CHAPITRE XVI
LE PACTE

Tu peux combattre un ennemi supérieur en nombre. Sache cependant que seule ta faiblesse t’a conduit dans une situation aussi peu favorable. Le danger, ce n’est pas ces adversaires qui t’entourent, ce sont les failles qui t’ont poussé à les rencontrer. Mais tu attendras, pour tirer des leçons de cela, d’avoir livré ton combat. Car considère à présent les faiblesses de tes adversaires, plus flagrantes encore que les tiennes : s’ils se sentent obligés d’être trois ou quatre fois plus nombreux que toi pour te vaincre, quelle doit être leur médiocrité ! Le moment est venu de pratiquer le non-agir. Un tranchant trop aiguisé ne peut rester longtemps affilé. Laisse-les te dévoiler les failles dans lesquelles ils t’inviteront à t’engouffrer.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

« P

roblème... » modula la ruche.

Le sang de Wang se figea. Un silence tendu retomba sur l’aire de stationnement. Les clameurs enthousiastes avaient interrompu Migual Passarell à plusieurs reprises lorsqu’il leur avait traduit les paroles du capitaine de champ de Frédric Alexandre.

Wang, qui s’était rhabillé, caressait machinalement le petit éléphant dans la poche de sa veste de treillis. Il avait conclu son discours en annonçant aux dix mille soldats du défi américain l’extinction imminente de leurs voyants frontaux, puis il s’était tu en espérant qu’il ne s’était pas illusionné sur les capacités du réseau. Aucune houle n’agitait la mer de têtes figée devant l’estrade. Le soleil enflammait les éclats orangés sur les fronts en sueur. La moiteur exaltait les odeurs corporelles et les effluves putrides qui montaient des marécages proches.

« Ils ont installé de nouveaux logiciels de protection sur les cerbères de l’immigration... » Ils ?

« Les serviteurs de la Pieuvre... Ils savaient depuis les derniers Jeux que tes deux jours de clandestinité sur le champ de bataille n’avaient aucun rapport avec ton bandeau ou avec ta puce bioélectronique. Ils ont peaufiné leur riposte. »

Qu’est-ce que je fais maintenant ? Si ces putain de voyants ne sont pas éteints dans les dix secondes, ils vont nous massacrer !

« Garde le contrôle de tes pensées. La modulation n’est pas claire. Nous explorons le nouvel embranchement. »

Je ne suis pas planqué dans une ruche, je fais face à dix mille hommes que la déception rendra fous furieux.

« Tu es l’homme de terrain, et le réseau ton stratège. À chacun ses problèmes. »

Les soldats de Larrie Big-Bang recommençaient à bruisser, agités par une houle de plus en plus violente. La chaleur et les moustiques leur vrillaient les nerfs, et le fol espoir qui les avait embrasés quelques secondes plus tôt se transformait à présent en un feu de colère. La lueur rougeâtre qui brillait entre leurs sourcils ne s’éteignait pas, et ce Chinois descendu du ciel comme un ange messager avait subitement perdu ses ailes. Il les avait trompés comme les avait trompés le mirage occidental, et cette nouvelle désillusion leur faisait prendre conscience qu’ils seraient jusqu’à leur mort des vaincus, de pauvres hères qui n’auraient jamais d’emprise sur leur existence.

« Qu’est-ce qui se passe ? souffla Belkacem.

— Le réseau a un problème, répondit Wang.

— Le moment est mal choisi ! marmonna Kamtay. Ils vont nous découper en petits morceaux ! »

Des cris montèrent de la multitude. Les uns brandirent leur M 16, les autres des grenades. La fureur déformait les traits, noircissait les yeux, tendait les muscles. Sous la pression de la masse, les premiers rangs se rapprochèrent dangereusement de l’estrade.

Migual Passarell fixa Wang d’un air désolé.

« Je ne crois pas que tu aies voulu te moquer de nous, Chinois, mais tes amigos... tes alliés occultes nous ont plongés dans une sacrée mierda ! Ahora, c’est sûr, les cerbères vont se débarrasser de nous. De tous ceux, au moins, qui ont décapité les capitaines de champ de Larrie Big-Bang... »

À peine avait-il prononcé ces paroles que les voyants frontaux des exécuteurs des capitaines de champ s’éteignirent et qu’ils s’affaissèrent sur le béton fendillé de l’aire de stationnement. Les sacs leur échappèrent des mains et libérèrent les trois têtes, qui roulèrent sur le sol en semant des gouttes de sang et des lambeaux de chair.

« Salopard de Chinois ! cria Migual Passarell, la bouche déformée par un rictus. Tu as obtenu ce que tu étais venu chercher ! »

Il s’empara de son M 16, désamorça le cran de sûreté, le braqua sur la poitrine de Wang, qui n’esquissa pas un geste de défense. Kamtay chercha des yeux une arme mais il se souvint qu’ils avaient laissé leur équipement à l’intérieur de l’Aigle d’Orient et maudit le Chinois de les avoir attirés dans ce guêpier.

« Nous aurons rétabli l’égalité lorsque je t’aurai tué ! cracha l’Argentin.

— Tu mourras quelques secondes après moi...

— La mort, c’est ce qui peut nous arriver de mieux !

— Je te demande seulement un peu de patience. Après, tu feras ce que tu voudras de moi.

— Je n’ai plus de goût à la patience. »

D’autres Sudams grimpaient sur l’estrade et se resserraient autour des trois hommes. Noirs, blancs, métis, indios, ils étaient en cet instant frères de colère, ivres d’une rage que le lynchage des intrus ne suffirait sûrement pas à calmer. Ils se bousculaient sur les tables pour leur frapper les côtes et le ventre du canon de leurs armes.

« Et maintenant ? hurla Kamtay dont l’arcade, ouverte par un coup de crosse, saignait en abondance. Comment est-ce que tes monstres comptent nous sortir de là ? »

Wang se retourna et tenta de repérer ses deux amis engloutis par la marée humaine. Il regretta de les avoir entraînés dans cette expédition. Ils méritaient de survivre tous les deux, comme méritaient de survivre tous ces immigrés que le désespoir métamorphosait en bourreaux. Les tables du premier rang fléchirent sous le poids et renversèrent dans leur chute les hommes qu’elles portaient.

Les GI de Larrie Big-Bang submergèrent Wang, qui reçut un choc violent sur la mâchoire. Une douleur vive lui transperça le crâne et le laissa au bord de l’évanouissement. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’effondra sur le bois de la table. Ses agresseurs lui décochèrent des coups de pied sur la tête, sur les épaules, sur le dos. Un réflexe le poussa à se recroqueviller sur lui-même, à se protéger de ses bras. Un goût de sang lui envahit le palais. Il entendit une détonation, ferma les yeux, se crispa dans l’attente du coup fatal. Il songea que Lhassa attendrait en vain son retour dans la demeure du West West-End. C’était surtout pour elle qu’il regrettait de mourir. Il aurait donné n’importe quoi pour goûter à nouveau le plaisir simple et merveilleux de poser la tête sur son ventre. D’autres coups de feu... Des glapissements... Des mouvements... Il sombra dans l’inconscience en pensant qu’il ne se réveillerait plus jamais, qu’il avait trahi grand-maman Li et le Tao de la Survie.

 

Il entrouvrit les paupières, aperçut des visages penchés au-dessus de lui, reconnut Belkacem, se demanda où il avait déjà vu le petit homme brun aux yeux bleus qui le fixait avec une attention toute médicale. Il y avait quelque chose d’étrange dans leur attitude, dans leur apparence. Peut-être étaient-ils morts, comme lui, et l’accueillaient-ils dans le monde des esprits ? La douleur cuisante qui se logeait dans la partie gauche de sa tête le ramena à la réalité – les fantômes ne souffraient pas de ces désagréments physiologiques qui étaient le lot des vivants.

« Heureux de te voir revenir parmi nous, Wang ! s’exclama Belkacem.

— Nous te devons des millions d’excuses, amigo... » ajouta le petit homme aux yeux bleus.

Le timbre éraillé de sa voix lui restitua sa mémoire. Des images d’hommes surexcités et braillards, une grêle de coups qui lui martelait la cage thoracique et le crâne. Le réseau...

« Nous avons franchi les barrières dressées par les serviteurs de la Pieuvre... »

Il prit conscience que les voyants frontaux de Belkacem, qui avait retiré son bandeau, et de Migual Passarell ne brillaient plus. Il se redressa sur un coude, un mouvement qui réveilla des douleurs un peu partout dans son corps, s’aperçut qu’il était allongé sur une table et que deux métis s’affairaient à bander le front ensanglanté de Kamtay couché sur une table voisine. Un réflexe le poussa à vérifier que l’éléphant n’était pas tombé de la poche de sa veste.

« Ces saloperies de voyants se sont éteints comme tu nous l’avais promis, amigo ! fit Migual Passarell avec un sourire. Et puisque nous ne sommes pas morts, nous sommes prêts à te suivre adonde... partout où tu iras, en enfer s’il le faut ! »

Les dix mille soldats du défi américain s’étaient de nouveau répartis sur l’aire de stationnement. Ds ne parlaient pas, ou à voix basse, et leur allure, la façon dont ils tenaient leur fusil d’assaut ne révélaient plus de la colère mais de la détermination.

 

Le soleil n’avait pas encore atteint son zénith lorsque l’hélico plongea vers la base du défi français – Kamtay, encore étourdi, avait préféré confier les commandes de l’Aigle d’Orient à un Sudam. La chaleur torride qui s’était abattue sur l’île des Jeux soulevait des tourbillons de brume qui occultaient des pans entiers de la jungle et des marécages proches. Migual Passarell et deux autres représentants de l’armée du challengeur avaient pris place aux côtés de Wang, de Belkacem et du Laotien dans le compartiment de l’Iroquois.

Le camp était en effervescence depuis l’aube. Angoissés par l’imminence de la guerre, perturbés par le décollage matinal d’un hélicoptère, les Vietnamiens du défendeur avaient cherché en vain leur capitaine de champ pour savoir s’ils devaient considérer la disparition de cet appareil comme un acte de piratage ou bien comme une péripétie voulue par leur stratège. Ne le trouvant pas, ils avaient conclu que Wang avait été investi d’une mission spéciale avant le début des Jeux. L’extinction soudaine de leurs voyants les avait d’abord pétrifiés : ils avaient cru qu’ils allaient être effacés de la surface de cette terre avant même d’avoir tiré le premier coup de feu, puis ils avaient constaté qu’ils restaient en vie et s’étaient demandé si ce phénomène ne relevait pas d’une panne ou d’une décision des Occidentaux. Pressés de questions, les deux remplaçants de Wang s’étaient montrés incapables de fournir une explication.

Tous se précipitèrent hors des bâtiments lorsque s’amplifia le grondement de l’hélico. Les yeux levés sur le ciel, le casque sur la tête, ils suivirent la descente de l’appareil avec perplexité. Comme les GI du camp américain quelques heures plus tôt, ils se demandaient si les Occidentaux n’avaient pas modifié les règles du jeu et donné le coup d’envoi des hostilités avant la sonnerie officielle.

L’Aigle d’Orient se posa sur son emplacement. Le pilote coupa le moteur et les pales cessèrent peu à peu de tourner dans un sifflement décroissant. Lorsqu’ils virent se découper la silhouette de Wang dans la pénombre du compartiment, les hommes, soulagés, se dépouillèrent de leur méfiance, sortirent de leurs abris, se répandirent dans les allées. Ils présumèrent que les trois Sudams qui accompagnaient leur capitaine de champ étaient des prisonniers ou des déserteurs.

Les deux remplaçants de Wang et une poignée d’officiers s’approchèrent de l’Aigle d’Orient et s’étonnèrent des contusions qui parsemaient le visage et le torse du Chinois. Belkacem les pria de rassembler le plus rapidement possible les hommes dans un hangar – on n’avait plus le temps de dégager l’aire de stationnement – pour y recevoir une communication de la plus haute importance. Anton Sovokar le Moldave s’opposa à cette initiative :

« Les Jeux commenceront dans moins d’une heure. Nous n’avons pas le droit de bouger avant la sonnerie et...

— C’était valable avant l’extinction des voyants, lui rétorqua sèchement Wang. Tu peux participer aux Jeux Uchroniques si tu en as envie, mais tu risques de te sentir bien seul.

— Tu n’es qu’un immigré, comme moi, comme eux ! glapit le Moldave. De quel droit est-ce que tu donnes des ordres ?

— Laisse aux hommes le soin de décider ! intervint Belkacem. Nous ne sommes pas des Occidentaux : rien ni personne ne les obligera à nous suivre. »

Le hangar s’avéra trop petit pour contenir les dix mille hommes, mais tous entendirent le discours de Wang, répercuté par les haut-parleurs de la base. Il leur dévoila les grandes lignes de son projet, à savoir déplacer la guerre sur le terrain de leur véritable adversaire, l’Occident. Au Bohémien qui lui demanda ce qu’il comptait faire de la barrière électromagnétique qui entourait l’île, il répondit qu’il organiserait une expédition dans les bâtiments administratifs afin de neutraliser l’ordinateur qui la contrôlait. Au Thaïlandais qui doutait de la loyauté des Sudams de Larrie Big-Bang, Migual Passarell assura que les intérêts des deux armées étaient liés, que l’antagonisme voulu par les Occidentaux ne signifiait plus rien. Il ajouta qu’ils acceptaient de se ranger sous la bannière de Wang, promu capitaine de la nouvelle armée du pacte immigré, forte désormais de vingt mille hommes. Un torrent d’enthousiasme salua l’intervention de l’Argentin et emporta les derniers doutes. Wang expliqua que les huit cents hélicoptères des deux défis, disposant d’un rayon d’action de mille cinq cents milles, transporteraient chacun douze ou treize hommes jusqu’aux premières côtes françaises, distantes d’environ mille kilomètres. Dix mille hommes seraient déposés en un premier voyage sur la pointe ouest de la Bretagne. Les hélicos auraient en théorie assez de carburant pour effectuer le trajet retour, refaire le plein sur l’île et ramener en France le reste des troupes.

« Contre qui nous battrons-nous ? hurla une voix.

— L’armée onosienne, répondit Wang. Basée à Paris. Forte de trente ou quarante mille unités.

— Quel type d’armes ? »

Wang haussa les épaules.

« Des versions améliorées de nos fusils d’assaut, je suppose. Et probablement quelques gadgets que je ne connais pas... N’oubliez jamais que l’arme la plus puissante, c’est l’esprit. Ne combattez pas avec la haine au cœur mais simplement parce que cela doit être accompli, que c’est votre désir de redevenir des êtres libres, souverains. Soyez comme l’eau dont la nature est de couler. »

Kamtay et Belkacem contemplaient leur ami avec la même admiration émue qu’un père devant la bravoure de son fils. Il n’avait pas atteint ses vingt-trois ans mais il avait l’âme d’un meneur d’hommes, d’un conquérant, ce que ne seraient jamais Frédric Alexandre ni les autres stratèges des Jeux Uchroniques. Il savait employer les phrases et le ton justes. Il ne cherchait pas à cacher la difficulté de la tâche à ses hommes, il y puisait au contraire des arguments qui les galvanisaient, qui les exaltaient, comme un fer trempé dans le creuset de la forge. Une grande noblesse se dégageait de lui en dépit de son visage tuméfié, de ses cheveux en bataille, de son treillis déchiré, de la sueur qui dégoulinait de son front et diluait le sang séché de ses blessures. Il leur donnait envie de se battre pour lui, et le désir de ses deux compagnons s’accentuait de rencontrer grand-maman Li, cette grand-mère fabuleuse dont il leur avait parlé avec ferveur lors des mornes soirées dans l’appartement du Marais.

« Quand partons-nous ? demanda un Cambodgien.

— Aujourd’hui. Pendant que nous irons neutraliser l’ordinateur de l’administration de l’île, les hommes embarqueront dans les hélicoptères et les pilotes se tiendront prêts à décoller. »

 

Outre Kamtay, Migual Passarell et un autre Sudam, cinq officiers accompagnèrent Wang dans le raid sur les bâtiments administratifs. Belkacem préféra rester au sol pour superviser les opérations d’embarquement – pour éviter, surtout, un séjour supplémentaire dans le ventre d’un de ces maudits bidons volants.

Vingt minutes plus tard, l’Aigle d’Orient survolait les cons-tractions basses enfouies dans la verdure et entourées d’une muraille métallique d’une hauteur de vingt mètres. Le pilote sudam n’avait pas résisté à la tentation de frôler les deux PC volants bloqués dans une position stationnaire en attendant l’ouverture officielle des Jeux. Leur croisement n’avait pas duré très longtemps, deux ou trois secondes, mais Wang avait cru discerner une expression de stupeur sur le visage de Larrie Big-Bang qu’il avait entrevu par l’ouverture du compartiment. L’étonnement du challengeur montrait que les stratèges ignoraient tout des événements qui se déroulaient dans leurs bases respectives. L’extinction des voyants frontaux des vingt mille immigrés déportés sur l’île des Jeux avait plongé l’Occident dans un épais brouillard. Les OISI n’avaient plus la possibilité de remplir leur rôle de cerbères, et les satellites, aveuglés par le réseau, avaient cessé de diffuser leurs images.

L’hélico piqua résolument sur la cour intérieure des bâtiments administratifs. Les passagers du compartiment distinguèrent des silhouettes qui, alertées par le rugissement de l’appareil, se répandaient dans les allées gravillonnées du jardin. Des femmes et des hommes occidentaux dont les robes ou les redingotes flottaient autour d’eux comme des ailes atrophiées. Ils tenaient leur chapeau d’une main et maintenaient l’autre au-dessus de leurs yeux pour se protéger des rayons aveuglants du soleil. Wang décela une inquiétude inhabituelle sur leurs visages. Ils se demandaient pourquoi les OISI n’avaient pas déjà éliminé les immigrés coupables de cette violation flagrante des lois occidentales.

Malgré leur anxiété grandissante, ils n’eurent pas le réflexe de se réfugier dans les bâtiments lorsque l’appareil se fut posé sur la pelouse du jardin. Figés par la peur, un sentiment qu’ils n’avaient jamais éprouvé de leur existence, ils ne réagirent pas davantage au spectacle de ce groupe de soldats armés jusqu’aux dents qui, après avoir sauté à terre, se dirigeaient vers eux d’une allure menaçante. Ils se rendaient compte que les immigrés étaient encore en vie bien que leurs voyants frontaux eussent cessé de briller.

Une femme, sortant de son saisissement, s’avança vers les intrus pour les apostropher.

« Que faites-vous ici ? »

Une rafale de fusil d’assaut répondit à sa question. Elle n’eut pas le temps de pousser un cri. Frappée à la poitrine et à la gorge, elle bascula vers l’arrière et s’abattit de tout son poids sur les gravillons de l’allée.

Wang fut tenté de réprimander l’officier qui venait de tirer, un Nordique, un Finlandais peut-être, au visage déformé par la rage, mais il y renonça. Les guerres n’étaient pas dissociables de la barbarie, et il perdrait une énergie considérable à essayer de convaincre ses hommes d’éviter toute cruauté inutile. Les cinq Occidentaux statufiés dans le parc contemplaient avec horreur le cadavre ensanglanté de leur consœur.

« Conduisez-nous à l’ordinateur qui commande la barrière électromagnétique de l’île », ordonna Wang.

Il recevait des images du réseau sensolibertaire qui lui indiquaient le trajet jusqu’à la salle de contrôle, mais il voulait offrir à ces hommes et à ces femmes une petite chance d’échapper au massacre.

« Vous avez entendu ? » glapit Migual Passarell.

Il baissa le canon de son M 16 pour lâcher à son tour une rafale. Les balles crépitèrent aux pieds d’un homme qui recula d’un pas. Les douilles éjectées retombèrent sur l’herbe en une succession de cliquetis assourdis. Les odeurs de sang et de poudre se répandaient dans l’air brûlant, masquaient les parfums qui s’exhalaient des massifs fleuris. Alertés par le bruit, des serviteurs immun, des Afghans, s’étaient massés de part et d’autre des portes ou s’étaient collés aux vitres des fenêtres.

Wang comprit qu’ils n’obtiendraient aucun renseignement des administrateurs de l’île, non qu’ils missent de la mauvaise volonté à collaborer, mais ils n’avaient jamais envisagé de se retrouver dans une situation de ce genre et, même s’ils se doutaient qu’ils risquaient le pire, ils ne savaient quel comportement adopter. Jamais en un peu plus d’un siècle un Occidental n’avait été menacé impunément par un immigré.

Wang se dirigea d’un pas résolu vers la porte d’une construction située sur sa gauche.

« Tu n’as pas besoin d’eux ? » demanda Kamtay.

Il agita le bras en signe de dénégation. Il ne se retourna pas lorsque retentirent les crépitements des fusils d’assaut. Guidé par les images du réseau, il traversa une pièce sombre, surpris par la fraîcheur qui régnait à l’intérieur du bâtiment. Une porte blindée à code vocal se dressait devant lui au bout d’un couloir.

« Identification, ordonna une voix de synthèse.

— Wang Zangkun, fils de Ho, petit-fils de grand-maman Li », déclama-t-il avec force.

« Une seule syllabe aurait suffi, modula la ruche. Nous avons saisi un échantillon de ta voix dans la matrice de l’ordinateur interactif »

Il ne l’ignorait pas, mais la déclinaison de son nom l’avait délivré d’une partie de sa colère. Combien d’individus seraient-ils obligés de tuer avant de parvenir à leurs fins ? L’humanité était-elle condamnée pour l’éternité à semer des fleuves de larmes et de sang derrière elle ?

« Seuls survivent ceux qui acquièrent la connaissance de soi. »

Le meurtre n’est pas la connaissance de soi.

« Tu l’as toi-même affirmé à tes soldats tout à l’heure : cela doit être accompli. L’heure est à l’acte, et non au jugement de l’acte. »

Facile pour vous de parler : vous n’avez pas à verser le sang.

« Nous ressentons chacun de tes sentiments. Nous ressentons chacun des sentiments de milliards d’êtres humains. Nous ressentons aussi l’amour de Lhassa. Le Tao dit : Ce qui est précieux a pour origine ce qui a peu de valeur, et ce qui est élevé est fondé sur ce qui est bas. Nous n’avons de valeur que l’un par l’autre. » La porte coulissa dans un murmure. Sa conversation silencieuse avec la ruche l’avait absorbé à un point tel qu’il n’avait pas entendu approcher ses hommes. Des volutes de fumée s’échappaient encore de leurs fusils d’assaut, Kalashnikov ou M 16. Ils s’étaient hâtés d’entrer dans la guerre comme des enfants pressés de participer à un jeu... Humains, trop humains... Wang pénétra dans la salle de contrôle, repéra la petite sphère traversée d’éclats de lumière et suspendue au-dessus d’une fosse. La matrice de l’ordinateur, une reproduction miniature de la sphère centrale de la ruche albigeoise. Elle fonctionnait de manière autonome, comme tous les ordinateurs interactifs, reliée par les satellites à la matrice centrale de l’ONO. Elle n’était pas seulement chargée de dresser la barrière électromagnétique autour de l’île pendant les Jeux Uchroniques, elle élaborait le microclimat décidé par le COJU, pilotait les PC volants et assistait les ingénieurs paysagistes pour la création et l’installation des décors. Toutes les données étaient contenues dans cette boule transparente maintenue en suspension par l’énergie magnétique.

« Por Dios ! s’exclama Migual Passarell. Es una... une machine du diable ! »

Les hommes avaient perdu de leur superbe en entrant dans cette pièce. Autant il leur avait paru facile de mitrailler une poignée d’administratifs sans défense, autant ils se sentaient intimidés devant la technologie occidentale, qu’ils assimilaient à de la sorcellerie. Ils épiaient la sphère avec des lueurs d’effroi dans les yeux, prêts à la cribler de balles au moindre éclat suspect.

« Retrait de la barrière électromagnétique », déclara Wang, répétant mot pour mot la modulation de la ruche.

La sphère tourna sur elle-même et s’emplit de lumière vive. Les index des hommes, en sueur malgré la fraîcheur diffusée par les climatiseurs de la salle de contrôle, se crispèrent sur la détente de leurs armes.

L’image de l’île apparut soudain sur la paroi de verre convexe. Ils distinguèrent avec netteté la ceinture bleutée qui l’entourait et dont la hauteur diminuait progressivement. Wang prit conscience que les technologies du réseau sensolibertaire et de l’ONO étaient issues du même creuset scientifique.

« L’ONO s’est inspirée de nos travaux, modula la ruche. Sans les transfuges du réseau, la civilisation occidentale ignorerait encore les propriétés de certaines microparticules. »

Une fois la ceinture bleutée disparue, la sphère recouvra sa neutralité parsemée d’éclairs fulgurants.

« Cette boule t’a obéi ! murmura Kamtay.

— Elle aurait obéi à n’importe quel homme dont elle aurait gardé la voix en mémoire... »

Ils rebroussèrent chemin, traversèrent le parc sans un regard pour les cadavres des Occidentaux qui continuaient de se vider de leur sang sur les cailloux des allées et remontèrent dans l’Aigle d’Orient.

Un serviteur afghan s’approcha à pas hésitants pendant que le pilote s’affairait devant les instruments de bord. Un homme dont les années avaient creusé les rides et blanchi les cheveux. Son voyant brillait d’un éclat jaune insolite au-dessus de la barre de ses sourcils.

« Ils ne peuvent plus vous tuer à distance ? demanda-t-il en fixant tour à tour les neuf hommes qui avaient pris place dans le compartiment.

— Nous avons coupé le cordon avec l’Occident », répondit Kamtay.

L’Afghan se gratta la tête d’un air pensif.

« Vous serez capables de faire la même chose avec le REM qu’avec la barrière de l’île ?

— Ça sera beaucoup moins facile, dit Wang.

— Qu’est-ce qu’on va devenir, nous autres, avec ces cadavres sur les bras ?

— Rejoignez le camp de base le plus proche. Vous monterez à bord des hélicoptères lors du deuxième passage.

— Nos anges gardiens continuent de veiller sur nous... » soupira l’Afghan en désignant son voyant frontal.

La rotation subite et violente des pales de l’Aigle d’Orient l’entraîna à rentrer la tête dans les épaules et à reculer d’une dizaine de pas.

« Ils se seront éteints d’ici là... »

Wang avait été obligé de hurler pour dominer le rugissement des turbines.

 

L’essaim bourdonnant des huit cents hélicoptères volait en formation serrée au-dessus de l’Atlantique. La tempête soudaine qui s’était abattue sur l’île des Jeux avait retardé le décollage. Il avait fallu attendre que le vent et la pluie s’apaisent pour donner le signal du départ. La matrice interactive de l’île ne semblait plus en mesure de contrôler le climat, et la nature avait repris ses droits. Les éléments s’étaient déchaînés avec une puissance décuplée par la compression que leur avait fait subir la technologie occidentale. Les toits des bâtiments s’étaient envolés, les murs effondrés, les arbres arrachés, l’eau avait ruisselé sur le béton des aires et les hommes avaient dû amarrer les hélicoptères et les conteneurs de kérosène avec des cordes pour les empêcher d’être emportés par les glissements de terrain et les courants. La noirceur du ciel leur avait donné à croire que la nuit était tombée prématurément, d’autant que la température était descendue d’une vingtaine de degrés. Quelques-uns avaient cru que l’Occident se vengeait d’eux par ce biais maintenant qu’il ne pouvait plus les éteindre à distance, mais Wang leur avait expliqué que l’affaissement de la barrière avait perturbé l’équilibre fragile du microclimat et que la tourmente allait bientôt se calmer.

Deux heures plus tard, les vents étaient tombés, les nuages s’étaient dispersés et les rayons du soleil, s’engouffrant par les trouées, étaient tombés en colonnes oniriques sur la jungle ravagée.

Relié par radio à la base américaine, Wang avait ordonné aux escadres des deux camps de décoller et d’opérer la jonction en plein ciel. Les hommes avaient récupéré leur barda et chargé les rations alimentaires préparées par les immuns. L’embarquement avait été bouclé en moins de dix minutes. Les troupes qui restaient sur place en attendant le deuxième passage des hélicoptères avaient commencé à réparer les toits et les cloisons des baraquements pour y passer la nuit.

Kamtay avait tenu à piloter lui-même l’Aigle d’Orient en dépit de ses blessures à la tête et aux côtes. Hissan Barba s’était installé sur le siège de copilote et se tenait prêt à prendre les commandes au moindre signe de défaillance de son équipier. Wang, Belkacem, Migual Passarell, Ibn El Feïr, Anton Sovokar et sept officiers sudams, sino-russes ou islamiques avaient pris place dans le compartiment.

Ils volaient à basse altitude, une vingtaine de mètres au-dessus de l’océan, pour éviter d’être repérés par les radars au sol de l’armée onosienne. Une fraîcheur piquante s’engouffrait par l’ouverture de la carlingue. L’Occident était passé en été le matin du 1er mars, ce jour même donc, mais le soleil n’avait pas encore eu le temps de réchauffer l’énorme masse de l’Atlantique et les vents du large semblaient traverser des couloirs de glace avant de souffler sur les flots ondulants.

L’Aigle d’Orient, en tête de l’escadre, progressait à une vitesse de cent trente nœuds – soit 240,76 kilomètres à l’heure, avait précisé la ruche albigeoise. À cette allure, ils mettraient un peu moins de cinq heures pour atteindre les côtes françaises, en espérant que le réseau ne s’était pas fourvoyé sur le rayon d’action des hélicoptères modifiés par ses soins.

Belkacem s’était recroquevillé sur sa portion de banquette, dans une attitude qui tenait à la fois de la position fœtale et de la recherche du sommeil. Mais il ne dormait pas, incapable de surmonter la phobie que lui procurait ce voyage entre ciel et terre, luttant contre les relents nauséeux qui lui submergeaient la gorge. Ils traversaient parfois des zones de turbulences, des tourbillons d’air qui se formaient aux rencontres des vents du large et des dépressions engendrées par les vagues, et si les secousses qui saisissaient l’appareil déclenchaient une certaine crispation chez les passagers, elles provoquaient de véritables crises de panique chez le Soudanais, qui s’agrippait de toutes ses forces au rebord de la banquette et poussait des gémissements de chiot abandonné.

« Ça remue ! hurla Kamtay dans son casque radio.

— Où en est le kérosène ? demanda Wang.

— Nous avons parcouru trois cents milles et nous avons consommé plus d’un quart du réservoir.

— C’est trop...

— Nous en aurons assez pour atteindre la France.

— Et pour effectuer le trajet retour ? Nous avons besoin de tous les hommes. Ils seront au moins quarante mille à nous attendre à Paris.

— Peut-être qu’ils ne nous attendent pas et qu’avec l’effet de surprise...

— N’y compte pas. Les satellites de l’ONO sont pour l’instant aveugles, mais ça n’empêchera pas les Occidentaux de nous réserver un accueil chaleureux.

— Chaleureux ! Tu sais choisir les mots qui réconfortent, Wang... »

 

Ils arrivèrent en vue de la terre au crépuscule. Le soleil couchant ensanglantait l’Atlantique et les reliefs accidentés des côtes bretonnes. Ils survolèrent une série de petites îles, des éperons qui se dressaient hors de l’eau comme des sabres, puis un village perché au sommet d’une falaise et dont les maisons grises semblaient avoir été taillées directement dans la roche. Alarmés par le grondement terrifiant des huit cents hélicoptères, les habitants se précipitaient dans leurs courettes ceintes de murets.

« Où est-ce qu’on se pose ? demanda Kamtay.

— Sur une zone plate et inhabitée », répondit Wang.

Il cherchait à éviter tout contact entre les autochtones et les soldats. Il voulait épargner à ces derniers la tentation de se venger de leurs malheurs sur des civils, de se repaître trop tôt de sang et de carnage, et – détail pratique incongru dans ce genre de circonstances – de gaspiller leurs munitions.

Quelques minutes plus tard, ils passèrent au-dessus d’une lande parsemée de genêts et de bruyères que Kamtay jugea suffisamment étendue et plate pour accueillir les huit cents hélicos. Il amorça donc une large boucle, suivi de tout l’essaim, et établit une communication radio générale pour demander aux autres pilotes d’atterrir.

« Les buissons et les bruyères peuvent cacher des arêtes rocheuses. Choisissez les zones bien dégagées et gardez un espace minimum de dix mètres avec les appareils voisins. »

Ils ne rencontrèrent pas de problèmes pour se poser, sauf un Cobra qui, déséquilibré par un brusque affaissement du sol, se renversa sur le flanc. Ses passagers, projetés dans le choc par l’ouverture latérale, roulèrent dans les bruyères proches. Deux d’entre eux eurent les vertèbres cervicales brisées, les autres souffrirent de fractures aux bras, aux jambes, ou, pour les plus chanceux, de simples contusions. On découvrit au milieu d’un buisson le cadavre du pilote, un Sudam, qui était passé au travers du pare-brise du cockpit et que les pales avaient décapité avant de se planter dans la terre et de se briser comme du bois mort. Bien que coincé dans les tôles froissées, le copilote, un Brésilien à la peau foncée et aux cheveux roux, se sortit de l’accident sans une égratignure.

Les hommes des deux camps qui se prévalaient d’une compétence dans le domaine médical s’occupèrent des blessés. Comme ils ne disposaient ni d’anesthésiant ni d’analgésique, ils opérèrent à vif et les hurlements de ceux dont ils tentaient de remettre en place les tibias, les péronés, les fémurs ou les radius fracturés retentirent comme des complaintes funèbres sur la lande silencieuse. Ils confectionnèrent ensuite des attelles de fortune avec des branches de genêts reliées par des cordes.

Les dix mille soldats se restaurèrent au pied des hélicoptères. Les immuns avaient préparé des rations correspondant au dîner et au déjeuner du lendemain. Les jours suivants, ils devraient se débrouiller par leurs propres moyens pour se ravitailler dans les magasins occidentaux. La douceur de la température les dispensait de chercher un toit. Il leur suffirait de s’étendre sur l’herbe et de s’emmitoufler dans leur treillis au cas où la fraîcheur se déposerait au cœur de la nuit, ou encore de s’allonger dans les compartiments des appareils.

Les Iroquois avaient consommé près des trois quarts de leur réservoir et les Cobras, plus légers, environ la moitié.

Une autonomie de deux mille kilomètres, hein?...

« Le chaos, Wang. La tempête qui a soufflé sur l’île des Jeux a provoqué des perturbations au-dessus de l’Atlantique et modifié nos calculs aérodynamiques. Vous avez lutté contre un vent contraire pendant plus de cinq cents kilomètres. »

Ils ne peuvent plus retourner sur l’île pour ramener le reste de l’armée...

« Ils ont assez de carburant pour vous transporter jusqu’à Paris. »

Dix mille contre quarante mille. Le combat n’est pas équitable.

« Le combat n’était pas très équitable entre les Romains de Hal Garbett et les Gaulois de Frédric Alexandre, et pourtant tu l’as gagné... »

Il a commis une erreur grossière en laissant son camp sans surveillance.

« Les êtres humains ont des faiblesses qui les entraînent à répéter leurs erreurs. Comme des logiciels programmés qu’une anomalie pousse à choisir les mauvais embranchements. Ils savent que le pouvoir et les possessions n’apportent que des satisfactions illusoires mais, depuis la nuit des temps, ils préfèrent l’avoir à l’être, le leurre à la réalité. »

Est-ce que vous tentez de me dire que... ?

Une intervention de Kamtay interrompit sa conversation silencieuse avec le réseau.

« Qu’est-ce que tu décides, Wang ?

— À quel sujet ? »

Les membres du petit groupe qui l’entourait lui jetèrent un regard perplexe. Ils s’étaient assis autour d’une arête rocheuse sur laquelle ils avaient posé les gamelles vidées de leur contenu. La nourriture, des boulettes de viande mélangées avec du riz et des légumes froids, leur pesait sur l’estomac. L’eau saumâtre de leurs gourdes métalliques n’avait pas réussi à étancher leur soif.

« Au sujet des hélicos, répondit le Laotien d’un ton agacé. Nous retournons sur l’île ?

— Vous risqueriez de manquer de carburant. Nous foncerons sur Paris dès le lever du soleil. »

Il se vit tout à coup encerclé de masques inquiets, tendus. Le croissant de la lune ourlait d’une clarté céruse les pales, les échines et les flancs rebondis des hélicoptères.

« Tu disais hier que nous aurions quarante mille adversaires à combattre... lança Belkacem, rompant un silence qui commençait à devenir oppressant.

— Demain matin, chacun de nous vaudra quatre hommes, répondit Wang avec un sourire.

— Les Jeux avaient au moins ça de bon que nous partions à égalité ! grogna Kamtay.

— Nous ne nous battions que pour sauver notre peau.

— La survie... C’est ce que t’a enseigné ta grand-mère, non ? »

Wang marqua un temps de pause pour donner le plus de poids possible à ses paroles. Il ne se ressentait pratiquement plus des coups que lui avaient infligés les Sudams dans le camp de base américain. Seules subsistaient une légère douleur aux côtes et une gêne à la mâchoire lorsqu’il mastiquait.

« Nous porterons les espoirs des milliards d’êtres humains qui croupissent dans la misère et le désespoir, dit-il d’une voix forte.

— Ce ne sont pas les Occidentaux qui les affament mais leurs propres compatriotes, intervint Belkacem. Les fanatiques dans mon pays, les néo-triades dans la République sino-russe...

— Les milices du Paradis originel en AmSud... renchérit Migual Passarell.

— L’Occident a fait en sorte de créer les conditions qui poussent des milliers d’Islamiques, de Sino-Russes et de Sudams à émigrer chaque année afin de réapprovisionner ses banques d’organes, d’enrôler les soldats de ses Jeux, de recruter ses serviteurs. Le REM est le symbole de l’ordre imposé à l’humanité par l’ONO. Si nous parvenons à l’abattre, le deuxième monde prendra conscience que rien n’est écrit, que rien n’est figé.

— Les révolutions s’avèrent souvent pires que les régimes qu’elles ont renversés, déclara Belkacem d’un ton sentencieux. La révolution française de 1789, la révolution bolchevique du début du XXe siècle, la révolution de Jiang Guang-Mai, pour ne citer que celles-là, ont fait des millions et des millions de morts.

— En un siècle et demi, l’Occident a eu le temps de congeler des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants pour prolonger la vie de ses vieillards. Si nous ne changeons pas le cours des choses, il en congèlera des millions et des millions d’autres, il enverra des millions d’hommes se battre sur l’île des Jeux pour le seul plaisir des sensoreurs et des esthètes de la stratégie, il ensemencera des millions de femmes dans les embryonneries pour fabriquer des élixirs de jouvence avec les bébés arrachés de leur ventre, il condamnera des millions d’hommes à brûler ses déchets, à entretenir ses centrales nucléaires, à cultiver ses terres... Est-ce que cela te paraît juste ? »

Le Soudanais secoua la tête.

« Bien sûr que non...

— L’Occident nous a imposé son rêve, son modèle, depuis trop longtemps, reprit Wang. Depuis qu’il a débordé de ses frontières et que, fort de sa puissance militaire, il a conquis ses colonies. Il a détruit nos traditions, notre médecine, notre architecture, notre équilibre écologique, il nous a infligé son dieu, ses médicaments, sa nourriture, son mode de pensée, sa pollution. Il a voulu créer le monde à son image, comme son dieu a créé l’homme à son image. Nous sommes devenus ses clones, y compris dans nos modes de gouvernement.

— Ni les néo-triades ni les imams de La Mecque n’ont quelque chose à voir avec la démocratie, argumenta Belkacem.

— Les démocraties occidentales se sont établies sur l’exploitation du deuxième monde, sur le pillage de ses ressources, sur l’assistance militaire aux tyrans qu’elles maintenaient au pouvoir. Riches et libérales à l’intérieur, féroces à l’extérieur. Elles ont donné au monde une image tronquée d’elles-mêmes. Elles ont pressé le deuxième monde comme un citron puis, quand elles en ont eu extrait tout le jus, elles se sont retirées derrière leur muraille. Nous nous battons pour montrer aux peuples de la GNI, de la RPSR et du continent sudam que le modèle occidental n’est qu’un leurre, qu’ils doivent retrouver leurs traditions, leur culture, leur langue, élaborer leur propre système de gouvernement, trouver leur propre équilibre... Voilà pourquoi chacun d’entre nous vaudra quatre hommes demain. »

Il se tut et observa les effets de sa tirade sur ses interlocuteurs. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, ils le fixaient avec une expression admirative qui l’inquiéta : c’était en eux-mêmes qu’ils devaient puiser leur propre motivation, leur propre force. Il n’était pas un modèle lui non plus.

Frédric Alexandre et Larrie Big-Bang errèrent toute la nuit dans la jungle dévastée par la tempête. Quelques heures plus tôt, les PC avaient subitement perdu de l’altitude et avaient amorcé une descente qui s’était achevée par un atterrissage brutal dans un marécage. Légèrement commotionnés, les deux finalistes des cent huitièmes JU avaient essayé dans un premier temps d’établir une communication sensor avec les permanents administratifs de l’île, mais ils s’étaient rendu compte que les liaisons satellite étaient interrompues. Ils s’étaient extirpés des appareils à demi immergés, avaient arraché les capteurs et, entièrement nus, avaient tenté de regagner les bâtiments du COJU à travers la jungle.

La tempête les avait surpris alors qu’ils débouchaient sur la piste de l’aéroport. Pas un supersonique ne stationnait le long du ruban gris de béton, pas même l’un des cargos qui avaient transporté les troupes et le matériel sur l’île. Les membres du Comité et des bureaux nationaux étaient repartis pour New York dès la fin de la cérémonie, pressés de quitter l’atmosphère torride qu’ils avaient eux-mêmes instaurée.

Le Français et l’Américain s’étaient réfugiés dans un vieux bus solaire dont ils avaient fracassé le pare-brise. Ils avaient assisté en observateurs privilégiés au spectacle apocalyptique qui s’était joué devant eux. Le vent s’était acharné sur le bus mais n’avait pas réussi à le renverser. Des branches s’étaient précipitées sur les vitres, qu’elles avaient réduites en miettes, la pluie s’était engouffrée par les ouvertures, des cailloux avaient cinglé la carrosserie, des sièges s’étaient arrachés de leur support dans un grincement terrifiant, mais ils étaient sortis sans dommage de leur abri lorsque les vents avaient cessé de souffler et que les nuages avaient déserté le ciel.

Une demi-heure plus tard, ils avaient vu passer au-dessus de leurs têtes un gigantesque essaim d’hélicoptères.

« Les Jeux ont commencé sans nous ? s’était inquiété Larrie Big-Bang.

— Je crois que rien ne sera plus comme avant, avait répondu Frédric. Le chaos nous a débordés... »

Frigorifiés, affamés, couverts de boue, ils arrivèrent en vue d’un baraquement au petit jour. D’innombrables égratignures leur zébraient le torse, le dos et les jambes. L’obscurité et les arbres abattus avaient rendu leur progression difficile. Harcelés sans répit par les moustiques, ils s’étaient fourvoyés à plusieurs reprises dans des marécages dont ils n’étaient sortis qu’au prix de contorsions épuisantes.

Ils contournèrent le bâtiment et débouchèrent sur l’aire de stationnement. Frédric héla un groupe d’hommes en treillis qui discutaient sur les marches de la porte d’entrée. Il les identifia comme des soldats de son armée. Il en fut soulagé malgré le sombre pressentiment qui le tracassait depuis l’aube et dont il ne parvenait pas à se débarrasser.

Les Viets se retournèrent et examinèrent, sans essayer de masquer leur stupeur, les deux individus nus, ensanglantés, boueux, qui s’avançaient vers eux. Puis ils poussèrent des glapissements pour réveiller les hommes qui dormaient encore dans le baraquement et se saisirent de leur Kalashnikov.

 « Regarde... murmura Larrie Big-Bang. Leur front... » C’est alors seulement que Frédric se rendit compte que les voyants des immigrés avaient cessé de briller.