CHAPITRE XII
VIÊTNAM

Tous les thèmes sont-ils envisageables dans le cadre des Jeux Uchroniques ? La mémoire collective n’est-elle pas offensée lorsque le défendeur choisit une guerre qui a marqué les esprits d’une terrible empreinte ? On peut admettre que le peuple juif n’ait pas envie de revivre, même par le biais des sensors, le terrible cauchemar de la Deuxième Guerre mondiale. De même, les nations amérindiennes des États-Unis d’Amérique, les Navajos, les Apaches, les Lako-tas pour ne citer que les plus puissantes, n’aiment sûrement pas évoquer le douloureux épisode de leurs luttes contre les envahisseurs européens – certains stratèges ne se sont pas privés, cependant, d’exploiter les guerres indiennes pour illustrer ce fantastique contraste entre la civilisation moderne et la civilisation néolithique, entre les armes à feu et les armes venues du fond des âges. La question mérite d’être posée : le temps n’est-il pas venu de mettre un terme aux dérives uchroniques ?

Jacquin Legrand, rédacteur en chef de Total Sens

 

« L

e thème des Jeux est... »

Debout derrière le pupitre recouvert d’un drapeau tricolore, Frédric marqua un temps de pause et laissa errer son regard sur l’assistance. Un silence irrespirable plombait le grand hall de l’Empire State Building, loué par le bureau du défi français. Les centaines de médialistes et d’invités, tous vêtus à la mode européenne de la fin du XIXe siècle, retenaient leur souffle dans l’attente de la déclaration, impatients de savoir à quelle guerre l’Occident allait être convié, à quelle mode il devrait se soumettre. De chaque côté de l’estrade, les membres du COJU restaient de marbre, même si le visage de Georgine Parenteau, la seule francophone du Comité, une vieille amie du président Freux, s’éclairait d’un sourire qui traduisait la fierté d’une France triomphante. Les anglophones, les Kévin Stoudamire, Michaël E. Sturm, Jessica Ford-Traub, Werner von Bistel... n’avaient pour l’instant pas d’autre choix que d’endurer l’arrogance de ces Frogs qui, gonflés par les deux victoires – heureuses – de leur stratège, se faisaient aussi gros qu’une stupid cow du Kansas. Dans leurs yeux se lisait un terrible désir de revanche qui démentait l’impassibilité de leurs traits. En retrait, assis sur des fauteuils XXIe (pieds arqués en métal torsadé, dossier de forme triangulaire, accoudoirs concaves), les deux présidents, Émilian Freux le Français et Samuel Rosberg l’Américain, conversaient à voix basse.

Freux avait bondi sur l’occasion de se pavaner dans cette salle qui, par l’entremise de Hal Garbett, était devenue l’une des places emblématiques des États-Unis. Il avait eu l’habileté de convier son homologue Rosberg à la cérémonie, sachant que ce dernier ne pourrait pas refuser l’invitation. Le président américain avait donc fait contre mauvaise fortune bon cœur, conscient qu’il valait mieux être l’otage provisoire des Français que d’opter pour la politique du siège vide et de prêter le flanc à l’accusation de lâcheté. Visiblement content de lui, Freux prêtait une oreille inattentive aux propos de Rosberg et daignait de temps à autre esquisser un sourire aux plaisanteries de son interlocuteur.

Les baromètres électroniques annonçaient une température extérieure de trente-huit degrés centigrades (après leur admission au sein de l’ONO, les Américains avaient rechigné à adopter les mesures européennes, les degrés centigrades au lieu des degrés Celsius, les mètres au lieu des yards, les kilomètres au lieu des milles, les centimètres au lieu des pieds et des pouces, les kilogrammes au lieu des livres, les litres au lieu des gallons, les ox au lieu des dollars...) et les régulateurs domotiques peinaient à maintenir une température constante de vingt degrés à l’intérieur de la salle.

Frédric eut un sourire d’enfant en train de faire une farce à ses parents.

« Le thème est... »

Murmure amusé puis agacé dans l’assistance. Hal Garbett avait également pris cette habitude de jouer avec les nerfs des invités serrés comme des cafards dans le grand hall de l’Empire State Building, mais on ne pardonnait pas à ses imitateurs ce qu’on acceptait volontiers de l’ancien défendeur.

« ... la guerre du Viêtnam. »

Frédric a lâché ces quatre mots avec une désinvolture étudiée. Les annonces sont traditionnellement suivies d’un déluge sonore où se mêlent applaudissements, hurlements, sifflements, mais aujourd’hui, un silence tendu ponctue la déclaration du défendeur français. Les visages se crispent dans l’assistance, mais également sur les côtés de l’estrade, où les membres anglophones du défi masquent difficilement leur stupeur. Sur l’un des deux fauteuils présidentiels, le président Rosberg s’est raidi.

Viêtnam. Ce mot a le même effet qu’un coup de massue sur les Américains. Il évoque une défaite humiliante, une gifle retentissante assenée au géant du XXe siècle, au gendarme du monde. Une poignée de Jaunes déterminés ont bouté hors de leur sol l’armée la plus puissante de l’Occident. Deux cent cinquante ans plus tard, la plaie ne s’est toujours pas refermée, même si, à l’orée du XXIe siècle, les États-Unis ont continué d’imposer leur volonté un peu partout sur le globe, en Iraq, en Israël, et même sur le continent austral où, en 2016, ils volèrent au secours de l’Australie (pendant la guerre dite des Kangourous, une tentative d’invasion des îles du Pacifique par les troupes chinoises). Le Viêtnam est une illustration de la victoire du chaos sur l’ordre, du faible sur le fort, de David sur Goliath. Les Français s’y sont d’abord cassé les dents avant de transmettre sagement le témoin aux sauveurs du monde libre, aux grands vainqueurs de la guerre 1939-1945.

« Comme vous pouvez vous en douter, je choisis d’incarner la cause vietnamienne, reprend Frédric dont la voix pourtant fluette résonne avec une puissance inouïe dans un silence de cathédrale.

— Quelles raisons vous ont poussé à choisir ce thème ? lance un médialiste, plus prompt que ses confrères à reprendre ses esprits.

— Des raisons purement stratégiques, déclare Frédric. Cette guerre offre d’intéressantes possibilités, aussi bien par le terrain sur lequel elle se déroule, jungle, rizières, herbes à éléphant... que par la généralisation des héliportages.

— Est-ce que le french défi ne cherche pas à humilier la nation américaine par ce rappel des heures les plus noires de son passé ? » crie une femme blonde qui s’est levée de son siège.

Frédric prend le temps de bien l’observer avant de répondre. Il applique les conseils de la cellule morphopsycho, qui lui a recommandé de se ménager des instants de silence afin de donner davantage de poids à ses paroles et de désamorcer l’agressivité de ses vis-à-vis.

« À l’issue de chaque guerre, il y a un vainqueur et un vaincu, dit-il d’un ton presque enjoué. Un peuple qui se gonfle d’orgueil et qui écrit l’histoire, un autre qui s’enfonce dans l’humiliation et qui subit l’histoire. En outre, vous l’avez vous-même souligné, ce passé est lointain...

— Les États-Unis ont perdu au Viêtnam mais n’ont pas subi l’histoire, glapit une voix. Ils se sont seulement retirés d’un conflit où ils n’avaient plus rien à gagner, minés par l’opposition d’une partie de l’opinion américaine et lâchés par leurs alliés occidentaux.

— Pourquoi pousser des hauts cris en ce cas ? feint de s’étonner Frédric. Vous devriez, me semble-t-il, vous réjouir de l’opportunité offerte à votre challengeur de modifier rétroactivement le cours de l’histoire. J’ai sensoré quelque part que vous placiez de grands espoirs en ce Lawrence M. Laettner...

— C’était une sale guerre ! gronde un vieux médialiste assis au premier rang.

— Citez-moi une guerre propre, ironise Frédric.

— Une guerre où les enjeux sont définis, rétorque son interlocuteur. Où les cartes sont correctement distribuées. La donne était faussée au Viêtnam. Nos boys ont été attirés dans un piège.

— Le gouvernement américain de l’époque n’avait pas lui-même montré toutes ses cartes...

— Il se battait contre l’idéologie communiste ! lâche le médialiste, péremptoire. Contre l’URSS, la Chine populaire... »

Frédric, qui se rend compte qu’il commence à réagir de manière épidermique, prend une longue inspiration avant de poursuivre la conversation. La salle s’anime peu à peu, sort de la léthargie dans laquelle l’a plongée sa déclaration. Les mains se lèvent et le maître de cérémonie, un permanent de l’Empire State Building, a fort à faire pour contenir les médialistes pressés maintenant de poser leurs questions.

« Il se battait aussi et surtout pour satisfaire les besoins d’expansion de l’industrie américaine de la défense, dit posément le défendeur. Le Viêtnam était un formidable terrain d’expérimentation pour les armes nouvelles, pour les hélicoptères, pour les avions de combat, pour les bombes au napalm, pour les mines... Le Viêtnam a jeté les bases des guerres de la fin du XXe et du début du XXIe siècles. Que les États-Unis remportent ou non ce conflit n’avait qu’un intérêt secondaire. La bataille contre le communisme a été gagnée plus tard, par le pourrissement économique.

— Vous parliez de l’héliportage, intervient une petite brune vêtue d’un ensemble crème, une Italienne probablement. Qu’est-ce que les hélicoptères apporteront aux Jeux Uchroniques ?

— Heureux de vous voir revenir à des considérations purement stratégiques ! s’exclame Frédric, qui se tourne vers les membres du COJU, statufiés sur le côté de l’estrade. Si le Comité accepte l’idée des hélicoptères, ils apporteront de nouvelles données tactiques : vitesse de déplacement, découverte d’une dimension jusqu’alors inexploitée, la dimension verticale...

— N’y a-t-il pas un risque de collision avec les PC volants ? »

Rires dans la salle. Chacun sait que les PC sont munis de champs magnétiques anticollision qui les empêchent de se télescoper. Il n’y a aucune raison que cette protection ne s’applique pas à d’autres engins volants.

« Ma question avait un autre sens, reprend la brune, piquée par les réactions de ses confrères. Je parle d’une collision stratégique et sensorielle. Le stratège sera comme une abeille au milieu d’un essaim : il n’aura aucun recul, aucune vision d’ensemble. Ce défaut de visibilité interdira les manœuvres militaires classiques.

— La maîtrise des airs est justement le défi de ces Jeux, affirme Frédric. Aux finalistes de garder la tête froide lorsqu’ils seront environnés ou survolés par les hélicoptères. Nous devrons tirer le meilleur parti des possibilités aériennes. Réfléchir en trois dimensions.

— Seuls les Américains disposaient d’hélicoptères pendant la guerre du Viêtnam, fait remarquer quelqu’un. Comment comptez-vous rééquilibrer le rapport de forces ?

— Je vous rappelle que, malgré un rapport de forces écrasant, les États-Unis ne sont pas sortis vainqueurs du conflit... »

De nouveau, Frédric prend quelques secondes pour observer l’assistance. La guerre du Viêtnam est l’une des rares qui ait été remportée par l’armée la moins riche, la moins équipée. Elle symbolise le triomphe de l’esprit sur les moyens, de l’invisible sur le prévisible. Elle entre parfaitement dans le cadre de la stratégie chaotique, lui donne d’emblée un avantage mental sur Larrie Big-Bang, adepte de la destruction massive et systématique, comme les campagnes de bombardement effectuées par les avions B-52 sur les rizières et la jungle vietnamiennes. Frédric prévient son adversaire que la force brute ne suffira pas, qu’il faudra compter avec les ressources de l’esprit. Les réactions agressives des médialistes américains montrent qu’il a touché juste.

« Sans vouloir influencer le COJU, je pense néanmoins que les deux armées doivent partir sur la même ligne, bien que nous soyons placés dans l’obligation de faire une petite entorse à la réalité historique, reprend-il. À de rares exceptions près, les guerres se sont gagnées en amont dans le passé. Les Jeux ne sont pas de véritables conflits, mais des expressions stratégiques. Nous nous inspirons du passé parce que nous avons besoin de nous raccrocher au connu, aux racines, mais il n’est pas souhaitable de le reproduire avec exactitude.

— Vous ne tenterez donc pas votre troisième uchronie consécutive ?

— Je voulais savoir ce que cela changeait de débuter dans la peau d’un vainqueur.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Je me sens déjà vainqueur !

— Foutaises ! Ce ne sont pas les véritables raisons de votre choix ! »

L’homme, un géant aux cheveux blancs, s’est levé et a brandi un doigt vindicatif en direction d’Émilian Freux. Frédric le reconnaît comme l’un des membres influents de l’AOS, un de ceux qui refusent obstinément d’admettre ses mérites stratégiques. Il se remémore les conseils de la cellule morphopsycho, s’efforce de respirer avec lenteur pour apaiser la brusque excitation qui s’est emparée de lui.

« Pouvez-vous préciser votre pensée, monsieur ? »

Obliger l’autre à reformuler sa question pour neutraliser son agressivité. La technique n’a aucun effet sur le géant aux cheveux blancs, qui n’a rien perdu de sa pugnacité.

« Qui a réellement décidé de ce thème ? Vous ou votre gouvernement ? Cette guerre n’est-elle pas une illustration supplémentaire de la volonté de la France de s’opposer au cours naturel et démocratique de l’histoire, d’empêcher la majorité anglophone de prendre les rênes de l’ONO ?

— Je ne fais pas de la politique mais de la stratégie, monsieur, repartit calmement Frédric. Et si l’ONO compte sur les Jeux Uchroniques pour résoudre ses problèmes, c’est que l’Occident a jeté aux orties ses principes démocratiques.

— Votre naïveté est touchante mais pas convaincante ! »

Frédric enfonce ses ongles dans le bois du pupitre.

« Ce n’est pas la France qui a créé les commissions neurolinguistiques, rétorque-t-il, hargneux.

— Mais c’est la France qui a imposé son joug linguistique et culturel...

— Qui êtes-vous, monsieur ? Un membre de l’AOS ou un délégué de l’ONO ? »

Oubliées, les consignes de la cellule morphopsycho. Aliz, sa complice, son âme damnée, n’est plus qu’une image qui s’agite dans le vide. Le souvenir de Wang, blessé à la cuisse mais vivant, terriblement vivant, revient le hanter.

« Mon appartenance à l’AOS ne m’empêche pas d’être un observateur attentif des affaires occidentales, dit le géant, prenant ses voisins à témoin.

— Vous n’êtes pas davantage qualifié pour juger des affaires occidentales que pour classer les stratèges ! »

À peine Frédric a-t-il prononcé ces mots qu’il prend conscience de son erreur. Il vient de cracher sur une académie qui s’est élevée au rang d’une institution, dont les statistiques, les études, les émissions sensor font office de référence. Dorénavant, il lui est interdit d’espérer figurer dans le palmarès de l’AOS, et cette perspective le rend malheureux.

L’autre voit que le défendeur perd son sang-froid et en profite pour enfoncer le clou.

« Vous dites ça parce que vous n’apparaissez pas dans le classement des vingt meilleurs stratèges de l’histoire ? »

Des mouvements de tête, des rires, des applaudissements ponctuent ses paroles. Quelqu’un a enfin trouvé le moyen de clouer le bec à cet impertinent de coquelet frenchy.

« Les classements sont aussi subjectifs que les gens qui les établissent, avance le défendeur d’une voix sourde. Et je ne suis pas entré en stratégie pour voir apparaître mon nom en haut ou en bas d’une quelconque liste.

— Le génie stratégique ne laisse pas de place au hasard, tonne le géant aux cheveux blancs. Ou il abandonne ses prérogatives à ses soldats, à son capitaine de champ. L’Académie n’applique aucun ostracisme à votre encontre. Elle est tout à fait prête à vous élever au rang de stratège lorsque vous aurez appris à maîtriser votre sujet.

— La meilleure stratégie est celle qui gagne... »

Frédric n’a pas mis toute la conviction souhaitable dans son assertion. Il comprend que cet homme est venu dans l’intention délibérée de le déstabiliser, de l’humilier. Une fois sa tâche accomplie, le géant se rassoit et lance de brefs regards à droite à gauche comme autant de signes de connivence.

D’autres questions fusent de l’assistance, auxquelles le défendeur répond d’une voix éteinte. Il songe alors à Delphane, qu’un autre manque de reconnaissance a éteinte elle aussi, et se dit que chaque être humain est un stratège bien plus complexe, bien plus riche, bien plus retors que n’importe quel conquérant de l’histoire.

« Retour à la case départ ! » s’exclama Belkacem en descendant du véhicule à propulsion solaire qui faisait la liaison entre l’aérotrain et le camp des Landes.

Il désignait les blocs disséminés dans la forêt de pins, le croissant ocre de la plage, le moutonnement bleu de l’océan parsemé de traînées blanches. Deux jours après la déclaration de Frédric Alexandre, un ordre de mobilisation avait été placardé sur la porte de leur appartement. On leur ordonnait de se rendre au camp des Landes avant le 5 novembre à vingt heures, délai au-delà duquel leur voyant frontal serait purement et simplement éteint.

Ils avaient donc programmé leur départ pour le matin du 5. Ils avaient pris un subterraneus régulier qui les avait déposés à Bordeaux, puis un aérotrain jusqu’aux Landes et enfin l’autocar solaire jusqu’à l’entrée du camp. Durant le voyage, des reportages diffusés sur les écrans sertis dans les dossiers des sièges leur avaient appris le thème des cent huitièmes Jeux.

« Le Viêtnam ! s’était écrié Kamtay. Juste à côté de chez moi.

— Tu as entendu parler de cette guerre ? avait demandé Wang.

— C’est devenu une légende dans toute l’Asie du Sud-Est. La victoire du petit dragon sur le tigre occidental... Frédric Alexandre a choisi un beau thème ! »

Le réseau sensolibertaire a choisi, avait mentalement corrigé Wang.

Vingt mille hommes avaient été rassemblés et répartis dans les baraquements montés par des immigrés espagnols et nord-africains. Cela faisait presque deux mois que la cellule morphopsycho sélectionnait les soldats du défi français et la liste des dix mille élus ne tarderait plus à être annoncée. On garderait mille remplaçants et on enverrait les autres grossir les réserves des banques d’organes, hormis quelques chanceux qu’on affecterait aux travaux dangereux comme l’entretien des centrales nucléaires ou la destruction des déchets dans les fours à très haute densité dressés le long du soixantième parallèle, dans le Nord canadien.

L’odeur d’iode et les couleurs pastel ravivaient chez Wang les souvenirs de son arrivée dans les Landes. Tout alors lui avait paru étrange, cette chaleur estivale à quelques centaines de kilomètres de la Silésie où l’on commençait à mourir de froid, ce paysage paradisiaque à côté duquel les faubourgs crasseux de Grand-Wroclaw semblaient tout droit sortis de l’enfer, ce vent venu du large qui colportait des senteurs de sel et de résine aussi agréables qu’étaient nauséabonds les effluves charriés par les vents de Pologne... Le regard brûlant de Zhao, rongé par la maladie, le brûlait de nouveau. Il lui semblait que le Chinois de Bratislava allait surgir d’une allée entre les blocs et se diriger vers lui de sa démarche chancelante. Il revoyait la haute silhouette de Kareem J. Abdull, le Gabonais, dont l’imposante stature et les qualités morphopsycho lui avaient valu le grade de capitaine de champ de la première armée d’Alexandre. Des pages de son passé étaient à jamais imprimées sur cette plage, sur ces pins, sur ces vagues.

« Ce sable... » commença Kamtay.

Wang l’invita à poursuivre d’un geste de la main.

« Mauvais pour apprendre à piloter les hélicoptères...

— Tu as déjà vu des appareils de ce genre ? demanda Belkacem.

— Le parrain de mon clan en possédait un qui datait de 2025. Un Huey ZW-2 C, un modèle américain. Un peu déglingué mais il volait encore, même s’il avait du mal à décoller d’un sol instable. Le baptême de l’air était la récompense suprême pour les hommes du clan. Quand il trouvait du carburant, le parrain en entassait plus de quinze dans le compartiment et il les emmenait faire un tour au-dessus du Mékong.

— Tu y as eu droit ? »

Une grimace déforma le visage du Laotien.

« Si j’avais été dans ses petits papiers, je n’aurais pas été obligé de passer en Occident.

— Rien ne t’obligeait à franchir le REM : tu aurais pu t’établir dans un pays voisin, au Cambodge, en Birmanie, ou même dans une province de l’ouest de la RPSR...

— On a tellement dit que je ressemblais à un singe que j’ai fini par devenir curieux...

— Quel rapport entre le sable et les hélicoptères ? insista Wang.

— Les pales provoquent un tel déplacement d’air que tout se met à voler alentour. Des grains de sable vont sans arrêt gripper les mécanismes et immobiliser les appareils. Sans compter les risques d’enlisement et d’explosion en vol.

— J’en parlerai à Frédric.

— Il ne t’écoutera pas. Ce gars-là est tellement imbu de lui-même qu’il préférerait crever plutôt que de devoir quelque chose à quelqu’un... »

Kamtay était plus près de la vérité qu’il ne le croyait.

« De toute façon, le COJU n’a pas encore arrêté les modalités du défi, intervint Belkacem. Peut-être qu’on ne sera pas obligés de monter dans ces foutus engins... »

Le sac sur l’épaule, ils se dirigèrent vers les bâtiments administratifs, situés à l’extrémité des baraquements. Ils avaient limité leurs effets personnels à leur trousse de toilette, une serviette éponge et quelques sous-vêtements. Étant donné que le bureau du défi distribuait sur place les uniformes d’été et d’hiver, ils n’avaient pas jugé nécessaire de s’encombrer de vêtements de rechange.

Des groupes s’exerçaient sur la plage sous le commandement des préparateurs physiques, sanglés dans des redingotes et coiffés de hauts-de-forme peu adaptés à leur fonction. Des Jaunes, des Noirs, des Blancs vêtus de maillots de corps et de caleçons exécutaient les mouvements avec zèle, de peur sans doute que toute manifestation de mauvaise volonté ne fût sanctionnée par l’extinction de leur voyant frontal. Leurs regards et la tension de leurs traits traduisaient à la fois la fatigue et l’inquiétude. Ils étaient passés de l’autre côté du REM poussés par l’espérance d’une vie meilleure – n’importe quelle existence aurait paru meilleure que la vie dans les provinces de la RPSR ou de la GNI – et ils se demandaient s’ils avaient suivi le bon embranchement, s’ils n’avaient pas vendu leur âme à cet Occident qui les avait marqués d’un sceau terrifiant. Ils prenaient conscience, sur le sable de cette plage, qu’ils ne seraient plus jamais des hommes libres, que cette servitude était pire que la pauvreté, pire que la faim, pire que la loi des néo-triades ou des religieux de La Mecque.

Même s’il n’avait pas encore pris connaissance des projets du réseau – un silence qui l’étonnait et le tracassait : la ruche albigeoise ne lui avait-elle pas affirmé qu’elle le tiendrait régulièrement informé de l’évolution de la situation ? –, Wang songea qu’ils se préparaient à combattre pour une cause qu’ils ne soupçonnaient pas. Les aboiements des préparateurs physiques dominaient les grondements des vagues et les piaillements des mouettes.

« Ils regrettent leurs taudis, leurs cases, leurs maisons, soupira Belkacem en désignant les groupes d’un ample geste du bras. Ils se rendent compte un peu tard que rien ne vaut l’amour de leur femme et de leurs enfants. L’Occident a imposé son modèle à la terre entière : la possession, l’identification aux valeurs matérielles. Démocratique à l’intérieur de ses frontières, totalitaire à l’extérieur... Il a séparé l’âme du corps comme il s’est séparé du reste de l’humanité. Il s’est nié lui-même : il n’y a pas plus d’esprit dans son paradis que d’amour dans le cœur d’un hezbollah. Sa puissance économique et sa maîtrise de la technologie ont fasciné les peuples du deuxième monde, qui ont été assez fous pour jeter leurs traditions aux orties.

— La colonisation, renchérit Kamtay. Les forts ont toujours raison. Les néo-triades et les religieux ne valent guère mieux que les Occidentaux.

— Ce sont des poussières d’empire, des vestiges abandonnés par les anciens maîtres, des valets qui se sont installés dans le lit encore chaud. Ils maintiennent leurs propres peuples dans l’ignorance et la peur, ils exploitent cette tendance de l’être humain à identifier sa puissance à ses possessions, ils perpétuent à leur manière le mirage occidental.

— L’Occident cessera bientôt d’être un mirage », murmura Wang.

Le Laotien et le Soudanais le dévisagèrent d’un air soupçonneux.

« Tu ne serais pas du genre à cacher des choses aux amis ? lança Kamtay. Déjà que tu t’es bien gardé de nous parler de ta petite escapade en Angleterre...

— Nous n’avons pas cherché à t’espionner ! intervint précipitamment Belkacem. J’avais oublié un vieux bouquin chez toi le soir du 4... »

Wang se souvint de ce livre à la couverture jaunie que le Soudanais avait trouvé dans la cave d’un immeuble. Un traité philosophique d’un certain Romual Libor, un écrivain du XXIe siècle qui démontrait que l’espèce humaine devrait accepter de muter si elle voulait accéder à une connaissance supérieure, qu’elle devrait se modifier génétiquement afin de se débarrasser de ses réflexes reptiliens.

« Nous sommes revenus sur nos pas et nous t’avons aperçu dans la rue Madame-de-Sévigné, poursuivit Belkacem. Nous t’avons suivi jusqu’à la gare de la FENE. Nous t’avons vu prendre un subterraneus à destination de Londres.

— Comme nous avions peur d’être repérés par notre ange gardien, ajouta Kamtay en montrant son voyant frontal, nous sommes restés sur le quai... »

Wang avait tenu à rendre une visite à Lhassa avant les quatre mois d’isolement imposés par les Jeux Uchroniques (et même davantage, si on incluait la durée des combats sur l’île des Jeux). Elle se remettait progressivement du choc causé par la révélation de sa stérilité. Elle était certes passée à dix cigarettes par jour, ce qui faisait dire à Lord Bayfield qu’elle expulsait pour l’instant autant de détresse que de fumée, mais qu’elle retrouverait un rythme normal dès qu’elle aurait fini le deuil de sa maternité. Ils s’étaient aimés avec une ferveur décuplée par la perspective de leur séparation.

« Je reviendrai bientôt te chercher », lui avait-il déclaré avant de partir.

Elle lui avait enfoncé ses ongles dans le poignet, alarmée par le masque de gravité qui était tombé sur ses traits et que sculptait la lumière pâle du petit matin.

« Fais attention à toi, Wang. Je ne veux pas te perdre...

— Ces Jeux changeront peut-être la face du monde. Quoi qu’il arrive, garde l’espoir. »

Elle lui avait tendu l’éléphant familial.

« Prends-le : il m’a protégée pendant ces quatre années. Il te portera chance. Tu en as davantage besoin que moi. »

Il avait refermé les doigts sur la petite statuette.

« Je te le rapporterai dès que possible... » avait-il murmuré d’une voix brisée par l’émotion.

Il avait eu l’impression, en glissant l’éléphant dans sa poche, d’être investi de l’énergie de ses ancêtres, de l’énergie de grand-maman Li, de l’énergie de toutes les générations qui s’étaient succédé sur les rives de la Nysa. Il n’avait pas croisé Lord Bayfield dans le couloir du premier étage, ni dans l’escalier ni dans le salon du rez-de-chaussée. Il avait regretté l’absence du vieil homme, certain qu’il ne reverrait plus ce grand-père de hasard qui, comme grand-maman Li, soufflait sur les braises d’une tradition sur le point de s’éteindre.

Machinalement, ses doigts vinrent caresser le petit éléphant enfoui dans sa poche.

« Vous avez bien fait de ne pas me suivre jusqu’en Angleterre, dit-il avec un sourire. Ne vous faites pas de souci pour moi : je n’ai pris aucun risque.

— Content de l’apprendre ! fit Kamtay d’un ton acrimonieux. Nous, nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit ! Nous n’avons pas oublié qu’ils ont voulu te tuer à Jérusalem. »

Du pied il frappa rageusement le sable et souleva une gerbe ocre qui retomba en pluie devant lui.

« Tu as trouvé le moyen d’éteindre ton voyant frontal ? demanda Belkacem. Comme sur l’île des Jeux ?

— Je vous demande encore un peu de patience, répondit Wang. Je vous donnerai bientôt toutes les explications. Je peux seulement vous dire que ces Jeux seront les derniers, que nous accomplirons bientôt le grand rêve de Zhao... »

Bien que frustrés par ses paroles sibyllines, le Laotien et le Soudanais n’osèrent plus lui poser de questions. Ils savaient eux aussi, pour avoir affronté les pouvoirs religieux et néo-triadin de leur pays natal, que le secret était le meilleur garant du succès.

 

Ils s’installèrent dans le bloc A2 réservé au capitaine de champ, à ses lieutenants et à leurs remplaçants. Ces derniers n’avaient pas encore été sélectionnés. Le permanent du bureau à qui ils remirent leur ordre de mobilisation leur précisa que la liste définitive d’aptitude serait établie et proclamée dans deux jours. Frédric Alexandre, les responsables du bureau et la cellule morphopsycho au grand complet s’affairaient pour l’instant à effectuer les tests de première impression.

« Deux jours seulement pour passer vingt mille hommes en revue ? s’était étonné Wang.

— Les morphopsychos et les membres du bureau ont commencé il y a dix jours, avait répondu le permanent. Frédric est venu les rejoindre avant-hier. »

Il avait ajouté d’un air important qu’on espérait la visite du président Freux et de ses conseillers.

« Et les hélicos ? avait demandé Kamtay. Ils seront prêts dans combien de temps ?

— Le COJU n’a pas encore arrêté les modalités du défi... On attend sa communication pour le 20 de ce mois.

— Ça ne se fabrique pas comme des bouts de ferraille ! maugréa le Laotien. Il faut des heures et des heures pour apprendre à piloter ce genre d’engin ! Riche idée que notre stratège a eue là ! Le bureau aurait déjà dû mettre en route les chaînes de fabrication... »

Les yeux sévères du permanent l’avaient dissuadé de poursuivre dans cette voie. Il n’était qu’un immigré après tout, une ampoule qu’on pouvait éteindre à tout moment.

Le soir, après le dîner servi par deux Afghans, ils déambulèrent entre les blocs et firent connaissance avec des ressortissants de la GNI qui, apprenant qu’ils avaient participé à deux guerres uchroniques, les abreuvèrent de questions auxquelles ils répondirent de façon évasive, évitant d’entrer dans le détail pour ne pas saper le moral de leurs interlocuteurs, omettant leur propre rôle dans le déroulement des combats. Lorsqu’il sut qu’il risquait la mort au cours de ces Jeux si mal nommés, un jeune Tunisien éclata en sanglots et cria qu’il refuserait de prendre les armes.

« Je ne te le conseille pas, dit Belkacem. Tes chances de survie seront supérieures si tu es retenu dans l’armée de Frédric Alexandre...

— Pourquoi ? Qu’est-ce que deviennent les autres ?

— Des donneurs d’organes... »

Le Tunisien cracha quelques mots d’arabe d’où Wang réussit à extraire le mot « Occident ». D’autres Nord-Africains se mêlèrent à la conversation, et bientôt plus de trente hommes se rassemblèrent dans l’allée qui séparait deux rangées de blocs. La discussion dégénéra rapidement, des injures fusèrent dans la nuit, des horions furent échangés, une rixe éclata. Comme certains d’entre eux s’exprimaient en frenchy, Wang comprit qu’ils se battaient parce qu’une vieille querelle opposait les deux provinces d’Afrique du Nord dont ils étaient originaires, la Lybie et la Tunisie, et qu’ils sautaient sur les moindres occasions pour régler leurs comptes. Il tenta de les raisonner, de les séparer, mais, emportés par la haine, ils refusèrent de l’entendre. L’irréparable se produisit au bout de quelques minutes : les voyants frontaux des plus vindicatifs cessèrent tout à coup de briller et ils s’effondrèrent sur le sable de l’allée. Il fallut que six d’entre eux s’éteignent pour que les autres daignent enfin prendre conscience de la stupidité de leur attitude.

« Bande de crétins ! siffla Belkacem, les yeux hors de la tête. Vous n’êtes ni en Lybie ni en Tunisie mais en Occident, où tout le monde se fout de vos disputes ! »

Ils baissèrent les yeux puis s’éparpillèrent après avoir jeté un ultime regard aux cadavres.

 

Wang contemplait la surface noire et grondante de l’océan. Un rêve hideux l’avait jeté hors du lit en plein milieu de la nuit. Il s’était levé sans réveiller ses deux compagnons qui dormaient à poings fermés dans les deux lits voisins du sien, avait ramassé ses vêtements, était sorti du bloc et s’était rhabillé dans l’allée. Ses pas l’avaient spontanément porté vers la plage. Il avait retiré ses chaussures et remonté les jambes de sa combinaison pour marcher dans les vagues. Les nuages occultaient les étoiles et libéraient d’épaisses gouttes de pluie. Les météorologues programmaient pendant la nuit les précipitations nécessaires à l’irrigation des cultures et au renouvellement des nappes phréatiques. Il avait fini par s’habituer à cette étonnante maîtrise d’éléments qui semblaient incontrôlables pour les trois quarts de l’humanité. Grand-maman Li disait que les Occidentaux finiraient par se brûler les ailes à force de se prendre pour des dieux.

Il appréciait la fraîcheur de l’eau qui lui cinglait le visage et transperçait le coton de sa combinaison. Le vent soufflait en rafales et arrachait des langues d’écume aux vagues. Cette promenade au milieu des éléments déchaînés lui donnait une sensation enivrante de liberté, une impression formidable d’avoir les pieds sur la terre et la tête dans le ciel, d’être un pont jeté sur l’espace.

Il marcha environ deux kilomètres avant de faire demi-tour. C’est alors qu’il la vit, frêle silhouette dont la blancheur écartait les ténèbres. Il crut d’abord qu’un spectre s’était échappé du monde des esprits pour venir le tourmenter, puis il s’aperçut que c’était une femme. Elle avançait vers lui, parallèlement à l’océan, évitant par des pas de côté les langues froides et mousseuses des vagues.

Il la reconnut lorsqu’elle fut parvenue à moins de dix mètres de lui. Elle avait passé une robe droite et blanche qui lui rappelait les vêtements funèbres des femmes asiatiques de Grand-Wroclaw. La pluie de plus en plus dense plaquait l’étoffe sur son corps. Ses cheveux soulevés par le vent volaient autour de sa tête. Elle s’immobilisa face à lui et le dévisagea. La nuit effaçait le bleu pâle de ses yeux.

« Je te cherchais, Wang. »

Elle avait été obligée de crier pour dominer le tumulte de l’océan, le crépitement de la pluie, les sifflements du vent.

« Comment m’avez-vous trouvé ? demanda Wang.

— Je surveillais la porte de ton bloc. Je savais que tu aurais des insomnies et que tu viendrais chercher le calme sur la plage.

— On peut vraiment deviner ce genre de choses ? »

Aliz essuya son visage d’un revers de manche, écarta les mèches collées sur ses joues.

« Je suis morphopsycho. J’ai perfectionné les mécanismes de l’étude comportementale enseignée par mes maîtres. J’ai découvert des applications qu’ils n’auraient même pas imaginées. Je sais dans quelles circonstances un individu souffrira de troubles du sommeil.

— Ça fait pourtant un bon moment que nous ne nous sommes pas vus...

— Presque un an. Mais il m’a suffi d’une seule observation pour établir des prévisions sur quarante-huit mois... Un autre de mes apports à la morphopsycho. Je sais également que tu as eu des rapports sexuels fréquents ces douze derniers mois. Et que tu te prépares à une mission qui dépasse le cadre des Jeux Uchroniques. »

L’air ahuri de Wang lui arracha un sourire. Elle s’avança d’un pas, leva le bras, lui caressa la joue. Ce geste d’affection le surprit autant que ses paroles.

« Rassure-toi : j’ignore le nom de la femme à qui tu réserves tes faveurs. Tes amis contrôlent les satellites transmatériels, détournent les images, détruisent les fichiers.

— Qu’est-ce que vous me voulez exactement ? »

L’acrimonie de sa question parut la déconcerter. Elle baissa le bras et resta un long moment immobile, comme pétrifiée par sa robe de plus en plus détrempée, de plus en plus empesée.

« Je veux seulement te prévenir...

— Me prévenir ? Vous qui avez essayé de me tuer ? »

Elle leva sur lui ses yeux blanchis par l’obscurité.

« Ils le savent donc ? » murmura-t-elle dans un souffle.

Sa voix à peine audible fut emportée par une bourrasque. Il se mordit les lèvres, conscient qu’il avait commis une erreur en dévoilant les secrets de la ruche.

« Ne te fais pas de souci pour eux, dit-elle. Je ne cherche pas à les connaître, encore moins à les détruire. Je gage d’ailleurs qu’ils écoutent notre conversation s’ils t’ont choisi comme allié. Je me doute qu’ils sont issus de ces réseaux sensolibertaires dont l’ONO persiste à nier l’existence mais qu’elle combat en secret. »

Les gouttes tintaient sur la plaque métallique rivée à sa nuque.

« Tu sais également pour Frédric, n’est-ce pas ? C’est lui qui m’a demandé de mettre en scène ton assassinat dans la ville arabe de Jérusalem. Il te hait parce que tu es ce qu’il n’est pas, un véritable guerrier, un homme qui joue sa vie sur chacun de ses actes. J’ai sélectionné les six immigrés qui réunissaient les qualités nécessaires à l’exécution de cette besogne mais, avant même qu’ils ne partent en Israël, je savais qu’ils échoueraient, je savais ton potentiel énergétique supérieur au leur.

— Pourquoi les avoir expédiés à Jérusalem, en ce cas ?

— Parce que l’axe anglophone de l’ONO m’a encouragée à le faire. C’était pour lui une excellente opportunité de se débarrasser de l’élément qui avait précipité la défaite de ses deux représentants, de prendre un avantage décisif pour les prochains Jeux.

— Ces gens-là n’ont pas besoin de vous pour me tuer...

— La France a toujours gardé le contrôle de la police supranationale. Si les anglophones t’avaient éliminé, l’enquête aurait réussi à démontrer leur responsabilité, et ils auraient perdu leur nouvelle alliée, l’Allemagne, qui s’apprête à voter la proposition américaine de réforme de la constitution de l’ONO. »

Elle fixa les vagues qui se fracassaient sur la grève et réprima un frisson. Ses cheveux alourdis restaient maintenant collés sur son front, ses joues et son cou.

« L’enquête n’a pas réussi à démontrer la responsabilité de Frédric, objecta Wang.

— Bien sûr que si ! répondit-elle. La commission a remis son rapport au président Freux, qui lui a ordonné d’étouffer l’affaire.

— Et votre propre participation à...

— Freux se doutait depuis toujours que je roulais pour les anglophones. Il m’a demandé de continuer à leur fournir des informations triées par les cellules élyséennes chargées des relations avec l’ONO. Cependant, rien ne m’oblige à lui transmettre les renseignements que me confient les anglophones...

— Qu’est-ce qui vous a poussée à travailler pour eux ? »

Elle haussa les épaules.

« Je croyais être intéressée par le pouvoir, mais la promesse d’un poste de permanente à l’ONO me laisse froide. Et je me contrefous de l’argent... Peut-être une jouissance mentale de morphopsycho, la perversité d’un jeu qui me permettait d’étudier les complexités du comportement... L’être humain est si compliqué.

— Vous prétendiez tout à l’heure le deviner facilement...

— Ses réactions primaires, sa psychologie sociale, ses dérèglements organiques... Mais à force de me pencher sur les enveloppes, à force d’étudier les apparences, j’ai oublié d’explorer cette partie qui reste mystérieuse et qu’on appelle l’âme. Je croyais posséder le monde, je n’ai embrassé que le vide. J’étais emplie d’orgueil, j’avais l’intention de laisser une trace dans l’histoire, de créer une école de morphopsycho qui porterait mon nom, et puis je t’ai connu, Wang, et tu as bouleversé mes certitudes... »

Il crut discerner des larmes parmi les gouttes de pluie qui lui sillonnaient le visage.

« Je me suis rendu compte que j’avais passé toute ma vie à occulter cette partie de moi-même qui m’effrayait... qui m’effraie encore, comme la plupart des Occidentaux. Je me suis enfermée dans des faux-semblants comme ils s’enferment dans leurs sensors. Coupés d’eux-mêmes, ils ne peuvent envisager qu’un monde coupé de lui-même. Tu m’as remise sur le chemin de mon être mais j’ai lutté, j’ai résisté, et maintenant que je me plie enfin à l’évidence, il est trop tard... Trop tard ! »

Elle avait hurlé ces deux mots avec une force telle que la symphonie des éléments parut perdre de sa puissance. Elle releva sa robe et la fit passer par-dessus sa tête, dévoilant ce corps aux formes droites qui avait refusé de s’épanouir.

Elle ne portait ni sous-vêtements ni chaussures. La fraîcheur blessante de la pluie hérissait sa peau et rétractait la pointe de ses seins. Elle jeta sa robe sur le sable puis, sans cesser de le fixer, elle plaça les mains derrière la tête dans l’attitude d’une femme qui dénoue son chignon.

« Je voulais te prévenir avant de partir. Les anglophones mijotent un sale truc. Je ne sais pas quoi exactement, un coup d’État militaire, une reprise en main de l’ONO... »

Il vit quelque chose tomber derrière elle, un objet lourd, concave, d’où saillaient une multitude de fils aux extrémités luisantes... La plaque métallique de son occiput.

« Leur complot a un rapport avec les Jeux. Ils se servent de toi, Wang... Bonne chance. »

Elle leva de nouveau la main vers son visage, suspendit son geste avec une expression de regret, se détourna avec brusquerie, s’avança d’une allure résolue dans les vagues. En dépit de l’obscurité et du rideau ajouré de ses cheveux, il distingua nettement l’ouverture béante en bas de son crâne, les reliefs blanchâtres de son cerveau, la puce bioélectronique sertie entre les deux hémisphères de son cervelet.

Elle marcha dans l’océan jusqu’à ce qu’une vague la recouvrît. Enfoncé jusqu’aux chevilles dans le sable humide, fouetté par la pluie et les embruns, il n’essaya pas de la secourir. La mort faisait partie des embranchements possibles. Il attendit encore une dizaine de minutes avant de prendre le chemin du retour. Trempé jusqu’aux os, il abandonna derrière lui la robe, la plaque métallique, et regagna d’un pas rapide le bloc A 2.

 

L’océan recracha le cadavre d’Aliz le lendemain. Ce fut un groupe de recrues qui le découvrit enfoui dans le sable, le cerveau à demi sorti du crâne. On retrouva sa robe et son casque morphopsycho cinq cents mètres plus loin. Les membres du bureau et ses collègues présumèrent qu’elle avait été prise d’une soudaine – et stupide – envie de se baigner en pleine nuit et qu’elle avait été happée par les courants du large.

« Elle n’aurait pas retiré son casque pour aller se baigner ? fit observer quelqu’un.

— Elle n’était pas dans son état normal ces derniers temps... » dit un autre.

Personne ne la pleura, mais Wang pria ses ancêtres d’accueillir avec compassion son âme enfin libérée de sa prison charnelle.