CHAPITRE XVII
LA BATAILLE DE PARIS

C’est pourquoi l’homme sage, oubliant sa personne, la conserve. Parce qu’il ne poursuit pas des buts égoïstes, il réalise à la perfection ce qu’il entreprend. Tu as consacré toute ton existence à la Survie et tu n’as pas encore compris que, si le ciel et la terre durent toujours, c’est parce qu’ils ne vivent pas pour eux-mêmes. Lorsque l’œuvre utile est accomplie et que point la renommée, l’heure est venue de s’effacer : c’est la voie du Ciel.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

N

ous sommes parvenus à un tournant décisif de notre histoire, déclara Samuel Rosberg. Cela fait maintenant près d’un siècle et demi que l’Occident n’a pas fait l’objet d’une menace directe. Or, en ce 2 mars 2216, nous avons perdu la trace de vingt mille immigrés armés jusqu’aux dents. Je me vois contraint de poser la question suivante au président Freux : qu’avez-vous prévu pour la défense de la base de l’ONO à Paris ? »

Assis autour de la table ovale, les chefs d’État onosiens se tournèrent vers Émilian Freux, sommé de se défendre. Il faisait face à l’axe anglophone, représenté par William McHale, le Premier ministre anglais, Moshe Fromowitz, le chef du gouvernement israélien, John-Paul Thibaudeau, le président canadien. Sur sa gauche se tenaient le chancelier allemand, Peträl von Winsdorf ; sur sa droite, les deux représentants des membres tournants de l’ONO, l’Italien Massimo Pietri  – son seul allié – et le Bénéluxien Jan Kluivert. Le Premier ministre anglais avait convoqué le conseil de l’ONO en session extraordinaire au cours de la nuit. Comme les événements de la veille avaient tenu en alerte l’ensemble des gouvernements occidentaux, ils s’étaient retrouvés en moins de deux heures dans la petite salle de la base souterraine de Paris. Les supersoniques militaires avaient directement atterri sur la piste de la place Michelin-Godéron, une immense esplanade de trois kilomètres de longueur sur deux de largeur, aménagée en 2090 après la démolition des quartiers compris entre les anciennes places de la Bastille et de la République.

Le droit de veto ne s’appliquait qu’aux trois membres majeurs de l’ONO, l’Allemagne, l’Angleterre et la France, mais, par son attitude offensive, le président Rosberg, qui s’était assis en bout de table à l’écart des autres, se posait en maître du jeu. Hormis l’Italie et peut-être la Grèce, alliées traditionnelles de la France, il contrôlait l’ensemble des nations occidentales. Les jours précédents, une requête en révision des statuts de l’Organisation avait été officiellement déposée au siège administratif de New York, visant à réduire le rôle de la France et de sa langue au sein de l’Occident, et à rétablir les trois membres mineurs, le Canada, Israël et les États-Unis, dans leurs prérogatives de membres majeurs.

Freux et ses conseillers s’étaient préparés à contenir l’offensive en utilisant tout un arsenal de manœuvres juridiques dilatoires. Il suffisait à la France, pour mettre en échec l’axe anglophone, de renouer les vieux liens de complicité avec l’Allemagne et, pour cela, de gagner du temps, de dépêcher des ambassades, de jouer de la séduction que les Français avaient toujours exercée sur leurs voisins d’outre-Rhin. Freux avait compté exploiter le prestige de Frédric Alexandre pour influencer l’opinion publique allemande, couper l’actuel chancelier de son électorat et obtenir, lors des élections de novembre 2216, l’accession au pouvoir d’un chancelier francophile. Les événements de la veille, la brusque interruption de la plupart des émissions satellite et des liaisons sensor, la perte de contrôle des OISI sur les vingt mille immigrés des deux armées uchroniques, les mouvements aériens au-dessus de l’Atlantique détectés par les radars au sol avaient bouleversé tous ces projets.

Freux s’efforça toutefois de plaider sa cause avec toute la conviction dont il était capable.

« Ce n’est pas à la France de s’occuper de la protection militaire de la base de Paris, mais au conseil de sécurité de l’ONO », dit-il en fixant un à un ses interlocuteurs.

Les conseillers, les ministres ou les secrétaires des chefs d’État patientaient dans le vestibule de la petite pièce mais aucun bruit ne traversait l’épais capiton de couleur rouge qui recouvrait les murs et la porte. Les régulateurs thermiques et hygrométriques émettaient un bourdonnement discret. Les appliques diffusaient une lumière blanche qui durcissait les visages et miroitait sur le matériau de la table, un composite de verre et de fibre de carbone. Comme s’ils s’étaient préparés pour une cérémonie funèbre, les responsables onosiens étaient tous vêtus de redingotes noires, de chemises blanches, de gilets unis et de cravates sombres.

« Gouverner c’est prévoir, dit le vieil adage, reprit Samuel Rosberg. La France a toujours manifesté la volonté de tenir le rang de leader dans l’Organisation occidentale – une volonté légitimée, nous le reconnaissons, par son rôle dans la conception et la réalisation du rideau électromagnétique. Mais ni les intentions ni les paroles ne permettent à une nation de s’attribuer la direction du monde. Seuls comptent les actes.

— Quels actes aurait pu décider la France sans l’approbation du conseil de sécurité ? répliqua Émilian Freux avec force. C’est justement pour partager nos ressources et nos responsabilités que nous avons créé l’Organisation des nations occidentales.

— Une nation souveraine ne se repose pas sur la collectivité, elle sait se prendre en charge. La sécurité sur le court et long terme n’est pas l’affaire de l’ONO mais de chacun de ses membres. Or, le bunker qui commande le REM et les satellites de surveillance aérienne est situé sur le territoire français... »

Freux repoussa sa chaise, se leva, agrippa des deux mains le rebord de la table et, le buste penché vers l’avant, dévisagea son homologue américain.

« Vous savez pourtant que la défense du bunker relève exclusivement de la compétence de l’ONO ! dit-il en martelant chacune de ses syllabes. La France n’était pas habilitée à prendre des initiatives dans ce domaine.

— Mais elle est habilitée à défendre son territoire, rétorqua Rosberg, qui soutint sans ciller le regard de son interlocuteur.

— Le territoire français n’est pas menacé, que je sache ! »

L’Américain marqua un temps de pause avant de poursuivre la conversation. Les rayons d’une applique enflammaient ses cheveux blancs et estompaient son visage.

« À votre avis, monsieur, où sont passés les vingt mille immigrés des armées uchroniques ?

— Toujours sur l’île des Jeux, je suppose...

— Une supposition n’est pas un renseignement... » intervint William McHale.

Freux se retourna avec vivacité vers le Premier ministre anglais, un homme à la peau laiteuse et aux cheveux roux dont la maigreur accentuait l’aspect cadavérique (âgé de plus de cent trente ans, il avait subi une greffe de moelle épinière une semaine à peine avant la tenue de cette assemblée).

« Je ne suis pas devin, monsieur, lâcha-t-il. Sans le concours des satellites, je ne puis savoir ce qui se passe sur l’ensemble du territoire occidental.

— Vous n’avez pas fait le rapprochement entre les mouvements aériens détectés par les radars au sol et les soldats des JU ? demanda l’Anglais avec une pointe de perfidie.

— Comment auraient-ils quitté l’île ? Avec les hélicoptères ? Ils auraient dû, dans ce but, abaisser la barrière électromagnétique. Et puis ces engins sont trop rudimentaires pour traverser l’Atlantique...

— Qu’auraient détecté les radars, selon vous ? lança Moshe Fromowitz.

— Un simple phénomène météorologique peut-être. D’après nos régulateurs atmosphériques, une tempête s’est déclarée sur l’île et... »

Le président français se tut soudain, comme si une évidence venait de le frapper. Ses yeux errèrent d’un point à l’autre de la pièce, puis il se rassit, l’air abattu, les épaules affaissées.

« La dérégulation du climat est liée à l’abaissement de la barrière électromagnétique, affirma Fromowitz avec un sourire satisfait. Et les hélicoptères ont un rayon d’action beaucoup plus important que prévu. Nous ne sommes pas devant une série de dysfonctionnements aléatoires mais devant une attaque concertée.

— Concertée ? s’étonna Massimo Pietri, un petit homme blond qu’un tic nerveux poussait à remonter sans cesse une mèche rebelle. Par qui ? »

D’un mouvement de tête, le président israélien invita Samuel Rosberg à répondre.

« Nous connaissons tous la réponse à cette question, dit l’Américain. Le réseau sensolibertaire. Il se sert des immigrés pour parvenir à ses fins. Il s’est créé une armée de vingt mille hommes – peut-être moins, nous ne savons pas si les hélicoptères ont réussi à transporter l’ensemble des troupes – pour prendre d’assaut le bunker.

— Le conseil de sécurité a toujours affirmé que les senso-libertaires ne représentaient aucun danger, objecta l’Italien.

— Le réseau ne nous menaçait pas tant qu’il n’était qu’un cerveau, une abstraction, mais il s’est équipé de milliers de bras.

— Cela fait deux siècles qu’il s’est constitué. Pourquoi aurait-il attendu 2216 pour agir ?

— Il n’avait pas encore trouvé son capitaine de champ, l’homme qui réussirait à faire l’unanimité parmi les immigrés.

— Si vous aviez tous ces éléments en votre possession, pourquoi n’avez-vous pas convoqué le conseil ? insista Massimo Pietri. Le président Freux a raison sur un point : la sécurité relève de la compétence de l’ONO. »

Samuel Rosberg se leva à son tour et fit quelques pas le long de la table. Multipliée par les lumières des appliques, son ombre s’étira dans tous les sens sur les capitons rebondis.

« Nos services de renseignement nous ont effectivement avertis des intentions du réseau sensolibertaire, mais nous estimions que la lourdeur administrative de l’ONO et... les obstructions systématiques de la France aux motions anglophones nuiraient à l’efficacité d’une action préventive. Nous avons donc pris l’initiative...

— Quel genre d’initiative ? » coupa l’Italien qui, après un bref regard panoramique, se rendit compte qu’ils n’étaient que deux à cette table à avoir été exclus de la confidence.

Le dernier allié de Freux était en train de changer de camp : il ne pouvait plus accorder sa confiance à l’homme qui avait réussi à maintenir l’hégémonie latine sur l’Occident pendant plus de trente ans mais qui avait manqué de clairvoyance face aux manœuvres du réseau sensolibertaire et des anglophones.

« Nous avons levé notre propre armée, répondit Samuel Ros-berg. Trente mille hommes qui se sont entraînés sans relâche depuis trois ans dans un camp souterrain imperméable aux objectifs transmatériels des satellites.

— Vous avez rassemblé trente mille volontaires occidentaux ? s’étonna Massimo Pietri.

— Trente mille natives... des Amérindiens. Des guerriers venant des tribus les plus puissantes, navajos, apaches, lakotas...

— Les Amérindiens n’ont que du mépris pour les Occidentaux. Comment avez-vous obtenu leur accord ?

— Nous leur avons promis de réparer les torts que leur ont causés nos ancêtres.

— Comment ?

— Par l’octroi de nouvelles terres vierges, aussi vastes que celles dont ils disposaient au XVIIIe et XIXe siècles.

— Où diable dénicherez-vous de nouvelles terres sur cette planète ? Elles sont toutes occupées, à moins que vous n’ayez l’intention de vider l’AmSud ou l’Asie de tous ses habitants.

— L’Australie est quasiment déserte depuis la guerre des Kangourous...

— L’Australie ? ricana l’Italien. Si les Chinois ne l’ont pas envahie, c’est qu’ils ont lancé des missiles nucléaires sur toutes les villes de la moitié sud. La guerre des Kangourous l’a transformée en une zone irradiée, et le reste n’est qu’un désert invivable. Vos Amérindiens se sont fait berner une fois de plus !

— Le principal est qu’ils aient accepté le marché. Nos généticiens sont d’ores et déjà en train de sélectionner de nouvelles races de bisons et de chevaux capables de s’adapter aux conditions climatiques du désert austral.

— Et pourront-ils modifier les gènes humains pour résister aux radiations nucléaires ? »

Rosberg haussa les épaules.

« Les hommes font preuve d’une étonnante capacité d’adaptation... »

Il consulta le terminal magnétique inséré dans la chevalière qui ornait l’annulaire de sa main droite.

« Trois heures du matin, heure de Greenwich. Les immigrés mutins déferleront certainement sur Paris dans la journée de demain. Il ne nous reste que très peu de temps pour arrêter une décision. »

Il regarda Freux, défait sur sa chaise, comme pour l’inviter à réagir, mais le président français gardait les yeux obstinément rivés sur la table.

« Il me semble que vous l’avez déjà arrêtée, murmura Massimo Pietri.

— Nous souhaitons obtenir l’accord de tous les membres de l’ONO.

— Vous voici tout à coup bien soucieux de protocole ! »

Émilian Freux mesurait toutes les conséquences de son imprévoyance. En négligeant le réseau sensolibertaire – la cellule secrète chargée de combattre les dissidents n’avait pas fait son travail ou, pire, l’avait trahi –, il avait offert aux Américains, les chefs de file de l’axe anglophone, l’opportunité de reprendre les rênes de l’ONO. Par le biais des émissions subliminales, la terre entière s’exprimerait en anglais, bientôt promulgué langue officielle. On abolirait les lois consuméristes, et les multinationales renaîtraient de leurs cendres, encore plus féroces et avides qu’à la fin du XXIe siècle. Il avait perdu la lutte entre le pouvoir économique et le pouvoir national, dilapidant l’héritage légué par ses prédécesseurs. Cependant, ce n’était pas cet échec qui l’attristait le plus, mais le sentiment d’avoir consacré son existence à un Occident insensible, inhumain, d’avoir été un rouage dans cette gigantesque machine à broyer les hommes. Il s’était promis de rapprocher les deux mondes lorsqu’il s’était lancé dans la politique, mais ses aspirations universalistes n’avaient pas résisté aux exigences de l’électorat, qui vouait un culte aux gouvernements nationalistes du début du XXe siècle. Il avait réagi comme tous les hommes politiques qui, une fois au pouvoir, se prêtent à toutes les compromissions pour conserver leur place. Il prenait conscience que, s’il avait favorisé le rapprochement entre l’Occident et le deuxième monde, il aurait peut-être évité le bain de sang dans lequel les mutins associés au réseau sensolibertaire s’apprêtaient à plonger la capitale de son pays.

« Le capitaine des immigrés est ce fameux Wang ? demanda Massimo Pietri.

— Et qui d’autre ? répondit William McHale avec une moue qui creusa encore ses joues. Ce n’est pas Frédric Alexandre qui a gagné les deux défis précédents, mais bel et bien ce petit Sino-Russe, quoi qu’en disent les Français. Le réseau l’a bien choisi : intelligent, vif et cruel comme un chat, impitoyable... Une bête enragée.

— Puisque nous en sommes à l’heure de vérité, messieurs, est-ce vous qui avez organisé l’attentat dont il a été victime à Jérusalem ? »

Un sourire lugubre s’afficha sur le visage du Premier ministre anglais.

« Demandez donc à Freux. Il a empêché la commission d’enquête mandatée par l’ONO de publier son rapport. »

Le président français ne réagit pas, comme si cette assemblée ne le concernait plus.

« Puisqu’il refuse de répondre, reprit McHale, je me vois contraint de le faire à sa place : c’est son petit protégé, Frédric Alexandre lui-même, qui a voulu éliminer son capitaine de champ. Cela précisé, je ne vous cache pas que sa réussite nous aurait arrangés !

— Pourquoi n’avez-vous pas tué vous-mêmes cette... bête enragée ?

— Pour amener le réseau sensolibertaire à se découvrir, à prendre des risques. Il se serait rétracté si nous étions intervenus trop tôt. »

Massimo Pietri se lissa les cheveux, desserra le col de sa chemise, s’étira sur sa chaise.

« Des milliers d’hommes risquent de perdre la vie, murmura-t-il d’un ton las. Cette perspective ne vous a pas...

— Des immigrés d’un côté, des Amérindiens de l’autre », l’interrompit Moshe Fromowitz, laconique.

L’Italien lui lança un regard où la surprise le disputait au mépris.

« C’est vous qui prononcez ces paroles ! s’indigna-t-il. Vous dont le peuple a été exterminé par les nazis au XXe siècle ?

— Pas d’hypocrisie, signor Pietri ! riposta l’Israélien. Jamais je ne vous ai entendu protester contre les Jeux Uchroniques.

— C’étaient des jeux...

— La mort n’était pas un jeu pour les soldats des défis. La seule différence est que nous devons impérativement les écraser, ou nous serons balayés par le deuxième monde. Nous défendons notre peau.

— Trente mille Amérindiens défendront notre peau, corrigea Massimo Pietri.

— Nous avons conclu un marché équitable avec eux : s’ils nous aident à sortir sans dommage de cette situation, ils recevront un nouveau pays, que nous entourerons d’un REM et dont nous régulerons le climat.

— Nous ne pouvions pas compter sur les quarante mille volontaires onosiens, ajouta Samuel Rosberg. Ce ne sont pas de véritables soldats. Les immigrés les auraient balayés en quelques heures... Vous avez désormais tous les éléments en main.

— Assez perdu de temps, fit Petràl von Winsdorf. Passons au vote ! »

Le chancelier allemand, un petit homme brun aux tempes argentées et au regard noir – des origines turques, peut-être... – ne s’exprimait pas souvent mais chacune de ses paroles tombait comme une sentence.

« Dans combien de temps cette armée sera-t-elle opérationnelle ? demanda Massimo Pietri.

— Dans moins d’une heure, répondit William McHale. Trente supersoniques, contenant chacun mille hommes et le matériel, n’attendent que notre signal pour décoller de l’aéroport Élisabeth II de Londres. »

Le président italien hocha la tête.

« Dernière question : qui avez-vous nommé comme chef d’état-major ?

— Quelqu’un qui est animé par un très grand désir de revanche, dit Samuel Rosberg. Quelqu’un qui a toutes les compétences requises, puisqu’il a remporté neuf défis... Hal Garbett. »

Émilian Freux releva la tête et examina le président américain, dont le visage lisse s’éclairait d’un large sourire. Rosberg n’avait pas hésité à jouer avec toutes les incertitudes d’une guerre pour se présenter comme le nouveau sauveur de l’Occident, pour redonner à son pays le prestige qui avait été le sien au XXe siècle, pour laisser une trace dans l’histoire.

Freux se surprit à espérer le triomphe de Wang et de ses soldats immigrés : les conséquences de sa victoire seraient sans doute terribles pour l’Occident, mais ce monde gelé avait besoin d’un grand bouleversement pour réapprendre à vivre, à redevenir fécond. D’un geste machinal, il leva la main lorsque William McHale demanda aux membres de ce conseil extraordinaire de voter la sept mille deux cent neuvième résolution de l’ONO.

Le grondement des huit cents hélicoptères figeait la population dans les rues. Le gigantesque essaim couvrait tout le ciel et cachait la lumière du soleil. La nuit avait déjà été troublée par les sifflements incessants des supersoniques qui avaient atterri au cœur même de la capitale. Alarmés par les perturbations qui avaient marqué le début des cent huitièmes JU, avertis à l’aube par des messages radiophoniques de ne pas sortir de chez eux – meilleur moyen de les attirer dehors –, les Parisiens se doutaient que leur ville allait être secouée par l’un de ces ouragans dont elle avait jadis été coutumière. Son centralisme excessif restreignait bien souvent la France à Paris, et il suffisait à des insurgés ou à des conquérants de tenir la capitale pour contrôler l’ensemble du pays.

La voix nasillarde de Kamtay résonna dans les écouteurs de Wang.

« On fonce place Michelin-Godéron ?

— On fait d’abord un premier passage pour repérer les lieux. Demande aux pilotes de rester prudents... »

Ils n’avaient survolé que des villes de moyenne importance depuis la Bretagne. L’agglomération parisienne, dominée par la flèche métallique de la tour Eiffel et les tours de verre du XXIe siècle, défilait par l’ouverture du compartiment. Le réseau avait indiqué à Wang le cap à suivre pour effectuer le trajet entre la lande bretonne et la capitale française. Les blessés étaient restés sur place, veillés par trois sentinelles et pourvus de rations alimentaires qui leur assuraient sept ou huit jours d’autonomie.

Ils abandonnèrent Notre-Dame sur leur gauche, longèrent la Seine et bifurquèrent en direction de la place Michelin-Godéron, facilement reconnaissable à sa muraille métallique hérissée de miradors. Contrairement à l’habitude, Belkacem gardait les yeux grand ouverts pour tenter de reconnaître les rues dans lesquelles il avait flâné en compagnie de Kamtay, de Timûr et de Wang.

Envahi d’un sombre pressentiment, il serrait contre lui sa Kalashnikov. L’ouverture du rideau lui permettrait de retourner au Soudan et de revoir les siens, mais il doutait de survivre à cette bataille, surtout que les bidons volants, qu’il fallait poser au milieu du camp ennemi, étaient des cibles toutes désignées pour des tireurs embusqués. Il jugeait toutefois préférable de mourir dans le ciel de Paris plutôt que sur l’île des Jeux. Peut-être ses descendants apprendraient-ils un jour qu’il s’était battu en homme libre pour abaisser une barrière monstrueuse qui avait coupé l’humanité en deux ?

L’Aigle d’Orient survola le rempart métallique, large de cinq ou six mètres. Par l’ouverture du compartiment, on distinguait les groupes de soldats disséminés sur le chemin de ronde et qui pointaient vers le ciel les canons de batteries aériennes. Leurs casques et leurs uniformes n’étaient pas de la couleur traditionnelle de l’ONO, le bleu, mais d’une teinte gris-vert qui se confondait avec le matériau du rempart.

Une détonation domina le grondement des turbines. Une corolle lumineuse s’épanouit à quelques mètres de l’hélicoptère, qui effectua une brutale embardée, projeta ses passagers contre la cloison, hormis l’un d’eux, un Sudam, qui bascula par l’ouverture et tomba en chute libre en poussant un hurlement déchirant. Kamtay réussit à stabiliser l’appareil et, tout en ordonnant aux pilotes de s’éloigner de la zone dangereuse, amorça lui-même une large boucle.

Wang essuya d’un revers de main le sang qui dégoulinait de sa lèvre inférieure fendue dans le choc. Le souffle de la déflagration s’était répandu comme une haleine incendiaire à l’intérieur du compartiment.

Ce n’était pas prévu...

« Ils s’attendaient à cette offensive. Ils ont pallié les carences des satellites par les radars au sol et les batteries DCA. »

Le chaos, hein...

« L’élément positif, c’est que les hommes n’ont pas la même précision que les satellites. »

Nous sommes en train de nous faire canarder comme des oies sauvages, peu importe que ce soit par des hommes ou des satellites !

« Heureusement pour elles, les chasseurs ne tuent pas toutes les oies qui passent au-dessus de leurs têtes. Sortez de là et posez-vous sur les Champs-Elysées. »

Migual Passarell se rassit sur la banquette en se tenant le front. Il n’avait dû qu’à un réflexe désespéré de ne pas être éjecté par l’ouverture. Ses jambes avaient pendu dans le vide mais il s’était agrippé à un pied de la banquette, avait enrayé sa glissade et profité de la correction de l’assiette de l’Aigle d’Orient pour opérer son rétablissement. Belkacem, accroché à une saillie métallique, n’avait pratiquement pas bougé. Les autres, des soldats sino-russes et sudams – les deux remplaçants du capitaine de champ et les officiers avaient été répartis dans d’autres hélicoptères afin d’encadrer les troupes –, avaient roulé sur le plancher sans autre dommage que des contusions et des plaies bénignes.

« Donne l’ordre de repli sur les Champs-Élysées ! hurla Wang.

— Ils ne savent pas où c’est... répliqua Kamtay.

— Explique-leur, bordel ! En direction de l’ouest. La plus grande avenue de Paris, l’Arc de triomphe en haut, l’obélisque de la Concorde en bas... Et pousse les manettes à fond !

— Le badin indique déjà cent quarante nœuds ! »

De nouvelles détonations retentirent autour d’eux, des corolles lumineuses illuminèrent le ciel et leur donnèrent l’impression d’évoluer au milieu d’un feu d’artifice. Un Cobra touché par une roquette explosa dans une formidable gerbe enflammée. Les éclats, projetés sur une distance de cinquante mètres, frappèrent les appareils voisins, entraînèrent un autre Cobra et trois Iroquois dans sa chute. Des fragments métalliques crissèrent sur la carlingue de l’Aigle d’Orient sans réussir à le déséquilibrer.

Wang entrevit d’autres explosions, sans réussir à déterminer s’il s’agissait de roquettes qui avaient manqué leur cible ou d’appareils qui se désintégraient en plein vol. Une odeur de poudre et de métal surchauffé saturait le compartiment, la cabine de pilotage, agressait les yeux, les gorges, les poumons. Les défenseurs ne tiraient pas seulement du haut du chemin de ronde du rempart, mais également de dizaines de postes disséminés sur le sol de la base.

Belkacem sortit soudain de sa léthargie, se leva, se rapprocha de l’ouverture, pointa son AK47 vers le bas et lâcha une série de rafales. Ses yeux exorbités et les gémissements presque plaintifs qui s’échappaient de ses lèvres entrouvertes indiquaient qu’il était la proie d’une crise de démence, sans doute engendrée par les séjours prolongés dans le ventre de l’hélico. Les douilles tombèrent en pluie à ses pieds ou dans le vide. Au bout d’une dizaine de secondes, Migual Passarell le saisit par le bras.

« Calme-toi, Soudanais. Nous sommes sortis de l’enfer... »

Belkacem lui décocha un regard venimeux avant de hocher la tête et de se rasseoir sur la banquette, les yeux dans le vague.

Kamtay reconnut la rue du Faubourg-Saint-Antoine, le quartier du Marais, l’ancien Hôtel de Ville, la rue de Rivoli, le palais du Louvre. Les Parisiens n’étaient toujours pas rentrés chez eux malgré l’orage qui s’était abattu sur leur ville. Ils avaient la même réaction que les administratifs de l’île des Jeux, ou plutôt la même absence de réaction, comme incapables de gérer une situation qu’ils rencontraient pour la première fois de leur existence. Wang songea qu’ils n’auraient même pas tenu cinq minutes dans les rues de Grand-Wroclaw, où le défaut de l’instinct de survie le plus élémentaire se traduisait par une rapide élimination du jeu.

L’Aigle d’Orient remonta le bas des Champs-Élysées.

Des centaines d’hélicoptères se posèrent les uns sur l’avenue d’une largeur de cent mètres, une ancienne route qu’on avait ornée de fontaines et de massifs fleuris, les autres sur la place qui entourait l’Arc de triomphe, un monument qui datait du début du XIXe siècle, les derniers enfin sur la place de la Concorde, au milieu de laquelle se dressait l’imitation de l’obélisque que la France avait restituée à l’Égypte en 2001.

« On a eu chaud ! » s’exclama Kamtay après avoir coupé les moteurs.

Il avait atterri approximativement au milieu de l’avenue, en face de bâtiments très élégants dont l’un était un restaurant du nom de Fouquet’s-Marty. Des Occidentaux, massés par grappes autour des fontaines, les regardèrent descendre d’un air hébété. Wang entendit les staccatos de fusils automatiques. Quelques-uns de ses soldats passaient sans doute leur colère et leur peur sur les hommes et les femmes dont le seul tort était de se trouver au bout de leurs armes.

Suivi de Kamtay, de Belkacem et de Migual Passarell, il se dirigea vers le restaurant, qui n’était pas encore ouvert à cette heure-ci et dont il fracassa la porte vitrée d’un coup de pied. Son intrusion provoqua un moment de stupeur parmi le personnel, immigré ou occidental, qui s’affairait dans la salle et derrière le comptoir. D’immenses photographies en trois dimensions d’animateurs et d’acteurs sensor s’affichaient sur les murs surchargés de dorures.

Un Occidental vêtu d’une veste rouge s’approcha des intrus d’une allure décidée et tendit les bras vers l’avant comme pour les repousser.

« Veuillez sortir, messieurs ! Le restaurant n’est pas ouvert. Et de toute façon, il n’est pas autorisé aux immi... »

Une salve de fusil d’assaut l’empêcha de finir sa phrase. Son front se couvrit d’étoiles pourpres, et il s’affaissa sur une table dont il renversa les cartes, les carafes et les flacons d’épices. Belkacem releva le canon de sa Kalashnikov et contempla d’un air mauvais le corps allongé sur le carrelage, agité par un ultime sursaut de vie.

« Tu n’étais pas obligé de le tuer ! dit Wang.

— Il était mort à plusieurs reprises à l’intérieur de son sensor, gronda le Soudanais. Il fallait bien qu’il apprenne la différence entre la réalité et l’illusion.

— Tu disais hier que les révolutionnaires se montraient encore plus féroces que les anciens maîtres...

— Je ne suis pas meilleur que les autres lorsque je suis du bon côté du fusil... »

Ils s’assirent à une table, imités par des dizaines d’autres soldats qui s’étaient engouffrés à leur suite dans la salle. Wang ordonna au personnel d’enlever le cadavre et de leur servir un repas. Les Occidentaux restèrent pétrifiés mais les immigrés s’exécutèrent avec d’autant plus de zèle que, même si leur propre voyant continuait de briller, qu’ils restaient donc sous la menace des invisibles cerbères de l’immigration, ils pressentaient que les choses étaient en train de changer, qu’ils ne finiraient peut-être pas leurs jours dans cet Occident qui s’était refermé sur eux comme un piège. Une complicité immédiate s’établissait entre les soldats uchroniques échappés de leur île et les garçons de salle, qui allaient eux-mêmes préparer les repas dans les cuisines désertes et s’en revenaient avec des assiettes fumantes qu’ils déposaient sur les tables avec de grands éclats de rires.

Des scènes identiques se jouaient dans les autres restaurants des Champs-Élysées et des alentours. Les Sino-Russes ou les Islamiques affectés à la restauration par le bureau de l’immigration nourrissaient avec plaisir et orgueil cette armée tombée du ciel qui allait défier en leur nom la puissance occidentale.

Rassasié, Wang repoussa son assiette, vida son verre de bordeaux – il avait pensé à Zhao lorsque le garçon nord-africain lui avait servi un verre du « meilleur bordeaux de la cave » –, se rencogna sur la banquette et s’astreignit à rétablir le calme en lui pour communiquer avec le réseau.

Il n’y a pas d’autre moyen de franchir ce rempart ?

« Aucun. Les égouts qui débouchaient sur la base ont été comblés. Seule la voie des airs reste ouverte. »

Ouverte ? Pour nos adversaires, la guerre se résume à un simple exercice de tir...

« Grand-maman Li t’a-t-elle appris à capituler au premier obstacle, Wang ? Tu renoncerais alors que tu touches presque au but ? »

Qu’est-ce que vous me conseillez ?

« De réfléchir aux meilleurs embranchements. »

Vous avez certainement une idée sur la question...

« Tu es mieux placé que nous. Nous sommes dans l’abstraction, et toi sur le terrain. Nous t’avons choisi pour ton aptitude à tirer le meilleur parti de ton environnement. »

Ce n’est pas l’armée onosienne qui nous attend sous la place Michelin-Godéron, n’est-ce pas ?

« La Pieuvre nous a entraînés sur de fausses pistes. Et ses troupes sont certainement plus aguerries que l’armée de l’ONO. »

Comment pénétrer à l’intérieur de la base ?

« C’est là que nous pouvons intervenir. Nous te guiderons une fois que tu seras sur place. »

Wang releva la tête et prit conscience que les hommes des tables voisines avaient les yeux fixés sur lui. Le vin avait enflammé les regards et rosi les pommettes des Blancs. Les garçons enlevaient les assiettes, les verres, les couverts, pour les déposer dans les bacs des machines à laver. Des tâches qu’ils remplissaient de façon machinale, sans se rendre compte que le restaurant n’accueillerait plus de clients pendant quelque temps, qu’ils n’auraient peut-être plus jamais l’occasion de prendre leur service.

Des images venues de son enfance traversèrent l’esprit de Wang. L’assaut mené par des néo-triadins contre une maison transformée en forteresse par un clan ennemi... Le succès des assaillants lui avait d’abord paru impossible, mais ils avaient employé un stratagème qui, même s’ils avaient subi de lourdes pertes, avait fini par venir à bout de la résistance des assiégés.

« Rassemblement immédiat de tous les pilotes devant ce restaurant, ordonna Wang. Ils transmettront ensuite les consignes à leurs équipes. »

 

La nuit était tombée depuis maintenant deux heures. Un silence insolite ensevelissait la capitale française. Les lampadaires dispensaient un éclairage régulier dans les rues et sur les places. Les Parisiens avaient fini par comprendre qu’ils risquaient le pire à rester dehors et s’étaient calfeutrés dans leurs appartements. La guerre avait débordé du cadre confortable de leurs sensors pour se déclarer sous leurs fenêtres, et ils s’apercevaient qu’ils pouvaient y trouver une mort définitive et non cette succession de morts fictives qui leur procuraient des sensations fortes, paroxystiques – et inoffensives pourvu qu’on sache éviter les abus sensoriels. Ces immigrés incontrôlés, avec leurs fusils d’assaut et leurs voyants éteints, ne participaient pas à un jeu mais tentaient de prendre le pouvoir sur l’Occident. Le bruit s’était répandu qu’ils étaient guidés par Wang, le capitaine de champ de Frédric Alexandre, le jeune Sino-Russe qui leur avait offert des émotions inégalables lors des deux derniers Jeux mais qui leur apparaissait comme un tyran sanguinaire hors de l’environnement uchronique. En fin de journée, les manœuvres incessantes des hélicoptères avaient fait peser une menace grandissante au-dessus de leurs têtes. On maudissait Frédric Alexandre d’avoir imposé les combats aériens auprès du COJU (une idée qu’on avait pourtant trouvée originale, piquante lors de la proclamation du défendeur) et d’avoir offert aux mutins le moyen de traverser l’océan Atlantique.

Bon nombre de Parisiens, recouvrant des réflexes ancestraux, s’étaient réfugiés dans les caves de leur immeuble. Ils espéraient désormais que les soldats de l’ONO, ces minuscules fantômes bleus qu’ils apercevaient parfois sur les miradors de la place Michelin-Godéron, repousseraient les mutins et les massacreraient sans pitié. Les techniciens n’auraient plus qu’à réparer les ordinateurs de surveillance déficients, et la vie reprendrait son cours ordinaire, rythmé tous les deux ans par les Jeux Uchroniques  – les associations de sensoreurs et les sensoramas réclamaient avec insistance une périodicité annuelle.

Un premier rugissement lacéra le silence, suivi d’un autre à quelques secondes d’intervalle, puis d’une succession de grondements qui retentirent et se répondirent d’un quartier à l’autre de la cité.

Tous feux éteints, un Cobra se présenta dans les faisceaux croisés des projecteurs qui balayaient l’espace aérien de la place Michelin-Godéron. Sitôt le rempart franchi, le pilote plongea vers le centre de l’esplanade. Il appliquait la consigne de Wang, qui avait recommandé à ses hommes de « raccourcir les distances, et non les augmenter, comme la peur nous entraîne habituellement à le faire ». Il ne transportait aucun homme, d’une part pour ne pas perdre de sa vitesse au moment du passage, d’autre part parce qu’il n’était qu’un leurre, un appât. Deux traces enflammées surgirent de ses lance-roquettes et l’éclat des explosions illumina la surface métallique de la base. Les batteries DCA entrèrent en action et criblèrent le ciel de Paris de festons lumineux. Le Cobra parut hésiter, se balança d’un côté sur l’autre, reprit un peu de hauteur, lâcha deux nouvelles roquettes, fut atteint à l’extrémité de la queue, perdit son assiette, retomba en chute libre, s’écrasa une centaine de mètres plus bas, s’enflamma quelques secondes après avoir pris contact avec le sol.

Un deuxième hélicoptère-canon surgit en provenance de l’est, traversa la place dans le sens de la largeur, expédia une série de projectiles qui semèrent des gerbes incandescentes sur une distance de deux cents mètres, se lança dans un brusque virage sur sa gauche, piqua résolument comme un bourdon furieux vers un poste de tir, esquiva en un vrombissement rageur les traits lumineux qui le prenaient pour cible. D’autres appareils débouchèrent des quatre points cardinaux, tirèrent les uns des rafales de mitrailleuses, larguèrent les autres des roquettes ou des grenades qui explosèrent sur le chemin de ronde et projetèrent les artilleurs par-dessus le parapet.

Les cent Cobras de la première vague avaient pour mission de défier les défenses aériennes de l’ONO, de préparer le terrain aux Iroquois, qui profiteraient de la confusion pour déposer chacun leurs douze passagers et repartir chercher les hommes qui s’étaient postés sur les toits en terrasse des immeubles proches.

Pendant plus d’une heure, les hélicoptères-canons exécutèrent un ballet dont le désordre n’était qu’apparent, chacun accomplissant la mission précise qui lui avait été confiée, un passage au ras pour attirer l’attention des canonniers, le largage de deux bombes sur les batteries de défense, le mitraillage systématique d’une partie du chemin de ronde ou des miradors... La DCA en abattit une trentaine mais ils atteignirent peu à peu les objectifs qui leur avaient été fixés, puisqu’il ne restait plus un soldat ennemi sur le rempart et que de nombreux postes de tir au sol avaient été détruits ou désertés par leurs occupants.

« Ça va être à nous ! » s’exclama Kamtay.

Il avait démarré le moteur de l’Aigle d’Orient quelques minutes plus tôt, à l’heure convenue. Les pales de l’hélico, posé au milieu d’une large artère, émettaient un sifflement cadencé. Équipés de leur casque, de leurs grenades, de leur fusil d’assaut, assis sur la banquette, les hommes gardaient le silence. Une gravité inhabituelle s’affichait sur leurs traits. Aucune peur, mais le besoin de se recueillir avant d’affronter la mort. Ils priaient Dieu, ou la Vierge Marie, ou leurs dieux, ou leurs ancêtres de protéger leur famille au cas où ils seraient emportés dans la bataille. Ils avaient vu les fleurs étincelantes se déployer dans le ciel étoilé pendant plus d’une heure, et ce déluge sonore et lumineux les conduisait à remettre leur existence entre les mains d’entités bienveillantes.

Wang eut une pensée pour Lhassa, perdue dans la grande maison du West West-End, pour grand-maman Li, assise sur une colline enneigée de la rive occidentale de la Nysa, pour Zhao et Kareem, qui l’avaient précédé dans le monde des esprits.

« C’est parti ! » hurla Kamtay.

Le Laotien regrettait de devoir abandonner Wang et Belkacem pour remonter chercher les hommes qui n’avaient pas pu prendre place dans les Cobras, mais il se promettait, après le deuxième voyage, de se poser sur la base et de se battre avec ses deux compagnons. L’Iroquois s’éleva entre les rangées d’immeubles aux fenêtres noires qui ressemblaient à des orbites vides. Les cinq appareils qui se trouvaient derrière lui décollèrent à leur tour et se glissèrent dans son sillage. Ils s’approchèrent de la place Michelin-Godéron en rase-mottes, frôlant les toits des constructions. Le rythme lancinant des pales donnait l’impression aux hommes que l’univers n’était en cet instant qu’une gigantesque pulsion. La gorge serrée, ils virent approcher le rempart au-dessus duquel les Cobras continuaient de déferler en vagues incessantes. Ils distinguèrent, aux lueurs des projecteurs et des explosions, les centaines d’Iroquois qui convergeaient tous feux éteints vers la place, renfermant une douzaine d’hommes dans leur compartiment. Ils volaient, pour éviter les collisions, à des hauteurs différentes selon leur provenance. Ils franchirent sans encombre le rempart, surgirent au-dessus de l’esplanade, n’essuyèrent que de timides salves de la DCA affolée par le ballet des Cobras.

L’Aigle d’Orient entama sa descente une vingtaine de mètres à l’intérieur du rempart. Une roquette éclata quelque part sur sa gauche, se pulvérisa en filaments dorés, répandit un souffle brûlant autour d’elle, abandonna un épais nuage de fumée blanche. Debout près de l’ouverture, Wang entrevit la nuée d’hélicoptères qui, après avoir franchi le barrage, s’apprêtaient à se poser en divers points de la base. La nuit était de plus en plus épaisse au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du sol. Il se demanda de combien d’hommes il disposerait pour affronter les troupes réfugiées dans le sous-sol de Paris.

« Environ sept mille neuf cents », modula le réseau.

Comment le savez-vous ?

« Les OISI comptabilisaient les immigrés sur l’île des Jeux. »

Je croyais que vous aviez coupé la laisse qui nous reliait aux cerbères...

« Nous avons sauvegardé certaines de leurs fonctions. »

Sept mille neuf cents ? Nous avons déjà perdu tant d’hommes ?

Kamtay maintint l’Aigle d’Orient deux mètres au-dessus du sol. Une bourrade de Belkacem tira Wang de ses pensées et le poussa à sauter. Il se reçut en souplesse sur la surface métallique, se rétablit sur ses jambes, leva sa Kalashnikov, perça les ténèbres du regard, ne repéra aucune silhouette dans les parages. Le rugissement de l’hélico se répercutait sur le rempart proche. Lorsque les douze hommes eurent débarqué et se furent éloignés des turbulences générées par les pales, Wang fit signe à Kamtay de repartir. Le Laotien lui répondit d’un mouvement de la main, puis l’Aigle d’Orient remonta à la verticale, exactement comme s’il évoluait à l’intérieur d’un cylindre.

Et maintenant ?

« À deux cents mètres, sur ta droite. Une porte blindée. »

Wang et son équipe franchirent la distance au pas de course, tout en surveillant les environs. Les Cobras, qui avaient cessé leurs manœuvres de diversion, atterrissaient maintenant sur la base tandis que les Iroquois reprenaient de l’altitude. Les explosions avaient cessé et la nuit, qui s’était de nouveau déployée, s’associait aux écharpes de fumée pour accentuer la confusion engendrée par ce double mouvement.

Le grondement des hélicoptères s’éloigna peu à peu. Un silence relatif retomba sur la place, entrecoupé par les salves des fusils d’assaut – les probables exécutions des rescapés des postes de DCA.

Wang enjamba un cadavre carbonisé, impossible à identifier. L’odeur de la chair brûlée supplanta un instant l’odeur de la poudre. Des canons de batteries aériennes gisaient sur le sol, arrachés de leur support. La surface métallique de la base ne semblait pas avoir souffert des bombardements. Conçue dans un matériau d’une solidité à toute épreuve, elle ne présentait pas un cratère, ni même une simple fissure.

« Une autre application de nos travaux. Cet alliage métallique est prévu pour supporter les pressions extrêmes. »

C’est avec ça que vous comptez traverser l’espace ?

« Avec une version améliorée. »

Il distingua le linéament de la porte dans la surface lisse et grise du rempart.

« La porte d’entrée ? demanda Belkacem d’une voix essoufflée.

— Il n’y a pas de poignée, pas de clavier de code » , fit observer Migual Passarell.