CHAPITRE VIII
 HISTOIRES OCCIDENTALES

Choisis bien tes partenaires. Être entouré d’amis ne t’empêche pas d’être seul. C’est alors qu’il te faut renforcer ta vigilance. Ils ne s’allient pas à toi pour t’aider mais pour atteindre leur propre but à travers toi. Cherche donc à poursuivre ton but à travers eux. Garde à l’esprit que vous êtes seulement liés par l’intérêt.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li maman Li.

 

« L

 ruche souhaite la bienvenue à Wang, petit-fils de grand-maman Li.  »

Wang observa les passerelles superposées, reliées entre elles par des toboggans, les compartiments de forme ronde, la sphère centrale et suspendue d’une vingtaine de mètres de diamètre, où était apparue l’image de grand-maman Li assise sur son fauteuil à bascule, mais il demeura incapable de déterminer d’où avait jailli la voix puissante, vibrante.

Depuis qu’il était entré dans ce bâtiment, il oscillait en permanence entre étonnement, curiosité et dégoût. Quelques minutes plus tôt, Delphane avait pianoté un code sur un clavier de poche et le mur de la grange s’était escamoté dans un chuintement prolongé. Ils s’étaient engagés dans un couloir abondamment éclairé mais où ne brillait aucune ampoule. L’odeur, indéfinissable, lui avait rappelé les effluves des cimetières d’épaves de Silésie, rongées par la rouille et les pluies acides en provenance des provinces de l’Est.

Une porte blindée les avait accueillis après dix minutes de marche dans le boyau de béton. Elle s’était ouverte après qu’ils eurent tous les deux décliné leur identité à voix haute. Ils étaient entrés dans une immense salle entièrement occupée par une structure qui dégageait une impression contradictoire de désordre et d’harmonie. Wang présuma que la grande sphère transparente avait été placée au centre exact de la construction. Des traits lumineux la traversaient parfois, qui éclaboussaient les passerelles et les toboggans proches. Elle semblait régner sur une toile d’araignée en plusieurs dimensions, non seulement sur les formes géométriques qui convergeaient vers elle de tous les côtés, mais également sur les êtres monstrueux qui remuaient faiblement dans les compartiments.

Wang en avait aperçu quelques spécimens en parcourant la passerelle qui partait du sol et montait en pente douce vers la sphère. Corps et membres atrophiés, yeux minuscules, crânes chauves, peau glabre, presque translucide, protubérances de chair semblables à des antennes d’insecte... Ils n’avaient plus grand chose d’humain, mais ils avaient gardé les vestiges de leurs organes sexuels. Incapables de se tenir sur leurs jambes, ils restaient en position assise ou couchée, comme s’ils se désintéressaient des deux visiteurs. Ils ne prononçaient aucune parole intelligible, ils émettaient des murmures à peine audibles ponctués de claquements et de soupirs. Ils suscitaient en Wang un dégoût identique à celui qu’il avait ressenti devant un vieux Chinois de Grand-Wroclaw en train d’avaler des vers de terre dont les queues annelées dépassaient de sa bouche. Il lui paraissait inconcevable que ces êtres métamorphosés en larves pussent avoir une quelconque influence sur l’avenir et lui être utiles à quelque chose.

Delphane contemplait la sphère avec de l’adoration dans les yeux. Le regard confiant d’un enfant envers sa mère.

« Ton visage nous informe que tu doutes de notre efficacité, reprit la voix. Il ne faut pas se reposer sur les informations que captent les sens. Les agents des grands bouleversements œuvrent à des niveaux parfois si subtils que ni l’ouïe ni la vue ni l’odorat ni le toucher ni le goût ne peuvent les détecter. »

Des images défilaient à l’intérieur de la sphère. Qu’elles fussent concrètes ou abstraites, elles s’accordaient à la perfection aux intonations de la voix, comme chargées d’illustrer les paroles de la ruche ou, mieux encore, de les compléter. Le vol d’un papillon aux couleurs somptueuses s’acheva sur un spectacle de terres inondées, dévastées.

Interloqué par la vitesse et la justesse avec lesquelles on avait deviné ses pensées, Wang s’astreignit à présenter un visage neutre, vierge de toute expression.

« Nos analyses sont plus fines que celles des morphopsychos, ajouta la voix avec une pointe d’ironie. Elles ne se basent pas seulement sur les expressions, mais également sur les modifications chimiques de la peau. »

Wang aperçut son visage à l’intérieur de la sphère, grossi des dizaines de fois. Des ondes émanaient des pores de sa peau, composaient des figures géométriques complexes et changeantes. C’était la première fois qu’il s’observait de la sorte, et il prit conscience qu’il ne s’était jamais perçu tel que les autres le voyaient, et que, même s’il s’était contemplé souvent dans les miroirs, il s’était fabriqué une image intérieure qui ne correspondait pas à la réalité.

« Nous savons par exemple que tu as voulu expérimenter les relations naturelles avec Delphane. »

Deux corps enlacés sur l’herbe, éclairés par la lune... Elle avait gardé ses chaussures, un détail qui ne l’avait pas marqué sur le coup mais qui donnait une allure insolite à la scène.

« Ce n’est pas lui qui a voulu, mais moi », intervint Delphane.

Elle s’adressait à la sphère comme à un interlocuteur humain. Elle paraissait fascinée par les éclats de lumière qui ponctuaient chacun de ses mots.

« Le réseau ne te juge pas, Delphane. Tu es libre de tes actes comme Wang est libre des siens.

— Libre ? s’écria Wang. Qu’est-ce que vous faites de ça ? »

Il désigna son voyant frontal d’un geste furieux. Des éclairs d’un bleu électrique avaient ponctué son éclat.

« Un être humain est toujours libre quelles que soient les circonstances. L’embranchement est le principe de base de la vie. Tu étais libre d’accepter les contraintes imposées par l’Occident ou de les refuser. Libre de décapiter ton ami iranien ou de laisser quelqu’un d’autre le faire. Libre de donner suite aux propositions de l’officier letton ou d’y couper court. Libre de céder à Delphane ou de la repousser.

— Libre de vivre ou de mourir... grommela Wang.

— Tu as choisi de privilégier les embranchements qui débouchent sur la survie. D’autres préfèrent la mort. Les deux cas de figure sont respectables. »

La sphère s’emplissait de véritables fresques animées où des hommes vociférants se substituaient à des amoncellements de corps inertes, où une tête ensanglantée roulait sur l’herbe brûlée du veld, où un homme à la blancheur cadavérique s’affaissait silencieusement, un sabre planté en travers du corps.

« Quel genre de choix avaient-ils, les gens contaminés par le dragon nucléaire qu’on a enfermés dans les fours pour les brûler ? » cracha Wang, qui ne cherchait plus à masquer son exaspération.

Des files d’hommes, de femmes et d’enfants dévêtus, difformes. Des têtes énormes, disproportionnées, trois ou quatre jambes, des moignons à la place des bras, des plaques noires sur le dos, des plaies suppurantes, toute la résignation du monde dans les yeux. Encadrés par des cordons de soldats armés de mitraillettes, ils marchent la tête basse vers les gueules béantes de gigantesques fours dressés au milieu des collines silésiennes. Les cheminées crachent une fumée noire qui dérobe la lumière du jour. Ces images de désolation emplirent de cendres le cœur de Wang. Le grand-père de grand-maman Li avait peut-être été l’un de ces bourreaux qui expédiaient ces pauvres bougres dans ces horribles mouroirs.

« Ils ont eu le choix de leur mort, reprit la voix. Ils auraient pu sortir de la file et courir jusqu’à ce qu’une rafale de mitraillette les couche. Ils ont peut-être prié pour leurs bourreaux ou maudit la race humaine.

— D’où tenez-vous ces images ?

— De nos archives. Nous captons et conservons en mémoire tout ce que nous transmettent les yeux du ciel, les satellites.

— C’est comme ça que vous connaissez grand-maman Li ?

— Nous nous intéressons à tout ce qui te concerne.

— En quoi est-ce que je vous intéresse ? Qui êtes-vous ? »

Il avait hurlé ces deux questions, incapable de contenir plus longtemps l’agressivité que déclenchait en lui l’atmosphère morbide de cette salle de cauchemar. À nouveau, des éclairs bleus zébrèrent les passerelles proches.

« Nous avons omis de nous présenter. Pardonne-nous d’être des hôtes aussi négligents, Wang. Nous appartenons à une organisation appelée le réseau sensolibertaire. Nous sommes répartis en ruches de plus ou moins grande importance, disséminées dans tout l’Occident et dans certains pays du deuxième monde, l’Inde, la Chine, l’Australie. Les gouvernements nationalistes occidentaux du début du XXIe siècle nous ont interdits et nous sommes depuis lors entrés dans la clandestinité. Nous avons été pourchassés, certains d’entre nous ont été exécutés ou sont passés dans l’autre camp, mais nous sommes parvenus à créer les arches – premier nom des ruches – et à établir un monde parallèle, souterrain, basé sur l’échange permanent des données. Tu as l’impression qu’une seule voix s’adresse à toi en cet instant précis, mais c’est l’ensemble du réseau qui te parle. Nous formons – pour illustrer nos propos par une image concrète – un seul cerveau, les ruches sont nos organes, et la matrice notre organe de communication. »

Les images défilaient à une cadence accélérée à l’intérieur de la sphère mais, bien que leur fréquence les amenât parfois à se superposer, Wang distinguait avec netteté chacune d’elles, comme si les capacités de perception de son cerveau s’étaient brusquement accrues. Il voyait des milices débouler dans des caves, briser du matériel à coups de crosse, massacrer des hommes et des femmes reliés entre eux par des plaques métalliques et des fils conducteurs qui ressemblaient aux capteurs des modèles anciens de sensors.

« Quel rapport entre vous et moi ? Vous n’êtes plus tout à fait des... des hommes.

— Les gouvernements du début du XXIe siècle nous considéraient déjà comme des monstres. Nous leur faisions peur, autant par notre aspect physique que par les conséquences de notre mutation. Nous n’étions pas contrôlables, donc dangereux.

— Les gens... normaux étaient contrôlables ?

— L’économie occidentale, surnommons-la la “Pieuvre” en référence à la mafia italienne dont elle s’inspirait sur bien des points, avait programmé une mainmise totale sur la population mondiale à la fin du XXe siècle. Grâce à ses propres services secrets et à son système de fond monétaire international, elle avait fomenté des troubles un peu partout dans le monde et fait en sorte que les nations surendettées ne puissent plus satisfaire les exigences de leur population. Elle comptait mettre en place un gouvernement unique, centralisé, basé sur le profit économique, et contrôler l’ensemble de la population grâce aux traceurs biologiques injectés en même temps que les vaccins préconisés par l’Organisation mondiale de la santé... »

Une seringue en gros plan, une injection. Une fillette s’effondre, victime d’un collapsus.

« Des traceurs biologiques ? s’étonna Wang.

— Des micropuces fabriquées avec des protéines vivantes. Non seulement elles servaient à identifier et suivre l’individu dans tous ses déplacements – d’où leur surnom de traceurs – mais elles permettaient également de court-circuiter la conscience individuelle et, donc, via les micro-ondes expédiées depuis les satellites, d’influencer la mémoire, les pensées et le comportement de milliards d’êtres humains. Les crises économiques, les conflits meurtriers organisés sur les cinq continents, une armée multinationale qui apparaissait comme le seul recours, la psychose entretenue par l’OMS sur la santé, tous ces éléments se combinaient pour favoriser l’avènement d’un pouvoir qui n’avait rien de démocratique...

— Quel était le but de ce gouvernement ?

— La logique économique. Le concept des élites, cher aux religions monothéistes. Quelques-uns au paradis, les autres en enfer... Certains ont affirmé que la Pieuvre avait vendu son âme à des civilisations d’origine extraterrestre, mais jamais nous n’avons pu avoir la confirmation de l’information. Tout semblait réuni pour la phase terminale d’un projet ébauché au milieu du XXe siècle et bâti sur le socle très ancien de l’exploitation humaine. C’était sans compter sur le chaos, sur les réactions secondaires, imprévisibles, déclenchées par toute intention et/ou toute action, comme ces tempêtes provoquées dans l’hémisphère sud par le vol d’un papillon dans l’hémisphère nord. Le chaos s’est manifesté de trois manières : le refus de bon nombre de scientifiques et d’intellectuels de l’époque d’apporter leur collaboration à cet asservissement général de la population, l’émergence des gouvernements nationalistes dans les pays d’Europe occidentale et le développement spectaculaire des intégrismes religieux. Trois réactions diamétralement opposées, l’une humaniste, l’autre opportuniste, la troisième rétrograde, mais provenant d’un même réflexe collectif de défense, d’identité. Les votes des électeurs ont pris de vitesse tous les analystes économiques et politiques de l’époque, et probablement les agents des organisations inféodées à l’ONU, elle-même noyautée par la Pieuvre. Le chaos, c’est aussi le retard pris par les multinationales dans la mise au point des traceurs biologiques, le retard pris par l’OMS dans les campagnes de vaccination sur les différentes épidémies du sida. Un atermoiement qui les a empêchées d’injecter les biopuces et d’influencer, via les ondes satellite, le vote des électeurs français, allemands, italiens, bénéluxiens... »

Wang voyait à présent des électeurs qui saisissaient le nom de leur candidat sur les claviers d’ordinateurs, des drapeaux nationaux déployés sur les balcons et les toits des bâtiments publics, des hommes qui levaient les bras pour saluer la foule de leurs partisans, des prêtres qui exhortaient les assemblées de fidèles.

« Les opposants à l’avènement d’un pouvoir de type mafieux, totalitaire, s’étaient déjà constitués en réseau indépendant et avaient jeté les bases de ce qui allait devenir le mouvement sensolibertaire. Constitué des plus brillants scientifiques de l’époque, d’artistes, d’anarchonautes, de pirates, d’opposants politiques, d’infomystiques, le réseau mit au point la communication sensorielle, le concept du “global sens”, l’échange de données, l’abolition du langage au profit de l’interaction neuronale. Les résidents des premières arches utilisaient les antiques autoroutes numériques pour correspondre d’un site à l’autre et des capteurs pour relier tous les membres du groupe. Ces séances de communication étaient surnommées les “don-sens”. Le réseau parvint rapidement à pirater les satellites et les puissants émetteurs de micro-ondes disséminés à travers le monde, et à contrecarrer l’influence des services secrets qui n’avaient pas renoncé à imposer une dictature basée sur la puissance économique. »

La ruche marqua un temps de pause pour laisser à Wang et à Delphane le temps de s’imprégner de ses paroles. Des formes et des couleurs sans cohérence apparente se succédèrent sur la paroi transparente de la sphère. Les deux visiteurs se sentirent immédiatement apaisés, comme enveloppés par une douce brise.

« Je ne vois toujours pas le rapport entre vous et... commença Wang.

— La patience est la vertu première de tout adepte du Tao, l’interrompit la voix.

— Ma grand-mère dit que le Tao de la Survie n’est pas le véritable Tao.

— Ta grand-mère est plus intelligente que tu ne le crois. Elle a trouvé le moyen de te transmettre un enseignement millénaire par le biais d’une pédagogie pratique. »

La tête de grand-maman Li occupa toute la sphère. Ses cheveux blancs, ses rides, les minces fentes de ses yeux, ses paupières lourdes et flétries émurent Wang aux larmes.

« Une véritable course technologique s’engagea à partir de 2020 entre le réseau d’une part, la Pieuvre et ses alliés d'autre part – la mafia, la CIA, le Mossad israélien, Interpol, l’Église romaine... Ces derniers infiltrèrent les services secrets des gouvernements nationalistes et tentèrent par tous les moyens d’anéantir le réseau. Ils repérèrent et détruisirent certaines arches, tuèrent des sensolibertaires, en convertirent quelques-uns pour créer la cyberlice, une sorte de police sensorielle chargée de noyauter les arches... »

Des personnages aux visages blêmes, aux membres grêles, atrophiés. Les premiers maillons de la chaîne de mutation, les traîtres à qui on a promis de reconstituer leur apparence humaine à l’issue de leur mission.

« Parallèlement, les gouvernements d’Europe occidentale entreprirent le nettoyage ethnique promis lors de leur campagne électorale. Des lois édictées en France, en Allemagne, en Italie, dans le Bénélux... contraignirent les populations à se présenter devant des analyseurs généalogiques. On remonta jusqu’à la troisième génération pour opérer un impitoyable tri et on procéda aux premières expulsions. Les forces de police chargées des reconduites se heurtèrent à une résistance organisée et de terribles batailles éclatèrent dans les villes à forte densité immigrée. Des exécutions massives firent des centaines de milliers de morts. »

Des hommes, des femmes, des enfants, face à un peloton d’exécution. Les bras suppliants des mères se tendent vers les fusils. Les enfants ouvrent de grands yeux effarés. L’officier aboie un ordre. Une déflagration assourdissante. Les corps s’affaissent lentement sur le béton ruisselant de sang.

« Ces opérations de nettoyage durèrent plus de quinze ans. Les morts se comptèrent par dizaines de millions. Appuyés par les Églises, les nationalistes déclarèrent ensuite illégaux tous les réseaux libres, comme l’HNW, l’HypraNetWorld, et réservèrent les canaux disponibles aux médias qui reprirent à leur compte les travaux des transfuges du réseau sensolibertaire. Hormis l’Angleterre, alliée historique de l’Amérique du Nord, les nations européennes constituèrent une nouvelle entité politique appelée SNE, la Société des nations européennes, réalisant l’ancien rêve des hommes politiques du XXe siècle qui avaient œuvré pour la construction d’une Europe fédérale. À cause de la politique d’expulsion, les relations s’envenimèrent entre la SNE et le Maghreb, l’Afrique noire, les pays du Moyen-Orient, certains pays de l’Europe de l’Est. Les groupes islamiques, les mafias russe et africaine organisèrent des expéditions punitives, orchestrèrent des campagnes d’attentats qui conduisirent à un renforcement des frontières et à une intensification de la surveillance satellite. C’est à cette époque, vers 2035, que la SNE lança le programme ultrasecret “Isola”, la conception et la réalisation d’une barrière qui l’isolerait du reste du monde – comme sur une île, d’où ce nom d’Isola. Avec la bénédiction des Églises, catholique, juive, protestante, les gouvernements européens remettaient au goût du jour le fantasme de l’apartheid sud-africain du XXe siècle, lui-même inspiré par l’Église réformée hollandaise : les Blancs feraient de leur espace un havre de paix et de prospérité tandis que les autres races resteraient livrées à elles-mêmes. Les transfuges du réseau sensolibertaire appuyèrent les chercheurs français et donnèrent à ces derniers une longueur d’avance sur leurs collègues allemands ou bénéluxiens. Le Japon avait été englouti en l’an 2022 par un gigantesque raz-de-marée, la Chine s’était retirée de l’ONU pour de sombres raisons diplomatiques, la Russie était livrée aux mains des organisations criminelles, les États-Unis et l’Angleterre, soutenus par Israël et le Canada, se retrouvèrent donc affaiblis face à la montée des périls intégriste et nationaliste. »

Images terrifiantes d’un pays qui s’enfonce sous les eaux, de bandes criminelles armées jusqu’aux dents qui mitraillent à tout-va dans les rues, sur les places. Wang ne peut s’empêcher de faire la comparaison entre ces hommes et les exécuteurs des clans. Son cou se crispe à force de lever la tête, mais pour rien au monde il ne détournerait le regard des scènes tantôt tragiques, tantôt cocasses qui se jouent à l’intérieur de la sphère. Des sensations le traversent parfois... peur, douleur, fureur. Il court dans une ruelle mal éclairée, poursuivi par des tueurs, il coule à pic dans une eau sombre et glaciale.

« Ne pouvant plus s’appuyer sur la nation qui avait dominé le monde au XXe siècle, la Pieuvre décida d’épouser le cours de l’histoire, de changer de stratégie. Elle acheva de débarrasser l’Afrique de ses habitants en leur injectant des virus contrôlables grâce aux biopuces, puis elle prépara le grand exode des Noirs américains, de plus en plus revendicatifs, de plus en plus menaçants. Elle eut l’habileté de ne pas déclarer une guerre à l’issue incertaine contre les populations des ghettos, conclut des accords de partenariat économique avec les responsables de la Grande Nation de l’Islam, manipula les fanatiques pour exhorter leurs frères à quitter le sol américain, “l’antre de Satan”, et à regagner la terre des origines. Au début de l’année 2049, sur tous les aéroports américains, les Noirs s’entassèrent dans les 797 à destination des principales villes du continent africain. Trois mois furent nécessaires pour le transfert des soixante-dix millions d’Afro-Américains. Certains refusèrent de partir, mais leurs frères musulmans les obligèrent à monter dans les avions et tuèrent les plus récalcitrants. Quelques-uns réussirent à échapper à l’exode, mais ceux-là furent brûlés ou pendus par les extrémistes du Ku Klux Klan. »

Un homme se tord de douleur sur un poteau enflammé. Sa maison brûle en arrière-plan et des cavaliers vêtus d’amples robes et cagoules tournent autour de lui en brandissant des torches et en poussant des jappements aigus. Un autre est agenouillé sur le sol, entièrement nu, les mains liées dans le dos. Une femme s’approche, voilée. Elle tient un revolver à la main, appuie le canon sur la tempe du prisonnier, crache quelques mots en arabe, presse la détente. La balle tirée à bout portant fracasse le crâne du malheureux qui tombe sur le côté et répand sa cervelle sur le trottoir. Des queues interminables se forment devant les aéroports débordés. Les hommes, les femmes et les enfants avancent en files séparées, s’engouffrent dans des avions qui ressemblent, en plus petits, aux supersoniques actuels.

« Les Noirs américains, de retour sur leur terre ancestrale, fondèrent la Nation de l’Islam, qui engloba les années suivantes le Maghreb, l’Égypte et la Lybie. L’Afrique du Sud fut annexée en 2053 à l’issue d’un conflit sanglant où la population blanche fut exterminée. Les chefs religieux s’empressèrent d’oublier leurs accords préalables avec les représentants de la Pieuvre – dont le président américain de l’époque – et s’allièrent avec d’autres États, le Yémen, la Syrie, l’Iraq, la Turquie, pour déposer la famille régnante des Séoud en Arabie et fonder, en 2061, la Grande Nation de l’Islam, une nouvelle entité géopolitique qui regroupait plus de deux milliards d’individus. Dirigée par les imams de La Mecque, la GNI se lança immédiatement dans le jihad armé, conquit le Portugal et une grande partie de l’Espagne avant d’être arrêtée à Saragosse par l’armée de la SNE. »

Des chars déferlent sur un terrain déchiqueté par les obus. Des batteries antiaériennes vomissent leurs traits lumineux en direction d’avions qui survolent le champ de bataille à basse altitude dans un rugissement assourdissant.

« À l’Est se déroulaient des événements qui allaient avoir des conséquences très importantes pour une partie de l’humanité... Pour tes ancêtres, Wang. En 2053, Igor Vladeski, un criminel notoire, est nommé chef de la Grande Russie. Jiang Guang-Mai devient le nouveau maître de la Chine en 2057, après avoir éliminé plusieurs millions d’opposants. De l’affrontement entre ces deux tyrans va naître un nouvel empire, la République populaire sino-russe, la RPSR. En 2063, Igor Vladeski lance sept bombes nucléaires sur les pays nordiques qui ont eu le seul tort de ne pas accepter ses propositions d’alliance. »

Des champignons atomiques poussent sur une terre totalement ravagée. Un homme traverse un champ où l’herbe jaune crépite sous ses chaussures comme de la lave encore chaude.

« En 2068, Jiang Guang-Mai lève une gigantesque armée, envahit la Mongolie, puis la Russie. Igor Vladeski, capturé dans son palais flambant neuf du Kremlin, est exposé nu sur une potence et un dazibao invite chaque passant à lui prélever une partie du corps avec un canif à la lame ébréchée. »

Des soldats et des civils se bousculent autour d’un corps exposé sur une potence, plongent un minuscule couteau dans ses bras, dans ses jambes, dans son ventre, arrachent un petit bout de chair sanguinolente qu’ils exhibent comme le plus précieux des trésors. Les organes sexuels ont probablement fait partie des morceaux les plus recherchés, car il n’y a rien d’autre qu’une vilaine plaie à leur emplacement. Bien qu’Igor Vladeski ait commis d’épouvantables génocides, Wang ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion pour l’ancien maître de la Russie, pauvre chose tremblante et hurlante livrée à la vindicte populaire comme une charogne aux becs et aux serres des rapaces.

« Jiang Guang-Mai n’avait pas l’intention d’envahir l’Europe, conscient que les Occidentaux avaient sur lui l’avantage de la surveillance satellite. Mais lorsqu’il mourut en 2079  – assassiné par les triades selon certains –, ses successeurs, un collège formé de mandarins », lancèrent l’armée sino-russe à l’assaut de l’Occident. Ils avaient pensé que moins de trois mois leur seraient nécessaires pour atteindre Paris, mais ils se heurtèrent à une résistance inattendue en Pologne, en Tchéquie, en Slovaquie, en Hongrie... Le chaos, toujours lui, rend les prévisions aléatoires, voire impossibles. Ce sursis donna à l’Europe le temps d’achever les travaux de construction du REM. »

Feu, métal en fusion, immeubles éventrés... Des missiles à tête nucléaire, interceptés en plein vol, explosent dans de somptueuses gerbes d’étincelles. Des cadavres à demi dénudés gisent dans des cratères aussi larges que des volcans. Des hommes vêtus de combinaisons et de casques creusent des tranchées souterraines. Les phares des grandes excavatrices soulignent les inégalités des parois que des pelles mécaniques entaillent sans relâche.

« Philippin-Claude Dursheim et son équipe avaient conçu la version définitive du REM en 2075 en se basant sur nos propres travaux dans le domaine électromagnétique, mais la SNE eut besoin de temps pour l’installer sur les frontières les plus exposées, allemande, autrichienne, nord-italienne, catalane. Pour s’élever à plus de dix mille mètres et descendre à sept mille, le rideau nécessite un générateur à haute densité d’une puissance phénoménale, des câbles adaptés et un projecteur de champ magnétique à cohérence absolue, un appareil qui utilise certaines propriétés des microparticules. Des autogénérateurs furent installés tous les cinq kilomètres, reliés par des réseaux de câbles enfouis dans le sol ou dans l’eau à une profondeur de dix mètres. Les difficultés augmentèrent lorsque la Grèce demanda à être incluse dans la SNE en arguant qu’elle était à l’origine de la civilisation occidentale. Sa requête fut acceptée à la majorité relative. Puis les anglophones s’en mêlèrent, l’Angleterre d’abord, inquiète de se voir coupée du reste de l’Europe, le Canada ensuite, qui n’avait plus confiance en son voisin nord-américain. Ces deux-là sollicitèrent leur adhésion à la SNE et l’obtinrent en 2081, en dépit d’une opposition farouche de la France et de la Catalogne. Enfin, les États-Unis et Israël se mirent sur les rangs en 2082. Ils proposèrent de financer les extensions du REM, de fournir des équipes supplémentaires, suggérèrent la création d’une nouvelle organisation occidentale. L’assemblée houleuse qui se tint à Paris le 23 avril 2082 accoucha de l’ONO. On décida de créer le couloir antique, un étroit appendice qui englobait l’Italie, la Grèce et Israël, de prolonger le REM jusqu’aux États-Unis par le tropique du Cancer, d’insérer les îles Caraïbes en effectuant une boucle, de piquer ensuite par le détroit du Yucatân jusqu’à San Antonio, de longer la frontière mexicaine, de remonter par le Pacifique jusqu’au Grand Nord, de couper le Canada entre les soixantième et soixante-dixième parallèles, de retraverser l’Atlantique jusqu’aux îles Shetland pour rejoindre enfin la frontière entre l’Allemagne et le Danemark. L’ONO se composa de trois membres majeurs, la France, l’Angleterre et l’Allemagne – l’axe Paris-Londres-Bonn –, disposant chacun de quatre voix et du droit de veto ; de trois membres mineurs, les États-Unis, le Canada et Israël, possédant deux voix chacun et surnommés l’axe anglophone ; de membres tournants, l’Autriche, le Bénélux, l’Italie, la Grèce, la Catalogne et les Caraïbes, dotés d’une voix chacun. »

Un globe terrestre d’un diamètre de cinq mètres. Une ligne bleutée s’était tracée au fur et à mesure que la ruche avait évoqué l’itinéraire du REM. La forme de l’Occident évoquait quelque chose dans l’esprit de Wang.

« Une antique lampe à huile renversée, précisa la voix. C’est pourquoi nous appelons l’Occident le mauvais génie. En référence à Aladin et au génie de la lampe, une légende arabe que, visiblement, tu ne connais pas. Malgré la pression des anglophones, le français fut adopté comme langue officielle, une décision qui rendait caducs les travaux entrepris par la run table depuis la fin du XIXe siècle pour imposer l’anglais comme langue mondiale. Toujours le chaos, cet empêcheur de planifier en rond... Grâce à la résistance inattendue des pays limitrophes de l’Allemagne et de l’Autriche, le REM se dressa à temps devant les armées de l’axe Pékin-Moscou et préserva l’Occident de l’invasion. Quelques avions-suicide sino-russes réussirent à franchir le rayonnement électromagnétique et détruisirent deux villes allemandes, Berlin et Dresde, avant le lancement de satellites de surveillance armée chargés de détecter et d’abattre tout appareil volant non identifié. La vague d’invasion s’arrêta sur la ligne Oder-Neisse II et sur toutes les frontières orientales de l’Occident. »

Des chars, des fantassins, des avions foncent sur le rideau bleuté qui couvre toute la ligne d’horizon. Ils se pulvérisent sur les émulsions électromagnétiques, geysers de particules enflammées. On tire alors des missiles à tête nucléaire mais, pas davantage que les blindés, ils ne parviennent à franchir cette muraille dont le faîte se confond avec le ciel. Les soldats, désœuvrés, attendent l’ordre de repli. Ils trompent leur ennui avec les femmes qui ont suivi la vague militaire, infirmières, cantinières, prostituées. Des baraques en bois et en tôle poussent comme de mauvaises herbes sur les rives de la Nysa.

« Ainsi se découpa le monde tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. D’un côté l’Occident, de l’autre le deuxième monde formé de la GNI, de la RPSR et de l’AmSud. À celles-là il convient d’ajouter l’Inde, restée indépendante grâce à son parapluie nucléaire, et les pays nordiques, aux neuf dixièmes détruits par le bombardement nucléaire d’Igor Vladeski. Le premier soin de l’ONO fut de consolider le REM. Les Occidentaux construisirent un deuxième rideau, distant du premier d’un kilomètre, puis lancèrent des satellites espions chargés de détecter le moindre mouvement de troupes sur l’ensemble des territoires du deuxième monde. Ils rivèrent les aviations sino-russe et islamique au sol en bombardant systématiquement les aéroports de la GNI et de la RPSR, montèrent l’opération “Pieu d’Ulysse”, destinée à détruire les satellites ennemis, et firent pleuvoir de temps à autre un déluge nucléaire sur les régions les plus agitées du globe. Ils perfectionnèrent les techniques de communication subliminale et, par le biais des micro-ondes, ils persuadèrent les musulmans de la GNI de se lancer dans un jihad contre le grand Satan occidental, les Sino-Russes de fomenter une Nouvelle Révolution culturelle et les Américains du Sud de proclamer le Retour au Paradis originel. Les peuples du deuxième monde se débarrassèrent de leurs téléphones, de leurs ordinateurs, de leurs téléviseurs, de leurs sensors, de leurs voitures, de tout leur matériel électronique, voire électrique et mécanique, et s’enfoncèrent dans un long hiver technologique. »

Des montagnes d’écrans, de téléphones, de claviers, de machines se dressent sur les places des villes. Des hommes les chargent dans des camions et les transportent vers de gigantesques fosses où on les arrose d’acide. De jeunes Chinois coiffés de casques, armés de fusils d’assaut, fouillent une maison, découvrent un antique téléviseur caché dans une cave, le fracassent à coups de crosse, rassemblent la famille devant la palissade en bambou du jardin, mitraillent d’abord les enfants, violent la mère sous les yeux de son mari, l’achèvent d’une rafale dans le ventre, pendent l’homme à la branche basse d’un arbre.

« En Occident, les lois dites consuméristes, votées en l’an 2096, interdirent la publicité, les cigarettes, les boissons gazeuses, le sucre, la restauration rapide, l’automobile individuelle, tous les produits considérés comme nocifs d’une manière ou d’une autre. Elles obligèrent les multinationales, les tentacules de la Pieuvre, à rentrer dans le rang. Œuvrant à l’avènement d’un pouvoir mondial centralisé, elles avaient énormément investi à la fin du XXe siècle en Asie, en Europe de l’Est, en Afrique. Affaiblies par les bouleversements géopolitiques et par l’engloutissement du Japon, certaines d’entre elles s’effondrèrent comme des châteaux de cartes, d’autres survécurent dans le cadre plus étroit de l’Occident en s’adaptant, en développant de nouvelles activités principalement liées à la défense, à l’agroalimentaire biologique, à la médecine moléculaire, à la recherche transgénique, aux nouveaux médias...

— Je ne vois toujours pas le rapport avec moi... » intervint Wang.

La ruche interpréta probablement sa réflexion comme une exigence de répit, car la voix se suspendit pendant quelques minutes, et la sphère s’emplit de ces couleurs douces et changeantes qui avaient sur lui un effet reposant. Même s’il bouillait d’impatience de découvrir l’étendue de son rôle dans la gigantesque fresque que le réseau sensolibertaire reconstituait devant lui, il éprouvait le besoin impérieux de souffler, de s’immerger dans le silence. Il remua la tête pour se décontracter les muscles du cou, fit quelques pas sur la passerelle métallique. Il sentit sur sa nuque le poids du regard de Delphane.

« Tu... tu t’en vas ? demanda-t-elle.

— Juste envie de me décontracter les jambes... » marmonna-t-il.

Il s’arrêta devant un compartiment situé en contrebas, observa attentivement les formes claires et immobiles dans la pénombre. Au bout d’une vingtaine de secondes d’examen, il discerna trois hommes et cinq femmes, assis tous les huit et tournés dans sa direction. Des seins des femmes ne subsistaient que des renflements de la grosseur d’une noix, des attributs des hommes une excroissance de chair desséchée qui menaçait de se détacher au moindre mouvement. Leurs yeux luisaient faiblement, comme des braises sur le point de s’éteindre. Quel âge pouvaient-ils avoir ?

« Les plus vieux d’entre nous ont atteint les deux cent vingt ans », répondit la ruche.

Avaient-ils un jour connu une vie d’homme ou de femme ordinaire ?

« Prenons quelques exemples parmi ceux que tu contemples. Ils vaudront mieux qu’un long discours. Véronique Faugeron, ancienne experte dans le domaine des supraconducteurs, prix Nobel de physique en 2003. A eu deux enfants par procréation assistée. Est entrée dans le réseau en 2023, après que ses deux enfants eurent été tués par une milice nationaliste. Arthur Leibowitz, ancien journaliste et romancier. Homosexuel militant.

A fait l’objet de multiples tracasseries jusqu’en 2015, date à laquelle il rejoint l’arche de la grande banlieue parisienne, puis, avant d’être trop diminué par sa mutation génétique, l’arche albigeoise en 2026. Ingrid Van Eyk, l’une des fondatrices du mouvement infomystique en 2007, divorcée en 2008, déclarée inapte à s’occuper de sa fille en 2009, condamnée pour abus de confiance et escroquerie en 2013, purge sa peine de prison jusqu’en 2016, s’installe à Toulouse en 2018, adhère au parti universaliste en 2020, est arrêtée et torturée en 2023, s’échappe du centre d’incarcération en 2025, se réfugie dans l’arche albigeoise en 2029. Jessica Stevens, d’origine anglaise. Publie un CD-ROM en 1999 sur les nouveaux développements informatiques au service des réseaux libres. Est ruinée en 2002 par les manœuvres de PTD & S (Philips, Thomson, Daewoo & Sony Associates), une multinationale désireuse d’exploiter ses recherches à des fins commerciales. A jeté avec quelques autres les bases du “global sens”. A lutté activement pour la liberté des réseaux. A été l’un des membres fondateurs du mouvement sensolibertaire. Vivait dans le sud-ouest de la France. A créé avec quatre amis l’arche albigeoise... »

— Ils ont accepté de se transformer en... ça ?

« L’idée de la mutation est venue plus tard, mais elle n’était que la conséquence logique de notre démarche. Le don de leur individualité n’était pas un sacrifice pour les membres du réseau sensolibertaire, mais un désir et une urgence. Un désir parce que l’échange permanent de données est le rêve de tout être animé par la volonté d’agrandir le champ de sa conscience, une urgence parce qu’une course de vitesse s’était engagée entre le réseau et ses adversaires, les milices nationalistes, les agents des organisations secrètes de la Pieuvre. Nous comptions parmi nos membres les plus grands spécialistes en biologie et nous avons modifié nos gènes afin de faciliter l’échange des données et de nous prolonger le plus longtemps possible en vie. L’esprit ne meurt pas s’il ne dépend pas d’un organisme périssable. Nos physiologies ont subi les mutations nécessaires. Nous n’avons plus besoin de nous alimenter. Ces excroissances de chair sur nos corps sont des antennes d’une puissance et d’une précision inégalables. Nous avons pu nous passer des capteurs, des conducteurs, des autoroutes numériques. Même si les chiens de chasse de l’ONO ont démantelé certaines arches, même s’ils ont débauché certains des nôtres contre des promesses fallacieuses, même si nos correspondants japonais ont disparu dans l’océan Pacifique, nous avons conservé une avance permanente sur nos adversaires. Nos échanges s’effectuent à un niveau tellement subtil qu’aucun logiciel, aucun satellite, aucun radar n’est capable de les détecter. Tout en nous combattant par tous les moyens, l’ONO a choisi de nier notre existence, de faire passer le réseau sensolibertaire pour une légende, mais elle ne nous a pas empêchés de déjouer ses propres protections, de nous introduire dans les gestionnaires de satellites, dans les ordinateurs qui pilotent la météo et la surveillance automatique des traceurs...

— Je croyais que les gens de l’OM... commença Wang.

— L’OMS...

— N’avaient pas eu le temps d’injecter les traceurs... »

Wang continuait de fixer les membres de la ruche. À la lumière de ce qu’il venait d’entendre, il trouvait leur apparence émouvante, conscient qu’il n’aurait jamais accepté une telle métamorphose, même pour sauver l’humanité tout entière. C’était cet individualisme forcené qui le différenciait de ses hôtes, cette volonté de rester un être unique quelles que soient les circonstances.

« Nous avons justement besoin des services de cet être unique, reprit la ruche. L’OMS n’avait pas eu le temps de marquer le bétail planétaire – c’est à dessein que nous employons ce terme, l’usage des traceurs électroniques avait été depuis longtemps appliqué aux populations animales – mais l’idée continua de suivre son chemin après l’installation du REM. Elle déboucha sur un usage inattendu en 2100, lorsque les États membres de l’ONO créèrent les Jeux UchroniquesUchroniquesUchroniques pour répondre aux aspirations nationalistes et identitaires de leur électorat. Pour détourner leur agressivité, également. Ce genre de jeux existait au début des années 2000 : on les appelait les jeux de rôles, et de grands tournois rassemblaient des individus de tous les pays. Le premier d’entre eux eut lieu à Athènes en 2002 et fut suivi d’autres manifestations jusqu’en 2100. Ils supplantèrent progressivement les Jeux Olympiques et les sports traditionnels. L’ONO décida de récupérer le concept à son compte, de greffer les Jeux Uchroniques sur les jeux de rôles, de comptabiliser les cent premiers tournois et de faire démarrer le premier défi au numéro cent un. Les Occidentaux furent conviés à participer à ces guerres fictives qui reconstitueraient les conflits du passé et seraient retransmises par les médias sensor. Comme il était hors de question, au début, de faire couler le sang, on recourut aux plus grands spécialistes des effets spéciaux : l’hémoglobine remplaçait le sang, et la mort n’était qu’un évanouissement provisoire... »

Wang se retourna, aperçut des soldats qui se relevaient et marchaient vers une zone de neutralité où ils étaient comptés par des juges-arbitres vêtus de combinaisons grises.

« Très vite, les sensoreurs réclamèrent davantage d’authenticité et, comme ils étaient aussi électeurs, on s’efforça de leur donner satisfaction. On essaya de combiner les batailles avec les logiciels les plus sophistiqués – ancêtres des tournois préliminaires virtuels et de toute l’industrie de la stratégie – puis, en 2118, l’axe anglophone proposa d’utiliser des immigrés pour recréer de véritables combats, où la mort ne serait plus absente, où les sensoreurs plongeraient dans des émotions brutes, authentiques... »

Un orateur parle devant une assemblée houleuse. Il parsème son frenchy de locutions anglaises et malmène l’aide-mémoire électronique encastré dans le bois du pupitre. « Nous pouvons contrôler les immigrés avec les electronic transponders, reliés à un computer de surveillance à fuzzy logic. Il suffit de leur greffer une microchip... une puce émettrice-réceptrice dans le cerveau et de les exécuter à distance à la moindre incartade. We will... nous pourrons aussi introduire un certain nombre de migrants... d’immigrés dans le but d’accomplir les tâches subalternes.

— Nous n’avons pas expulsé les immigrés au début du XXIe siècle pour les réinviter au début du XXIIe ! proteste un homme vêtu d’un costume écarlate. Tendons-leur la main et ils nous mangeront tout le bras ! » Une salve d’applaudissements ponctue ses propos véhéments. « Aucun risque, riposte l’orateur. Notre technologie des microchips est fiable à cent pour cent... D’autre part, nous avons arrêté les programmes sur les thérapies géniques à cause des génomites foudroyantes et nous aurons besoin tôt ou tard d’organes de remplacement. Or nous sommes en manque de donneurs, je vous le rappelle. Les trafics d’organes entre le deuxième monde et l’Occident ne relevaient probablement pas d’une éthique irréprochable mais ils avaient le mérite de pallier les carences... » D’autres salves d’applaudissements éclatent sur la gauche de l’assemblée. Vue d’ensemble du bâtiment, coincé au milieu d’autres gratte-ciel. Trois lettres lumineuses se détachent sur le linteau de la façade : ONO. Le siège de l’organisation occidentale a été transféré à New York. Victoire des anglophones, ont crié les uns ; simple concession des francophones, ont répliqué les autres.

« Il ne précisait pas que les Occidentaux étaient désormais totalement incapables de reprendre le programme sur les protéines vivantes, les biochips, abandonné un siècle plus tôt, précisa la ruche. La fuite des cerveaux avait entamé un cycle de régression technologique qui ronge l’ONO encore aujourd’hui. La science s’est réfugiée dans le réseau sensolibertaire, où elle a pu s’épanouir en toute liberté, sans contrainte économique ou politique.

— Le renoncement à l’individualité est la pire des contraintes ! objecta Wang.

— Il peut être aussi considéré comme la liberté suprême... La proposition de l’axe anglophone fut donc acceptée et l’Occident se prépara à recevoir les premiers immigrés. On ouvrit des portes à Most, à Saragosse, à San Antonio, à Phœnix. On installa les camps et les hôpitaux où on anesthésiait les immigrés, où on leur greffait les micropuces dans le cerveau, assorties d’un voyant frontal qui était la marque extérieure, visible, de leur condition. »

Des files de Sino-Russes piétinent devant la porte de Most, que Wang reconnut sans l’ombre d’une hésitation. Il vit ensuite des corps nus allongés sur des tables d’opération, des bras articulés qui ouvraient les crânes et implantaient une plaque souple, un carré de deux ou trois centimètres de côté, entre les hémisphères cérébraux. Des tapis roulants transportent les corps inertes dans une deuxième salle où d’autres bras articulés insèrent une petite sphère translucide dans l’os frontal. Les immigrés sont ensuite transférés dans une salle qui ressemble à une gare de triage où des robots mobiles séparent les rescapés de ceux qui ont succombé à l’opération. Les cadavres sont rejetés en Bohême par un passage souterrain. À la sortie, ils sont récupérés par les marchands d’organes, des sbires des néo-triades, qui les congèlent et les acheminent jusqu’à Moscou où ils se revendent à des tarifs prohibitifs.

Ces images ranimèrent des souvenirs dans l’esprit de Wang. Des odeurs suffocantes, une ambiance nauséeuse, des couloirs gris, une douche humiliante.

« L’apport des immigrés rendit les JU beaucoup plus réalistes, beaucoup plus riches en sensations et en émotions pour les sensoreurs occidentaux. Les règles évoluèrent au cours du XXIIe siècle jusqu’au protocole que nous connaissons aujourd’hui. Les immigrés qui ne sont pas retenus dans l’armée de l’un ou l’autre finaliste sont réquisitionnés pour les tâches domestiques ou vont grossir les banques d’organes.

— J’ignore encore ce que vous me voulez ! » cria Wang.

Sa voix vibra un long moment dans les structures métalliques. D’un pas rageur, il revint se placer aux côtés de Delphane sous la sphère.

« D’autres combats se déroulent dans l’ombre, dit la ruche.

— Ces histoires entre les anglophones et les francophones...

— Entre autres. Si les anglophones tentent de reprendre le contrôle de l’ONO, ce n’est pas seulement pour imposer leur langue, mais aussi et surtout pour remettre en place le projet de gouvernement centralisé dont nous parlions précédemment. L’évolution chaotique des choses a retardé son avènement, mais les serviteurs de la Pieuvre n’ont pas renoncé à leur mission. Ils guettent avec impatience l’opportunité de saisir les rênes qu’ils ont dû laisser pour un temps aux nations européennes.

— Les anglophones sont tous des charognards ?

— Personne n’a le monopole de la volonté hégémonique. Il se trouve simplement que l’ordre économique moderne s’est ancré dans les structures de l’Empire britannique du temps de sa splendeur et s’est naturellement transporté aux États-Unis après 1918, et surtout après 1945. La langue étant un facteur d’intégration inégalable, la Pieuvre a chargé certains groupes de favoriser par tous les moyens la diffusion de l’anglais. Ils en ont fait la langue des affaires à la fin du XXe siècle et ils seraient probablement parvenus à leurs fins sans les réactions identitaires de certains pays. Les Français se sont empressés de reprendre l’idée à leur compte en exigeant de l’ONO d’imposer au deuxième monde un enseignement subliminal de la langue française. C’est la raison pour laquelle tu parles français, bien que tu sois un Chinois vivant en Pologne.

— Pourquoi ces crétins de l’ordre mondial n’utilisent-ils pas le français, alors ?

— Ta question est pertinente, Wang. Les êtres humains ont tendance à se figer dans des idées qui finissent par se cristalliser en dogmes. Les anglophones ont confondu le but et les moyens. Ils ont créé des commissions neurolinguistiques pour prouver la supériorité de leur langue. S’ils tenaient tant à gagner les JU, c’était pour démontrer la validité de ce raisonnement, imposer l’anglais en Occident et, partant de là, à l’ensemble du monde. Malheureusement pour eux, il a suffi d’une graine de chaos pour flanquer leur projet par terre. Une graine plantée dans la terre occidentale par une vieille jardinière sino-russe du nom de grand-maman Li. »

Les yeux de Wang se posèrent machinalement sur le sol. Il ne pourrait pas retenir ses larmes si le visage de grand-maman Li emplissait de nouveau la sphère.

« Vous parliez d’autres combats... murmura-t-il d’une voix sourde.

— D’un autre enjeu, plus exactement. Tu ne t’es pas demandé pourquoi les arches sont devenues des ruches ? »

Wang secoua lentement la tête.

« Puisque nous ne sommes plus tout à fait des êtres humains, nous n’avons plus notre place sur cette planète.

— Vous voulez dire que... vous comptez quitter la Terre ?

— Nous attendons ce moment avec grande impatience. Nous avons besoin de nouveaux horizons, de nouveaux espaces, de nouvelles connaissances pour continuer d’évoluer. Nous brûlons d’envie de nous lancer d’autres défis. La ruche, telle que tu la vois, n’est pas seulement un refuge. »

Un appareil à la forme étrange s’arrache de la terre dans un grondement prolongé et s’élève dans les airs. Son vol majestueux et rectiligne se poursuit pendant quelques secondes, puis, au moment où il va sortir de l’atmosphère, une pluie de missiles s’abat sur lui. Une gigantesque déflagration, une guirlande qui déroule ses festons lumineux dans le ciel étoilé.

« Vous en avez fait des fusées ? s’étonna Wang.

— Tu viens de voir les images du vol de la première d’entre elles. Elles utilisent l’énergie la plus fine qui soit, l’énergie combinée de l’esprit et de la matière.

— Qu’est-ce que vous attendez pour partir ?

— L’ONO n’a pas l’intention de nous laisser filer. Nous avons acquis une somme de connaissances que les Occidentaux veulent récupérer à tout prix. Ils ont arrêté leur programme de recherche spatiale depuis plus de deux siècles mais ils n’ont pas renoncé à implanter des souches humaines sur les planètes telluriques du système solaire puis, plus tard, les planètes des autres systèmes. Une véritable toile de satellites lance-missiles a été tissée autour de la Terre, qui interdit le passage à tout appareil cherchant à sortir de la stratosphère. Trois ruches ont essayé de forcer le barrage mais elles ont été abattues en plein vol. Depuis, nous attendons des conditions plus favorables.

— Vous n’avez pas réussi à démolir ces satellites ?

— Ils sont protégés par des logiciels établis par d’anciens membres du réseau. Cela fait plus de cent ans que nous essayons de les neutraliser, mais ils sont inviolables. L’ordinateur à logique interactive qui les pilote est situé dans le bunker de commande du REM. »

La respiration de Wang se suspendit. En prononçant ce mot, la ruche plaçait la pièce manquante du puzzle, celle qui donnait tout son sens à la fresque.

« Tu commences à établir le lien entre toi et nous, entre tes intérêts et nos intérêts. Nous attendions depuis très longtemps quelqu’un qui possédât ton potentiel énergétique, ton potentiel chaotique. Nous étions tapis dans les analyseurs et les bases de données des morphopsychos. Nous avons influencé l’analyseur cellulaire de la société Adéhenne SA pour te vieillir d’une année et te permettre de participer à tes premiers JU.

— C’est vous qui m’avez conseillé de poser un bandeau à double épaisseur au-dessus de mon voyant frontal...

— Nous avons nous-mêmes éteint ton voyant, mais nous craignions que les chiens de l’ONO ne remontent jusqu’à nous s’ils s’apercevaient de la tricherie. Les probabilités étaient infimes, mais nous ne voulions prendre aucun risque. Nous avons inventé cette histoire de double épaisseur de tissu pour les lancer sur de fausses pistes.

— Vous voulez dire que... vous êtes capables de libérer les immigrés de leur conditionnement ? »

Wang suffoquait d’indignation. Des larmes de colère lui montaient aux yeux, brouillaient les images qui défilaient sur la paroi convexe de la sphère.

« Le moment n’était pas encore venu, répondit la ruche. Cela n’aurait servi qu’à empirer les choses.

— Vous avez besoin d’un immigré pour bousiller l’ordinateur du bunker et prendre votre envol ! gronda Wang. Vous parliez de choix tout à l’heure, mais vous êtes comme les autres. Vous ne m’avez pas sorti de cette merde pour m’obliger à vous obéir ! »

La sphère tout entière s’emplissait d’une lumière électrique qui éclaboussait de bleu les structures métalliques.

« Un marché équitable est un marché où tous les partis trouvent leur compte, Wang. Grand-maman Li t’a expédié en Occident pour abattre le REM. Elle pense que seule la disparition de cet odieux rempart peut rapprocher les hommes, et nous estimons qu’elle a raison. L’humanité est un tout, non pas de la manière dont l’envisagent les partisans de la Pieuvre, mais dans la responsabilité des uns vis-à-vis des autres, dans l’enrichissement mutuel, dans l’échange.

— Vous avez pourtant l’intention de nous quitter...

— En renonçant à notre humanité, nous avons ouvert une nouvelle voie. Où que nous soyons, nous resterons en contact avec la Terre, nous partagerons avec les hommes les fruits de nos découvertes, de nos progrès. Coincés ici, condamnés à la clandestinité, nous ne servons à rien. »

Wang jeta un regard de biais à Delphane. Elle semblait déconnectée, absente. La peau de ses jambes et de ses bras se hérissait bien que la température fût agréable et constante à l’intérieur du bâtiment.

« Admettons que nous soyons d’accord, dit Wang en relevant la tête. Quel moyen me donnerez-vous de pénétrer dans le bunker et de neutraliser le REM ?

— Nous t’exposerons nos projets dans les mois qui viennent.

— Et si je meurs d’ici là ?

— Nous nous serons trompés sur toi, Wang. Trompés sur ton potentiel vital. Trompés sur nous.

— Vous ne pouvez pas contrôler une graine de chaos, c’est vous qui l’avez dit...

— Nous ne cherchons pas à te contrôler, mais à t’aider.

— J’ai besoin d’une preuve de votre bonne foi...

— Nous nous doutons de ce que tu vas nous demander... »

Wang fixa jusqu’au vertige la sphère traversée de taches de lumière vive.

« Savez-vous où se trouve une immigrée tibétaine du nom de Lhassa ? »

À peine avait-il prononcé son nom qu’une frêle silhouette apparut sur la paroi de verre.