CHAPITRE II
LA GUERRE DES BOERS

La perfection pour celui qui commande, c’est d’être pacifique ; pour celui qui combat, c’est d’être sans colère ; pour celui qui veut vaincre, c’est de ne pas lutter. Ainsi l’enseigne le grand Tao qui mène à la vertu. Le Tao qui t’enseigne la survie te recommande d’être sans colère avec ceux qui te sont supérieurs, de lutter avec ceux qui te sont inférieurs, d’être pacifique avec ceux que tu auras au préalable tués. Lorsque tu seras tiré d’affaire, alors tu pourras chercher le chemin de la vertu et trouver l’asile mystérieux qui abrite les dix mille êtres.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

L

es combats avaient débuté cinq jours plus tôt et l’odeur de charogne, de plus en plus lourde, dominait les effluves de terre brûlée et les relents de poudre colportés par les souffles d’air. Les finalistes des cent septièmes Jeux Uchroniques avaient opté tous les deux pour une guerre d’attente, d’usure, et les premiers affrontements n’avaient permis ni à Frédric Alexandre ni à son adversaire de prendre l’avantage.

Répartis en kommandos de cent cinquante hommes, les Bœrs ne cherchaient pas à engager le combat mais à scinder en plusieurs tronçons l’armée adverse, forte de sept mille fantassins et de trois mille cavaliers. Ils n’avaient reçu qu’une seule consigne pour l’instant : harceler l’ennemi et se replier le plus rapidement possible avant qu’il n’ait eu le temps de riposter. Les kommandos se dissimulaient derrière les rares reliefs du terrain, surgissaient devant les premiers rangs ou sur les flancs des troupes anglaises, tiraient quelques salves et refluaient au pas de course vers des positions préparées à l’avance. Frankij Moelder, le challengeur néerlandais, n’avait pas encore commis l’erreur de répondre aux provocations de son rival, de lancer ses hommes à la poursuite de ces groupes isolés, de briser la cohésion de ses troupes. Comme Hal Garbett deux ans plus tôt, il privilégiait l’ordre, la discipline, l’habileté manœuvrière. Son armée, qui progressait avec lenteur dans le veld, se repliait sur elle-même à la moindre escarmouche, s’entourait d’une muraille formée de trois ou quatre rangs de fantassins et crachait un feu nourri. Les cavaliers ne participaient pas aux affrontements : pied à terre, regroupés au centre de la formation, ils épargnaient leurs balles et leurs forces en attendant que leurs collègues aient mis les assaillants en fuite. Leur stratège les réservait visiblement à d’autres tâches.

Un grésillement caractéristique jaillit des écouteurs de Wang, suivi du souffle précipité de Frédric Alexandre.

« Cinq jours que les Jeux ont commencé et ce maudit Batave ne réagit pas comme je l’escomptais, murmura le défendeur. À ce rythme, nous croupirons sur cette île pendant plus de trois mois... »

Wang perçut nettement de la lassitude dans la voix de son correspondant. Il leva machinalement les yeux mais ne distingua pas la bulle scintillante du PC volant. Le soleil habillait le ciel d’un cuivre étincelant et enflammait les épis translucides des herbes hautes. La brise soulevait des tourbillons de poussière qui s’infiltraient dans les narines et irritaient la gorge.

Wang extirpa le micro du col de sa chemise et le plaça devant sa bouche.

« Nous ne cherchons pas à le faire réagir, mais à endormir sa méfiance... commença-t-il.

— Ne parle pas si fort, tu me crèves les tympans ! Le moment me tarde de passer à l’attaque. »

Wang comprenait l’impatience de Frédric qui, comme tout stratège, comme tout homme portant les espoirs d’une nation, éprouvait le besoin permanent de brusquer le cours des choses, de justifier son rang, de contenter les millions d’admirateurs qui l’avaient submergé de marques d’enthousiasme et d’affection au cours des deux années qui avaient suivi son triomphe sur Hal Garbett.

« Trop tôt, objecta Wang. Sa garde est encore serrée...

— Qui est le stratège ? glapit Frédric Alexandre (Wang eut l’impression que deux clous lui avaient perforé le crâne). On ne gagnera pas cette guerre en restant passifs !

— On ne la gagnera pas non plus en jouant sur son terrain, répliqua calmement le Chinois.

— Il attend que vous ayez épuisé vos balles pour vous achever à la baïonnette... »

L’attribution des baïonnettes au seul challengeur avait provoqué une polémique virulente entre le défi français, soutenu par son gouvernement, et le COJU, le Comité d’organisation des Jeux Uchroniques, appuyé par les pays anglophones. Le COJU avait déclaré que les armes attribuées au défendeur, les fusils copiés sur le Mauser 1898 et les pistolets Mauser 1896, étaient à la fois plus puissants et plus précis que les fusils Lee-Enfield Mark II (1898) et les revolvers Enfield Mark H (1881) alloués aux soldats et officiers du challengeur, et que, par conséquent, il convenait de rééquilibrer le rapport des forces par l’octroi unilatéral des baïonnettes. Les Français avaient élevé une protestation officielle et demandé l’arbitrage du CSS, le Conseil supérieur des sages, un organisme indépendant – prétendu tel – chargé de résoudre les litiges engendrés par les décisions du COJU. Le défi français n’avait pas contesté le choix des modèles Mauser, des armes de fabrication allemande qui équipaient la plupart des Bœrs à la fin du XIXe siècle – même si certains Afrikaners avaient utilisé le Lee-Metford Mark II, le Krag-Jorgensen norvégien ou la célèbre Winchester américaine, la logique historique globale se devait d’être respectée –, mais il avait récusé l’argument du déséquilibre des forces : le magasin du Lee-Enfield contenait dix balles contre cinq au Mauser, offrait donc un appréciable gain de temps aux soldats du challengeur et annulait l’avantage représenté par la puissance du modèle allemand. Le Conseil supérieur des sages avait jugé ce raisonnement spécieux et entériné les modalités décidées par le COJU. En revanche, il avait accédé à la requête du Channel A anglais et de la Holysens américaine de repousser d’un mois le début des Jeux : les deux grands sensoramas anglophones – ils avaient obtenu en 2120 l’autorisation de diffuser quelques émissions en langue anglaise – avaient réclamé un délai de trente jours pour mettre au point une technologie sensorielle inédite. Le défi français, conscient que ce report était destiné à prolonger le temps de préparation du challengeur néerlandais, ne s’y était pas opposé, faisant preuve d’un esprit chevaleresque tout à fait conforme avec l’idée que le monde se faisait de la France (l’opposition, devenue squelettique depuis le triomphe d’Alexandre sur Hal Garbett, considérait cette magnanimité comme le comble de la stupidité). Le coup d’envoi des cent septièmes JU avait donc été donné le 1er avril, une date que les esprits chagrins (l’opposition...) avaient jugée peu compatible avec une manifestation aussi importante que les Jeux Uchroniques.

Abrités derrière un talus, allongés sur le sol, les hommes de son kommando épiaient Wang avec des lueurs interrogatives dans les yeux. Leurs voyants frontaux jetaient des éclats rougeoyants sur leurs arcades sourcilières et leurs pommettes. Ce groupe, en apparence semblable aux autres, était en réalité formé des meilleurs éléments de l’armée d’Alexandre, Sino-Russes ou Islamiques. Sélectionnés par la cellule morphopsycho du défi, ils avaient suivi un entraînement intensif sous la férule d’un spécialiste de la protection rapprochée. Chargés de veiller sur le capitaine de champ, ils ne devaient commettre aucun geste ni prononcer un seul mot qui eût risqué de trahir sa présence parmi eux. Vêtus de vestes brunes ou grises, coiffés de chapeaux de toile, chaussés de hautes bottes, le torse barré de deux ou trois cartouchières, ils s’étaient laissé pousser la barbe, à la fois pour accentuer leur aspect guerrier et ressembler aux Bœrs historiques dont Frédric Alexandre leur avait vanté le courage et l’audace. Si les poils qui ornaient les joues et le menton des Asiatiques restaient clairsemés, les Arabes, les Noirs africains, les Balkaniques et les Nordiques arboraient de somptueuses barbes qui leur tombaient parfois jusqu’au milieu de la poitrine.

« Je ne sais pas si nous avons fait le bon choix », reprit Frédric Alexandre.

L’indécision était l’un des traits marquants de son caractère, particularité que Wang n’estimait pas nécessairement négative. Excessive, l’indécision pouvait se révéler paralysante, mais elle indiquait une certaine ouverture, une faculté d’adaptation, un goût pour l’ordre secret et changeant des choses. Elle était une porte ouverte à la volonté des ancêtres, des dieux, des éléments, de tous ces médiateurs occultes reniés par les Occidentaux.

« Le hasard n’a pas encore trouvé la faille, dit Wang. Mais l’occasion se présentera tôt ou tard. Pour l’autre ou pour vous... »

Il ne s’était jamais résolu à tutoyer Alexandre, comme celui-ci l’y avait invité à plusieurs reprises, non parce qu’il s’estimait inférieur au Français mais parce que toute marque de familiarité entre eux se serait avérée illusoire et, à la longue, dangereuse. De même, il avait exprimé le désir de quitter l’appartement de Frédric et de Delphane, car l’intimité avec le couple le plus célèbre de Paris présentait plus d’inconvénients que d’avantages. Non seulement il lui fallait endurer la curiosité, les questions, la perfidie ou le mépris des innombrables visiteurs qui se pressaient dans l’immense triplex du Marais, mais il devait également se défendre des avances de plus en plus pressantes de Delphane. Il avait fini par obtenir un deux-pièces indépendant dans un immeuble de pierre situé deux rues plus loin. Dès lors, jusqu’au jour où le défi français leur avait enjoint de regagner le camp d’entraînement des Landes, il avait passé la plus grande partie de son temps libre à explorer Paris en compagnie de ses trois lieutenants, Belkacem L. Abdallah, Timûr Bansadri et Kamtay Phoumapang.

Quelques jours avant le départ, Delphane était venue lui rendre visite et lui avait annoncé le thème choisi par Frédric pour les cent septièmes JU, la guerre des Bœrs, un conflit qui avait opposé l’Angleterre et les colons néerlandais d’Afrique du Sud entre 1899 et 1902.

« C’est moi qui lui ai... suggéré ce thème, avait ajouté la jeune femme d’un air mystérieux. Ou, plus exactement, on m’a chargée de le lui suggérer...

— On ?

— Il est encore trop tôt pour te révéler l’identité de mes correspondants. Sache seulement que ces Jeux sont destinés à vous familiariser, tes hommes et toi, avec les armes à feu. Le prochain défi proposera un enjeu bien plus important qu’une simple suprématie stratégique.

— Et si Frédric perd ?

— Il doit vaincre à tout prix.

— Qu’aurais-je à y gagner personnellement ?

— La liberté, peut-être...

— La liberté à l’intérieur d’un infranchissable rideau n’est pas la liberté... »

Elle s’était approchée de lui jusqu’à ce que leurs lèvres se frôlent. L’espace de quelques secondes, il s’était laissé bercer par son souffle tiède et régulier. Il avait entrevu ses seins par l’échancrure de sa tunique gauloise mais il avait étouffé le désir violent qui l’avait embrasé, car les nombreux ennemis de Frédric pouvaient fort bien se servir d’elle pour amener son capitaine de champ à commettre une faute – les rapports sexuels entre les immigrés et les Occidentaux étaient strictement prohibés – et entraîner l’extinction de son voyant frontal. Il s’était relevé avec vivacité et posté devant la baie vitrée qui donnait sur le balcon écrasé de soleil. Il avait tenté de reconstituer les traits de Lhassa, la Tibétaine dont les Occidentaux l’avaient séparé à la porte de Most, mais elle s’estompait peu à peu de sa mémoire, elle sortait inexorablement de sa vie. Sur une suggestion de Frédric, le président Freux était intervenu en personne auprès du Bureau de l’immigration de New York pour réclamer une enquête sur une jeune femme du nom de Lhassa passée en Occident au mois d’octobre 2211, mais les permanents administratifs lui avaient fait sèchement remarquer que le Bureau dépendait de l’ONO, qu’à ce titre il n’était pas tenu de répondre aux requêtes gouvernementales non validées par le conseil des nations.

« Tu te méfies de moi, avait soupiré Delphane.

— Je ne sais pas qui vous envoie...

— Tu les verras quand l’heure sera venue. Quand tu auras écrasé Frankij Moelder.

— Quand Frédric l’aura écrasé... »

Elle l’avait rejoint devant la baie vitrée et, de l’index, lui avait effleuré l’arête du nez et les lèvres.

« Nous savons pertinemment, toi et moi, quel est le véritable artisan de la victoire de Frédric sur Hal Garbett.

— Je fais seulement partie des causes occultes, avait protesté Wang. Je suis un soldat du hasard.

— Le hasard... certains le subissent et d’autres le dominent.

— Comme ceux qui ont modifié mon âge ? Comme ceux qui ont communiqué avec moi sur l’île des Jeux ? »

Elle l’avait fixé pendant un temps qui s’était étiré comme une éternité, puis, visiblement à regret, elle s’était reculée vers la porte. Il l’avait trouvée jolie avec ses yeux clairs, ses cheveux noirs rassemblés en un chignon strict, sa courte tunique resserrée à la taille par une ceinture à spirales holographiques qui n’avait rien d’antique, mais il n’avait plus ressenti pour elle que de l’indifférence. Elle était sortie de l’appartement sans dire un mot et n’avait plus cherché à le revoir avant son départ pour le camp des Landes.

Des coups de feu retentirent dans le lointain. Une nouvelle escarmouche avait éclaté entre un kommando et l’armée anglaise. Wang coupa la communication, discerna les salves irrégulières des Bœrs et les ripostes synchronisées des fantassins de Frankij Mcelder. Le COJU avait doté les deux camps d’une réserve de plusieurs millions de balles en prévision d’une guerre longue – la brièveté des Jeux précédents, où le célèbre Hal Garbett avait été écrasé en moins de trente heures, avait soulevé de vives protestations de la part des sensoramas officiels et de la puissante FASI (Fédération des associations de sensoreurs indépendantes).

Lors de sa déclaration préliminaire, Frédric avait déclaré qu’il avait choisi de représenter la rébellion boer pour contraindre son rival, Frankij Moelder, un Hollandais natif de Haarlem, à incarner la tyrannie anglaise dans une guerre autrefois perdue par ses compatriotes. Cette décision lui permettait également de contrarier à sa manière les manœuvres des anglophones qui cherchaient à restaurer l’hégémonie anglo-américaine au sein de l’ONO. Il se donnait enfin la possibilité de réussir une deuxième uchronie consécutive, exploit que personne n’avait encore réalisé dans l’histoire des JU.

Sa tâche s’était trouvée compliquée par ce choix dans la mesure où le COJU avait tendance à favoriser le stratège qui allait dans le sens de l’histoire, qui se proposait de conforter la civilisation occidentale dans ses fondements. Certes, la guerre des Bœrs n’avait été qu’un affrontement entre Européens pour le contrôle d’une colonie lointaine riche en or et en diamants, mais elle illustrait à merveille l’opposition entre l’ordre et le chaos, entre l’arrogance et la nécessité, entre une armée professionnelle et une poignée de paysans prêts à mourir pour défendre leurs terres. En outre, les Afrikaners avaient reçu l’appui des huguenots chassés par la révocation de l’édit de Nantes, et cet apport français, bien que minoritaire, ajoutait une touche de patriotisme au choix de Frédric et lui assurait le soutien inconditionnel de la nation.

Les Blancs d’Afrique du Sud avaient disparu à la fin du XXIe siècle, massacrés par les troupes fanatiques de la Grande Nation de l’Islam, mais, même si ce génocide prouvait qu’ils n’avaient jamais trouvé leur véritable place sur la terre africaine, ils continuaient de symboliser l’esprit pionnier, l’audace, l’insoumission, la détermination. Leur système de séparation des races, le fameux apartheid – mot qui provenait probablement du français « à part » –, avait de surcroît annoncé, un siècle à l’avance, le repli de l’Occident sur lui-même et l’érection du REM. Mis au banc des nations entre 1945 et 1990, ils avaient servi de modèle aux gouvernements de souveraineté chrétienne qui avaient accédé au pouvoir au début du XXIe siècle et remis au goût du jour le concept de l’évolution séparée des races instituée par l’Église réformée hollandaise. L’interdiction des relations sexuelles entre immigrés et Occidentaux – le sept cent onzième amendement de l’ONO, adopté à l’unanimité en 2105 – n’avait-elle pas été directement inspirée par l’Immorality Amendment Act voté en 1950 par le parlement afrikaner ?

Wang attendit que les tirs eussent cessé pour réactiver son récepteur radio, alimenté par une pile autorechargeable. Il s’était laissé pousser la barbe pour préserver son anonymat. Ses cheveux longs dissimulaient les fils qui partaient du boîtier central, sanglé sous sa chemise, et reliaient les écouteurs et le micro. Non seulement cet attirail lui irritait la peau mais parfois, lorsque la chaleur se faisait accablante, la transpiration provoquait des courts-circuits et d’insupportables décharges électriques lui zébraient le torse. Il avait demandé à Frédric pourquoi les Occidentaux, si fiers de leur technologie, s’en tenaient à un système de communication aussi rudimentaire, aussi incommode, sur le champ de bataille. « Les fréquences radio sont trop grossières pour être interceptées par les satellites sensor, avait répondu le défendeur. Ce système n’est pas très pratique, mais il permet d’éviter les tricheries. »

Wang perçut de nouveau un grésillement dans les écouteurs.

« Trente-cinq... souffla Alexandre.

— Combien chez les Anglais ?

— À peine vingt. Ils ont perdu en tout sept cent cinquante-six hommes et nous huit cent vingt, dont deux cents cavaliers... »

Wang eut une pensée inquiète pour Belkacem L. Abdallah, Timûr Bansadri et Kamtay Phoumapang, dont il était sans nouvelles depuis quatre jours. Les kommandos restaient entièrement libres de leurs mouvements et intervenaient quand bon leur semblait sur le champ de bataille. Ils transportaient leur ravitaillement et dressaient leur bivouac là où la nuit les surprenait. Frédric avait élargi la notion de chaos qu’il avait introduite à dose homéopathique lors des Jeux précédents. Il n’avait pas cherché à imposer une discipline d’ensemble à ses troupes, mais à renforcer la cohésion de chaque kommando, placé sous le commandement d’un officier. Il avait opté pour une tactique de harcèlement, de guérilla, destinée à désagréger le bloc compact de l’armée anglaise, mais Frankij Moelder, averti par la mésaventure survenue à Hal Garbett, n’avait pas commis l’erreur de se couper de ses sources d’approvisionnement. Il avait transformé son armée en une véritable forteresse ambulante, au centre de laquelle des attelages traînaient les voitures de vivres et de munitions. La désorganisation apparente de son rival français avait entraîné un excès d’ordre chez lui, un désir exacerbé de réaffirmer la supériorité de la stratégie militaire classique sur les « aberrations de ce petit Frenchy servi jusqu’alors par une chance insolente », tel qu’il l’avait lui-même déclaré lors des reportages sensor consacrés aux finalistes. La douceur des nuits favorisant les bivouacs, ses hommes n’étaient pas obligés de regagner chaque soir l’enceinte fortifiée qui leur servait de base et s’épargnaient une fatigue inutile. Son armée fendait l’océan jaune du veld comme un gigantesque cuirassé sur les flancs duquel se brisaient les vagues sporadiques des Bœrs.

Wang supposait que le capitaine de champ du challengeur était bien à l’abri au cœur de cet impressionnant dispositif, dont le premier avantage était de raccourcir les distances et de privilégier la vitesse des communications.

Le temps n’était pas venu de prendre ce navire d’assaut, d’ouvrir des brèches dans sa coque. Il n’avait pas assez erré dans la brousse à la poursuite d’un insaisissable ennemi, il n’était pas encore fissuré par les atteintes de l’usure, de la lassitude, du découragement. Le COJU avait voulu favoriser l’option stratégique de Frankij Moelder en imposant un terrain plat, un temps chaud et sec, mais Frédric avait réagi en dispersant son armée et en opposant la tactique du vide à la puissance adverse. Il avait affecté vingt cavaliers au kommando de Wang, chargés de transmettre ses ordres à l’ensemble de l’armée. Afin de ne pas trahir la position du capitaine de champ – grâce aux voyants frontaux les stratèges étaient avertis des mouvements de leurs adversaires sur les cartes lumineuses des PC volants –, trois détachements de vingt cavaliers galopaient en permanence d’un kommando à l’autre de manière à masquer les déplacements des messagers.

« À ton avis, dans combien de temps pourrons-nous lancer une véritable offensive ? soupira Frédric Alexandre.

— La lassitude guette le fauve qui chasse depuis plusieurs jours et ne capture aucune proie, répondit Wang.

— Encore un dicton de ta grand-mère ? »

Wang regrettait amèrement d’avoir parlé de grand-maman Li à Frédric et Delphane lors d’une morne soirée d’hiver. Il avait dilapidé une partie de son trésor pour le plaisir fallacieux d’être le centre d’une conversation. L’évocation de la vieille femme avait éveillé un vif intérêt chez Delphane, qui lui avait posé une foule de questions. Il lui avait fourni des réponses évasives, se rendant compte que grand-maman Li vivait plus intensément à l’intérieur de lui lorsqu’elle y demeurait cachée.

« Un proverbe sino-russe, répliqua-t-il sèchement.

— Laissons passer une nuit et un jour, proposa Frédric. Nous aviserons demain à la même heure. Ne me rappelle pas d’ici là, sauf en cas d’urgence. Je vais réfléchir à une solution plus... expéditive. »

Lorsque la communication s’interrompit, Wang eut la subite impression d’être environné d’une bulle de silence. Il retira ses écouteurs, perçut le friselis de la brise sur les herbes, les hennissements des chevaux, les cliquetis des balles que les hommes glissaient dans la culasse ouverte de leur fusil. Ils s’étaient repliés en haut d’une colline après avoir lancé une timide offensive contre l’armée anglaise – rien ne devait différencier le groupe du capitaine de champ des autres kommandos. Ils n’avaient essuyé que de très faibles pertes (un mort, deux blessés légers) et n’avaient pas gaspillé leurs munitions. Ses gardes du corps avaient empêché Wang de prendre part aux hostilités. Il n’avait même pas eu l’occasion de tirer un coup de feu. Équipé comme ses hommes d’un fusil Mauser, il disposait en plus, comme tous les officiers, d’un pistolet modèle 1896, une arme dont le magasin placé devant le pontet accentuait l’aspect massif. Il l’avait dissimulé dans son dos, le canon glissé dans la ceinture de son pantalon.

Les hommes transpiraient en abondance sous leurs lourdes vestes. La chaleur et la luminosité aveuglante les contraignaient à garder leurs chapeaux de toile vissés sur leurs têtes. De temps à autre, ils buvaient une rasade d’eau tiède au goulot de leurs gourdes de peau. Leurs barbes emmêlées, leurs cartouchières superposées, leurs mains sales, leurs ongles noirs, leurs visages couverts de poussière leur donnaient l’allure de pillards. De fines volutes de vapeur s’élevaient des flancs humides des chevaux, qui broutaient quelques mètres plus loin.

Un guetteur écarta tout à coup le rideau des herbes hautes et se dirigea au pas de course vers Wang en agitant les bras et en roulant de grands yeux effarés. C’était un Noir de la GNI, un jeune Tchadien du nom d’Ali W. Ousfane qui avait été classé parmi les premiers sur la liste d’aptitudes établie par la cellule morphopsycho. Bon nombre de Noirs avaient protesté lorsqu’on leur avait annoncé qu’ils représenteraient les Bœrs sur l’île des Jeux, mais l’extinction du voyant frontal des éléments les plus contestataires les avait rapidement ramenés à la raison. Ils avaient compris qu’il valait mieux endosser l’uniforme de ces colons blancs qui avaient chassé les nations autochtones, les Zulus, les Ngugis, les Sothos, les Xhosas, les Ndebeles... de leurs terres ancestrales plutôt que d’être foudroyés sans combattre.

« L’armée anglaise... » cria Ali W. Ousfane.

Il avait retiré sa veste et ouvert sa chemise, qui flottait derrière lui comme une aile bleutée. Il avait effectué une longue course ainsi qu’en témoignaient son essoufflement et les épaisses gouttes de sueur qui lui perlaient sur le visage et le torse. Le canon de son fusil et les balles glissées dans ses cartouchières superposées accrochaient des éclats de soleil.

« Elle vient... Elle pique tout droit sur nous ! »

Il s’immobilisa à deux pas de Wang et, plié en deux, les mains posées sur les genoux, il s’efforça de reprendre son souffle.

« Quelle distance ? demanda Wang.

— Moins... d’un kilomètre... »

Les hommes se relevèrent un à un et déverrouillèrent le cran de sûreté de leur fusil. La nervosité se communiqua à tout le kommando comme un incendie propagé par le vent. Les chevaux commencèrent à piaffer, à renâcler. Les autres guetteurs, aussi essoufflés et transpirants qu’Ali W. Ousfane, surgissaient à tour de rôle des herbes du veld.

La brusque volte-face de l’armée anglaise déconcerta Wang : le Néerlandais avait probablement une idée derrière la tête en ordonnant cette manœuvre, d’autant plus étonnante qu’elle allait à l’encontre de sa logique habituelle, mais ses intentions demeuraient pour l’instant indéchiffrables. Peut-être ce changement tactique ouvrirait-il une brèche dans laquelle pourraient enfin s’engouffrer les kommandos ?

Wang fut tenté pendant quelques secondes de rouvrir le canal radio, d’échanger ses impressions avec son stratège, mais il y renonça et, d’un ample geste du bras, fit signe à ses hommes de battre en retraite. Les cavaliers sautèrent sur leurs montures, les responsables du ravitaillement vérifièrent les bâts des chevaux de somme et les fantassins, fusil en bandoulière, se disposèrent en quatre colonnes. Lorsqu’ils s’ébranlèrent, ils discernèrent le grondement lointain des Anglais de Frankij Moelder qui avançaient au pas cadencé dans leur direction.

Depuis le début des Jeux, Delphane n’était sortie qu’à quatre reprises du sensor familial (elle avait du mal à se faire à l’idée que Frédric et elle formaient désormais une famille) : les deux premières fois pour se restaurer, les deux suivantes pour satisfaire ses besoins organiques et décontracter ses muscles tétanisés. Elle n’avait plus besoin de se couvrir la tête d’un casque et le corps de capteurs comme dans l’antique sensor de son père, il lui suffisait de s’allonger sous l’identificateur épidermique et de régler la puissance d’exposition. La SINS, l’entreprise qui avait conçu ce tout nouveau modèle, s’était conformée aux directives officielles du COJU en installant un réducteur automatique de puissance destiné à refréner les abus sensoriels mais, parallèlement, elle commercialisait par démarchage un interrupteur manuel qu’il suffisait d’enfoncer dans un orifice prévu à cet effet pour neutraliser cette fonction restrictive et plonger sans entrave dans le vertige des sens. Lorsque le technico-commercial de la SINS s’était présenté chez elle, Delphane, adepte des sensations fortes, s’était immédiatement procuré le précieux commutateur contre la somme exorbitante de trois mille ox (débités de manière anonyme sur sa carte-espèces). La SINS amassait une véritable fortune en se livrant à ce double jeu. Les substances illicites – drogues, alcools (sauf les vins d’appellation contrôlée), tabac – ayant disparu de l’Occident, les trafiquants s’étaient reconvertis dans l’abus sensoriel, l’un des derniers refuges de la fraude.

Delphane avait attendu que Frédric rejoigne le camp des Landes pour installer l’interrupteur. En pressant le bouton, elle avait eu l’impression de se livrer corps et âme à la machine. Elle était revenue hébétée de ses premiers voyages, rencontrant les pires difficultés à se réadapter aux impératifs de l’espace et du temps. Elle avait sensoré quelques scènes des Jeux remportés par Frédric et gardés en mémoire dans la sensothèque de la SF 1. La ruche albigeoise lui avait permis de reconstituer toute l’épopée de Wang, y compris son inexplicable disparition entre le moment où il s’était réfugié dans la forêt en compagnie de ses deux compagnons et celui où il s’était retrouvé encerclé par une meute de Romains vociférants. Elle avait ressenti la même énergie animale que lors du direct, la même impression de violence et de vulnérabilité.

C’est avec lui qu’elle aurait désiré expérimenter les relations naturelles, et non avec son mari, qui reculait sans cesse l’échéance, comme terrorisé par cette perspective. Frédric passait l’essentiel de ses nuits à consulter les historamas sur l’art stratégique, sur les batailles célèbres, sur les grands généraux, perdait des heures à répondre aux millions de messages sensoriels laissés par ses admirateurs et occupait le reste de son temps avec les morphopsychos, les médialistes et les responsables du défi. Il n’accordait à sa femme qu’une trentaine de minutes par jour, et encore il se trouvait toujours quelqu'un – conseiller du président Freux, disciple en stratégie chaotique, animatrice vedette de la SF1, ami d’enfance de Tours – pour venir les importuner.

Elle avait été contactée par le responsable du mouvement universaliste de l’Ile-de-France, un homme d’une soixantaine d’années du nom de Gil Auvernoy. À la différence de Jehan de La Couperie, il ignorait l’existence des ruches et croyait sincèrement à l’universalisme, seul moyen selon lui de rassembler l’humanité sous la houlette d’un Occident éclairé et fédérateur.

Elle assistait régulièrement aux réunions clandestines qui se tenaient dans les caves confortablement aménagées des vieux immeubles de la place Monceau ou dans les maisons frappées d’alignement du quatorzième arrondissement. Les célébrités – animateurs de la SF 1, chanteurs avibratoires, musiciens, sculpteurs, peintres, comédiens sensorama – y côtoyaient les anonymes, les chevilles ouvrières du mouvement, les prosélytes qui s’aventuraient chaque nuit dans les rues pour tapisser de slogans lumineux les murs de la capitale. Tous se ressemblaient, cependant, par la férocité avec laquelle ils se jetaient sur le buffet, sur les vins et sur les accélérateurs cérébraux. Elle détestait l’ambiance superficielle de ces assemblées, mais la ruche albigeoise lui avait conseillé de continuer à fréquenter les universalistes pour aiguiller les services secrets sur de fausses pistes.

« Parce qu’ils me surveillent ? » s’était-elle étonnée à voix haute tandis qu’elle entrait dans un grand magasin de la rive gauche.

Les passants lui avaient jeté des regards à la fois interloqués et compatissants.

« Apprends à te contrôler en toutes circonstances, Delphane Miorin, avait modulé la ruche. Il serait également temps que tu perdes un peu de ta naïveté : les services secrets savent sur toi tout ce que nous leur permettons de savoir. Tant qu’ils se préoccupent des sympathies universalistes de la femme de Frédric Alexandre, ils ne s’intéressent pas au réseau mondial senso-libertaire.

— Ce n’est pas dangereux pour Frédric ? »

Elle avait appris à utiliser le mode de communication de la ruche, la modulation. Elle s’appliquait à édulcorer ses pensées de tout élément parasite et correspondait au moyen de la biopuce greffée dans son cerveau. Le réseau se chargeait de démoduler ses informations, d’en extraire les concepts principaux et de reconstituer son message. Il ne se trompait qu’en de très rares occasions, principalement lorsque Delphane se montrait confuse dans son raisonnement. Elle réalisait toutefois des progrès constants dans l’apprentissage de ce langage silencieux et pouvait désormais tenir de véritables conversations avec ses lointains interlocuteurs. Elle n’échangeait pas seulement avec la ruche albigeoise, mais avec le réseau mondial tout entier, et elle avait l’impression d’errer au travers d’une banque de données infinie. Elle recevait parfois des images d’événements qui s’étaient déroulés au début du XXIe siècle... Une foule en colère s’acharnait sur une famille immigrée, des policiers effectuaient une descente brutale dans une cave où se terraient des pionniers du réseau sensolibertaire, des minarets ou des temples bouddhiques s’effondraient sous les assauts des bulldozers... Elle les ressentait comme des souvenirs échappés de la mémoire centrale de l’humanité et se rendait compte que le monde occidental, ce monde qu’elle avait longtemps considéré comme l’ultime rempart contre la barbarie, était lui-même édifié sur des fondations de souffrance et de sang.

« Ton engagement universaliste ne peut pas être dangereux pour Frédric, avait modulé la ruche. Les services gouvernementaux contrôlent entièrement le mouvement. Il leur sert à manipuler l’opinion, à propager les rumeurs, à ménager les intérêts électoraux d’Émilian Freux et de ses pairs. Ils opèrent une arrestation de temps à autre, quand cela les arrange, quand ils ont besoin de taper sur la table. Mais tant que Frédric gagnera, ils ne s’en prendront pas à lui...

— Et s’il perd...

— Nous avons engagé une course de vitesse avec les hyènes de l’ONO. Une défaite de Frédric risquerait de nous être fatale.

— Pourquoi Frédric ? Vous avez une préférence pour les Français ? »

Une onde de chaleur s’était propagée dans le cerveau de la jeune Toulousaine et s’était retirée en abandonnant une écume d’euphorie. Elle avait compris, beaucoup plus tard, qu’elle avait reçu un éclat de rire de la ruche.

« Nous nous contrefichons des querelles linguistiques opposant les francophones et les anglophones. Notre langage représente la quintessence de la sémantique, puisqu’il ignore la forme pour ne retenir que le sens. Et ce n’est pas le personnage de Frédric qui nous intéresse, mais le faisceau de conjonctures qui se rassemble sur son nom.

— Sur lui ou sur Wang ?

— Sans Frédric, Wang ne serait qu’un immigré comme les autres. Sans Wang, Frédric ne serait qu’un stratège comme les autres... »

Elle n’était pas retournée dans la campagne de Rabastens mais à chaque fois qu’elle recevait une modulation, l’image de la ruche se reformait avec une étonnante précision dans son esprit. Elle revoyait la sphère transparente et centrale, la structure géométrique et harmonieuse des toboggans, les êtres blêmes et difformes qui occupaient les nids. Elle éprouvait toujours la même répulsion physique au souvenir des caricatures d’humains qu’étaient devenus les membres du réseau sensolibertaire, mais elle prenait du plaisir à discuter avec eux, à puiser à volonté dans leur fantastique unité centrale. Elle songeait parfois que leurs données, si on les avait imprimées, auraient occupé une bibliothèque de plusieurs milliers de mètres carrés.

« Tu devras suggérer à ton mari le prochain thème des Jeux, Delphane Miorin.

— Moi ? Mais je n’ai aucune idée de...

— Nous, nous avons une idée. Nous estimons que si tu la lui présentes d’une certaine manière, il ne pourra pas la refuser. Il est temps qu’il apprenne à se familiariser avec les guerres modernes.

— Frédric a déjà expérimenté les guerres du XXe siècle lors des tournois préliminaires...

— Nous te parlons en l’occurrence de Wang, l’homme de terrain. Les armes à feu modifient les distances, les données stratégiques. Nous commencerons par des armes simples : les fusils à chargement vertical de la fin du XIXe siècle.

— Et si Frédric refuse de m’écouter ?

— Nous te donnerons les arguments nécessaires aussitôt que le candidat néerlandais aura gagné le tournoi des challengeurs... »

Elle ne s’était même pas étonnée que le réseau lui eût révélé le nom du vainqueur avant la fin du tournoi des challengeurs. À l’issue du triomphe de Frankij Moelder, elle avait parlé à Frédric de ce curieux conflit qui avait opposé les Anglais et les colons néerlandais sur le sol sud-africain à la fin du XIXe siècle. Conformément à sa promesse, la ruche lui avait fourni des arguments pertinents. Le thème de la guerre des Bœrs plaçait d’emblée le challengeur néerlandais dans une position délicate en l’obligeant à endosser le rôle du bourreau de ses compatriotes. Le défi français et les conseillers spéciaux du gouvernement s’étaient empressés d’entériner la proposition du défendeur. Une nouvelle victoire d’Alexandre sur le champion de la cause anglophone marquerait un tournant décisif dans la lutte d’influence qui se livrait dans les couloirs de l’ONO.

Le début des Jeux n’avait pas été très spectaculaire. Delphane avait sélectionné le canal 02, celui du capitaine de champ, sur le clavier vocal du sensor dans l’espoir de vivre des sensations fortes, mais les options tactiques des deux finalistes, l’éparpillement et la fuite pour l’un, la rigueur et la prudence pour l’autre, accouchaient d’une guerre d’attente décevante où les seuls faits d’armes étaient les brèves escarmouches entre les Bœrs isolés et les Anglais regroupés. Wang lui-même semblait perdu au milieu de son kommando. Grisé par son succès précédent, Frédric avait commis l’erreur d’élever le chaos au rang de principe, de figer le désordre. Il avait obtenu le résultat inverse de l’effet escompté puisque ses hommes, livrés à eux-mêmes, paralysés par la peur, n’osaient pas prendre l’initiative. Delphane n’entendait pas les conversations radio entre le défendeur et son capitaine de champ, mais le visage crispé de Wang, qu’elle visionnait en sélectionnant le canal de l’un de ses hommes (le sensozap permettait de changer à volonté de véhicule sensoriel et de varier les angles de vue), trahissait une certaine tension entre les deux hommes.

Elle avait expérimenté la mort par balle de quelques soldats bœrs, un coup d’arrêt qui se transformait peu à peu en une effroyable douleur, un goût de sang qui envahissait le palais, une impression d’avoir été chassé de son corps par effraction, un froid intense qui se diffusait jusqu’à l’extrémité des membres, mais elle ne retrouvait pas les émotions paroxystiques, presque hystériques, que lui avaient offertes les corps à corps entre les fantassins gaulois et romains, les chocs des glaives et des lances sur les boucliers, les baisers tranchants des lames, les bras qui se touchaient, les souffles qui se confondaient, la sueur et le sang qui se mélangeaient. La mort par balle avait quelque chose d’anonyme, de clandestin et, au final, de décevant.

La brusque apparition des guetteurs l’avait tirée de sa torpeur. Elle s’était redressée, tous sens aux aguets, et avait monté de quelques degrés la puissance d’exposition. Elle avait instantanément ressenti la nervosité qui gagnait Wang et les hommes de son kommando. Ils recouvraient leur instinct de survie devant le danger. Battant le rappel de ses souvenirs de stratège, elle n’avait pas réussi à deviner ce que cachait la manœuvre du challengeur néerlandais.

Le visage de son père s’afficha tout à coup devant ses yeux. Il s’était débrouillé pour obtenir son numéro de code confidentiel et en profitait pour se manifester à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Elle avait sommé la SINS de modifier son identifiant, mais la compagnie, submergée de demandes, n’avait pas encore fait le nécessaire.

« Tu sais peut-être ce que ton petit chéri a dans la tête, Delph... » attaqua-t-il sans préambule.

Il avait sans doute parié une grosse somme sur Frédric Alexandre, dont la victoire lors des Jeux précédents lui avait rapporté une fortune. Elle se contint pour ne pas lui cracher sa colère et son dégoût à la face.

« Tu sais sans doute que mon petit chéri est devenu mon mari, répondit-elle d’une voix sèche.

— Le héros national m’a volé ma fille...

— Je serais partie de toute façon, avec ou sans lui !

— Un brillant stratège, sans doute, mais un homme incapable de te prouver son amour...

— C’est sans doute pour me prouver ton amour que tu as failli me violer dans la salle de bains de l’appartement de Toulouse ! »

Il prit un air faussement désolé qui ne fit qu’accentuer le ressentiment de sa fille. Il ne s’était pas déplacé pour assister à son mariage, célébré le 25 décembre 2212. Elle n’avait pas regretté son absence.

« Delph, tu me prêtes des intentions...

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Est-ce que tu as des tuyaux sur la stratégie de ton petit chéri ?

— Même si j’en avais, je ne te les donnerais pas !

— Delph, on ne va tout de même pas rester fâchés jusqu’à...

— Je t’ai déjà demandé de ne pas m’appeler. »

Elle pressa la touche de brouillage d’un geste coléreux, se releva, passa sa robe de chambre et se rendit dans la salle de bains. Comme à chaque fois qu’elle sortait d’une conversation avec son père, elle éprouvait le besoin pressant de se laver. La chaleur toulousaine lui manquait par moments, mais elle ne tenait pas à revoir Martale, sa belle-mère, ni le corps inerte de sa mère maintenu en survie artificielle depuis plus de dix ans.

Son père était venu lui rendre visite à deux reprises, accompagné de deux amis, l’un de Mirande et l’autre de Montauban, qu’il avait voulu épater en les conduisant dans l’appartement parisien du héros des derniers Jeux Uchroniques. Enfermée dans sa chambre, Delphane avait laissé Frédric se débrouiller seul avec les importuns, craignant de ne pas pouvoir se retenir si elle se retrouvait face à ce père qui représentait tout ce qu’elle détestait.

Elle retira sa robe de chambre, s’introduisit dans la cabine de la douche multijet, passa la main devant le mitigeur. Les portes étanches se refermèrent dans une succession de chuintements et les projections d’eau chaude, verticales et horizontales, lui enveloppèrent le corps comme un baume bienfaisant.

« Frankij Moelder a lâché un détachement de cavalerie sur le kommando de Wang. »

Elle perçut très nettement l’inquiétude contenue dans la modulation de la ruche. Elle se souvint de l’air affolé des guetteurs et comprit que les événements ne se déroulaient pas selon les prévisions du réseau sensolibertaire.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? modula-t-elle machinalement.

— Nous ne te comprenons pas, Delphane Miorin. Reprends le contrôle de ton esprit. »

Elle ferma les yeux et, indifférente aux gouttes qui se pulvérisaient sur sa peau, s’astreignit à remettre de l’ordre dans ses pensées.

« Vous savez ce qui se passe ?

— La manœuvre de Frankij Moelder n’est pas fortuite : il a trouvé le moyen de découvrir et de suivre le capitaine de champ de Frédric Alexandre. Wang est devenu sa cible prioritaire. »

Malgré la tiédeur émolliente de l’eau, des frissons glacés parcoururent l’échiné de Delphane. Elle se rendit compte en cet instant qu’elle éprouvait davantage de crainte pour la vie de Wang que pour celle de Frédric. Elle s’efforça cependant de dominer sa panique, de clarifier ses émissions cérébrales.

« Rien ne permettait à Frankij Moelder de repérer le capitaine de champ de Frédric... modula-t-elle.

— Les alliés du challengeur ont peut-être implanté un système de balisage dans le corps ou le cerveau de Wang. Un système que nous ne pouvons pas détecter pour l’instant.

— Ils ont... triché ?

— Ce genre d’assistance illégale porte un autre nom : la raison d’État. Les Jeux se gagnent le plus souvent dans la coulisse.

— La victoire de Frédric sur Hal Garbett ne s’est pas jouée dans la coulisse...

— Il suffit d’un grain de sable pour enrayer le mécanisme le plus sophistiqué.

— Wang...

— C’est précisément le grain de sable que cherche à éliminer Frankij Moelder. »

Delphane passa la main devant le mitigeur et interrompit les projections d’eau. La soufflerie du sécheur intégré se mit automatiquement en marche mais ses caresses brûlantes ne parvinrent pas à la réchauffer.

« Qui sont les alliés de Moelder ?

— Les adversaires de la France et de sa langue. Plus de trois Occidentaux sur quatre.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Rien pour l’instant. L’ONO a pris une longueur d’avance sur nous. Le réseau espère trouver la réponse appropriée après l’analyse intensive des données.

— Quel rapport entre le défi et l’ONO ?

— La partie qui se livre en ce moment a d’autres enjeux que la suprématie d’une nation et d’une langue. Elle engage l’humanité tout entière. Si Wang est bien celui que nous attendons, il a une chance réelle de renverser la situation. Retourne au sensor maintenant. Nous avons besoin des perceptions et des intuitions de tous les membres du réseau, y compris les auxex, les auxiliaires extérieurs. »

Delphane hocha la tête et, sans attendre d’être séchée, elle sortit de la salle de bains, s’engouffra dans le salon du sensor, se glissa sous l’identificateur cellulaire, régla la puissance d’exposition à son maximum et sélectionna oralement le canal 02.

Elle ressentit instantanément une peur qui la fit suffoquer. Gorge sèche, tambourinement de son cœur sur sa jugulaire. Tout en courant, elle jetait d’incessants coups d’œil par-dessus son épaule. La crosse de son fusil lui heurtait régulièrement les fesses ou le haut de la cuisse. Un grondement sourd et continu absorbait le sifflement des balles et le hennissement des chevaux. Les herbes roussies du veld ondulaient sous une brise indolente.

Fébrile, Delphane passa sur le canal des focales fixes pour avoir une vue d’ensemble de la scène. Elle s’aperçut que les membres du kommando, poursuivis par un détachement de trois ou quatre cents cavaliers anglais déployés en ligne et reconnaissables à leurs casques coloniaux, s’égaillaient comme une volée de moineaux et s’éloignaient de leur capitaine de champ.