses pieds glissaient sur les planches inégales, humides, fuyantes. Il ne se voyait pas prendre un bain en cette période de l’année, d’autant que la vue des bidons rouillés et des déchets de toutes sortes qui s’entrechoquaient à la surface ne laissait planer aucune équivoque sur la qualité de l’eau. Il maudit le parrain de l’avoir choisi parmi les cinquante exécuteurs permanents du clan pour cette corvée.

À l’horizon, le REM se démarquait du ciel encore blême par une couleur bleue soutenue et par les éclats scintillants qui le traversaient comme des météores. Le grondement de la rivière et les sifflements du vent empêchaient Mönkh de percevoir son grésillement.

Parvenu sur l’autre rive, il se retourna et embrassa du regard la ville qui s’étendait comme une lèpre hideuse sur les reliefs moutonnants. Il avait l’impression d’avoir posé le pied sur une terre lointaine, inconnue, et il ressentait le besoin impérieux de se raccrocher au spectacle familier des taudis de Grand-Wroclaw avant de s’aventurer plus avant sur les traces de la vieille Li. Les terreurs qui avaient jalonné sa petite enfance remontaient à la surface et fissuraient sa carapace rationnelle. Démons, sorcières, fantômes venaient le harceler comme dans ces temps très anciens où ils le réveillaient au milieu de la nuit et le contraignaient à se réfugier dans le lit de sa mère.

Il lui suffisait à présent de suivre les traces de pas dans la neige, plus épaisse de ce côté-ci que dans les rues de l’agglomération, pour remonter jusqu’à Li. Fébrile, il déverrouilla le cran de sûreté de son PM et se tint prêt à ouvrir le feu. La piste l’entraîna vers un ensemble de collines enneigées qui ressemblaient à des nuages échoués sur le sol. Au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans le terrain vague, l’inquiétude grandissait en lui et il en appelait à toute sa volonté pour ne pas rebrousser chemin. Il savait, bien qu’il refusât de l’admettre, que le froid n’était pas la cause principale des frissons qui lui parcouraient le dos. La neige lapait tous les bruits et déposait un silence ouaté sur les environs.

Il n’avait jamais vu le REM avec une telle netteté : le vent empêchait la pollution de Grand-Wroclaw de franchir la Nysa, lavait le ciel de sa grisaille et révélait le rideau occidental dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté. Le désir n’avait jamais effleuré Mönkh de tenter l’aventure occidentale. Personne ne savait ce qu’il advenait des émigrés de l’autre côté de la porte de Most et il préférait rester l’exécuteur d’un parrain dans la province de Pologne plutôt que d’être métamorphosé en esclave, en gladiateur, en serviteur ou en monstre de laboratoire dans un Occident refermé sur lui-même depuis plus de cent ans. Seuls les cas désespérés avaient intérêt à franchir le REM : on n’avait guère d’autre choix, lorsqu’on avait transgressé la loi d’un clan ou qu’on n’avait plus les moyens de nourrir sa famille, que de se livrer aux Occidentaux.

Mönkh aperçut une cabane au sommet d’une colline proche. L’abri de la vieille Li, sans doute. Il fallait être cinglé pour vivre dans ce trou désolé. Ou bien s’adonner à des pratiques magiques, s’inviter aux sabbats qui se tenaient là les nuits de pleine lune. De nouveau, ses terreurs enfantines assaillirent le Mongol. Il les refoula énergiquement : il ne tenait pas à finir émasculé et cloué sur une porte comme tous ceux qui contrevenaient aux ordres d’Assöl.

Il gravit la pente verglacée de la colline, s’accrochant aux branches basses des buissons épineux. Les empreintes de pas décrivaient une trajectoire beaucoup moins rectiligne que la sienne. Elles avaient été tracées par des pieds de femme ou d’enfant. La neige, tassée en congères contre les reliefs, craquait en sourdine sous les semelles de ses bottes. Les tiges des plantes grillées par le gel et brisées par le vent se dressaient çà et là, souvenirs jaunis et pétrifiés de l’été.

Il cala la crosse de sa mitraillette entre son bras replié et son flanc et, comme s’il craignait de recevoir une balle (ou une onde meurtrière surgie du REM), rentra la tête dans les épaules pour franchir les derniers mètres qui le séparaient du sommet. La bise mordante se faufilait par le col et les manches de son manteau. Des particules de givre tombèrent de ses moustaches clairsemées. Il déboucha sur l’arrière de la construction rudimentaire. Il fut tenté pendant une seconde de mitrailler la vieille Li au travers des planches mais il y renonça en estimant que cette méthode serait indigne d’un exécuteur du clan d’Assol. Il contourna la cabane, aperçut des bougies et des bâtonnets d’encens plantés dans la neige, des assiettes de nourriture posées à même le sol. Les trois cloisons de la bicoque, entièrement ouverte sur le devant, supportaient un toit de tôle rouillée, calfeutré par endroits avec des bouchons de paille ou de tissu (une précaution superflue dans la mesure où l’air, la neige et la pluie pouvaient s’engouffrer à loisir par le vide de la façade).

Un fauteuil à bascule au dossier et aux accoudoirs arrondis se dressait à l’intérieur de la construction. C’était un siège ordinaire, semblable à ceux qu’on trouvait dans les taudis de Grand-Wroclaw, mais il paraissait immense en comparaison de la silhouette qu’il supportait. Mönkh crut un instant qu’il s’était trompé de cible, que les empreintes de pas l’avaient conduit devant une fillette ou une naine, puis il distingua des cheveux blancs sous l’ample châle de laine qui lui recouvrait le crâne. Il entrevit également les rides profondes qui lui hachaient la face et sentit le poids de son regard sur son front. Ses yeux brillaient avec un éclat insolite sous les rideaux flétris et à demi baissés de ses paupières, semblaient le scruter jusqu’aux tréfonds de l’âme. Le Mongol voulut presser la détente du Tokaru mais ses muscles ne lui obéirent pas. Il se douta qu’elle était en train de l’ensorceler, de l’emberlificoter dans les mailles d’un invisible filet. Il leva son PM, dirigea le canon sur la vieille femme en s’efforçant de maîtriser les tremblements de ses bras. Elle n’esquissait aucun geste de peur ou de révolte, et c’était peut-être cet étrange détachement qui le paralysait au moment de lui donner le coup de grâce. Il avait l’impression déroutante d’être du mauvais côté du canon, d’être sa propre cible. Elle était vêtue d’une veste rouge traditionnelle matelassée, fermée par des attaches de bois, et d’un pantalon noir en partie dissimulé par la couverture à carreaux déployée sur ses jambes.

Pendant plus de trois minutes, le tueur et la vieille femme restèrent ainsi face à face, elle parfaitement sereine en dépit de la menace qui pesait sur elle, lui de moins en moins maître de ses gestes. Il tenta de se sortir de son apathie en imaginant l’accueil que lui réserverait Assöl s’il revenait bredouille de son expédition, mais ni la perspective d’affronter la colère du parrain ni même celle d’être châtré et crucifié sur une porte ne parvinrent à provoquer le déclic nécessaire. Ses pieds se recroquevillaient dans ses bottes, ses doigts, son cerveau s’engourdissaient, ses yeux, incapables de soutenir le regard de la vieille femme, se posaient tels des insectes affolés sur les bouquets de fleurs en papier ou en tissu qui égayaient les murs de la cabane. Le vent sifflait dans les interstices des cloisons et du toit mais n’éteignait pas les bougies, comme s’il perdait de sa virulence au niveau du sol.

Les bras crispés du Mongol se détendirent tout à coup et le canon du PM vint heurter le haut de sa botte. Envahi par la sensation d’être observé par un tiers, il se retourna et ne put retenir une exclamation de surprise : du sommet de la colline, on avait une vue d’ensemble de la Nysa et de Grand-Wroclaw, cette végétation noire et grise qui s’étendait à perte de vue sur la rive orientale et d’où montaient des panaches obliques de fumée. Il distinguait le quai de bois qui longeait la rivière et s’interrompait par endroits, brisé par les tempêtes de l’hiver, les maisons qui se serraient les unes contre les autres comme un troupeau apeuré, les immeubles en pierre du quartier de la Wzwzych, géants aux toits badigeonnés de goudron noir et aux façades aveugles, l’entrelacs des ruelles où circulaient les camions de ravitaillement protégés par les vigiles des clans ou les milices des communautés agricoles polonaises. Grand-Wroclaw s’étalait sur plus de deux cents kilomètres, englobant les villes de Legnica, de Walbrzych, de Swidnica et le centre historique de Wroclaw.

« Tu m’as ensorcelé ? demanda Mönkh.

— Je ne suis pas une sorcière », répondit la vieille femme.

Surpris par la clarté et la fermeté de sa voix, il lui jeta un regard de biais. Elle rabattit le châle de laine sur ses épaules et dévoila une chevelure d’une blancheur immaculée qui offrait un contraste saisissant avec le cuivre de sa peau. Elle avait probablement dépassé les soixante ans – un âge tout à fait respectable dans une République sino-russe où l’espérance de vie moyenne était de cinquante ans pour les femmes et de quarante-cinq pour les hommes – mais d’elle émanait une énergie qu’auraient pu lui envier bon nombre de néo-triadins dans la force de l’âge.

« Je t’aurais tuée si tu ne m’avais pas jeté un sort, affirma le Mongol. Toi et ce fils de pute de Wang, vous incitez les autres à se rebeller contre l’autorité des clans.

— Wang n’est pas un fils de pute mais le fils de ma fille, rétorqua-t-elle d’un ton enjoué. Il ne défie pas l’autorité des clans, puisqu’il est passé en Occident. Et je ne t’ai pas jeté un sort, je t’ai simplement invité à sauter dans ton propre vide. »

Mönkh baissa les yeux et fixa d’un air désolé sa mitraillette, ce prolongement désormais inutile, dérisoire, de son bras. Il aurait donné n’importe quoi pour sortir de ce mauvais rêve et se réveiller dans la quiétude de son appartement du Wzwzych  – une quiétude souvent malmenée par les éclats de voix de la grosse Sündh.

« Seule une sorcière est capable de vivre dans ce genre de bicoque, insista-t-il.

— Cet endroit symbolise pour toi la désolation et la mort, il représente pour moi l’espoir, il me permet d’entretenir le feu de la vie.

— L’espoir ?

— On ne voit pas bien le REM de l’autre côté de la Nysa...

— Quel rapport ? grogna Mönkh.

— Je ne voudrais pas rater le moment où le rideau disparaîtra. Tu ne m’as pas tuée parce que l’heure n’est pas venue pour moi de mourir, Mongol.

— On ne choisit pas l’heure de sa mort ! »

Un petit sourire éclaira le visage de la vieille femme. Elle paraissait à la fois indestructible et aussi légère et fragile qu’un papillon.

« Elle attendra pour me prendre que cette barrière se soit effacée, affirma lentement grand-maman Li.

— L’Occident n’ouvrira jamais le REM !

— Qui te parle de l’Occident, Mongol ? Les nantis se contentent de protéger leurs acquis. Ce sont ceux qui ont faim, froid et peur qui font évoluer les choses. »

Mönkh désigna les bougies et les assiettes d’un mouvement de menton.

« Tu... vous ne devriez pas encourager tous ces crétins de Chinetoques à vous rendre un culte...

— Ce ne sont pas des crétins ni des Chinetoques mais des hommes et des femmes déracinés, sans foi ni espoir. Ils ont permis à des gens comme toi de boucher leur horizon, ils se servent de moi pour espérer à nouveau.

— Ils ne m’ont rien permis du tout ! Je fais partie des forts et ils font partie des faibles, c’est tout. »

Grand-maman Li repoussa la couverture, fit basculer le fauteuil vers l’avant, se leva et esquissa quelques pas devant la cabane. Bien qu’il s’y fût attendu, Mönkh fut surpris de la découvrir si petite, si menue. Elle était chaussée de bottillons de tissu qui n’offraient probablement qu’une protection dérisoire contre le froid.

« Tu pourrais me tuer d’un simple coup de poing, fit-elle en se penchant sur une assiette. Et pourtant, tu n’oses pas lever la main sur moi. À ton avis, qui est le plus faible et qui est le plus fort ?

— Ne me provoque pas, vieille folle ! gronda Mönkh en brandissant son Tokaru. J’ai là-dedans un chargeur de trente balles !

— Que peuvent quelques misérables projectiles contre un esprit vide de désirs et de peurs ? Va dire à ton parrain que je ne m’intéresse pas à ses affaires, que la seule œuvre de ma vie est la dissolution du REM... »

Elle saisit un gâteau sec dans l’assiette et le porta à sa bouche. Le ciel se parait de traînées rosâtres annonciatrices du lever du soleil.

« Je ne crois pas qu’il ait envie d’entendre ce genre de propos, murmura Mönkh d’un air sombre.

— Débarrasse-toi de tes peurs. Ton parrain ne peut pas attraper le non-être. »

Elle ramassa l’assiette et la lui tendit.

« Je n’ai pas faim, maugréa-t-il.

— Tu devrais commencer par faire le vide dans ton ventre... »

Il s’écarta pour contempler à nouveau le panorama de Grand-

Wroclaw. Il s’aperçut alors que des hommes, des Chinois mais aussi des Coréens, des Vietnamiens, des Thaïs, des Birmans, des Laotiens, s’étaient déployés tout autour de la cabane et braquaient sur lui des fusils de fabrication artisanale.

« Lâche ton arme, Mongol ! » cria l’un d’eux.

Il recouvra instantanément ses réflexes de combattant, chercha du regard une issue de secours, mais le cordon humain qui continuait de se resserrer sur lui n’offrait aucune possibilité de fuite. Une flambée de colère l’embrasa, une envie brutale le traversa de mitrailler cette vipère de Li qui grignotait son gâteau avec des lueurs de moquerie dans les yeux, mais son instinct de survie lui commanda de rester immobile. Il percevait l’extrême nervosité des nouveaux arrivants et il savait qu’une grêle de balles s’abattrait sur lui au moindre de ses mouvements. Il jugea plus sage de lâcher son Tokaru qui tomba sur le sol dans un bruit sourd.

« Salope de sorcière ! marmonna-t-il. Tu t’es bien foutue de ma gueule...

— On dirait que toutes tes peurs se sont matérialisées devant toi, Mongol.

— Quand Assöl apprendra que tes hommes sont armés, il leur fera une guerre sans pitié. Ils finiront cloués sur la porte de leur bicoque !

— D’une part, ils ne sont pas mes hommes. D’autre part, les parrains ne seraient pas certains de gagner la guerre : les gens s’arment par milliers. Ils en ont assez de la loi des néo-triades. »

Un Viet, à peine plus grand que Li et aussi maigre qu’un chat errant, s’approcha de Mönkh et se saisit du Tokaru qu’il examina d’un air méfiant. Pour le Mongol, la perte de son PM équivalait à une condamnation à mort : le parrain ne faisait preuve d’aucune mansuétude envers ses hommes qui se laissaient dépouiller de leur arme. Les autres se tenaient à présent à trois mètres de lui, vêtus de manteaux rapiécés, coiffés de bonnets ou d’écharpes nouées autour de leur tête. Leurs fusils avaient été copiés sur des modèles très anciens, des Mauser ou des Winchester de la fin du XXe siècle, mais l’apparence rugueuse des canons et des crosses trahissait une facture artisanale. Probablement avaient-ils été fabriqués dans l’une de ces fonderies clandestines qui proliféraient dans les quartiers sud de Grand-Wroclaw.

« Tout va bien, grand-maman Li ? demanda le Viet.

— Vous vous êtes inquiétés pour rien, répondit la vieille femme. Qui vous a prévenus ?

— C’est moi... » fit une voix féminine.

Une fille surgit de l’arrière de la cabane et s’avança vers grand-maman Li. Elle grimaçait à chacun de ses pas. Mönkh la reconnut immédiatement en dépit du fichu qui lui recouvrait une partie de la tête. Il aurait dû regretter de l’avoir épargnée quelques instants plus tôt, mais elle avait brillé comme un timide rayon de soleil sur son hiver intérieur, et il s’en voulait de lui avoir charcuté le bas-ventre avec le canon de son Tokaru.

« J’ai eu tellement mal que je... que je lui ai dit où tu étais, grand-mère », reprit Tzing avec des larmes dans les yeux.

Grand-maman Li lui posa la main sur l’avant-bras.

« Il savait déjà où me trouver, mais il t’aurait tuée si tu avais refusé de parler. Le Tao de la Survie te recommandait d’être l’eau qui épouse les reliefs du sol. Si tu avais résisté, tu aurais été déracinée comme un arbre au milieu de la tempête.

— Qu’est-ce qu’on fait de ce porc ? intervint le Viet.

— Laissez-le partir...

— Il venait pour te tuer !

— Sans son arme, il est aussi inoffensif qu’un nourrisson... Quelque chose me dit qu’il ne tuera plus personne dans les rues de Grand-Wroclaw. »

 

Lorsque la silhouette de l’exécuteur mongol ne fut plus qu’un point minuscule sur la neige, ils baissèrent leurs fusils et restèrent regroupés autour de grand-maman Li.

« Nous aurons bientôt des millions d’armes, dit Vo Van Anh le Vietnamien.

— Nous serons prêts pour le retour de Wang, renchérit San Win le Birman.

— Il abattra le REM, prendra la tête de l’armée de Pologne et nous ramènera dans notre pays », ajouta Nouhak Souphamane le Laotien.

Grand-maman Li les écoutait sans proférer un mot, se contentant de les encourager d’un regard ou d’un sourire. Ils n’avaient que la peau sur les os, ils étaient vêtus de hardes, ils brandissaient des armes fabriquées avec du métal de récupération et fignolées avec de simples limes, mais ils regardaient de nouveau vers l’Orient, vers ce soleil qui se levait sur deux siècles de misère et d’obscurantisme, et plus ils seraient nombreux à croire au retour de Wang, plus ses chances augmenteraient de survivre et de parvenir au but qu’elle lui avait fixé.

 

De l’autre côté de la Nysa, Mönkh se dirigea d’un pas rapide vers la place d’où partaient les camions pour les provinces du Sud. Sa vie ne valant plus un yuan, rien ne le retenait à Grand-Wroclaw  – surtout pas la grosse Sündh. Il n’avait pas d’autre choix, s’il voulait rester en vie, que de se rendre en Bohême et de franchir la porte de Most.