CHAPITRE V
L’ARMÉE ANGLAISE

Le non-agir n’est pas l’inertie, l’abattement ou la paresse, le non-agir est le Vide parfait, c’est œuvrer dans l’inaction. Considère que le repos est le maître du mouvement, que l’Être naît dans le non-Être, et n’entreprends rien de grand, accomplis de grandes choses avec ce qui est ténu. Ne défie jamais tes adversaires avec orgueil et fracas, surtout lorsqu’ils sont plus forts et nombreux que toi, entre par la porte dérobée et agis dans l’ombre, dans le silence. N’oublie jamais qu’un arbre énorme est né d’une racine aussi fine qu’un cheveu.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

D

elphane leva les bras pour repousser son agresseur. Ses mains frappèrent avec violence la vitre de l’identificateur épidermique. Le poids et l’odeur de cet homme lui étaient insupportables... La moiteur de sa paume sur sa poitrine, la tiédeur de son souffle sur ses lèvres, les frottements de sa peau sur la sienne... Son voyant frontal brillait d’un éclat maléfique qui lui blessait les yeux. D’une force herculéenne, il lui plaquait les épaules au sol tandis que sa bouche, d’une largeur effrayante, tentait de capturer la sienne. Elle avait réussi à se dérober pour l’instant, tournant sans cesse la tête d’un côté sur l’autre, s’égratignant les joues sur les mottes de terre aux arêtes coupantes. Elle s’efforçait toutefois de maîtriser son dégoût, de garder la tête froide. S’il n’avait pas menti, il détenait un renseignement d’une importance capitale. Le chemin de la survie, et peut-être de la liberté, épousait pour l’instant les méandres tortueux de cet homme qui, bien qu’il ne ressemblât pas à son père – il était grand, blond, musclé ; son père petit, brun, flasque – , provoquait en elle une répulsion identique à celle qu’elle éprouvait pour l’auteur de ses jours – ce dernier lui avait certifié qu’elle avait été conçue par voie naturelle et non par « cette horrible CAO (conception assistée par ordinateur) qui vole aux hommes leur virilité et aux femmes leur maternité »...

Elle devait le laisser s’enflammer avant de se refuser et d’exiger, pour aller plus loin, le nom du capitaine de champ de Frankij Moelder. Un jeu dangereux, car il était beaucoup plus lourd et puissant qu’elle, qu’il pouvait lui casser un bras ou l’assommer d’un simple coup de poing. Elle sentit sa large main ramper sur son ventre et se faufiler sous la ceinture de son pantalon. Le contact de ces doigts glacés sur son bas-ventre la fit tressaillir et déclencha en elle un réflexe de défense. Elle s’arc-bouta sur ses jambes et le déséquilibra d’un brusque mouvement du bassin. Il roula sur l’herbe, se rétablit sur ses jambes un peu plus loin, l’air furibond. Son pantalon et son caleçon finirent de tomber sur ses bottes, découvrant ses longues cuisses et ses genoux cagneux. La colère se traduisait chez lui par un blanchissement des yeux qui effaçait totalement les iris. Il paraissait désormais encombré de son sexe, braqué sur elle comme une arme inutile.

Elle n’aurait jamais imaginé que les relations naturelles, ces mêmes relations dont les extrémistes du mouvement universaliste parlaient avec une ferveur quasi religieuse, pussent être à ce point douloureuses, brutales. C’était bel et bien d’une profanation qu’il s’agissait, d’un combat entre deux êtres à la densité blessante, d’un frottement rugueux qui les laissait tous les deux aussi essoufflés que des chiens. Sa blessure s’était réveillée et la douleur lui irradiait de nouveau tout le flanc gauche. Il l’avait pourtant soignée avec une douceur toute féminine quelques instants plus tôt. Elle comprenait maintenant les raisons qui avaient poussé les sensolibertaires à se débarrasser des contraintes corporelles, à rechercher l’immatérialité, à se fondre dans l’incomparable fluidité de l’esprit. Les voyants des soldats endormis alentour teintaient de rose leurs traits détendus et les herbes qui leur servaient d’oreillers. Leurs respirations bruyantes se perdaient dans les sifflements du vent sur la toile du chapiteau.

« Tu triches, bridé... » éructa le Balte.

Elle regretta sa réaction. Elle avait changé les règles du jeu, elle avait compromis ses chances d’obtenir l’indispensable renseignement, elle avait desservi les intérêts de la ruche. Elle devait se ressaisir, puiser au plus profond d’elle-même la force de transformer son dégoût en énergie, accepter de se contempler dans le miroir que lui tendait cet homme à la peau blême et au faciès de dément.

S’adapter, reprendre l’initiative.

Elle s’était à ce point identifiée à Wang qu’elle s’appropriait automatiquement les stimuli épidermiques et mentaux du capitaine de champ de Frédric, qu’elle les passait au tamis de sa mémoire pour les reconvertir en sensations, en émotions, en souvenirs.

Elle avait ressenti un grand vide, un grand froid lorsque la liaison sensor s’était interrompue quelques heures plus tôt. Après avoir vaincu les trois Anglais de l’arrière-garde – elle avait failli sombrer dans le coma sensoriel au moment où il s’était retourné et avait fait feu sur les deux cavaliers, libérant d’un seul coup l’énorme tension générée par l’attente –, il avait noué deux bandes de tissu autour de sa tête et le canal 02 s’était aussitôt désactivé. Elle avait flotté pendant d’interminables secondes entre frustration et inquiétude. Elle s’était d’abord demandé avec angoisse combien de temps elle serait privée de la vitalité de Wang, puis elle l’avait cru tué par un Anglais en maraude et elle avait ressenti les premiers symptômes du manque sensoriel, cette insupportable impression d’être une masse de chair subitement privée d’encéphale. Elle était passée frénétiquement sur d’autres canaux, y compris sur celui de Frédric, mais n’y avait rencontré que morosité, ennui, inertie.

« La ruche albigeoise informe Delphane Miorin qu’elle peut et doit retourner sur le canal 02. »

Elle avait obéi à la modulation, surprise d’abord d’être reconnectée si rapidement à Wang. Puis elle s’était souvenue que la ruche lui avait déjà permis de reconstituer l’intégralité de l’épopée du Sino-Russe lors des Jeux précédents, et elle avait compris que ce nouvel escamotage était le fruit d’une intervention du réseau. Comme tous les sensoreurs ayant éprouvé le vertige du manque, elle avait coupé tous les ponts qui la reliaient au réel et s’était livrée corps et âme à la machine, transgressant les messages subliminaux qui passaient en boucle et mettaient en garde les clients de la SF 1 contre l’abus sensoriel et son corollaire, le coma neuropathique.

« Tu fais partie des rares privilégiés à être encore reliés au canal 02, Delphane, avait ajouté la ruche. Les hyènes de l’ONO se figurent tout contrôler, mais elles sont aveugles sur bien des points, comme sont désormais aveugles l’immense majorité des sensoreurs connectés à Wang. Nous n’avons pas besoin de leurs satellites, de leurs capteurs ou de leurs conducteurs quantiques pour transmettre les masses de données nécessaires à l’échange des informations sensorielles. Nous sommes les véritables enfants de la science, les techniciens de l’ONO n’en sont que les bâtards.

— Pourquoi ne partagez-vous pas vos connaissances avec le reste de l’humanité ? » avait-elle modulé en s’efforçant de contenir son excitation et de conserver la cohérence de ses pensées.

La ruche avait marqué un temps de silence avant de répondre, comme si elle n’avait pas encore tout à fait confiance dans l’auxiliaire qu’elle avait pourtant recrutée depuis plus de deux ans.

« Nous n’appartenons plus à l’humanité, mais à une nouvelle espèce constituée de chair et de technologie. Les hommes refuseraient de se reconnaître en nous : ils nous extermineraient comme ils l’ont toujours fait de ceux qui s’engagent dans un nouveau chemin d’évolution. Comme ils l’ont fait des sorciers, des mages, des hérétiques, des prophètes, des précurseurs, des utopistes, des scientifiques libres penseurs, des révoltés, des monstres, des purs... Nous reprendrons contact avec l’humanité lorsque nous aurons gagné notre nouvelle terre.

— Votre... nouvelle terre ?

— Nous t’en parlerons lorsque le temps sera venu. Nous devons pour l’instant rester dans l’ombre et préparer l’essaimage.

— Wang fait partie de ce voyage ?

— Il est le seul qui puisse donner le signal du départ.

— Et s’il trouve la mort au cours de ces Jeux ?

— Nous nous serons trompés sur lui. Et sur nous. Il se passera sans doute une ou deux décennies avant que se présente une nouvelle occasion. Les chiens de l’ONO se rapprochent sans cesse de nous : ils nous auront découverts et anéantis dans moins de cinq ans. Nous aurons disparu avant même d’avoir proclamé notre existence.

— Quel rôle m’avez-vous réservé ?

— Tu es notre agent de liaison.

— Pourquoi ne vous adressez-vous pas directement à Wang ?

— Nous lui avons déjà envoyé de courts messages, mais il fait l’objet d’une surveillance incessante et nous prendrions des risques inconsidérés à prolonger les communications.

— Pourquoi moi ?

— Tu occupes une position privilégiée.

— Je suis certaine qu’il y a d’autres raisons...

— Tu les découvriras plus tard, Delphane Miorin. Si tu en exprimes le désir. Le réseau te souhaite un bon séjour sur le canal 02. »

Elle avait chevauché le rouan à travers le veld écrasé de chaleur et rejoint le détachement anglais après la victoire sur le kommando boer. Bien que son épaule blessée l’élançât d’une manière atroce, elle avait repoussé la tentation de se rendre à l’infirmerie de campagne. Elle n’avait pas entendu la conversation radio entre Wang et Frédric mais, passant à plusieurs reprises sur le canal 01, elle s’était doutée que son mari n’avait pas d’autre choix que de renoncer à ses chimères stratégiques et de s’en remettre entièrement à l’instinct de son capitaine de champ.

Elle avait éprouvé des sentiments contradictoires pour l’officier letton qui l’avait abordée au début de l’escarmouche entre les intrus boers et les Anglais. Une certaine fascination sous-tendait sa méfiance, comme un feu couvant sous la glace. Traînée de force sur les lieux du combat, elle avait fusillé sans hésitation le Chinois du Sud qui, fou de terreur, avait foncé sur elle comme un taureau des anciennes corridas espagnoles. Mais, lorsque Dmitri Liegazi l’avait obligée à décapiter Timûr Bansadri, ses larmes avaient roulé sans retenue sur ses joues. Elle avait ressenti une souffrance aussi vive que si elle avait enfoncé la lame dans son propre cœur. Elle s’était pourtant rendue une heure plus tard à l’invitation du Letton, elle avait accepté son marché, enduré son odeur aigre, son haleine imprégnée d’opka, ses premières caresses.

Elle se releva, se rapprocha du Balte, se haussa sur la pointe des pieds et, le cœur battant, posa résolument ses lèvres sur les siennes. La langue râpeuse de Dmitri Liegazi s’insinua dans sa bouche et ses grandes mains se posèrent sur son dos comme des serres de rapace. Elle sentit une forme dure et palpitante contre son abdomen, résista de toutes ses forces à la tentation de prendre la fuite. De même, elle se laissa entraîner sur l’herbe sans résister, n’esquissa aucun geste de défense lorsqu’il entreprit de dégrafer sa ceinture, de déboutonner sa braguette, de faire glisser son pantalon sur ses jambes. La fraîcheur de la nuit la saisit tout à coup, et elle se mit à claquer des dents.

« Tu as peur, petit Jaune ? Ne t’inquiète pas. Ce n’est qu’un bon moment à passer. Tu as la peau aussi douce qu’une fillette... »

Un flot d’images déferla tout à coup dans son esprit. Trois femmes, nues et grasses, arrachaient ses vêtements en riant. Vaguement inquiète, elle frissonnait de la tête aux pieds, incapable de contrôler les tremblements de ses membres. Elle ne parvenait pas à détacher son regard de la toison noire habillant le bas de leur ventre comme une barbe incongrue. Une écœurante odeur de parfum imprégnait l’atmosphère confinée de la chambre aux murs tendus de velours pourpre. Des miroirs piquetés se renvoyaient les images tronquées d’armoires branlantes et de corps emmêlés.

Elle se rendit compte que ces souvenirs ne lui appartenaient pas, qu’elle était entrée par effraction dans la mémoire de Wang. Son conditionnement reprit aussitôt le dessus et un réflexe de rejet provoqua un écrasement sensoriel, un retour brutal à la réalité. Couverte de sueur, contractée, pantelante, elle demeura étourdie sur la banquette du sensor comme un naufragé échoué sur une grève déserte. Elle se sentait vaguement coupable d’avoir enfreint un interdit. Un rapport effectué par une commission technique de l’ONO et les représentants de la chambre professionnelle des industries sensorielles avait conclu à la nécessité de doter les appareils de systèmes de sécurité interdisant les dérives télépathiques et garantissant le respect de la liberté individuelle. Les contrevenants, fabricants ou utilisateurs, étaient passibles d’une peine d’une année d’isolation cérébrale, d’une cure de désintoxication de six mois dans une clinique de la côte méditerranéenne ou d’une MGV, une modification génétique volontaire.

Elle s’était retirée de la scène qui se jouait sur l’île des Jeux et elle regardait désormais les deux hommes enlacés comme la spectatrice d’une ancienne pièce de théâtre ou d’un film du XXe siècle. Elle était consciente que son décrochage sensoriel exprimait sa propre peur des relations naturelles, qu’elle refusait d’être visitée par cet homme qui, malgré la chaleur générée par l’opka et l’excitation, restait aussi lugubre et froid que la mort. Des relents nauséeux lui traversaient la gorge et déclenchaient des spasmes qui la secouaient de la tête aux pieds.

Elle vit que le Letton se relevait pour retirer ses bottes à Wang. Bien qu’elle continuât de s’éloigner de la scène, elle discerna très nettement la crispation des traits du Chinois. La machine, s’adaptant à sa volonté, modifiait instantanément les focales, lui proposait des plans de plus en plus larges, comme pour l’écarter progressivement d’une séquence qui risquait de provoquer un syndrome de Brecht-Jansens, un rejet irréversible de l’immersion sensorielle.

Elle ne chercha pas à renverser le processus, trop lasse pour replonger dans le vertige des sens. Elle se laissa chasser sans résistance du canal 02, des Jeux Uchroniques. Les formes claires qui s’agitaient dans les ténèbres s’estompèrent peu à peu et elle sombra dans un sommeil agité où son père lui reprochait avec véhémence de ne pas lui prouver physiquement son amour.

« Tu me rappelles un Colombien du nom de Romerito, murmura Dmitri Liegazi en jetant derrière lui la deuxième botte de Wang. Même genre de peau, même air de vierge effarouchée. Un Sudamindien au visage grêlé et aux épaules deux fois plus larges que les tiennes... »

Le Letton contempla pendant quelques secondes le corps du Chinois avec des lueurs de convoitise et de regret dans les yeux. Puis il se pencha vers l’avant, saisit le pantalon de Wang et entreprit de le lui retirer. Ses gestes s’effectuaient maintenant au ralenti, comme si son désir l’avait subitement déserté. Il y avait quelque chose d’un dégrisement dans son comportement, d’une prise de conscience qui l’empêchait de se livrer au plaisir.

Wang attendit d’être entièrement dévêtu pour agir, d’une part pour bénéficier d’une entière liberté de mouvement, d’autre part pour ne pas éveiller la méfiance de son partenaire. Il combattit la sensation d’être diminué par sa nudité, attendit que Dmitri Liegazi se couche de nouveau sur lui pour lancer sa main droite à la recherche du sabre. Cela faisait un bon moment qu’il avait entrevu la lame couchée dans l’herbe, mais il avait jusqu’alors résisté à la tentation de s’en emparer. Il commettait peut-être une erreur dans l’interprétation des paroles du Letton mais il bondissait sur la première occasion de mettre fin à une épreuve qui le révulsait.

Dmitri Liegazi pesait de tout son poids sur lui, soufflait comme un bœuf, lui écartait les jambes du genou, mettait au supplice son épaule blessée. Il trouva à tâtons la poignée du sabre, glissa les doigts autour du métal torsadé, raffermit sa prise et, d’un geste aussi précis que rapide, leva la lame pour la passer au travers du corps perché sur lui. Elle s’engouffra dans le flanc droit du Balte, crissa sur sa colonne vertébrale, se fraya un passage entre les côtes flottantes opposées, ressortit sous sa cage thoracique.

Dmitri Liegazi poussa un long soupir avant d’être agité par un spasme. Ses muscles se détendirent tout à coup, comme vidés de leur substance, et sa masse augmenta brutalement, mais il suffit à Wang de lâcher la poignée du sabre et de pivoter sur lui-même pour se débarrasser de son fardeau.

Le Letton bascula sur le côté, retomba lourdement sur le dos. La lame s’enfonça jusqu’à la garde dans le mouvement. Des filets de sang s’entrecroisèrent sur sa peau blême. La bouche ouverte, il chercha de l’air. Il semblait contempler d’un œil morne son sexe qui s’affaissait lentement. Il n’avait pas poussé un cri et la scène n’avait pas duré assez longtemps pour réveiller les hommes endormis dans les parages. Les voyants frontaux restaient immobiles. La toile du chapiteau se gondolait sous les assauts du vent et les cordes grinçaient sur les piquets.

Redressé sur un coude, Wang se demanda si sa répulsion ne l’avait pas poussé à précipiter les choses. Rien ne prouvait que le nom soufflé par le Letton était celui du capitaine de champ de Frankij Moelder  – d’autant qu’il l’avait prononcé avant d’avoir obtenu ce qu’il désirait. La lune régnait comme une reine ventrue sur les étoiles et dispensait une lumière argentée sur les reliefs.

« Bridé... bridé... »

La voix de Dmitri Liegazi n’était plus qu’un souffle ténu. Wang prit la précaution de se munir de son ceinturon, enfoui sous les vêtements, avant de s’accroupir près du mourant. Il sentait sous la bande d’étoffe nouée autour de son épaule une tiédeur humide qui lui indiquait que la plaie s’était remise à saigner.

« Toujours sur... sur tes gardes, hein ? articula avec peine Dmitri Liegazi.

— Ce Romerito, c’est le capitaine de champ ?» demanda Wang.

Un pâle sourire flotta sur le visage grimaçant du Balte.

« À toi de... de vérifier, bridé... Je t’avais bien... bien jugé... Ton feu m’a brûlé... Je mourrai avant d’être pourri... J’espérais seulement... que tu goûterais le plaisir avant de me tuer... Je t’ai laissé le choix... le choix... »

Sa respiration se faisait sifflante et ses mots s’achevaient en râles prolongés.

« Si tu... si tu gagnes ces foutus Jeux, bridé, essaie de... trouver le moyen de... de... »

Il tenta de finir sa phrase dans un ultime effort de volonté mais aucun son ne sortit de sa gorge. Sa tête se renversa en arrière, une longue expiration s’échappa de sa bouche entrouverte et son voyant s’éteignit au bout de trois secondes. Craignant d’être surpris par un soldat ou un officier réveillé, Wang ne perdit pas de temps : il passa le ceinturon autour de son cou, ramassa ses vêtements, ses bottes, son casque, le fusil Lee-Enfield, la flasque d’opka, et s’éloigna rapidement du chapiteau. Il attendit d’avoir mis plusieurs centaines de mètres entre le cadavre et lui pour s’asseoir, détacher son pansement et verser quelques gouttes d’alcool sur la plaie. Après avoir renoué le pan d’étoffe, il se rhabilla, resserra le bandeau autour de sa tête, repoussa au lendemain la communication avec Frédric, but une longue rasade d’opka pour se réchauffer et s’allongea sur l’herbe, le fusil posé contre lui. Il mit du temps à trouver le sommeil, hanté par le sourire cruel et les yeux délavés de Dmitri Liegazi.

 

Des cris et des rires le réveillèrent alors que le soleil n’avait pas encore paru. Il se rendit compte qu’il s’était couché légèrement à l’écart du bivouac. Des soldats s’affairaient autour de réchauds à alcool sur lesquels sifflaient des bouilloires en fer-blanc, d’autres se rasaient en se servant de leur baïonnette comme de miroir, d’autres, assis sur de grosses pierres, garnissaient leurs cartouchières ou chargeaient le magasin de leur fusil. Des sentinelles réparties tous les vingt mètres formaient un immense cordon qui ceinturait tout le campement. La première se trouvait à moins de cinq pas de Wang mais elle ne l’avait pas remarqué, car les herbes l’avaient soustrait à ses regards. Il n’estima pas nécessaire de refaire son pansement, bien qu’une douleur sourde se diffusât dans son épaule et son bras. Il vérifia machinalement le magasin de son fusil, ouvrit un compartiment de son ceinturon, remplaça les balles manquantes. Ce geste ranima les souvenirs de la veille, le Chinois du Sud qui s’écroulait à ses pieds, la tête de Timûr Bansadri qui roulait sur l’herbe empourprée, et une vague de détresse l’emporta, qui emplit ses yeux de larmes. Il tenta de reconstituer les traits de Lhassa, mais c’est le visage lugubre de Dmitri Liegazi qui s’imposa à lui, comme si le Balte avait parasité sa mémoire.

Il examina l’autre compartiment de son ceinturon, le plus grand des deux, constata que le canon du Mauser s’était replié (probablement le système d’ouverture s’était-il déclenché lorsque Dmitri Liegazi avait laissé retomber le ceinturon sur le sol), le redressa, actionna le cran de sûreté, ouvrit la culasse et compta les balles restantes. Même si, séparé de ses cartouchières bœrs, il ne pouvait pas recharger la lame-chargeur du pistolet, il était important pour lui de savoir de combien de munitions il disposait. Les cinq projectiles tronconiques du Mauser ne suffiraient sûrement pas à défier l’armée du challengeur néerlandais, mais ils pourraient se révéler très utiles dans sa chasse au capitaine de champ.

Il remit l’arme dans la sacoche, tira sur ses vêtements pour les défroisser, glissa le bas de son pantalon dans ses bottes, enfonça le casque sur sa tête et se releva. Alertée par sa soudaine apparition, la sentinelle arma son fusil et le braqua dans sa direction. Wang leva les bras au ciel et sourit pour montrer sa méprise à son vis-à-vis, un métis à la peau foncée et aux yeux de chat siamois.

« What are you... Qué haces por aquì ? »

Wang mima le sommeil en posant sa joue sur ses deux mains jointes. La sentinelle se détendit, baissa son fusil et étira ses lèvres épaisses en un sourire de connivence.

« Drunk, yes ? Beber too much ? »

Constatant que son interlocuteur ne comprenait pas ses paroles, le métis plaça son pouce devant sa bouche et leva le bras comme s’il vidait une gourde. Wang acquiesça d’un hochement de tête : l’ivrognerie semblait tolérée dans l’armée de Frankij Moelder, peut-être même encouragée. À Grand-Wroclaw, l’alcool et l’opium avaient la réputation de métamorphoser les agneaux en loups, de transformer les hommes les plus timorés en guerriers indomptables. « Méfie-toi de l’opka, avait dit un jour grand-maman Li. Il te procure l’inconscience et te reprend la conscience, il t’entraîne sur des voies euphoriques et t’emmène à la mort avec le sourire aux lèvres. » Il avait entendu bon nombre d’histoires sur de paisibles pères de famille qui, après avoir ingurgité une bouteille entière du redoutable mélange, étaient allés défier les clans à l’aide d’un couteau, d’une hache, d’une fourche. Ils avaient témoigné d’une témérité insensée en s’introduisant dans l’antre d’un parrain et en massacrant plusieurs de ses gardes du corps avant d’être à leur tour abattus. En théorie, les participants des Jeux Uchroniques n’avaient pas le droit d’absorber des substances excitantes ou désinhibantes, mais l’alcool était peut-être considéré comme un élément d’authentification historique au même titre que les uniformes ou les armes.

La sentinelle n’esquissa aucun geste lorsqu’il passa devant elle et pénétra dans le bivouac. Les odeurs de café ou de thé qui flânaient dans l’atmosphère douce de l’aube attisèrent sa faim. Les hommes parlaient calmement, comme imprégnés de la sérénité du jour naissant. Il n’avait aucune idée des usages en vigueur dans l’armée de Frankij Moelder, mais il supposa que sa place était parmi les hommes de son corps et se dirigea vers les essaims de cavaliers rassemblés près de l’enclos à chevaux. De fait, personne ne lui prêta attention lorsqu’il se glissa dans un groupe, qu’il se versa comme les autres de l’eau bouillante dans une tasse en fer, qu’il y rajouta une dose de café soluble – ou de thé, ou d’une substance inconnue – et qu’il prit une boîte autochauffante dans une cantine ouverte. Il avala goulûment le contenu du récipient, une bouillie de céréales dont la chaleur et le goût sucré lui procurèrent un merveilleux bien-être. Son regard se portait fréquemment sur le sommet du chapiteau, distant d’une cinquantaine de mètres. Le corps du Letton avait été retrouvé à cette heure-ci mais, étant donné le calme qui régnait sur le bivouac, les responsables anglais avaient probablement conclu à une querelle d’ivrognes.

« What’s that ? »

Il tourna la tête, se rendit compte que son voisin de gauche, un homme aux cheveux bouclés et à l’œil perçant, désignait la tache brun rouge qui maculait le haut de sa manche gauche.

Wang prit le temps de l’observer avant de répondre. Un Sino-Russe sans doute, un homme des provinces de l’Ouest de la RPSR, un Roumain, un Hongrois ou un Serbe, un immigré qui parlait en tout cas le frenchy et dont les sourcils broussailleux occultaient en partie le voyant frontal.

« Cette putain de langue anglaise me sort par les trous de nez ! soupira le Chinois.

— À moi aussi, le Jaune, mais si un officier nous prend à parler frenchy dans ce camp, on est mûrs pour le peloton d’exécution...

— Bah, ils ne gaspilleront pas une vingtaine de balles pour quelques mots de frenchy...

— On ne sait jamais. Tu es blessé ?

— Juste une égratignure...

— Et à la tête ?

— Rien de grave non plus.

— Je ne t’avais jamais vu avant.

— Pas facile de connaître tout le monde dans une armée de plusieurs milliers d’hommes...

— Jòzsef Szàbo, de Hongrie.

— Tzeu. Je viens de Pologne. »

Ils vidèrent leur tasse à petites gorgées bruyantes. Le ciel s’éclaircissait rapidement et les premiers rayons du soleil étiraient les ombres sur l’herbe sèche, miroitaient sur les fusils, sur la bouilloire, sur les boucles métalliques des ceinturons. Des serviteurs immun, reconnaissables à leur veste rouge et à leur voyant jaune, allaient et venaient entre les groupes, remplissaient les bouilloires, emportaient les cantines vides, en ramenaient des pleines, abaissaient la grande toile du chapiteau, arrachaient les piquets, chargeaient les chariots. Ils semblaient tenir un rôle essentiel dans l’armée de Frankij Moelder, alors que Frédric Alexandre avait volontairement réduit leur influence au sein de ses troupes, estimant que leur inertie entraverait la liberté de manœuvre des kommandos. Leurs cheveux lisses et leur teint mat désignaient ceux-là comme des Pakistanais ou des Indiens.

Les vagues senteurs de sang et de charogne, qui composaient avec les odeurs corporelles un bouquet suffocant, n’empêchèrent pas Wang d’avaler le contenu de trois boîtes, ce qui lui attira une remarque mi-admirative mi-amusée de Jòzsef Szàbo :

« T’as de l’appétit pour un Jaune ! T’as pas mangé depuis combien d’années ? »

Le petit-déjeuner terminé, les hommes se relevèrent, prirent leur fusil et attendirent les ordres en faisant les cent pas. Wang resta en compagnie du Hongrois qui, de son côté, semblait heureux de pouvoir converser avec un ressortissant de la RPSR. Âgé d’une quarantaine d’années, plus petit que le Chinois mais plus trapu, il raconta qu’il avait quitté Pécs, sa ville natale située près de la frontière croate, parce que la femme d’un parrain était tombée amoureuse de lui et que, comme il avait refusé de céder à ses avances, elle avait expédié chez lui les exécuteurs du clan.

« Ces salopards ont mitraillé ma femme et mes enfants. Ils m’ont attaché sur un lit et m’ont laissé dix jours en compagnie des cadavres pendus à une poutre. Ils ont poussé la saloperie jusqu’à m’empêcher de mourir en me forçant à boire. Ils m’ont libéré le onzième jour et m’ont conseillé de quitter Pécs... Je n’ai jamais réussi à me débarrasser de l’odeur des corps en décomposition. »

Ils déambulaient près de l’immense enclos où les quatre mille chevaux broutaient le fourrage étalé par les immuns. Wang observa un moment de silence avant de maugréer, d’un air faussement agacé :

« Qu’est-ce qu’ils foutent, les officiers ?

— Tu devrais pourtant avoir l’habitude ! s’exclama Jòzsef Szàbo. Ça fait maintenant six jours que ça dure. Et leurs foutues réunions n’ont accouché que d’une attaque de cavalerie. Une seule en six jours ! On ne peut pas dire que notre stratège soit un adepte de l’offensive à outrance !

— Un proverbe de Silésie dit que prudence est mère de sûreté.

— On a le même en Hongrie, mais je commence à en avoir ras le casque de marcher toute la journée dans cette brousse sous un soleil de plomb ! »

La réaction du Hongrois indiquait à Wang que la tactique choisie par Frédric Alexandre, ce harcèlement et ce repli permanents qui contraignaient l’armée de Frankij Moelder à des marches harassantes à travers le veld, minait peu à peu le moral des Anglais et fissurait leur cohésion.

« On a tué leur capitaine de champ hier, lança Wang. Les Jeux ne devraient plus durer très longtemps maintenant.

— Son corps n’a pas encore été retrouvé, objecta le Hongrois. Ce genre de type est comme les chats : il a plus de dix vies !

— Avec toutes ces photos placardées dans le camp d’entraînement, on le connaît davantage que notre propre capitaine de champ... »

Le Hongrois s’immobilisa, tendit le bras par-dessus la barrière de l’enclos et caressa le chanfrein d’un cheval proche, un gris à la crinière blanche. Le soleil entamait sa course dans le ciel encore pâle.

« Rien ne dit que le Frog l’a gardé comme capitaine officiel, et, même si c’était le cas, tous les Jaunes se ressemblent... »

Wang se garda de le contredire, bien qu’il trouvât cette remarque insultante pour les Asiatiques. Qu’ils fussent de la RPSR ou de l’Occident, les Blancs avaient cette détestable manie d’enfermer les Asiatiques dans le même sac, comme s’ils avaient été fabriqués dans un moule unique. Il tenta machinalement de reconnaître, parmi les animaux les plus proches, le rouan qu’il avait chevauché la veille mais il ne le repéra pas. Les cavaliers n’avaient probablement pas de monture attitrée, car ils auraient perdu un temps fou à retrouver leur cheval dans cette multitude. Un peu plus loin, des immuns préparaient les tapis, les selles, les harnais. De la façon dont elle était organisée, l’armée de Frankij Moelder requérait une structure lourde, onéreuse. Cependant, comme le challengeur néerlandais avait reçu l’appui financier des anglophones, eux-mêmes soutenus par l’Allemagne et Israël, il n’avait pas lésiné sur les moyens et s’était doté d’une impressionnante cohorte d’auxiliaires immun. Le défi français, nettement moins riche, s’était contenté du strict minimum, rognant même sur les fournitures pour boucler le budget.

« Tu n’as jamais cherché à savoir qui était notre capitaine de champ ? » demanda Wang d’un ton désinvolte.

Jòzsef Szàbo lui jeta un regard en coin et tendit le bras vers le ciel. Effrayé par son mouvement, le cheval gris renâcla.

« Les ordres viennent de là-haut, qu’importe la bouche qui les transmet ? Tout ce qui m’intéresse, c’est de sortir intact de ce merdier !

— Les officiers doivent le connaître...

— Ceux qui ont directement affaire à lui ne sont pas nombreux. Deux ou trois. Et encore, j’ai entendu dire ce matin qu’un d’entre eux était tombé sur son propre sabre.

— Ils se donnent sans doute rendez-vous dans un endroit secret...

— Possible... » acquiesça le Hongrois en flattant l’encolure du cheval gris.

Wang n’osa pas poursuivre l’interrogatoire de peur d’éveiller ses soupçons.

Les officiers se présentèrent une bonne heure plus tard, alors que les immuns finissaient de seller les montures. Les réchauds, les vivres, les cordes et la toile du chapiteau avaient été rangés dans les chariots tirés par des attelages de deux ou quatre chevaux. Le Hongrois se dirigea vers le petit groupe qui s’était spontanément formé autour d’un Sudam à la peau claire et aux cheveux crépus. Wang lui emboîta le pas mais ne comprit pas grand-chose aux ordres aboyés par ce dernier.

« Rien à faire aujourd’hui, traduisit Jòzsef Szàbo lorsque l’officier eut tourné les talons. Marcher au milieu de l’infanterie jusqu’à ce qu’on reçoive de nouvelles consignes... Encore et toujours marcher... Ils n’ont pas trouvé le corps du capitaine de champ de Frédric Alexandre. Je te l’ai dit : ce salopard a plus de dix vies ! »

La journée se résuma donc à une marche harassante, lancinante au milieu du veld écrasé de chaleur. Répartis en une trentaine de colonnes, les cavaliers n’eurent pas l’autorisation de monter et menèrent leur monture à la longe. Wang avait été associé avec une jument puissante à la robe pommelée, un animal nerveux qui secouait la crinière au moindre souffle de vent, au moindre friselis. Il ne pouvait pas discuter avec Jòzsef Szàbo, placé derrière lui, ni même avec les hommes qui cheminaient parallèlement à lui et dont il n’apercevait que les bottes sous les ventres des chevaux.

Les kommandos bœrs attaquèrent à deux reprises avant que le soleil n’atteignît son zénith. Des coups de feu brisèrent le crépitement monotone des sabots sur la terre. Des cris gutturaux se répondirent tout au long des colonnes, pétrifièrent les hommes et les animaux. Wang résista tant bien que mal à la tentation de s’asseoir à l’ombre de la jument. Il avait l’impression que le soleil lui avait grillé le visage en dépit de la protection offerte par le casque. Sa sueur imbibait le tissu de son pansement et jetait du sel sur sa blessure. Le manque de sommeil et l’accumulation de fatigue rendaient ses jambes lourdes. Il ne distinguait que des chevaux et leurs cavaliers autour de lui mais, se fiant aux bruits pour suivre l’évolution des combats, il discernait les détonations sèches des fusils Mauser et les ripostes plus sourdes, plus nourries également, des Lee-Enfield. Un grondement semblait se déplacer sur le flanc gauche des troupes anglaises, le galop des cavaliers bœrs sans doute. Ils adoptaient la tactique habituelle des petites unités confrontées à une armée massive : ils la remontaient le plus rapidement possible sur les flancs pour ne pas laisser le temps aux adversaires, empêtrés dans leur inertie, de les coucher en joue. Ainsi s’étaient comportées les nations amérindiennes contre l’armée nord-américaine, les tribus gauloises contre l’envahisseur romain... Dans les deux cas, l’organisation avait fini par l’emporter sur la mobilité, la civilisation technologique avait supplanté la civilisation de l’animal et du végétal.

Les détonations décrurent progressivement et le silence retomba sur la plaine offerte aux rayons assassins du soleil. Précédé d’un léger sifflement, un PC survola les lieux pendant une vingtaine de secondes, puis s’évanouit dans la lumière aveuglante du ciel. Wang se promit d’appeler Frédric à la première occasion. Sans nouvelles de son capitaine de champ, le défendeur risquait de céder au découragement et de presser le bouton de la capitulation.

Ils s’arrêtèrent à la mi-journée pour prendre un déjeuner et un gobelet d’eau tiède distribués par les immuns. Ils se restaurèrent sur place, sans rompre les rangs ni même se regrouper avec les hommes les plus proches. Irrité par le contact de ses vêtements imprégnés de sueur, Wang apprécia le simple fait de poser le fusil et de s’asseoir. Des frémissements parcouraient la robe détrempée de la jument, d’où s’exhalait une odeur âpre. Il mâcha lentement le morceau de viande au goût salé et les légumineuses qui garnissaient le récipient thermogène. Son existence lui parut tout à coup d’une telle absurdité qu’il douta de sa réalité, qu’il crut être prisonnier d’un cauchemar sans issue. Il n’avait aucune raison d’en vouloir aux hommes qui, assis comme lui à l’ombre de leur cheval, ingurgitaient cette nourriture insipide, et pourtant, il s’était introduit dans leur campement comme un loup. Les événements l’avaient entraîné à tuer ses ennemis et ses amis. La répartition opérée par l’Occident ne suffisait pas à créer un véritable antagonisme entre les immigrés. Quelle différence y avait-il entre Timûr Bansadri et Jòzsef Szàbo ? L’un avait été son proche et il lui avait tranché la tête, l’autre était son adversaire et il n’avait aucune envie de lui loger une balle dans le cœur. L’un s’était éteint sur la carte d’un PC volant, l’autre continuait de briller, anonyme parmi les anonymes...

Il avait ressenti la même impression de perte de temps pendant les dix-huit mois passés à Paris. Il avait visité la capitale française dans ses moindres ruelles, seul ou en compagnie de ses trois lieutenants, mais jamais il n’avait pu approcher le bunker de commande du REM, situé place Michelin-Godéron, isolé de la ville par une enceinte métallique d’une hauteur de cent mètres, hérissé de miradors où veillaient en permanence des soldats de l’ONO reconnaissables à leur casque et leur uniforme bleus. Aliz, la responsable de la cellule morphopsycho du défi français, lui avait rendu visite à plusieurs reprises, la première fois chez Frédric et Delphane, les suivantes dans son deux-pièces de la rue Madame-de-Sévigné. Elle s’était offerte à lui avec sa froideur habituelle, comme si les relations naturelles avec un immigré étaient une expérience supplémentaire dans le cursus morphopsycho. Il s’était efforcé de la satisfaire malgré cette apathie déroutante, espérant qu’elle se montrerait diserte après avoir obtenu ce qu’elle était venue chercher. Il avait regretté ces étreintes frustrantes, d’autant que les réponses d’Aliz à ses questions ne lui avaient apporté aucun élément nouveau. Elle lui avait volé son énergie sans rien donner en échange, pas même un semblant de tendresse, comme une cliente qui se serait servie dans une boutique et serait partie sans payer. Il avait fini par la prendre en horreur et s’était arrangé pour éluder leurs rencontres.

Un sentiment d’échec, d’inutilité, l’avait peu à peu gangrené. Grand-maman Li et Zhao lui avaient recommandé de suivre son chemin intime, mais il se sentait aussi impuissant qu’un bidon charrié par les eaux tumultueuses de la Nysa. La préparation des cent septièmes Jeux Uchroniques et le séjour au camp des Landes lui avaient donné la sensation de revivre, d’exercer une emprise sur son existence, et cela même si les manœuvres souterraines des membres du bureau avaient perturbé l’entraînement des troupes de Frédric Alexandre.

Il tendit machinalement son récipient et son gobelet vides à l’immun qui déambulait entre les chevaux, chargé d’un sac de toile. Le découragement le gagnait à nouveau dans cette plaine accablée de chaleur. La froidure, la saleté et la misère de Grand-Wroclaw lui manquèrent tout à coup. Il connaissait chacune des ruelles du gigantesque baraquement qui couvrait près d’un quart de la surface de la province polonaise. Là-bas au moins, comme un félin sur son territoire, il avait été maître de ses déplacements, maître de ses rencontres, maître de ses combats, il avait appliqué le Tao de la Survie enseigné par grand-maman Li. En Occident, malgré son statut de capitaine de champ, il n’était qu’un immigré comme les autres, un pion qu’on déplaçait sur un échiquier géant.

L’armée anglaise erra tout l’après-midi dans le veld, tourna en rond comme un navire privé de gouvernail, essuya trois attaques bœrs auxquelles seuls ripostèrent les fantassins des premières lignes. Les cavaliers restèrent regroupés au milieu de cette forteresse ambulante avec pour unique mission de calmer les chevaux rendus nerveux par les fusillades.

Au crépuscule, alors que la dernière escarmouche avait fait deux morts et une dizaine de blessés, les officiers donnèrent l’ordre d’établir le campement. Les hommes attendirent pour rompre les rangs que les officiers eussent désigné les sentinelles et que les immuns eussent dressé les barrières amovibles autour de la cavalerie. Wang sortit de l’enclos en compagnie de Jòzsef Szàbo, qui ne cessait de vitupérer contre ce « crétin de Frankij Moelder, incapable de prendre plus d’une décision par jour » et contre « ces soi-disant officiers qui n’ont pas plus de couilles qu’un eunuque des lupanars de Pécs ! » Il ne décoléra pas de tout le dîner, composé du même brouet énergétique que la veille. Ses récriminations finirent par attirer l’attention d’un officier qui passait par là, un Russe ou un Ukrainien au visage barré d’une épaisse moustache aux extrémités recourbées, et qui s’adressa à lui directement en frenchy :

« Les Sino-Russes des provinces du Sud ont la langue mieux pendue que leurs chiennes de femmes !

— Je suis de Hongrie, répliqua sèchement Jòzsef Szàbo en levant le nez de sa gamelle autochauffante.

— Hongrie, Bulgarie, Yougoslavie, Albanie... ils se valent tous ! »

Wang pressentit que la discussion risquait de tourner au vinaigre et, d’un coup de coude, tenta de ramener le Hongrois à la raison, mais Jòzsef Szàbo, recru de fatigue, démoralisé, ne mesurait plus les conséquences de ses paroles et de ses actes.

« On dit chez nous que les Russes et les Ukrainiens sont tellement radioactifs qu’ils chient des déchets nucléaires ! » grommela-t-il sans cesser de fixer l’officier.

La nuit tombante estompait les reliefs, et les points rouges, orange ou jaunes des voyants frontaux se déplaçaient en tous sens comme des insectes phosphorescents.

L’officier tira son revolver de son étui et s’approcha du Hongrois. Ses yeux saillaient de leurs orbites sous la visière arrondie de son casque.

« Lève-toi ! aboya-t-il d’une voix blanche. Je pourrais t’exécuter sur-le-champ et personne ne m’en ferait le reproche, mais j’aime le risque et je suis prêt à parier que tu n’oseras pas ouvrir ta grande gueule devant qui de droit ! »

La plupart des soldats qui assistaient à la scène n’avaient pas saisi un mot de l’échange entre les deux hommes, mais la vue de l’arme et le masque de colère de l’officier suffisaient amplement à leur gouverne et ils s’étaient prudemment reculés, de peur de recevoir une balle perdue ou d’être éclaboussés par le sang. Jòzsef Szàbo refusa d’abord de bouger puis, lorsque le canon du revolver se posa sur sa tempe, il se releva, plus pâle qu’un linge, tremblant de la tête aux pieds.

Une excitation insolite s’empara de Wang, qui évita cependant tout geste ou toute expression susceptibles d’attirer l’attention sur lui.

« Avance, Magyar ! siffla l’officier. Je t’emmène voir un homme qui sera ravi de faire ta connaissance. Et ne t’avise pas de me fausser compagnie ou je t’abats comme un chien... »

Jòzsef Szàbo lança un coup d’œil désespéré à Wang avant de s’éloigner, aiguillonné par le canon qui lui frottait la nuque. Le Chinois attendit que les deux hommes eussent parcouru une vingtaine de mètres avant de se lever à son tour et de les suivre à distance, une tâche facilitée par l’obscurité naissante. Il n’éprouvait pas pour le Hongrois une compassion qui le poussât à prendre des risques inconsidérés, mais quelque chose, le fil insaisissable d’une intuition, lui soufflait qu’il devait impérativement filer ces deux silhouettes, tellement proches l’une de l’autre qu’elles formaient une étrange entité à deux têtes et quatre jambes.

Les autres soldats, affairés à se restaurer ou à préparer les feux de camp, formaient entre les deux hommes et lui des écrans changeants qui le dispensaient de prendre les précautions habituelles. Ils longèrent d’abord une partie de l’enclos, puis bifurquèrent sur leur gauche et se dirigèrent vers les chariots des vivres et des munitions regroupés au centre du bivouac – moins les trois qui avaient brûlé la veille.

Le rythme cardiaque de Wang s’accéléra. Tout en marchant, il glissa les doigts à l’intérieur du compartiment de son ceinturon et les referma sur la crosse du Mauser. Une certaine inquiétude le gagnait, qui l’emplissait de la même fébrilité que lorsqu’il s’était retrouvé face aux exécuteurs des clans dans les rues de Grand-Wroclaw. La même électricité au bout des doigts, le même ressort qui se tendait, la même impatience, la même ivresse... Il descendit sa respiration dans l’abdomen et s’efforça de diminuer la fréquence de ses inspirations. Les feux sculptaient des visages alentour et répandaient une odeur âcre de bois brûlé.

L’officier et le Hongrois enjambèrent les brancards et pénétrèrent à l’intérieur du grand cercle formé par les chariots. Après avoir lancé un regard par-dessus son épaule et vérifié que personne ne s’intéressait à lui, Wang leur emboîta le pas. Il fut surpris par l’opacité des ténèbres et le silence qui régnait dans cette partie du campement. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité, il distingua des roues, des bâches, des harnais, des caisses posées sur l’herbe, mais ne vit pas les formes claires et mouvantes des deux hommes.

Interdit, il resta immobile pendant une dizaine de secondes avant de déverrouiller le cran de sûreté du Mauser. Puis, l’arme en main, il longea les chariots jusqu’à ce qu’il perçoive des murmures qui semblaient surgir des profondeurs de la nuit.