CHAPITRE XVIII
LES FRÈRES DE L’OUEST

Celui qui recèle en lui la grandeur de la vertu ressemble au nouveau-né que les bêtes venimeuses ne piquent pas, que les fauves ne déchirent pas, que les oiseaux de proie n’enlèvent pas. Eh quoi ? Tu persistes à te battre alors que la Survie t’invite à aller au-devant de tes semblables ? Connaître l’harmonie, c’est connaître l’Étemel.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

W

ang se plaqua contre la cloison métallique, s’immobilisa, tendit l’oreille pour détecter d’éventuels bruits. L’obscurité était telle qu’il ne distinguait pas à plus de deux mètres devant lui. La veilleuse d’un identificateur digital encastré dans un mur n’éclairait qu’un pan de métal lisse. Il avait envoyé des messagers pour prévenir les quatre ou cinq mille hommes déposés par les cargos sur la base, et il avait attendu qu’ils soient regroupés avant de se glisser par l’embrasure en compagnie de Belkacem et des deux Lettons.

« Ça ressemble diablement à une nasse, chuchota le Soudanais. J’ai l’impression qu’ils vont nous noyer ou quelque chose d’approchant si nous entrons là-dedans. »

Sa voix, à peine audible pourtant, prit subitement de l’ampleur avant de se perdre dans un gouffre insondable.

« Rester sur le toit de la base serait encore pire, répliqua Wang à voix basse. Ils n’auraient qu’à nous bombarder avec des supersoniques. Nous devons à tout prix nous rapprocher du cœur de leur dispositif.

— De la gueule du loup, tu veux dire...

— De la gorge du loup. »

Wang se tourna vers les deux Lettons.

« Vous distinguez quelque chose ? »

Son armée étant démunie de tout système d’éclairage, il avait eu l’idée d’exploiter les qualités des Baltes en repensant à Dmitri Liegazi et à sa faculté de voir dans l’obscurité. Les messagers en avaient trouvé deux qui présentaient les mêmes symptômes que l’ancien officier de l’armée de Frankij Moelder : nyctalopes, ils jouissaient d’une mémoire visuelle infaillible et avaient une espérance de vie d’une trentaine d’années. Comme Dmitri Liegazi, ils étaient passés en Occident dans l’espoir de corriger les mutations génétiques engendrées par la pollution radioactive qui avait transformé leur pays en une gigantesque décharge nucléaire.

« Un large couloir... répondit le plus petit des deux, un garçon d’une vingtaine d’années aux cheveux blonds et aux yeux si clairs qu’ils paraissaient étinceler sur le velours nocturne. Vide... Une porte à trente mètres... »

Cette absence d’opposition, qui ressemblait fort à une invitation, semblait donner raison à Belkacem. Les défenseurs de la base n’auraient qu’à concentrer leur tir sur cet étroit goulet pour enrayer la progression des assaillants. À moins de prendre l’initiative, de les surprendre, de les empêcher de faire feu.

Wang ressortit et désigna dix hommes qu’il chargea de couvrir les groupes de trente unités qui s’introduiraient successivement à l’intérieur de la base. Puis il ordonna à Ibn El Feïr de rester sur la place en compagnie d’une centaine de soldats, de surveiller les arrières, de diriger les hommes déposés par le deuxième passage des cargos et de tenir coûte que coûte l’entrée de la base au cas où des adversaires tenteraient de les prendre à revers. Le Yéménite brandit aussitôt sa Kalashnikov et hurla quelques mots en arabe, estimant que son groupe serait plus cohérent, plus efficace, s’il se composait exclusivement d’Islamiques.

« Il y a sûrement un escalier derrière la deuxième porte, lança Migual Passarell.

— Nous le dégagerons... »

L’Argentin avait vu juste : lorsqu’ils eurent ouvert la porte, qui n’était fermée ni par un code ni même par un simple verrou, les Lettons discernèrent un large escalier qui s’enfonçait en tournant dans le ventre de la base. Wang fit signe à l’un des dix hommes préposés à la protection de lancer une grenade dans la cage en apparence déserte. Le projectile rebondit sur les marches et explosa plus bas, zébrant les ténèbres d’éclairs aveuglants. La déflagration, assourdissante, se prolongea pendant une bonne dizaine de secondes.

L’équipe de couverture dévala l’escalier métallique jusqu’au premier quart tournant, s’immobilisa dans l’attente d’une riposte qui ne vint pas. La grenade n’avait pas provoqué une seule brèche sur les cloisons et sur les marches, où ne gisaient que ses propres éclats. La fumée et l’odeur de poudre piquaient les yeux, comprimaient les poumons.

« Une autre porte... dit un Letton. Très large... Pas de sentinelle... Un code sur le côté... »

« Un code à clavier manuel, modula le réseau. 2 Z 23 O WW 47. »

Wang descendit à son tour l’escalier, se dirigea vers la niche du code qu’éclairait une veilleuse, fit signe au groupe de couverture de se répartir de part et d’autre de la porte et de se tenir prêt à intervenir. Les hommes s’agglutinaient dans l’escalier, poussés par ceux qui venaient derrière eux, et les crissements des fusils d’assaut qui s’entrechoquaient ou se frottaient sur les casques évoquaient le bruissement d’une nuée d’insectes.

« 2Z23 OWW47. »

Wang dut s’y reprendre par trois fois pour saisir correctement le code sur le clavier dont les touches étaient si étroites qu’il dut les presser avec l’ongle de son auriculaire. Les deux battants de la porte s’écartèrent dans un sifflement.

Le plus petit des deux Lettons s’approcha de l’ouverture.

« C’est immense, là-dedans... Je vois des dizaines de piliers... Aucun mouvement... »

Il pénétra dans la salle sans que Wang, saisi d’un brusque pressentiment, n’ait eu le temps de le retenir. Des projecteurs s’allumèrent tout à coup et balayèrent les environs. Un rayon scintillant, silencieux, surgit d’un pilier et transperça la poitrine du Balte, qui lâcha son AK 47, battit des bras et s’effondra sur le dos sans proférer un cri.

« Planquez-vous ! » rugit Wang qui se jeta sur le côté et s’adossa au mur.

Les hommes coincés dans l’escalier n’eurent pas le temps de refluer. Une pluie de rayons s’abattit sur eux et sema la panique dans leurs rangs. Les traits étincelants les traversaient comme de vulgaires feuilles de papier et s’écrasaient sur le mur métallique, où ils rebondissaient et repartaient dans une autre direction, s’engouffrant de nouveau dans les chairs, décimant les rescapés, achevant les blessés. L’un d’eux se dirigea vers Wang, qui l’esquiva d’un pas sur le côté. Il perdit de sa puissance après avoir heurté le mur, se transforma en une ligne de plus en plus terne et s’estompa, comme vaincu par l’obscurité.

« Qu’est-ce que c’est que cette putain de saloperie ? cracha Belkacem.

— Il faut battre en retraite ! » hurla Migual Passarell.

Wang refoula la panique qui montait en lui et emmêlait ses pensées. Des dizaines de corps jonchaient les marches, s’enroulaient autour de la rampe, gisaient au pied de l’escalier. Certains remuaient encore en exhalant des lamentations à peine audibles, comme si la douleur les empêchait de gémir. Le tir avait cessé et, leur forfait accompli, les derniers rayons s’étaient évanouis. Les deux petits groupes répartis de chaque côté de la porte étaient désormais coupés du gros des troupes, bloquées dans le couloir de l’entrée.

« Rayonnement monochromatique cohérent, modula le réseau. Vos adversaires disposent d’amplificateurs d’ondes électromagnétiques. Beaucoup plus performants que vos fusils d’assaut. Une autre application de nos travaux... »

Plus tard, bon Dieu !

« Garde ton calme, ou nous ne pouvons plus démoduler tes pensées. La Pieuvre a bien préparé son affaire. Elle a favorisé nos projets pour mieux nous attirer dans un piège. »

Ce n’est pas vous qu’elle tient dans ses tentacules...

« Détrompe-toi : nous avons dû nous exposer pour investir les ordinateurs interactifs de surveillance de l’immigration, les cerbères si tu préfères. Si tu ne parviens pas à prendre le bunker, ils s’infiltreront dans les brèches de notre système de protection. Ils récupéreront nos données et les exploiteront pour transformer les hommes en exécutants dénués de tout libre arbitre. Nous aurons perdu sur les deux tableaux : nous parce que nous n’aurons pas pu mener notre aventure jusqu’à son terme, l’humanité parce qu’elle aura perdu la maîtrise de son évolution... »

Vous nous avez engagés, mes hommes et moi, dans une guerre perdue d’avance...

« Rien n’est perdu d’avance. Tu es persuadé, par exemple, que Lhassa ne te donnera pas d’enfant parce que les Occidentaux lui ont prélevé ses ovaires... »

C’est une bonne raison, il me semble !

« Nous avons la capacité de reconstituer ses glandes génitales à partir d’une de ses cellules, puis de les lui réimplanter. »

Le cœur de Wang s’emballa. Les faisceaux des projecteurs balayaient l’entrée de la salle souterraine et vêtaient d’or clair les cadavres disséminés sur le sol.

Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas une promesse en l’air ?

« Notre sens de l’éthique. Notre maîtrise de la génétique ne nous sert qu’à réparer les injustices commises par les hommes. »

Quand procéderez-vous à l’opération ?

« Lorsque tu auras détruit le bunker... »

Le chantage fait aussi partie de votre éthique ?

« Nous mobilisons toutes nos forces pour t’assister. Tu appelles chantage ce qui pour nous n’est qu’un ordre de priorités. »

Jurez-moi de lui restituer son intégrité même si je ne sors pas vivant de ce merdier.

« Si tu meurs, nous ne serons pas en mesure de tenir notre serment. »

Une stratégie digne de ce nom ne repose pas sur les épaules d’un seul homme.

« Tu n’es pas un seul homme, Wang, mais le maillon d’une chaîne qui te relie à une tradition vieille de plusieurs millénaires. »

Jurez-le-moi...

« Nous te jurons de tout mettre en œuvre pour exaucer ton vœu. »

« Eh, Wang, c’est pas le moment de rêver ! hurla Belkacem. Faut trouver un moyen de foutre le camp avant qu’ils nous balancent une nouvelle grêle de cette saloperie !

— Personne ne bat en retraite ! déclara Wang d’une voix calme mais déterminée. Nous sommes venus prendre le bunker de commande du REM, et nous le prendrons ! »

La conversation silencieuse avec le réseau l’avait galvanisé – il était conscient que cette information, délivrée par ses correspondants à un moment crucial, s’apparentait à une manipulation mentale, mais à la perspective que Lhassa puisse redevenir féconde, il était inondé d’une joie, d’un enthousiasme qu’aucun argument ne réussissait à ternir.

Joignant le geste à la parole, il dégagea le cran de sûreté de son AK 47 et se rua dans la salle souterraine. Il traversa la zone éclairée, courut vers le pilier le plus proche, lâcha de brèves rafales en imprimant un mouvement tournant à son arme. Les balles ricochèrent sur le sol et leur miaulement se perdit dans l’obscurité. Un rayon décoché de la gauche crucifia les ténèbres, manqua largement sa cible, rebondit sur la base d’une colonne, repartit dans l’autre sens. Son sillage lumineux débusqua les silhouettes qui se tenaient le long d’un mur et braquaient vers la porte des armes aux formes étranges. Sans cesser de courir, Wang fit feu dans leur direction, imité aussitôt par les soldats qui, exaltés par son exemple, lui avaient emboîté le pas et s’étaient à leur tour introduits dans le premier sous-sol. Il eut le temps d’entrevoir, avant de se plaquer contre le pilier, les corps qui s’affaissaient, fauchés par les balles. Des rayons fusèrent de chaque côté de lui, mais les défenseurs, maintenus derrière leur abri par la pluie de balles, n’avaient plus la même précision, et la plupart de leurs traits étincelants ne touchèrent que les murs, le plafond ou les piliers. Wang lança un regard par-dessus son épaule, se rendit compte que les hommes restés à l’étage supérieur avaient profité du flottement engendré par son initiative pour dévaler l’escalier et se lancer dans son sillage. C’était maintenant un flot ininterrompu qui se déversait sur les marches, débordait de la porte et se répandait dans la base. Le tir de l’ennemi en abattit quelques-uns mais n’enraya pas la progression des autres.

Wang décida de mettre à profit l’élan dynamique qui poussait les immigrés vers l’avant. Il fallait que l’eau continue de couler, qu’elle prenne de plus en plus de vitesse, de plus en plus de puissance. Aucun barrage ne devait la retenir, lui ravir cette énergie qui, se nourrissant d’elle-même, lui donnerait la force de renverser tous les obstacles. Il quitta l’abri du pilier et s’enfonça vers le cœur du sous-sol. Il décela un mouvement quelques mètres devant lui, discerna deux ombres grises qui s’affairaient autour d’un objet posé sur le sol, pressa la détente de sa Kalashnikov.

Un rayon, sur sa gauche. Il plongea vers l’avant, roula sur lui-même, se rétablit sur ses jambes, continua de courir. Il perçut l’éclat du faisceau laser qui jetait des lueurs fulgurantes sur les environs et révélait d’autres adversaires disséminés derrière les piliers. Il se colla contre une colonne pour reprendre son souffle et recharger son fusil d’assaut. Il détecta des bruits à quelques pas de lui, saisit une grenade dans la poche de son treillis, la dégoupilla, se pencha sur le côté pour la lancer le plus loin possible. Il l’entendit rouler sur la surface métallique. Elle explosa trois secondes plus tard et projeta sa grenaille sur un rayon de dix mètres. L’oxygène reflua, aspiré par la déflagration. Wang éprouva un début d’asphyxie, qui se traduisit par une quinte de toux, une brusque rétractation de sa peau, une sensation de manque d’air. D’autres détonations retentirent plus loin. Il prit conscience que ses hommes calquaient leur attitude sur la sienne, qu’il n’était pas un stratège au sens où l’entendaient les Occidentaux, un supérieur qui donne des ordres et déplace ses pions sur un échiquier, mais un modèle, une référence, un guerrier qui leur enseignait par l’exemple les préceptes du Tao de la Survie. Cette constatation l’emplit à la fois d’orgueil et d’effroi, d’orgueil parce que l’ego se flatte volontiers d’être un centre d’intérêt, d’effroi parce qu’il tenait entre ses mains le sort de ses milliers de soldats, le sort de millions d’immigrés prisonniers de l’Occident, le sort de milliards d’êtres humains qui croupissaient dans la misère morale et matérielle du deuxième monde. Il n’avait pas le droit de reculer, ni même celui d’hésiter. Saisi de vertige, il enfonça l’embout du chargeur légèrement courbe dans la culasse et sortit de son abri. Il enjamba les deux adversaires qu’il avait abattus quelques secondes plus tôt. Les lanières de leurs casques s’étaient brisées dans leur chute. Il remarqua, aux diverses lueurs qui embrasaient la base, que l’un d’eux tenait encore un tuyau souple relié à un appareil cylindrique, que leur peau était étrangement foncée pour des Occidentaux, que leurs paupières lourdes, leurs cheveux noirs et lisses leur donnaient un air de parenté avec les Asiatiques. Ils n’étaient pas immigrés pourtant, car ils n’étaient pas marqués du voyant frontal.

« Attention ! »

La voix grave de Belkacem l’entraîna à se retourner. La bouche ronde et noire d’un revolver se promenait à moins de cinquante centimètres de sa tête. Il se laissa tomber sur le côté une fraction de seconde avant que son adversaire ne fît feu. La balle siffla à quelques millimètres de ses cheveux. Il riposta dans le mouvement, avant que l’autre ne pressât une deuxième fois la détente. Il n’eut pas le temps d’amortir sa chute et la brutalité du contact avec le sol lui meurtrit l’os iliaque.

Belkacem le saisit par la main et l’aida à se relever.

« Ça va ? »

Wang resserra la lanière de son casque et vérifia machinalement que ses grenades ne s’étaient pas échappées des poches de sa veste.

« Sans toi, j’irais certainement beaucoup plus mal...

— Je suis ton ange gardien, fit le Soudanais avec un sourire. Un ange noir pour un démon jaune, un mélange détonant ! »

Les deux hommes marquèrent un moment de pause pendant lequel ils inspectèrent les alentours. Ils avaient parcouru environ quatre cents mètres depuis la porte. Or ils se souvenaient que la place Michelin-Godéron mesurait trois kilomètres, en déduisaient qu’ils n’avaient pas encore atteint le quart de sa longueur et que, comme il leur restait trois niveaux à franchir, ils n’étaient pas près de gagner le bunker.

« À propos de Jaune, nos adversaires ne me paraissent pas très occidentaux, dit Wang.

— Les premiers Américains étaient des Jaunes, répondit Belkacem. Certains ethnologues pensent qu’ils sont arrivés d’Asie par le détroit de Béring...

— Allons-y. Nous ne devons à aucun prix briser notre élan. »

Ils progressèrent de pilier en pilier, par courses rageuses et louvoyantes, sous une pluie incessante de rayons dont il leur fallait surveiller les imprévisibles rebonds. Ils utilisaient les grenades pour déloger les nids de défenseurs plus résistants, puis reprenaient leur marche en avant. Plus ils avançaient vers le centre du sous-sol, plus le dispositif adverse était compact, comme si les premiers affrontements n’avaient servi qu’à éroder l’énergie et la détermination des assaillants. Chaque mètre de terrain fit bientôt l’objet d’une bataille farouche. Les déluges de rayons répondirent aux crépitements des fusils d’assaut, les aboiements des Colt .45 ripostèrent aux déflagrations des grenades, les morts se comptèrent par centaines dans chaque camp.

Les digues successives dressées par l’ennemi entraînaient les troupes immigrées dans une guerre de positions qui ne les favorisait pas. Adossé à une colonne, Wang essuya du dos de la main la sueur qui lui ruisselait sur le front et abouta son cinquième chargeur de trente balles. À l’allure où ils les gaspillaient, ils risquaient bientôt de manquer de munitions. Certains de ses hommes avaient récupéré les étranges armes dont se servaient les défenseurs, mais, incapables de s’en servir, ils avaient renoncé à les retourner contre leurs anciens détenteurs. La fumée était d’une telle épaisseur qu’elle ressemblait à une brume vespérale poméranienne. Depuis quelques minutes, les paroles de Belkacem, qui s’était assis à ses côtés et avait renversé la nuque contre le métal lisse de la colonne, lui trottaient dans la tête : les premiers Américains étaient venus d’Asie par le détroit de Béring... Il se souvint que grand-maman Li parlait parfois des tribus indiennes de l’Amérique du Nord, massacrées par les colons venus d’Europe. Il fut un temps, disait la vieille femme, où la race jaune occupait les continents Est et Ouest de la terre, les deux extrêmes... Un rayon fendit l’obscurité enfumée et frappa un soldat qui avait eu la malchance de se trouver sur sa trajectoire – malchance, dans la mesure où on tirait des deux côtés à l’aveuglette. Atteint au ventre, le malheureux s’affaissa sur le sol où, les intestins brûlés, il se tordit de douleur en geignant faiblement. Un de ses compagnons le prit en pitié et l’acheva d’une rafale de fusil d’assaut en pleine tête.

Wang avisa le cadavre d’un adversaire sur sa gauche. Puisque le barrage retenait le flot, une goutte seule pouvait peut-être trouver un passage. Il tendit sa Kalashnikov à Belkacem, récupéra la statuette de l’éléphant dans la poche de son treillis, se défit de son casque, de ses chaussures, de ses vêtements.

« Qu’est-ce qui te prend ? s’inquiéta le Soudanais.

— Attendez-moi ici en restant sur vos positions. Si je ne suis pas revenu dans deux heures, tu prendras le commandement de l’armée et tu agiras à ton idée...

— Je n’ai pas d’idée ! Tu en as marre de la vie ?

— Je veux simplement aller voir ce qui se passe un peu plus loin.

— Nous ne sommes pas sur l’île des Jeux... Eh ! »

Le Chinois rampait déjà vers le cadavre qu’il rejoignit en une dizaine de secondes. Il s’empara de son revolver, de sa cartouchière, lui retira ses bottes, commença à le déshabiller. Des rayons filaient au-dessus de lui mais ne semblaient pas le prendre pour cible. Il se revêtit de l’uniforme de l’homme dont une balle avait transpercé le front, enfila les chaussures, boucla la cartouchière, glissa l’éléphant dans une poche de la veste, le Colt .45 dans son étui, se coiffa du casque rond et gris, le disposa de manière à masquer le verre vitreux de son troisième œil, serra la lanière.

« C’est de la folie ! » vitupéra Belkacem.

Il se releva dans l’intention de rattraper Wang, mais une salve de rayons l’obligea à réintégrer son abri. Au fond de lui-même, il savait que seule une action isolée, imprévisible, était susceptible de débloquer la situation. Il regretta d’être à ce point enchaîné par ses propres peurs qu’il se montrait incapable de prendre ce genre d’initiative. Il aurait peut-être changé le cours des choses, à Khartoum, s’il avait eu la force d’aller défier la mort dans les yeux. Il songea, avec un brin d’amertume, qu’il n’avait pas su franchir le fossé qui séparait les gens ordinaires des héros. Les hommes, alentour, ne s’étaient pas aperçus que leur chef avait disparu. Il lui restait au moins la tâche de les prévenir et de les exhorter à la patience.

 

Wang se releva avant d’avoir opéré la jonction avec le front ennemi et leva les bras pour montrer aux défenseurs qu’il faisait partie des leurs, qu’ils n’avaient rien à craindre de lui. Un homme qui retrouve les siens n’a aucune raison de se cacher. Des traits lumineux l’avaient parfois survolé au cours de sa lente progression entre les piliers, mais aucun ne l’avait véritablement menacé. Les deux fronts étaient désormais séparés par un espace de cent mètres et les tirs ne servaient plus qu’à maintenir les uns et les autres dans leurs positions.

Une série de rafales surgies du camp assaillant le contraignit à rentrer la tête dans les épaules et à presser l’allure. Personne ne s’interposa lorsqu’il pénétra dans les rangs ennemis. Des voix l’apostrophèrent dans un langage qu’il ne connaissait pas mais, feignant de ne pas les entendre, il continua de fendre les rangs des soldats de l’ONO et se dirigea vers le fond de la base.

Il lui fallut plus de quinze minutes pour atteindre la porte et l’escalier suivants. Il dut se frayer un chemin parmi les centaines d’hommes massés entre les colonnes et qui se tenaient prêts à prendre la relève de la première ligne. L’obscurité, de plus en plus dense, le contraignait à progresser pratiquement à tâtons. Il lui arriva de bousculer un ou deux soldats assis près de leur lance-rayons et de soulever une vague de protestations dans son sillage. De même, des faisceaux de lampes mobiles se posèrent sur lui à trois reprises, mais son uniforme et la couleur de sa peau suffirent à donner le change, et ils s’éteignirent quelques secondes après avoir dérangé les ténèbres.

De l’autre côté de la porte, des projecteurs dispensaient un éclairage diffus sur la cage d’escalier, beaucoup plus large que celle de l’étage supérieur. Des hommes assis sur les marches bavardaient par petits groupes de trois ou quatre, le casque posé à leur côté. Tous avaient les yeux bridés, la peau foncée, les cheveux noirs et lisses, et une certaine noblesse émanait d’eux. Wang dévala l’escalier avec l’air affairé de celui qu’on a mandaté pour une mission d’urgence. Des exclamations et des rires saluèrent son passage. Le linéament d’une trappe ronde de six ou sept mètres de diamètre se découpait sur le plafond lisse. Elle servait probablement à recevoir le matériel volumineux et permettait aux engins aériens de descendre dans les niveaux inférieurs.

Wang fila sans se retourner, ne voulant pas donner l’occasion à ces hommes de le prendre à partie et de se rendre compte qu’il ne parlait pas leur langue.

Le deuxième sous-sol se présentait sous la forme d’un labyrinthe. Ce n’était pas une porte qui l’attendait au pied de l’escalier, mais cinq, qui se découpaient sur le mur métallique et s’ouvraient sur de larges couloirs. Il s’enfonça dans celui du milieu, où il croisa des sentinelles disposées à intervalles réguliers. Elles portaient en bandoulière des objets ressemblant aux vieux masques à gaz utilisés par certains clans qui cherchaient à déloger des opposants retranchés dans une maison et tentaient de les asphyxier avec de la fumée ou des gaz d’échappement. Il prit conscience que ses soldats n’avaient aucune chance de franchir les trois niveaux : s’ils parvenaient jusqu’au deuxième sous-sol, on les accueillerait avec des émanations mortelles ou neutralisantes, et on les transformerait en proies inertes que les défenseurs, munis de protections, achèveraient sans la moindre difficulté.

« Gaz incapacitant, modula le réseau. Durée d’action : dix minutes. Une arme chimique que la Pieuvre a exhumé de ses anciens stocks. »

Rien n’est perdu d’avance, hein?...

« Tu n’es pas encore mort. Ce niveau est celui des bureaux, des réserves d’armes, des logements des militaires onosiens, des postes de commande. Le bunker se trouve juste en dessous. »

Je suppose qu’il fait l’objet d’une surveillance spéciale.

« Il ne s’ouvre que sur l’identification ADN des délégués de l’ONO. »

Je ne suis pas un délégué de l’ONO...

« Tu devras convaincre l’un de ces messieurs de t’accompagner. Ils sont enfermés dans la salle des réunions du troisième sous-sol. »

Et s’ils n’étaient pas venus ?

« Nous étions certains qu’ils viendraient... »

Il distinguait, par des portes entrouvertes, des lits superposés, des amoncellements de caisses, d’antiques ordinateurs posés sur des bureaux et dont les écrans scintillants se découpaient comme des fenêtres de lumière dans le clair-obscur. Il s’aperçut que des hommes surveillaient la progression de ses troupes par l’intermédiaire d’un système de vidéosurveillance dont les objectifs, comme les Lettons, voyaient dans la nuit. D’autres pièces contenaient des centaines de soldats équipés de masques à gaz. Ils ne portaient pas d’autre arme que de longs couteaux au manche en os ou en bois sculpté. Leurs visages s’ornaient de peintures rouges, noires ou blanches qui leur donnaient un aspect à la fois noble et féroce. Ils le fixaient avec des lueurs d’étonnement dans les yeux, comme s’ils trouvaient incongrue la présence d’un combattant des premières lignes dans un couloir de ce sous-sol, mais ils ne lui adressaient pas la parole.

Il déboucha, au bout de vingt minutes de marche, sur une sorte de place hexagonale où convergeaient l’ensemble des couloirs. Des appliques murales diffusaient une lumière blessante qui nécessita quelques secondes d’adaptation. Pas de porte ici, mais un sas rond, hermétique, dépourvu de poignée ou de roue.

Il reprit son souffle et s’appliqua à chasser ses pensées parasites pour établir la liaison avec le réseau. Une voix, retentissant dans son dos, le fit tressaillir. Il se retourna, vit un homme s’avancer vers lui. Uniforme gris, ceinturon de cuir où pendaient le fourreau d’un poignard et l’étui d’un revolver, tête nue, paupières lourdes, nez aquilin, quelques fils blancs dans les cheveux mi-longs. Une quarantaine d’années, l’air soupçonneux.

Wang rapprocha lentement la main de la crosse du Colt .45. L’autre s’en aperçut, fut le plus prompt à dégainer et, d’un mouvement du canon, lui ordonna de lever les mains. Le Chinois s’exécuta, guettant le premier moment de flottement pour retourner la situation, mais, à la façon dont son vis-à-vis le regardait, à sa façon de se tenir sur ses jambes, de garder sa concentration tout en restant relâché, il se rendit compte qu’il avait affaire à un maître de la survie.

L’homme releva le casque de Wang à l’aide de son revolver, examina son voyant frontal, esquissa un sourire.

« Tu m’obliges à parler en frenchy, immigré, un langage que je hais. Ton chemin s’arrête ici... »

Le chien du Colt se releva et le barillet commença à tourner sur son axe.

« Tu es le chef de cette armée ? demanda Wang.

— Quelle importance ?

— Je veux rencontrer ton chef.

— Ils ont autre chose à faire que te recevoir.

— Je suis Wang Zangkun, un Chinois de Pologne. Regarde-moi et regarde-toi : qui te ressemble le plus ? un Jaune de mon espèce ou les Occidentaux qui te commandent ? Ma présence dans ton camp n’a pas éveillé la méfiance de tes hommes... »

Le canon piqua vers le sol, le chien se rabaissa.

« Je suis Standing Bear... Ours Debout, chef spirituel de la nation des Miniconjous, du grand peuple des Lakotas. Les Occidentaux ne nous commandent pas. Nous avons accepté le marché qu’ils nous ont proposé.

— Comment appelles-tu quelqu’un qui tue son frère, Ours Debout ?

— Je ne suis pas ton frère, Chinois. Des millénaires et un océan nous séparent.

— Nous sommes frères de condition. Tes ancêtres ont été massacrés par les colons occidentaux, et les Sino-Russes continuent d’être exploités par ces mêmes Occidentaux. Que vous ont-ils offert, à toi et aux tiens ?

— Une terre en compensation de celle qu’ils nous ont volée. »

Ours Debout baissa le bras mais ne relâcha pas pour autant sa vigilance.

« On leur a injecté une micropuce biologique à leur naissance, modula le réseau. Il suffira à l’Organisation occidentale de la santé d’activer une onde satellite pour déclencher un bombardement neurologique et les éliminer. »

« Je ne crois pas qu’ils aient l’intention de tenir leurs promesses, lança Wang.

— Nous sommes en position de force. Ils ont armé et entraîné trente mille de nos guerriers.

— Ils vous contrôlent à distance grâce aux satellites. N’avez-vous pas reçu des piqûres des médecins de l’OOS à votre naissance ?

— Un vaccin général contre les maladies...

— Une bombe à retardement, qu’ils feront exploser lorsque vous aurez éliminé l’armée des immigrés.

— D’où tiens-tu ces informations ?

— De mes alliés, de ceux qui luttent en ma compagnie pour abaisser le REM et rendre sa dignité à l’humanité. Si tu m’écoutes, tu ne seras pas obligé de t’exiler, Ours Debout, tu pourras reconquérir la terre de tes ancêtres... Es-tu le chef de cette armée ? »

L’Amérindien fixa son interlocuteur avec une telle intensité que Wang sentit une brûlure s’étendre sur ses pommettes et son front. Il apercevait au second plan des silhouettes qui s’approchaient d’eux.

« Je fais partie du conseil des sages, dit Ours Debout sans que ne se desserrât l’extraordinaire pression de son regard. Nous prenons nos décisions en collaboration avec un Blanc. Je t’emmène au poste de commande. Si tu as menti...

— Aujourd’hui est un beau jour pour mourir... » coupa Wang avec un sourire.

Ours Debout éloigna d’un coup de gueule les membres de sa tribu qui, intrigués par la discussion entre les deux hommes, avaient dégainé leur Colt, puis, suivi de Wang, il s’engagea dans le couloir situé à l’extrême gauche de la place.

 

« Ainsi, voici donc le petit scorpion qui m’a empêché de remporter mes dix défis consécutifs ! » s’exclama l’Occidental qui se tenait devant un tableau lumineux représentant un plan de la base.

Ses mâchoires carrées, son cou épais, ses épaules d’une largeur insolite lui donnaient une allure de brute, accentuée par la coupe à ras de ses cheveux blonds. Trois étoiles dorées brillaient au revers du col de sa veste bleu marine.

Une dizaine d’écrans encastrés dans les murs montraient des scènes des combats qui se déroulaient au premier sous-sol. Les hommes des deux camps, accroupis derrière les piliers, ne tiraient plus que de manière sporadique.

Des Amérindiens de tous âges se tenaient assis de chaque côté d’une table rectangulaire. Ils portaient des vêtements que Wang trouvait somptueux, des tuniques et des pantalons de peau brodés de motifs colorés, des parures de plumes noires et blanches dont certaines étaient tellement longues qu’elles retombaient et s’entortillaient sur le sol.

« Tu as déjà entendu parler de moi, démon jaune, continua l’Occidental. Mon nom est Hal Garbett, et ta présence dans ce PC m’indique que je tiens ma revanche. Frédric Alexandre, cet ersatz de stratège, ne m’intéressait pas : c’est toi que je voulais combattre.

— Trente mille hommes contre dix mille, des rayons contre des fusils, des gaz contre des grenades... Je n’appelle pas ça une revanche, rétorqua Wang.

— On ne capture pas un serpent à sonnette avec ses seuls doigts, ou alors c’est ta mort qu’il sonnera, dit un proverbe texan. Je ne suis pas regardant sur les moyens : le principal était de te mettre hors d’état de nuire. Lorsque nous montrerons ta tête à tes hommes, ils deviendront aussi faibles que des agneaux. Je me doutais que tu essaierais de refaire le coup que tu as réussi contre cet idiot de Frankij Moelder mais je ne l’attendais pas si tôt. Cela fait plus de cent ans que nos amis indiens ont choisi de renouer avec leurs anciennes coutumes, et ils seront très honorés de prendre ton scalp. »

Un Amérindien aux longs cheveux blancs et à la parure magnifique s’adressa à Ours Debout en désignant Wang. S’ensuivit un dialogue entre les deux hommes dont ni le Chinois ni l’Occidental ne saisirent un traître mot.

« Ours Debout pense que tu es un être au cœur pur, immigré, dit soudain le vieil Amérindien dans un frenchy hésitant.

— Lui ? ricana Hal Garbett. C’est un tueur de la pire espèce ! Un virus qui n’a en tête que de détruire les défenses de l’Occident.

— Relier ce qui a été séparé, corrigea Wang.

— L’Occident n’avait pas d’autre choix que de se couper du deuxième monde.

— Vous avez nettoyé votre jardin et vous avez déversé toutes vos ordures chez vos voisins. Je viens ouvrir vos portes pour montrer aux peuples du deuxième monde que votre éden n’est qu’un mirage.

— Je n’ai pas de leçons à recevoir d’un chat sauvage ! gronda Hal Garbett. Tuez-le, scalpez-le si le cœur vous en dit, mais débarrassez-moi de lui ! »

Il consulta le tableau lumineux, les écrans, prit conscience de l’immobilité de ses interlocuteurs, se retourna.

« Vous devriez tenir compte de mes ordres si vous voulez un jour voir vos nouvelles terres ! L’Australie est...

— Un continent irradié, invivable ! s’exclama Wang. Ma grand-mère m’a raconté que les Chinois l’ont bombardé de plus de cinq cents missiles nucléaires pendant la guerre des Kangourous ! Si c’est la terre que vous leur avez promise, ils...

— Est-ce que tu vas te taire, maudit scorpion ? » cracha Hal Garbett, les yeux hors de la tête.

Il plongea la main dans la poche de sa veste et sortit un pistolet automatique. Ours Debout voulut à son tour dégainer son Colt, mais l’Américain pivota sur lui-même avec une vivacité étonnante pour un homme de sa corpulence et fit feu, touchant le Miniconjou à l’épaule. Wang mit à profit le court instant de flottement qui s’ensuivit pour, d’un pas de recul, se plaquer contre la cloison et se saisir de son revolver. Il vit, comme dans un rêve, les coiffes de plumes s’agiter dans tous les sens, le bras de Hal Garbett se tendre dans sa direction. Il leva son arme, pressa la détente, mais n’obtint qu’un inoffensif cliquetis. Il avait oublié de vérifier le barillet du Colt après l’avoir récupéré sur le cadavre. Il plongea sous la table dans le même temps qu’aboyait le pistolet de l’Américain. La balle percuta le mur, sur lequel elle abandonna un impact de la grosseur d’un œil, ricocha sur le sol, se logea en bout de course dans le pied d’une chaise. Wang s’accroupit sous la table, fit basculer le barillet sur le côté, constata qu’il ne restait qu’une balle, la plaça en face du percuteur. Les jambes des Amérindiens formaient un rideau ajouré au travers duquel il distinguait les bottes de Hal Garbett. Plus loin, Ours Debout rampait entre les chaises en se tenant l’épaule et en répandant une traînée de sang derrière lui.

« Montre-toi, petit scorpion ! » glapit l’Américain.

Wang dégrafa son ceinturon et le lança devant lui. La boucle crissa sur le sol métallique. Il attendit que l’Américain se déplace vers la source du bruit pour se relever de l’autre côté de la table. Il se redressa lentement, aperçut son adversaire de profil, s’équilibra sur ses jambes, tendit le bras. Hal Garbett se retourna comme un fauve et, un rictus sur les lèvres, pointa son automatique sur le Chinois.

Il n’eut pas le temps de presser la détente. Ses yeux s’agrandirent, ses traits se crispèrent, sa respiration devint sifflante, son sourire se transforma en une grimace de douleur et d’effroi. La pointe d’une lame apparut sous sa pomme d’Adam. Il leva les mains pour essayer de déloger ce fer qui l’empêchait de reprendre son souffle, mais ses gestes se suspendirent et il s’effondra sur la table en exhalant un dernier soupir. Derrière lui se dressait le vieil Amérindien aux cheveux blancs qui brandissait son poignard et qui, même s’il avait perdu sa parure de plumes, était en cet instant un guerrier terrible et magnifique.

 

Le conseil des sages ne perdit pas de temps en palabres inutiles. L’attitude de Hal Garbett, ce chef brutal que leur avaient imposé les Occidentaux, avait été plus éloquente qu’un long discours. En outre, les paroles de Wang, ce Chinois qu’on leur avait dépeint comme un criminel de la pire espèce, les renvoyaient à la sagesse immémoriale de leurs ancêtres, leur redonnaient un peu de cette fierté qu’ils avaient perdue en acceptant le marché des Blancs – un marché de dupes, si on en croyait cette histoire de micropuces injectées par les médecins de l’OOS. Ils décidèrent donc de sceller une nouvelle alliance avec l’armée immigrée, de l’assister dans sa mission, puis de réquisitionner des supersoniques afin de regagner leurs terres. Forts de leur nouvelle puissance militaire, ils déborderaient de leurs réserves, repeupleraient ces plaines et ces montagnes dont ils avaient été autrefois chassés, les partageraient avec les Occidentaux qui accepteraient de respecter la mère Terre et ses enfants. Ils auraient ainsi accompli le grand voyage vers leurs origines qu’ils avaient entrepris cent ans plus tôt, tandis que l’Occident rejetait les trois quarts de l’humanité derrière un rempart qui défiait le ciel. Cheval Boiteux, le chef de la nation des Lakotas, l’homme le plus sage du conseil, se chargea lui-même de mettre fin aux combats qui se poursuivaient au premier sous-sol.

Les autres accompagnèrent Wang au troisième sous-sol, dont le réseau ouvrit sans difficulté le sas d’accès. Ours Debout avait noué un bandage grossier autour de son épaule et avait tenu, bien qu’il eût perdu beaucoup de sang, à faire partie de l’expédition. Une centaine de guerriers des nations navajo, apache, lakota, cheyenne les escortaient, armés de Colt et de couteaux. La plupart d’entre eux avaient retiré leur veste, comme pressés de se débarrasser de ces uniformes qu’ils avaient portés comme une marque d’humiliation.

Ils négligèrent les larges ascenseurs qui, selon toute vraisemblance, communiquaient directement avec la surface de la base, empruntèrent l’escalier droit et débouchèrent, une vingtaine de mètres plus bas, sur un couloir plongé dans un profond silence. Guidé par le réseau, Wang ne mit pas longtemps à trouver la salle où étaient enfermés les chefs d’État onosiens. La délégation amérindienne traversa d’abord une enfilade de vestibules où se pressaient des Occidentaux, hommes et femmes, que son passage pétrifiait. Quelques-uns dormaient sur des banquettes, recouverts d’un plaid, d’autres grignotaient des gâteaux secs étalés sur des plateaux. La plupart d’entre eux étaient vêtus à la mode européenne du XIXe siècle. Des régénérateurs d’oxygène et des diffuseurs d’essences rendaient l’atmosphère à peu près supportable. Des lumières indirectes révélaient les formes rebondies des capitons de couleur rouge.

Ils s’introduisirent dans le dernier vestibule, le plus vaste, où s’entassaient les conseillers des délégués à l’ONO. La stupeur figea les visages hâves lorsque les Amérindiens s’engouffrèrent dans la pièce. On ne remarqua pas qu’un Chinois marchait au premier rang, on supposa qu’ils venaient mendier quelque faveur supplémentaire pour continuer de protéger le bunker de l’ONO. Les négociations avaient été très délicates avec les natives, qui, échaudés par les spoliations dont avaient été victimes leurs ascendants lors de la conquête de l’Ouest américain, avaient multiplié les exigences. Certes, on ne tiendrait pas les promesses, car on les contrôlait grâce aux micropuces qu’on leur avait injectées sous le crâne, mais on devrait faire semblant de composer avec eux jusqu’à l’extermination des mutins immigrés.

Le conseiller principal du président américain, qui avait mené les négociations, s’interposa devant les intrus.

« La bataille est finie, messieurs ? demanda-t-il en resserrant son nœud de cravate d’un geste machinal.

— Il ne nous reste qu’une formalité à remplir », répondit Wang.

C’est alors seulement que le conseiller remarqua le voyant frontal éteint de son interlocuteur et fit le rapprochement avec le jeune Sino-Russe qui menait la rébellion immigrée. Ses traits déjà crispés par la fatigue se tendirent un peu plus. Il se rendit compte, tout à coup, que les Amérindiens se promenaient torse nu et qu’ils le dévisageaient sans aucune aménité. Il se remémora les antiques westerns qui encombraient les vidéothèques des grands sensoramas et se sentit dans la peau du fermier que les Rouges aux trognes féroces s’apprêtaient à scalper.

« Quelle formalité ? » bredouilla-t-il.

Wang le saisit par le bras, l’écarta sans ménagement et, ne tenant aucun compte de ses protestations, se dirigea d’un pas résolu vers la porte de la salle des réunions.

 

Wang fixa un à un les huit délégués de l’ONO. Les chefs amérindiens se tenaient légèrement en retrait, comme pour montrer aux responsables occidentaux qu’ils le reconnaissaient désormais comme leur seul interlocuteur.

« On dirait, monsieur Rosberg, que tout ne se déroule pas comme prévu... » insinua Émilian Freux, qui ne cherchait pas à dissimuler le plaisir que lui procurait cette constatation.

Le président américain se leva et fixa les chefs des nations amérindiennes.

« Ne me dites pas, messieurs, que cette crapule jaune a réussi à vous retourner contre nous ! siffla-t-il.

— Nous sommes aussi des Jaunes, monsieur, dit Ours Debout. Les Jaunes de l’Ouest. Et nous ne voulons pas devenir des Jaunes qu’une onde satellite exterminera dès que vous aurez été débarrassés de vos immigrés.

— Qui vous a fourré cette idée en tête ? Si c’est ce...

— L’Australie, hein ? l’interrompit Massimo Pietri d’un ton narquois. Des bisons et des chevaux modifiés génétiquement... Vous vous êtes bien foutu de ma gueule, signor Rosberg.

— Combien ? demanda William McHale, qui ressemblait à un mannequin de cire avec ses yeux fixes et sa peau d’un blanc cadavérique.

— Combien quoi ? » feignit de s’étonner Wang.

Le Premier ministre anglais se leva à son tour, sans doute pour donner plus de solennité à sa proposition.

« Vous avez une idée de ce qu’est l’argent, je présume... Quelle somme serait susceptible de...

— Des milliards d’ox ne suffisent pas à acheter la dignité.

— Et des milliards d’ox avec une garantie de retour dans votre pays d’origine ? renchérit Moshe Fromowitz, le président israélien.

— Je me passerai de vos services pour retourner chez moi.

— Que voulez-vous, alors ? vitupéra Petràl von Winsdorf, le chancelier allemand.

— Que vous m’ouvriez le bunker, répondit Wang.

— Hors de question ! glapit Samuel Rosberg. Aucun d’entre nous ne vous suivra, vivant, devant l’identificateur ADN.

— Toujours cette tendance à parler pour les autres, Samuel », dit Émilian Freux.

Les deux hommes se dévisagèrent pendant dix secondes sans qu’aucun ne consente à baisser les yeux.

« Vous seriez prêt à... trahir l’Occident ? demanda Rosberg d’une voix à peine audible.

— Je suis prêt à me mettre en conformité avec ma conscience. Cela fait plus de trente ans que j’aurais dû, selon vos propres termes, trahir l’Occident. Notre monde a cessé de vivre depuis trop longtemps...

— Vous resterez dans l’histoire comme l’homme qui aura permis à la barbarie de triompher de la civilisation.

— Gardez vos grandes envolées pour vous. Nous resterons tous dans l’histoire comme les complices de la plus grande injustice et du plus grand crime de tous les temps. »

Il se tourna vers Wang.

« Suivez-moi, jeune homme. »

Et il se dirigea vers la porte sans un regard pour ses pairs effondrés sur leur chaise.