CHAPITRE IX
WEST WEST-END

L’amour sincère sera ta faiblesse et ta force. Ta faiblesse parce que l’être aimé sera la brèche par laquelle s’engouffreront tes ennemis, ta force parce que tu puiseras la volonté de vivre dans le souvenir ou la pensée de l’être aimé. Le Tao de la Survie te recommande donc d’aimer en secret. Moins ils seront à connaître l’objet de ta flamme, plus tes chances augmenteront de faire de la vie ton éternelle maîtresse.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

A

u sortir de la gare souterraine, Wang se retrouva sur une place circulaire d’où partaient une dizaine d’allées pavées de pierres plates. Le calme et l’harmonie de l’endroit l’étonnèrent : la ruche albigeoise lui en avait proposé une vision moins idyllique quinze jours plus tôt. Puis il se souvint du tumulte produit par une nuée d’engins d’entretien et comprit que les travaux d’aménagement s’étaient achevés entre-temps. Son excitation se conjuguait mal avec la douceur paisible de la nuit. Il apercevait, entre les feuillages, les façades éclairées des somptueuses demeures de West West-End, un quartier résidentiel de l’ouest londonien.

Il s’engagea sans hésitation dans la troisième allée sur sa droite. Les images diffusées par la sphère étaient restées gravées dans sa mémoire : la voûte formée par les branches des chênes, les haies de troènes, les massifs fleuris à chaque intersection, les constructions posées sur leur écrin de verdure, les gazons tondus avec une telle régularité qu’ils en paraissaient artificiels... L’architecture était dominée par le style néovictorien, reconnaissable à son classicisme symétrique que déséquilibraient quelques touches baroques.

Son séjour à New York, qui n’avait duré que trois jours, lui avait paru interminable, plus encore que les dix jours passés à Paris en compagnie de Belkacem et de Kamtay. Il n’avait pas parlé à ses deux compagnons des révélations de la ruche. Il avait suivi les recommandations du réseau mais également obéi à sa propre intuition. Il gagnerait en efficacité en gardant le secret, en ne s’encombrant d’aucune contrainte inutile, en restant libre de ses mouvements.

Delphane et lui n’avaient pas échangé un mot sur le chemin du retour. Ils avaient parcouru à marche forcée la campagne rosie par la lumière de l’aube et pris le premier subterraneus à destination de Toulouse. Elle était restée murée dans son silence, les yeux traversés de lueurs farouches, indifférente à Wang et aux autres voyageurs.

Frédric ne s’était même pas aperçu de l’absence de son épouse. Il s’était engouffré dans la chambre alors qu’elle prenait une douche multijet et s’était excusé d’avoir oublié l’heure dans le salon sensor. Mais, avait-il ajouté, content de lui, il avait découvert des choses très intéressantes dans de vieux programmes consacrés aux sciences historico-physiques. Il n’avait pas remarqué non plus qu’il s’adressait au fantôme de Delphane, qu’il contemplait le corps nu et ruisselant d’une femme qui était déjà sortie de son monde.

Le nouvel embranchement au bout de l’allée rappela à Wang les paroles de la ruche sur la liberté individuelle. Elles l’avaient choqué sur le moment – et elles continuaient de le choquer – mais elles se frayaient un chemin dans son esprit, parce qu’elles le renvoyaient à l’enseignement de grand-maman Li, à ces propos parfois terribles qu’elle tenait sur la responsabilité de chacun, sur la démission des rois dans leur royaume, sur la quête ultime de l’être humain. Le discours de la vieille femme était alors entré par une oreille et ressorti par l’autre, mais il avait semé des graines qui, aujourd’hui, commençaient à germer.

Il trouvait la ville de Londres nettement plus agréable que New York. Les immeubles de la mégalopole américaine lui avaient donné l’impression d’avoir proliféré comme des herbes folles, de s’être disputé une compétition farouche pour capter seuls les rayons du soleil. Il avait traversé les quartiers fantômes de Queens et du Bronx, désertés par la plupart de leurs habitants au XXIe siècle et laissés depuis à l’abandon. Bâtiments éventrés, escaliers effondrés, rues défoncées, végétation anarchique... Des pancartes lumineuses précisaient que ces quartiers seraient bientôt rénovés mais la politique de réhabilitation, votée en 2150 par le Congrès, n’avait jamais été réellement mise en œuvre et New York continuait de sombrer dans la décrépitude.

Wang n’avait assisté qu’à l’une des deux conférences données par Frédric dans une immense salle de l’Empire State Building – la deuxième étant strictement réservée aux membres de l’Académie occidentale de stratégie – mais ces trois heures lui avaient permis de se rendre compte que les Américains étaient aussi différents des Européens que les Asiatiques des Polonais. Expansifs, bavards, bruyants, arrogants, ils n’avaient pas ménagé Frédric, d’autant qu’il avait mis fin à l’hégémonie uchronique de l’un d’entre eux, le grand Hal Garbett qui, depuis, s’était retiré de la vie publique. Les femmes surtout s’étaient montrées agressives, lui demandant son avis sur la domination masculine au plus haut niveau de la stratégie, contestant ensuite ses réponses avec une véhémence qui l’avait souvent laissé sans réplique. De même, les immigrés que Wang avait croisés dans les rues et à l’aéroport n’avaient pas la même réserve que les immigrés d’Europe. Sudams pour la plupart, ils parlaient et riaient fort, n’hésitaient pas à rabrouer vertement l’Occidental, américain ou européen, qui les apostrophait, traînaient en bandes dans les rues où les semelles ferrées de leurs chaussures claquaient sur les dalles de béton. Il en avait conclu qu’ils n’étaient pas contrôlés par le même ordinateur, ce qui expliquait peut-être la teinte orange de leur voyant frontal.

La ville de Londres, à la fois basse et aérée, s’était au fil du temps étirée jusqu’à la côte orientale de la Manche, comme si elle avait voulu se rapprocher de Paris, la capitale française dont elle était à la fois la sœur et la rivale. Reliée au continent par cinq tunnels, l’Angleterre avait toutefois gardé ses distances avec ses voisins européens, comme en témoignaient les nombreux rappels à l’insularité et au particularisme britanniques affichés sur d’immenses panneaux lumineux : la Grande-Bretagne, le seul pays d’Europe qui n’avait jamais connu d’invasion, le seul pays d’Europe qui avait élevé la vie en société au rang d’un art, le seul pays d’Europe qui avait gagné les JU à dix-neuf reprises (elle avait exercé une domination sans partage entre 2110 et 2150), le seul pays d’Europe qui avait conservé sa famille royale en dépit des incessants bouleversements géopolitiques, le seul pays d’Europe où les aérotrains et les subterraneus étaient de couleur rouge...

La délégation française avait prévu de rester deux jours et deux nuits à Londres avant de s’envoler pour Rome, la capitale italienne que d’aucuns surnommaient la Ville éternelle. La première nuit, Wang n’avait pas osé quitter l’hôtel car le dîner s’était terminé fort tard, aux alentours de deux heures du matin, et il avait eu peur de manquer de temps. Il avait donc rongé son frein en maudissant les Occidentaux et leur manie de s’attarder à table. Par chance, la seconde prestation publique de Frédric avait été programmée le matin du deuxième jour, et l’après-midi Wang avait eu quartier libre. Il en avait profité pour explorer le centre-ville historique, s’était joint aux groupes de touristes pour visiter la Tour de Londres, le palais de Buckingham et l’abbaye de Westminster, avait flâné dans les rues de Piccadilly et sur les quais de la Tamise. Contenant tant bien que mal son impatience, il avait attendu la tombée de la nuit pour se rendre dans le West West-End. Delphane lui avait remis le petit boîtier qui prenait le relais de son traceur et laissait croire à Vigil, l’ordinateur affecté à la surveillance des immigrés, qu’il n’avait pas quitté sa chambre. Il avait posé l’appareil sur son lit, pressé l’interrupteur et parcouru les couloirs de l’hôtel. Comme les immigrés n’étaient pas autorisés à saisir leurs empreintes digitales dans la mémoire des identificateurs, il s’était glissé par l’entrebâillement de la porte d’entrée au moment où un groupe de clients s’introduisait dans le bâtiment. Grâce au leurre conçu par la ruche, il était désormais indétectable, et cela lui procurait un sentiment grisant de liberté.

Une borne parlante de la gare Victoria lui avait expliqué l’itinéraire jusqu’au West West-End. Trois changements et vingt minutes plus tard, il était descendu à James-John Sterling Square (surnommé JJS, vainqueur des JU en 2118) et, dès qu’il était sorti de la station, il avait reconnu les lieux que lui avait montrés la ruche.

Il croisa un couple qui promenait en laisse une minuscule boule de poils qu’il identifia comme un chien. L’homme, vêtu d’une redingote grise, lui décocha un regard suspicieux, étonné sans doute de voir un immigré se promener en pleine nuit dans ce quartier huppé de la City. La femme – veste cintrée, robe ample, chapeau à fleurs – lui adressa un sourire de connivence. La boule de poils montra les dents, qu’elle avait étrangement longues en regard de sa taille, et poussa un grognement menaçant. On se toisa de part et d’autre pendant quelques secondes qui parurent interminables à Wang, puis on s’ignora avec superbe et on passa son chemin. Il se retourna une vingtaine de mètres plus loin, s’aperçut que la femme lui lançait des regards furtifs pardessus son épaule, eut alors la certitude qu’elle avait reconnu en lui le capitaine de champ de ce bloody Froggy de Frédric Alexandre mais que, par l’un de ces méandres parfois déroutants de l’âme féminine, elle avait choisi de garder le silence, d’être sa complice de destin.

La grande demeure se dressait au bout de l’allée. Seules trois fenêtres de sa façade plongée dans l’ombre étaient éclairées. Entourée de chênes aux frondaisons torturées – ceux-là étaient certainement d’authentiques centenaires –, elle datait de la fin du XIXe siècle. Son toit biscornu, ses tourelles, ses colonnes, ses ouvertures en avancée en faisaient un bel exemple d’architecture baroque, pour ne pas dire excentrique.

Wang franchit d’un pas prudent l’allée de cailloux blancs qui incisait le gazon ras. Il longea un auvent où étaient sagement alignés les robots interactifs d’entretien. Il marcha sur l’herbe lorsqu’il se rapprocha de la maison, craignant que les crissements de ses semelles sur les cailloux n’attirent l’attention du propriétaire des lieux.

Le ululement d’une chouette brisa le silence nocturne. Oppressé, le souffle court, Wang se dirigea vers la fenêtre éclairée du rez-de-chaussée. Avant de coller son œil aux carreaux, il scruta les ténèbres afin d’y détecter l’éventuelle silhouette d’un homme ou d’un chien de garde, mais les seuls mouvements qui agitaient la nuit étaient le frissonnement des feuilles et des herbes sous la brise.

Il se pencha sur la fenêtre, découvrit une vaste pièce éclairée par un énorme lustre. Des flammes dansaient dans une cheminée monumentale et leurs éclats tremblants s’insinuaient dans la lumière figée des ampoules. Tableaux, armes, bibelots s’exposaient en grand nombre sur les murs, témoignages ostentatoires d’un passé glorieux. Le quartier était récent – une extension du West End du XXe siècle – et la bâtisse avait probablement régné autrefois sur un domaine de plusieurs centaines d’hectares.

Wang aperçut, assise dans l’un des deux fauteuils de faux cuir qui se faisaient face devant la cheminée, une silhouette chenue, vêtue d’une robe de chambre, penchée sur un antique écran dont la lumière bleutée soulignait son visage anguleux. Wang distingua des rides et des taches de vieillesse sur son front et ses joues, des signes de dégénérescence rarissimes en Occident. Ce vieillard était probablement Lord Bayfield, le dernier rejeton d’une famille anglaise dont les aïeux avaient été anoblis au XIIIe siècle. La ruche avait ajouté que les Bayfield avaient servi fidèlement la Couronne britannique jusqu’en 2010, époque à laquelle William Bayfield, pair du royaume, avait contesté avec virulence la politique d’immigration mise en place par le gouvernement travailliste de Mark White-Taylor et avait donné sa démission de la Chambre des lords. La famille s’était ensuite consacrée aux affaires mais avait connu d’importants revers de fortune en 2040, année où la Chine avait nationalisé les compagnies étrangères installées sur son territoire. Pour apurer ses dettes, elle avait dû vendre une grande partie de son patrimoine immobilier dont cette résidence dans le West West-End était l’ultime reliquat.

Wang observa le vieil homme pendant quelques instants. Visiblement, il ne recourait pas à la technologie des greffes et de la biogénétique pour conserver une apparence de jeunesse et, paradoxalement, l’acceptation de sa vieillesse le rendait à la fois plus authentique et attirant que des personnages comme Émilian Freux, qui paraissaient s’être pétrifiés à un stade de leur évolution. Plus les hommes se préoccupaient de leur enveloppe extérieure et moins ils s’intéressaient à leur âme.

Comme il ne se passait rien au rez-de-chaussée, Wang se recula de trois pas et leva ses yeux sur les deux fenêtres éclairées du premier étage. Il discerna une ombre furtive de l’autre côté des voilages. Il résista à la tentation d’appeler, de peur de signaler sa présence à Lord Bayfield. Un examen de la façade l’avisa qu’il pouvait atteindre le premier étage en se servant des volets de bois. Il vérifia une dernière fois que le propriétaire des lieux n’avait pas bougé de son fauteuil avant d’entreprendre l’escalade.

Sa fébrilité transforma cet exercice, pourtant simple, en une épreuve pénible. Ses mains moites glissaient sur le bois recouvert d’une peinture lisse, ses pieds ripaient sur les étroites traverses, le battant pivotait sur ses gonds et l’éloignait du mur. À trois reprises, le grincement des charnières le contraignit à suspendre ses gestes. Il réussit cependant à agripper le rebord de pierre de la fenêtre supérieure, à se hisser à la force des bras et à s’accroupir tant bien que mal sur l’étroite saillie. Il eut besoin de cinq bonnes minutes pour reprendre son souffle. Ce n’était pas la violence de l’effort qui l’avait mis hors d’haleine, mais la nervosité, qui lui donnait une respiration de chien assoiffé.

Les voilages l’empêchaient de distinguer avec netteté l’intérieur de la chambre. Un coup d’épaule involontaire sur une vitre lui fit prendre conscience que la fenêtre n’était pas fermée. Il la poussa doucement jusqu’à ce que les deux vantaux s’écartent dans un gémissement horripilant, puis il se glissa entre les rideaux translucides et s’introduisit avec précaution dans la pièce, meublée d’un grand lit à baldaquin, d’un bureau et d’un canapé recouvert d’un faux cuir brun rouge identique à celui des deux fauteuils du rez-de-chaussée. Des diffuseurs répandaient leurs essences dans l’air immobile.

Des vêtements épars sur le sol, une robe chiffonnée, des sous-vêtements semés en direction de la porte ouverte de la salle de bains... Le lit donnait l’impression de ne pas avoir été fait depuis plusieurs jours. Un cendrier sur la table de nuit, empli à ras bord de mégots de cigarettes. Il n’était donc pas interdit de fumer en Grande-Bretagne ? Une originalité de plus à mettre au compte de l’insularité ?

Divers objets sur l’autre table de nuit, coincée entre le mur et le lit. Des bijoux, des accessoires de maquillage, des broches...

Au milieu de ce fatras, une statuette que Wang identifia immédiatement : un petit éléphant en métal doré, cabossé, écaillé. Au bord des larmes, il demeura figé au milieu de la pièce, incapable d’esquisser le moindre geste. Il entendait comme dans un rêve le crépitement de la douche multijet provenant de la salle de bains. Une voix de femme fredonnait un air qui le transportait plusieurs années en arrière, dans les échoppes tibétaines de Grand-Wroclaw. Les émotions remontaient en lui avec la force d’un torrent, l’empêchaient de mettre de l’ordre dans ses pensées.

C’est tout juste s’il eut la force de se retourner lorsqu’il perçut un mouvement sur sa gauche. Lhassa se tenait devant lui, le corps enroulé dans une serviette éponge, les yeux écarquillés par la surprise, la bouche grande ouverte. Des gouttes d’eau s’échappaient de sa chevelure et s’écoulaient sur ses épaules. Elle n’était plus la jeune Tibétaine efflanquée et perdue sur un sentier de l’Erzgebirge mais son visage avait gardé ses lignes pures, comme ciselées par l’air et la lumière du Xizang, et son regard brûlait du même feu que lors de leur séparation dans les couloirs souterrains de la porte de Most. Son voyant frontal, d’un rouge éclatant, lui donnait l’allure d’une déesse vengeresse de la mythologie indienne.

Ils se contemplèrent en silence pendant un long moment, puis elle s’avança vers lui d’un pas hésitant, comme si elle craignait de le voir s’évanouir à chaque instant. Sa serviette éponge se dénoua dans le mouvement et glissa sur le parquet. Ses hanches s’étaient élargies, arrondies, ses seins alourdis, sa toison pubienne épaissie. D’elle émanait un mystère profond, troublant. Elle avait cessé d’être une jeune fille pour devenir une femme, une femme que ne seraient jamais Delphane ou Aliz.

Elle lui entoura le cou de ses bras et posa le front sur son torse. Il sentit ses larmes imbiber le coton de sa combinaison. Il n’avait mis que deux ans et demi à la retrouver mais il avait l’impression de l’avoir quittée depuis des siècles. Elle releva la tête et le fixa avec une telle intensité qu’il faillit chanceler.

« Si tu savais combien j’ai attendu ce moment... » murmura-t-elle.

 

Ils firent l’amour une grande partie de la nuit. Contrairement à ce qui s’était passé dans la chambre de l’hôtel de Most, elle s’abandonna à lui sans réticence. Ils goûtèrent chacune de leurs caresses, chacun de leurs baisers avec une volupté décuplée par leur séparation. Ils retardèrent jusqu’à l’inéluctable la montée de leur plaisir et, lorsqu’ils acceptèrent enfin de rompre, ils se fondirent tout entiers l’un dans l’autre.

Enveloppés dans un bain de sueur et d’odeurs, ils reprirent peu à peu leurs esprits.

« Lord Bayfield ne nous a pas entendus ? » chuchota Wang.

Elle se colla contre lui et lui effleura le cou dans un geste de tendre reconnaissance. Puis elle ouvrit la porte d’une table de nuit, saisit une des cigarettes qui traînait sur une étagère et l’alluma avec un antique briquet à gaz.

« Il est un peu sourd, répondit-elle en rejetant un volumineux nuage de fumée.

— La médecine occidentale ne l’a pas guéri ?

— Il est membre du mouvement naturaliste. Il refuse la nanoplastie et les transplantations. Ça ne l’a pas empêché d’atteindre l’âge respectable de cent treize ans.

— Et les cigarettes ? C’est lui qui te les procure ?

— Sa famille a toujours été contestataire, bien qu’elle ait fourni de nombreux membres à la Chambre des lords. L’année où les lois consuméristes ont été votées, elle a fait mettre de côté plusieurs milliers de paquets de cigarettes dans une chambre de conservation. Je n’en fume pas beaucoup, deux ou trois par jour, mais elles me sont devenues indispensables... »

Comme pour illustrer ses propos, elle tira avec gourmandise sur sa cigarette dont l’extrémité incandescente brilla comme un deuxième voyant en bas de son visage. Elle s’était assise en tailleur et le regard de Wang venait sans cesse échouer sur les plis adorables de son ventre encore luisant de transpiration.

« Tu as toujours été à son service ?

— Sauf les huit premiers mois, où j’ai été envoyée au service d’une famille catalane de Sabadell.

— Pourquoi ne t’ont-ils pas gardée ? »

Il sentit, à l’infime crispation de ses muscles, qu’elle n’aimait pas évoquer cet épisode.

« Le fils aîné de la famille, Serguillio, n’arrêtait pas de me tourner autour et ça ne plaisait pas à sa femme...

— Est-ce qu’il t’a... ?

— Les relations naturelles sont interdites entre Occidentaux et immigrés.

— Elles sont également interdites entre immigrés, mais ça ne nous a pas arrêtés... Tu ne m’as pas répondu... »

Elle s’allongea de nouveau à ses côtés et l’embrassa, comme pour le rassurer.

« Il a essayé mais j’ai hurlé jusqu’à ce que sa femme intervienne.

— Il aurait pu demander ton extinction.

— Sa femme m’a aussitôt ramenée à l’office d’immigration de Catalogne, qui m’a expédiée le jour même chez Lord Bayfield. J’ai pris le premier supersonique à destination de Londres.

— Et le vieux ? Il n’est pas amateur de relations naturelles ?

— Il l’a été...

— Il n’a jamais exigé que tu...

— Il... il m’a suppliée une fois d’essayer... Mais il n’a pas réussi à... Il n’a plus toutes ses facultés d’homme. De temps en temps, il me demande de me caresser devant lui. »

Wang se redressa, comme mordu par un serpent, et frappa du plat de la main le montant torsadé du baldaquin. Une violente secousse ébranla le lit tout entier.

« Tu ne peux pas refuser ? » cracha-t-il, les yeux hors de la tête.

Elle le fixa avec un mélange d’incrédulité et d’effroi. Des volutes de fumée s’échappèrent de ses narines et de ses lèvres entrouvertes.

« Je suppose qu’il ne me le reprocherait pas, murmura-t-elle d’une voix sourde. C’est la seule façon que j’ai trouvée de le remercier de sa bonté. Ça va sans doute te paraître bizarre, Wang, mais son regard m’a aidée à me réconcilier avec moi-même. Je fermais les yeux et j’imaginais que c’était ton regard. J’étais sans nouvelles de toi et tu vivais à travers lui... Et toi, tu n’as pas connu d’autres femmes ? »

Cette question lui fit prendre conscience de la stupidité de son attitude.

« Une morphopsycho de... euh... du bureau français des défis.

— Une Occidentale ? »

Il perçut de l’inquiétude dans la voix de Lhassa, qui tritura nerveusement sa cigarette. Des cendres tombèrent sur le drap, qu’elle épousseta d’un revers de main maladroit. Elle se considérait probablement comme inférieure aux femmes occidentales, elle qui leur était supérieure sur tous les plans.

« Une... étape sur le chemin de la survie.

— Tu l’as aimée ? »

Il se coucha contre elle et l’étreignit avec force.

« Je n’ai pensé qu’à toi durant ces deux années. Les Occidentales ne sont pas dignes d’être aimées. Ce que j’ai fait avec elle, je l’ai fait seulement pour augmenter nos chances d’être un jour réunis. Et maintenant que je sais où te trouver, je n’ai plus besoin de la voir. »

Il estima inutile de lui parler du désir aussi bref que violent que lui avait inspiré Delphane dans la campagne tarnaise.

« Où étais-tu pendant tout ce temps ? demanda-t-elle.

— Tu n’as jamais entendu parler des Jeux Uchroniques ?

— Lord Bayfield dit que c’est un spectacle aussi dégradant que les jeux du cirque à Rome. Il n’a jamais voulu s’équiper d’un sensor. Il en est resté aux vieux écrans interactifs du début du XXIe siècle.

— J’ai participé aux deux derniers JU. La première fois en tant que soldat, la deuxième en tant que capitaine de champ. J’appartiens à l’armée de Frédric Alexandre, un stratège français qui a remporté deux victoires consécutives. Avant les Jeux, nous nous préparons pendant quatre mois au camp des Landes, dans le sud-ouest de la France, le reste du temps je vis à Paris en compagnie de deux amis immigrés, un Laotien et un Soudanais. »

Elle se redressa sur un coude, inquiète soudain. La courbe de son sein à demi occulté par son bras raviva le désir de Wang.

« Les cerbères vont s’apercevoir que tu es dans ma chambre, souffla-t-elle. Ils nous éteindront tous les deux.

— Les cerbères ?

— C’est le surnom que Lord Bayfield donne aux administratifs du bureau de l’immigration.

— Ils ne savent pas que je suis ici. On m’a donné un appareil qui les entraîne sur de fausses pistes.

— Ça veut dire que... tu peux venir me voir aussi souvent que tu veux ?

— Je n’ai pas l’intention de te lâcher !

— Nous ne pourrons pas avoir une vie normale, nous ne pourrons pas continuer la lignée... »

Elle allongea le bras et saisit le petit éléphant sur la table de nuit.

« Nous n’aurons pas d’enfant à qui transmettre le présent de tes ancêtres », ajouta-t-elle en lui tendant la statuette.

Il la saisit entre le pouce et l’index et la contempla pendant un petit moment. Il revit en un éclair l’autel familial de la maison de grand-maman Li, la photo de sa mère, les bâtonnets d’encens, les fleurs, les fruits...

« Comment as-tu réussi à le passer ?

— Je l’ai mis là-dedans, répondit-elle en se tournant sur le côté et en désignant son bas-ventre. Il a provoqué une hémorragie. J’ai perdu tellement de sang que je me suis évanouie sous la douche. Il n’y était plus lorsque je me suis réveillée mais une femme occidentale, une doctoresse, est venue me voir dans le camp de Most et me l’a redonné en disant qu’il avait failli me tuer et que j’avais bien mérité de le garder. Depuis, je n’ai jamais eu mes règles. Je ne suis pas morte, Wang, mais je ne perpétuerai pas la lignée. Je serai celle par laquelle la chaîne se sera rompue. »

D’un geste de dépit, elle écrasa sa cigarette dans le cendrier. Il l’attira contre lui et lui déroba un baiser au goût prononcé de tabac.

« Nous sortirons bientôt de l’Occident, Lhassa, je t’en fais le serment, et notre lignée se prolongera jusqu’à la fin des temps. »

Elle ne dit rien mais sa main, messagère de ses pensées, vint enserrer avec délicatesse le sexe de son amant.

Une sensation de brûlure réveilla Wang. Il s’aperçut avec effroi qu’il s’était endormi dans les bras de Lhassa. La lumière du jour entrait à flots par la fenêtre et vêtait d’or pâle un mur et le parquet de la chambre. Il jeta un regard ému à la jeune femme, qui se parait de la grâce de l’enfance dans l’abandon du sommeil. « Elle est belle quand elle dort, n’est-ce pas ? » La voix éraillée le fit tressaillir. Il se retourna avec vivacité, aperçut une silhouette dans l’entrebâillement de la porte d’entrée. Il pensa d’abord qu’il avait été suivi par un membre de l’escorte de Frédric Alexandre, puis il reconnut le nuage de cheveux blancs et la robe de chambre de Lord Bayfield. Il n’en fut pas pour autant rassuré, car il s’était introduit dans la demeure du vieil Anglais sans y être invité et, même si Lhassa le décrivait comme un marginal contestataire, cet acte illégal – doublement illégal, puisqu’il y avait violation de domicile et infraction aux lois sur l’immigration – pouvait très bien amener le maître des lieux à prévenir les autorités.

« Je viens la contempler presque tous les matins, poursuivit le vieillard. Elle me réconcilie avec la vie... »

Wang discerna la légère pointe d’accent qui donnait à son frenchy une gravité affectée. L’espace d’un moment, il se demanda s’il ne devait pas se précipiter sur le vieillard et l’étrangler avant qu’il ne donnât l’alerte, mais il y renonça aussitôt, conscient que ce meurtre retomberait d’une manière ou d’une autre sur Lhassa.

« Décontractez-vous, jeune homme, reprit Lord Bayfield. Votre présence sous mon toit ne m’offusque nullement. Je crois deviner que vous êtes ce garçon dont elle me parle souvent avec des flammes dans les yeux. Je comprends très bien que vous ayez violé une demi-douzaine de lois occidentales pour venir la rejoindre. À votre âge, j’aurais été prêt à mourir pour passer quelques heures dans ses bras. »

Il s’avança de quelques pas et sortit de la zone de clair-obscur dans laquelle il était resté confiné. Les premiers rayons du soleil enflammèrent sa chevelure. Wang distingua son visage à demi effacé par les rides et les taches de vieillesse, son nez d’une longueur insolite, ses yeux d’un bleu délavé.

« Vous êtes comme l’assassin étourdi qui s’est endormi sur les lieux de son crime, ajouta-t-il. Mais on vous pardonne cette imprudence, car le crime était délicieux. Heureux les hommes qui sont encore capables de s’oublier dans l’amour... »

Wang sentit Lhassa bouger contre lui. Elle se redressa à son tour, prit conscience de la présence de Lord Bayfield mais ne parut ni embarrassée ni effrayée. Elle ne chercha même pas à tirer le drap sur sa poitrine. Elle semblait unie au vieil homme par une complicité filiale.

« C’est lui, Wang, le Chinois dont je vous ai parlé », dit-elle d’une voix encore imprégnée de sommeil.

 

Lord Bayfield hocha la tête en souriant.

« Nous avons déjà fait connaissance. Je présume qu’il ne nous aurait pas rendu cette visite sans avoir le moyen de détourner l’attention des cerbères... »

C’était davantage une affirmation qu’une question, mais Wang, jugeant urgent de rassurer son interlocuteur, s’empressa de répondre.

« Un leurre électronique. Ils croient que je n’ai pas bougé de ma chambre d’hôtel.

— Très rares sont les immigrés qui bénéficient de complicités en haut lieu, mon jeune ami !

— Le haut lieu n’est pas forcément celui qu’on croit...

— Je parlais bien sûr de l’antre la plus secrète de la technologie. Peut-être devrais-je lui donner le nom de ruches... »

Le sourire entendu qui éclaira le visage du vieillard en disait davantage qu’un long discours.

« Ne prenez donc pas cet air ahuri ! ajouta-t-il d’une voix malicieuse. Mon frère aîné est entré dans la résistance senso-libertaire en l’an 2101. Je venais d’avoir mes treize ans et j’ai moi-même sollicité mon admission à l’arche de Cambridge, mais il m’a demandé de continuer à représenter le nom des Bayfield auprès des autorités du Royaume-Uni. À ma majorité, l’arche m’a greffé un traceur dans le cerveau et j’accomplis pour elle diverses tâches que sa clandestinité l’empêche de remplir. Si je suis resté dans cet Occident qui a cessé de m’intéresser depuis bien longtemps, c’est seulement pour concourir à son effondrement.

— Vous saviez que je la recherchais, n’est-ce pas ?» lança Wang.

Les paupières flétries du vieil homme s’abaissèrent sur ses yeux en signe d’acquiescement.

« Nous l’avons su après les Jeux Uchroniques de 2212, lorsque le président Émilian Freux s’est adressé au bureau central de l’immigration de New York. Le réseau n’a mis que deux heures à localiser Lhassa...

— Comment pouvait-il savoir que c’était elle ?

— Il a suffi de consulter les archives satellite... » Lord Bayfield alla s’asseoir sur le canapé sans cesser de parler. « Les images de la Terre expédiées par l’ensemble des satellites occidentaux sont systématiquement mémorisées par le réseau. Votre épopée entre Grand-Wroclaw et Most a pu ainsi être reconstituée, ainsi que votre rencontre avec Lhassa sur les pentes de l’Erzgebirge. Ensuite, les ruches ont consulté le fichier central de l’immigration, remonté la piste jusqu’à cette famille catalane de Sabadell, implanté, via les micro-ondes, des désirs violents de relations naturelles dans le cerveau du fils aîné, déclenché la fureur de sa femme et motivé sa décision de se séparer de leur jeune bonne tibétaine. Je n’avais plus qu’à formuler une DAI  – demande d’assistance immigrée – auprès du bureau local de l’immigration et de leur soumettre un profil qui correspondît exactement à celui de Lhassa pour que le fichier central me l’attribuât.

— Et s’il l’avait... attribuée à quelqu’un d’autre ?

— Le risque était minime. Mais si tel avait été le cas, nous aurions recommencé jusqu’à ce que ça réussisse. Peux-tu me lancer une cigarette, Lhassa ? »

Elle se pencha pour se saisir d’une cigarette et du briquet sur l’étagère de la table de chevet. Ce faisant, elle se découvrit entièrement et Wang se hâta de rabattre un pan de drap sur ses hanches, un réflexe qui déclencha le rire enroué de Lord Bayfield.

« Rassurez-vous, mon jeune ami, je n’ai plus l’âge d’être votre rival. La vue de son corps ne déclenche en moi qu’une émotion purement esthétique. »

Elle lui lança la cigarette et le briquet avec une telle brusquerie qu’il laissa tomber l’une sur le canapé et l’autre sur le parquet. Ses articulations craquèrent de manière sinistre lorsqu’il se pencha pour les récupérer.

« Tu es fâchée contre moi, Lhassa, murmura-t-il après avoir allumé la cigarette et recraché une invraisemblable quantité de fumée.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas mise dans la confidence ? demanda-t-elle d’un ton où l’agressivité se teintait de dépit. Vous n’aviez pas confiance en moi ?

— La ruche me l’avait conseillé et je partageais son point de vue. »

De son visage occulté par un écran de fumée, seuls se découpaient les yeux et la bouche.

« Ton impatience aurait pu te trahir, poursuivit-il. Il y a trois semaines de cela, le réseau m’a annoncé que Wang allait bientôt te rendre visite, probablement lors du passage du défi français à Londres. Malgré ma surdité, je l’ai entendu hier soir escalader le volet, mais je ne suis pas intervenu plus tôt pour ne pas ternir la joie de vos retrouvailles. De même je vous ai laissés dormir pour que vous récupériez un peu de votre nuit.

— Vous auriez dû me réveiller plus tôt, dit Wang. Ils risquent de s’apercevoir de mon absence à l’hôtel...

— Il n’est que six heures du matin. Nous avons encore deux bonnes heures avant que Frédric Alexandre et les autres membres du bureau français des défis n’émergent. Le réseau m’a informé qu’ils ont passé toute la nuit dans le sensor collectif de l’hôtel. Nous avons... (il tira sur la manche de sa robe de chambre et consulta son antique montre-bracelet) une vingtaine de minutes pour nous habiller et prendre le petit-déjeuner. Je vous emmène ensuite dans un endroit très instructif, à deux pas d’ici... »

Lord Bayfield marchait bon train dans les allées gravillonnées. Il n’avait pas sacrifié à la mode du début du XXe siècle, comme l’immense majorité de ses compatriotes. Il portait des vêtements qui, bien qu’ils eussent appartenu à son grand-père, relevaient de la « ligne intemporelle » créée en 2080 par un jeune couturier irlandais : veste et pantalon de soie jaune, chemise orangée ultralégère fabriquée dans du kevlon, une matière abandonnée au début du XXIIe siècle, chaussures montantes de cuir verni, chapeau de feutre noir. La coupe et la couleur de son costume obtenaient ce curieux paradoxe de rajeunir sa silhouette et d’accentuer son âge. Il n’avait pas hésité, toutefois, à procurer un ensemble dernier cri à Lhassa, ravissante dans sa veste cintrée et sa robe couleur de terre brûlée. Aucune loi n’interdisait aux immigrés de se vêtir comme les Occidentaux, honnis certaines catégories comme les travailleurs du bâtiment ou les soldats uchroniques. Elle avait posé sur ses cheveux rassemblés en chignon un chapeau orné de deux perruches unies par le bec. Elle marchait avec légèreté en dépit de la lassitude d’une nuit agitée, profitait des moindres recoins d’ombre pour déposer un baiser furtif sur la joue ou les lèvres de Wang. L’adolescente pâle et famélique étendue dans la neige de l’Erzgebirge semblait n’avoir existé que dans un cauchemar.

Des colonnes de lumière tombaient des frondaisons et dessinaient des cercles dorés sur le sol. Ils ne rencontraient que de rares passants qui les croisaient sans leur adresser la parole ni même les regarder. Quelques immigrés parmi eux, des Sino-Russes ou des Islamiques qui se rendaient sur leur lieu de travail, les yeux encore gonflés de sommeil.

Ils sortirent du parc arboré de West West-End, traversèrent une place pavée de dalles de marbre rose, s’engagèrent dans un étroit sentier bordé de troènes dont les thyrses blancs répandaient un parfum capiteux.

Lhassa saisit la main de Wang et se serra contre lui jusqu’à ce que l’étroit passage débouchât sur une immense cour cimentée au centre de laquelle se dressait le dôme d’un bâtiment souterrain. Lord Bayfield se dirigea sans hésitation vers un escalier métallique qui s’enfonçait en tournant dans les entrailles du sol. Les marches raides soumirent les rhumatismes du vieil homme à rude épreuve, et c’est en grimaçant qu’il arriva sur le palier inférieur éclairé par une rampe au krypton. Après avoir repris son souffle, il s’avança vers une porte blindée munie d’un code à reconnaissance digitale et introduisit l’index dans le tube d’identification.

« Suivez-moi », dit-il lorsque la porte se fut escamotée dans un chuintement à peine perceptible.

Ils parcoururent d’abord un interminable couloir aux murs, au sol et au plafond habillés d’un carrelage blanc. Des appliques, encastrées tous les trois mètres, diffusaient une lumière crue, blessante. L’odeur piquante ranima dans l’esprit de Wang les souvenirs de l’hôpital de Grand-Wroclaw où grand-maman Li avait été admise pour une péritonite aiguë. Au bout du couloir, ils tombèrent sur un sas de plus d’un mètre d’épaisseur et qui exigea, pour s’ouvrir, une nouvelle reconnaissance digitale de Lord Bayfield.

De l’autre côté, une immense pièce capitonnée d’une matière à la fois épaisse et souple. Sur trois des quatre murs, des rangées de portes parfaitement identiques, munies chacune d’un hublot rond éclairé et d’un miniclavier dont les touches lumineuses luisaient dans la pénombre comme des yeux de rapaces. La température avait fléchi à un point tel que des nuages de condensation se formaient devant leur bouche entrouverte.

Ils s’approchèrent de la porte la plus proche. D’un geste de la main, Lord Bayfield invita Wang et Lhassa à regarder par le hublot. Le temps que leurs yeux s’accoutument à l’épaisseur du verre, ils aperçurent une petite pièce aux murs couverts de rayonnages transparents où étaient exposées des formes immobiles. Il leur fallut un peu de temps pour se rendre compte que ces formes étaient des corps d’adultes, des hommes uniquement, Jaunes, Blancs ou Noirs, qu’on avait entièrement rasés. Certains d’entre eux présentaient un orifice au-dessus des sourcils, vestige de leur voyant frontal, d’autres avaient gardé un front intact. À certains manquaient le nez, un œil, une oreille, un bras, une jambe, le pénis, les testicules, d’autres semblaient entiers à première vue, mais de fines entailles au niveau de l’abdomen, de la poitrine ou du bassin montraient qu’on les avait ouverts pour leur retirer des organes.

La vue de ces cadavres mutilés souleva en Wang un dégoût mêlé de colère.

« Nous sommes dans l’un des cent cinquante dépôts de l’Organs Emergency City Bank, la filiale d’une très ancienne et prestigieuse compagnie d’assurances, déclara Lord Bayfield, dont la voix éraillée s’envola comme un oiseau fatigué dans le silence sépulcral de la pièce. La plus importante réserve d’organes de toute la Grande-Bretagne. Cette seule pièce renferme environ six mille cadavres. Des hommes, mais aussi des femmes, des enfants... »

Il entraîna Wang et Lhassa devant un autre hublot, par lequel ils discernèrent des corps de femmes asiatiques, africaines, arabes, nordiques, qu’on avait également rasées et dont on avait prélevé les seins, les bras, les jambes, les yeux, les lèvres, la peau.

« Les cheveux et les poils ont été récupérés en premier, précisa Lord Bayfield. Deux hommes sur trois et une femme sur deux ont reçu des implants capillaires provenant des immigrés. La médecine occidentale a abandonné le clonage et la thérapie génique vers la fin du XXIe siècle – sans doute parce qu’elle a perdu bon nombre de ses spécialistes à ce moment-là et que les résultats se sont révélés catastrophiques – et en est revenue à cette bonne vieille transplantation. L’immigration a résolu le problème des dons d’organes : dans ce genre d’endroit, il y en a pour tous les âges et pour tous les goûts. On laisse les organes sur leur corps d’origine, pour une meilleure conservation. Dès les premiers signes de dégénérescence – et ils surviennent de plus en plus tôt, car nous sommes une race de dégénérés –, les Occidentaux subissent une vérification générale et se font réparer dans les cliniques spécialisées. Comme chez les garagistes automobiles du XXe siècle, on change les pièces usées ou défectueuses. Tout est récupérable sur un cadavre conservé, ou presque, des ongles jusqu’à la moelle épinière... »

Tout en parlant, Lord Bayfield longeait l’enfilade de portes, s’arrêtant de temps à autre pour jeter un coup d’œil à l’intérieur d’une pièce. Wang entrevit au passage les corps minuscules de nourrissons de toutes races entreposés dans des sarcophages transparents. Il prit soudain conscience qu’il n’avait jamais vu d’enfants immigrés dans les rues des villes occidentales.

« Des enfants de quelques semaines, reprit le vieil Anglais. Ceux-là ont été congelés au passage d’une porte et servent à pallier les nombreuses anomalies qu’engendre la CAO, la conception assistée par ordinateur. Mais il existe dans chaque pays des embryonneries, des sortes d’usines où des femmes immigrées sont inséminées avec du sperme sélectionné et avortées entre six et huit mois. Les fœtus entrent pour une bonne part dans la composition des élixirs de jouvence que fabriquent nos apprentis sorciers. L’Occident tout entier est devenu un vampire qui se nourrit du sang et de la chair de ses voisins... »

Le froid n’était pas le seul responsable des frissons qui parcouraient le corps de Wang. Révulsé, le cœur au bord des lèvres, il se détourna, croisa le regard de Lhassa, vit des larmes rouler sur ses joues. Elle se haussa sur la pointe des pieds et posa le front sur son épaule.

« Aime-moi fort, Wang... » chuchota-t-elle.

Il lui caressa tendrement les cheveux.

« Ces... banques n’ont pas l’air très bien gardées, murmura-t-il, les mâchoires serrées. Nous n’avons eu aucune difficulté à entrer... »

La lumière d’un hublot soulignait les traits anguleux de Lord Bayfield, accentuait son profil aquilin.

« Les identificateurs digitaux suffisent à trier les très rares visiteurs qui fréquentent ce genre d’endroit. Les Occidentaux consentent à recevoir des pièces de rechange mais ils n’aiment pas contempler l’atelier où elles sont entreposées. Il se trouve que j’ai travaillé quelque temps à l’Organs Emergency City Bank et que les identificateurs digitaux ont gardé mes empreintes en mémoire. Je viens faire un tour dans ce dépôt chaque fois que ma motivation faiblit.

— Pourquoi nous avez-vous amenés ici ? demanda Lhassa d’une voix hésitante.

— Une suggestion du réseau. L’abaissement du REM n’a pas pour but d’anéantir l’Occident mais de mettre fin à ce genre de pratique. La volonté unitariste – et non universaliste – qui a provoqué les bouleversements du début du XXIe siècle a débouché sur un appauvrissement de tout le genre humain : des langues et des cultures très anciennes ont pratiquement disparu de la surface du globe terrestre, des peuples entiers ont été déportés, l’esclavage a été réintroduit en Occident, en GNI, en RPSR, en AmSud... Le REM n’a pas seulement dressé une barrière entre le deuxième monde et nous, il a également bouché l’horizon de l’humanité.

— Personne ne peut l’abattre ! » s’écria Lhassa.

Lord Bayfield fixa Wang avec intensité.

« Le réseau a déjà choisi son soldat pour accomplir cette mission... »