CHAPITRE VI
 ROMERITO

Celui qui reste attentif aux changements incessants et subtils de l’univers, celui-là peut entrer dans la bataille sans cuirasse et sans armes, car rien en lui n’est vulnérable à la lame ou à la balle. Être attentif à toute manifestation de la vie, c’est ne plus appartenir à la terre de la mort. Ne crois jamais ta dernière heure venue : dans les situations les plus désespérées, une porte s’ouvre sur l’espoir, sur l’infini.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

L

es chuchotements provenaient d’un chariot qui n’était pas recouvert par une bâche comme les autres, mais dont les ridelles étaient reliées par d’épais panneaux de bois. Wang s’en approcha avec lenteur, se posta contre la roue, écouta attentivement les voix qui, au nombre de trois, s’échouaient comme des clapotis dans le silence nocturne. Il reconnut celles de l’officier et du Hongrois mais ne comprit pas leur conversation car ils s’exprimaient dans le mélange d’anglais et d’espagnol en vigueur dans l’armée de Frankij Moelder. De temps à autre cependant, Jòzsef Szàbo et son interlocuteur lâchaient quelques mots en frenchy, des apartés où transpiraient la peur de l’un, la cruauté de l’autre, et dont l’opacité de la nuit accentuait le caractère dramatique.

« ... J’étais fatigué, énervé...

— Je savais bien que tu n’étais qu’un dégonflé, Magyar...

— Ne me tuez pas, par pitié...

— À la condition que tu bouffes mes déchets nucléaires...

— Vous ne pouvez pas me demander une chose pareille...

— Notre ami trouve l’idée excellente... »

La troisième voix avait la vivacité et le tranchant d’une lame. Wang chercha des yeux une portière, ne distingua pas de linéament lumineux révélateur d’une quelconque ouverture, inspecta le chariot en commençant par l’arrière, découvrit de l’autre côté une trappe ronde d’un mètre de diamètre d’où fusaient des rais étincelants qui éclairaient les herbes proches. Elle était équipée d’une poignée et conçue de façon à pivoter vers l’extérieur. Il l’examina, ne remarqua pas les ombres caractéristiques d’un verrou ou d’un pêne glissé dans sa gâche, en conclut qu’elle n’était pas fermée mais simplement tirée, une impression confirmée par les légers battements du panneau que soulevaient par intermittence les rafales de vent. Il discernait les voix avec davantage de netteté mais n’entrevoyait aucune silhouette, aucun mouvement par les interstices du bois, seulement les éclats dansants de lampes à huile ou de bougies.

« ... Il dit qu’il n’y a pas de place pour les pleureurs dans l’armée de Frankij Moelder, qu’on ne doit pas gaspiller de nourriture pour un couard, que tu devras te contenter de manger la merde des autres... »

Quelques phrases furent échangées entre l’officier et le troisième homme, un Sudam vraisemblablement, qui parsemait son espagnol de locutions anglaises.

« Il dit que tu n’as pas le choix, Magyar. Ou tu t’exécutes ou il te dépèce lui-même avec son couteau. Je te préviens : il peut faire durer le plaisir plusieurs jours... »

Wang fit le rapprochement entre cette déclaration et les propositions de sensoramas thématiques qui lui avaient demandé d’inclure des séances de torture pendant les Jeux, propositions auxquelles, en accord avec Frédric, il n’avait pas donné suite. Il était fort probable que ce chariot abritait un homme qui n’avait pas eu les mêmes scrupules, que des Occidentaux en mal de sensations fortes et reliés à un réseau privé attendaient avec impatience le calvaire du Hongrois placé devant un marché inacceptable. L’officier faisait vraisemblablement partie des complices chargés chaque soir de choisir et de rabattre les victimes potentielles. L’espace de quelques secondes, Wang fut tenté d’abandonner Jòzsef Szàbo à son sort, estimant que ses propres intérêts ne s’accordaient pas avec une intervention dans une histoire qui ne le concernait pas, puis une impulsion balaya ses hésitations, lui commanda de se saisir de la poignée de la trappe et de s’introduire dans le chariot. Comme il s’y était attendu, l’ouverture s’entrebâilla sans résistance en grinçant doucement sur ses gonds. La lumière s’engouffra à flots par l’ouverture, dessina un quartier doré et grandissant sur l’herbe couchée. Les trois hommes ne s’arrêtèrent pas de parler et leurs voix subitement amplifiées retentirent comme des roulements de tonnerre dans la nuit paisible.

« ... Ne bouge pas, Magyar, ou je te fracasse la tête...

— Vous n’avez pas le droit de...

— Il n’y a pas de droit sur l’île des Jeux... »

Wang glissa l’index sur la détente de son pistolet et risqua un œil à l’intérieur du chariot. Trois lampes à huile suspendues éclairaient une couchette fixée sur la cloison opposée et recouverte de draps froissés, un bureau placé sur la droite, encombré d’un véritable foutoir, boîtes autochauffantes, gobelets empilés, flasques vides, poignard à demi sorti de sa gaine de cuir, revolver Enfield Mark, douilles éparses, appareil semi-circulaire et noir qui ressemblait aux écrans occidentaux et d’où jaillissaient des éclats scintillants... Il aperçut également les semelles de bottes posées sur le coin supérieur du meuble et, dans le prolongement, le corps d’un homme renversé en arrière dont il ne voyait que le menton et les narines. Sur la gauche, dans la pénombre, l’officier tenait en joue le Hongrois agenouillé et secoué de spasmes nerveux.

« Déshabille-toi ! »

Wang continua de relever lentement la trappe et posa le genou sur le plancher du chariot. Les gémissements de Jòzsef Szàbo et le claquement des bottes de l’officier sur les lattes de bois couvraient les grincements des gonds. L’instabilité de son équilibre le contraignit à redoubler d’attention, à contrôler chacun de ses gestes. Il suffisait d’une fraction de seconde à l’officier pour tourner son revolver et le descendre avant qu’il n’ait eu le temps de réagir. Comme il n’avait pas les appuis nécessaires pour assurer son tir, qu’il ne pouvait pas pour l’instant atteindre son deuxième adversaire protégé par le bois du bureau, il résista à la tentation d’ouvrir le feu.

« Plus vite ! » rugit l’officier en tirant brutalement sur la veste du Hongrois.

Un glapissement retentit, venant de la droite, suivi d’un épouvantable fracas. Wang tourna la tête, vit le bureau se renverser, les bottes disparaître, les divers objets dégringoler en pluie, les boîtes, les gobelets, les flasques, les douilles, l’écran semi-circulaire...

Il exploita instantanément le temps de suspension généré par le tumulte, lâcha la poignée de la trappe, poussa de toutes ses forces sur sa jambe restée à l’extérieur, bondit sur le plancher, visa le thorax de l’officier, pressa la détente. Il entrevit l’expression de terreur qui figea les traits de ce dernier, le choc du projectile qui l’envoya heurter la cloison, la fleur sanguine qui s’épanouit sur le tissu de sa veste, ses bras qui s’affaissaient de chaque côté de son corps, l’éclat de lumière accroché par son revolver.

Wang se retourna vers la droite, pointa le Mauser sur le bureau renversé, fouilla fébrilement le bric-à-brac du regard, ne repéra ni l’Enfield Mark ni le poignard. Le troisième homme avait eu le réflexe de s’emparer de ses armes avant de se réfugier derrière son abri improvisé, une réaction qui traduisait un sang-froid hors du commun. Une carte aux contours lumineux apparaissait sur le verre convexe de l’écran semi-circulaire, criblée de points scintillants jaunes et bleus. Une réplique exacte des cartes des PC volants. Le défi néerlandais avait amélioré le concept de communication entre le stratège et son armée. Tricherie caractérisée ? Pas évident dans la mesure où les bureaux nationaux, conseillés par des experts en procédure juridique, étaient passés maîtres dans l’art d’interpréter et de détourner les règles.

Wang perçut le cliquetis et le roulement caractéristiques d’un barillet. Il chercha désespérément un abri du regard, avisa le corps allongé de l’officier, le rejoignit en deux bonds, se laissa tomber de tout son long derrière ce piètre rempart de chair. Son genou heurta quelque chose de dur. Le sabre posé en travers, coincé par un bras du cadavre. Une détonation éclata, une balle traversa en miaulant le compartiment du chariot, se ficha dans une ridelle. Si son barillet avait été entièrement chargé, l’autre disposait encore de cinq balles, contre quatre à Wang. Le bureau couché offrait de surcroît une protection nettement plus fiable que le cadavre. La séquence n’avait duré qu’une poignée de secondes, comme en attestaient les oscillations de la trappe, mais elle avait suffi à changer les données du problème, à briser l’effet de surprise, à inverser le rapport de forces.

L’officier se vidait de son sang dans un borborygme qui résonnait aux oreilles de Wang avec la force d’un torrent. Il releva légèrement la tête, jeta un coup d’œil à Jòzsef Szàbo qui n’avait pas bougé, agenouillé contre la paroi, pétrifié par la peur. Du coin de l’œil, il entrevit un mouvement sur le côté du bureau.

Un éclair, une déflagration. La balle ripa sur l’os temporal de l’officier, acheva sa course dans le bois de la cloison. Le tir, précis, maintenait le Chinois rivé au plancher, l’empêchait de riposter. L’odeur de poudre supplanta celle du sang. Le Sudam cracha quelques mots d’espagnol, puis la situation se figea pendant une dizaine de secondes et un silence tendu retomba progressivement sur les lieux, à peine troublé par le sinistre gargouillis s’élevant du cadavre et les halètements de chiot apeuré du Hongrois.

Wang se demanda si la fusillade avait alerté les immuns ou les soldats les plus proches. Les cloisons de bois du chariot, qui formaient une isolation acoustique efficace, rendaient l’hypothèse improbable. Son attention fut tout à coup attirée par des mouvements sur sa gauche. Il voulut se redresser mais un coup de feu retentit, un troisième projectile siffla à quelques centimètres de sa tête, l’obligea à rester allongé derrière son bouclier humain. Le fourreau du sabre lui meurtrissait le tibia. Des bruits de pas firent vibrer les lattes du plancher. Il pensa que Jòzsef Szàbo, enfin sorti de sa torpeur, se dirigeait vers la trappe du chariot. Ce départ signifiait peut-être que le vent était en train de tourner. Il ne risquait plus de blesser ou de tuer involontairement le Hongrois, il possédait une balle de plus que son adversaire, il pouvait maintenant reprendre l’initiative.

Une main armée d’un revolver surgit au-dessus de son visage. Il n’eut ni le réflexe ni la volonté de réagir lorsque le canon se posa sur sa tempe et que le chien se releva. Il crut d’abord que le Sudam avait parcouru à une vitesse stupéfiante les cinq ou six mètres qui les séparaient (une perspective d’autant plus surprenante que les bruits de pas avaient semblé provenir d’une autre direction que celle du bureau), puis il aperçut, dans le prolongement du bras qui le tenait en joue, les traits crispés de Jòzsef Szàbo, ses sourcils teintés de rouge par le voyant frontal, ses yeux exorbités.

« Lâche ton arme, putain de Jaune, ou je te brûle la cervelle ! »

Deux boutons manquaient à sa veste qui pendait sur le côté et dévoilait un maillot de corps déchiré, constellé de taches. Wang guetta un signe de connivence sur le visage du Hongrois mais ne discerna rien d’autre qu’une détermination farouche et une tension qui pouvait à tout moment l’entraîner à commettre le pire. Figé par la stupeur, il lâcha le Mauser et fixa jusqu’au vertige le canon du revolver, l’anneau gris du pontet, l’index crispé sur la détente, le barillet, le chien levé... Il avait oublié ce principe fondamental de la survie qui recommandait à un homme de se méfier autant, et même davantage, de ses alliés que de ses ennemis.

« Ces salauds voulaient te torturer... » murmura-t-il, la gorge sèche.

La pression du canon sur sa tempe se fit plus forte, plus douloureuse.

« Ta gueule ! » rugit Jòzsef Szàbo, qui se pencha vers l’avant et ramassa le Mauser.

Wang entendit le grincement horripilant produit par le déplacement du bureau, les claquements des bottes du Sudam qui se relevait et marchait dans leur direction. Il eut l’impression de s’incruster dans le bois rugueux du plancher. Sa respiration se précipita, ses muscles se contractèrent, ses pensées déferlèrent en vagues tumultueuses. La lumière dorée diffusée par les lampes suspendues accentuait son impression d’évoluer dans un rêve.

« Tu t’es bien foutu de ma gueule, Chinetoque ! grogna Jòzsef Szàbo en guise de justification. Je n’avais pas fait le rapprochement avec les photos du camp d’Edisto Beach...

— Le bandage autour de sa cabeza... de sa tête... » précisa le Sudam avec un accent rocailleux qui rappelait celui des Sino-Russes des provinces du Sud.

Il vint s’accroupir à côté du Hongrois. L’éclairage soulignait les cratères qui lui criblaient le nez et les joues. Wang se remémora les paroles de Dmitri Liegazi – « un Colombien du nom de Romerito au visage grêlé et aux épaules deux fois plus larges que les tiennes... » – et comprit qu’il se trouvait devant le capitaine de champ de Frankij Moelder. Un homme sans âge, aux traits rudes, aux cheveux noirs et lisses. Un éclat sardonique brillait dans ses yeux noirs, à demi occultés par des paupières lourdes. Son voyant frontal teintait d’orange ses arcades saillantes. Ses lèvres brunes s’étiraient en un sourire narquois et dévoilaient de longues dents de carnassier.

« Il est muy facile de... de prouver qu’il est el capitàn de champ des Bœrs... »

Il parlait un frenchy très correct bien que farci d’hispanismes. Ses épaules et ses bras, d’une largeur et d’une épaisseur insolites, étaient totalement disproportionnés avec la finesse de sa taille et de son cou. À chacun de ses mouvements, son maillot de corps semblait sur le point de craquer aux entournures. La pointe effilée d’un poignard se rapprocha de la tête de Wang. Son réflexe de recul fut immédiatement sanctionné par un choc brutal sur sa pommette. Il se contint pour ne pas sauter à la gorge du Hongrois, passé avec une aisance confondante du rôle de victime bêlante à celui de bourreau. Il lui fallait à tout prix se garder en vie, guetter le moment opportun, chasser la colère et les pensées parasites, refaire le vide, se fondre à nouveau dans l’ordre secret et changeant de l’univers.

Il s’astreignit à rester parfaitement immobile lorsque l’extrémité du poignard se glissa avec douceur sous le pansement. Le Sudamindien releva la lame d’un coup sec et lui dénuda la tête. Projeté dans le mouvement, le bout de tissu traversa tout le compartiment intérieur du chariot, heurta l’angle formé par la cloison et le plafond, retomba sur la tranche du bureau renversé où il resta accroché.

L’éclat rougeoyant du témoin lumineux serti dans son front déconcerta Wang. Cela faisait deux jours seulement qu’il avait dissimulé son troisième œil sous la double épaisseur de tissu, et il avait déjà oublié sa présence. La vitesse à laquelle il s’était habitué à son statut de clandestin montrait qu’il n’était pas cet être accompli qui, selon grand-maman Li, « ne s’installe ni dans les habitudes ni dans les certitudes, se nourrit de chaque seconde qui passe et résonne comme une note juste dans la symphonie de l’univers »...

« Regarde sobre esta... sur cette carte... »

Le Sudam avait ramassé l’écran semi-circulaire et l’avait tourné vers le Hongrois. On distinguait des grappes de points jaunes réparties tout autour d’un vague carré dessiné par des points bleus, tellement resserrés qu’ils paraissaient former une surface unie. Au centre de ce quadrilatère scintillant étincelait un point blanc insolite qui attirait le regard comme un aimant.

« Este... ce point blanco, c’est lui, el capitàn de champ de Frédric Alexandre... Tu as retrouvé el señor Wang, Magyar ! Il s’était ext... éteint après l’attaque des caballeros mais on n’avait pas retrouvé son cuerpo. Il avait déjà disparu pendant quelques heures lors des Juegos précédents. Ahora, je crois que nous tenons l’explication : des bouts de tissu au-dessus du voyant...

— Comment avez-vous fait pour le suivre sur cet écran ? » demanda Jòzsef Szàbo.

Le Sudamindien éclata de rire.

« Les Français sont... estupidos ! Ils ont injecté une... como se llama ?... une micropuce sous sa peau pour suivre tous ses déplacements sur el campo sin saber... sans savoir que cette idée avait été suggérée par les amigos français du défi néerlandais. Frédric Alexandre croyait prendre l’avantage avec cette astuce mais il renseigne también el señor Frankij Moelder... »

Ses paroles élucidaient le mystère de l’offensive des cavaliers anglais contre le kommando de Wang. Il avait suffi à l’armée de Frankij Moelder de marcher dans le veld sur les traces du capitaine de champ de Frédric Alexandre et de lancer l’attaque au moment opportun.

« Ils sont peut-être stupides mais ils nous entendent en ce moment... objecta le Hongrois. La retransmission sensor... »

Le Sudamindien reposa l’écran sur le plancher, se redressa en souriant, fit tourner son revolver autour de son index.

« Ils entendent solo ce que nous voulons qu’ils entendent. Le défi néerlandais et la Holysens trient en permanence les sensations, les images et les sons. Tu peux te relever, Magyar, ce petit scorpion à peau jaune ne peut plus nous escap... échapper... »

Jòzsef Szàbo s’exécuta, l’air visiblement soulagé. Il avait tenu pendant quelques minutes la vie de Wang au bout de son arme, et par extension le résultat des Jeux, une responsabilité un peu trop lourde pour ses maigres épaules. Il enveloppa d’un regard à la fois méprisant et contrit le Chinois allongé derrière le cadavre de l’officier.

« Tu as réagi en bon soldat, Magyar, tu mérites una... récompense. »

Les lèvres déformées par un rictus, le Sudam tourna son revolver vers le Hongrois et tira, l’atteignant en plein cœur. Une ombre de détresse glissa sur le visage de Jòzsef Szàbo, qui resta debout pendant trois ou quatre secondes avant de tomber, comme stupéfié d’avoir choisi le parti de celui qui allait devenir son bourreau. Son voyant frontal s’éteignit avant qu’il ne s’effondre sur le plancher. Le Mauser et le revolver de l’officier lui échappèrent des mains, glissèrent sur les lattes, percutèrent la base d’une cloison.

« On ne peut pas dar... donner sa confiance à ce genre de borrachón ! s’exclama le Sudamindien en fixant le cadavre. Il dirait à la gente que c’est grâce à lui que fue matado... tué el señor Wang. Yo, Romerito, no quiero partager le mérite avec personne ! »

Il se retourna et s’approcha de Wang.

« J’ai encore deux balles, maldito ! Une est pour ton ventre, je garde l’autre pour t’achever. Tu souffriras de longues heures avant de mourir et les Français (il cracha après avoir prononcé ce mot), estos estupidos, souffriront avec toi dans leurs sensors. Tu auras le temps de... »

Il s’interrompit tout à coup, frappé par un détail qu’il n’avait pas remarqué jusqu’alors. La main de l’officier ukrainien, ce Sino-Russe qu’il avait rencontré au camp d’Edisto Beach, en Caroline du Sud, et dont le passé d’exécuteur pour le compte des néo-triades russes lui avait valu le titre officieux de capitaine en second, s’était enroulée autour de la poignée de son sabre, comme s’il avait été animé par un ultime réflexe de guerrier avant de mourir. Les lueurs vacillantes des lampes à huile dansaient sur la lame à demi tirée hors du fourreau.

Romerito jugea le réflexe de l’Ukrainien à la fois émouvant et cocasse jusqu’à ce qu’il remarque l’angle bizarre formé par sa main et son bras. Il comprit ce qui se passait au moment où le cadavre s’anima subitement, où le bras s’écarta du tronc d’une manière mécanique, où le sabre sortit tout entier de son fourreau.

« Maldito ! » glapit le Sudamindien.

Il pointa rageusement le revolver sur Wang, pressa la détente, mais, en même temps que résonnait le coup de feu, le cadavre se souleva et le projectile pénétra dans sa hanche, percuta l’os iliaque, se logea dans le sacrum.

Wang projeta le corps de l’officier le plus fort possible en direction de Romerito, veillant à ne pas relâcher la poignée du sabre. L’inattention du Sudamindien n’avait pas duré longtemps, les trois ou quatre secondes nécessaires à l’exécution et à l’oraison funèbre de Jòzsef Szàbo, mais le Chinois s’était immédiatement engouffré dans cette faille. Il avait glissé la main sous l’aisselle du cadavre, avait saisi la poignée du sabre et commencé à le tirer hors du fourreau. Anticipant la réaction de son adversaire, il avait placé son deuxième bras sous le corps inerte de manière à pouvoir, par un mouvement de levier, l’interposer entre le revolver et lui.

Il exploita son élan pour rouler sur lui-même, essayant de ne pas perdre Romerito de vue. Heurté de plein fouet par le cadavre, le Sudamindien battait des bras pour éviter la chute. Wang avait désormais un temps d’avance sur son adversaire, le temps à la fois infime et infini d’une décision. Il se rétablit sur ses jambes et, le sabre levé, ignorant la douleur qui montait de son épaule, se rua sur le capitaine de champ de Frankij Moelder. Le revolver de Romerito se tourna dans sa direction. Les yeux rivés sur la bouche noire, il ne chercha pas à esquiver le coup, à reprendre ses distances, il sauta vers l’avant et abattit de toutes ses forces son sabre sur la silhouette vacillante. Au bout de sa course sifflante, la lame fendit l’oreille du capitaine de champ de Frankij Moelder, s’enfonça en vibrant dans son muscle trapèze, se ficha profondément dans sa clavicule. L’index du Sudamindien pressa machinalement la détente mais, affolé par la douleur, il ne s’aperçut pas que Wang avait lâché le sabre et s’était jeté sur le plancher, si bien que sa dernière balle passa largement au-dessus du Sino-Russe et alla se perdre dans le bois du chariot. Un réflexe l’entraîna à juguler de ses deux mains le flot qui s’écoulait de son oreille tranchée et lui donnait l’impression de se vider de son sang. Lorsqu’il songea à se préoccuper de son adversaire, c’était déjà trop tard : Wang s’était relevé, avait de nouveau saisi le sabre et, arc-bouté sur ses jambes, l’avait arraché de l’entaille.

Romerito tendit le revolver d’un bras tremblant, appuya sur la détente, n’obtint rien d’autre que le cliquetis dérisoire du chien tappant la culasse. C’est alors seulement qu’il parut prendre conscience de la gravité de sa situation. Il leva sur le Chinois des yeux implorants, entrouvrit les lèvres, mais rien d’autre ne sortit de sa gorge qu’un gémissement étouffé, comme un murmure de regret.

Wang marqua un petit temps d’hésitation, comme à chaque fois qu’il était placé dans l’obligation de tuer un homme de sang-froid. Le Sudamindien avait certes exprimé l’intention de le faire souffrir de longues heures avant de l’achever, mais il n’était en cet instant qu’un être blessé, désarmé, aussi nu et faible que lorsqu’il avait été chassé du ventre de sa mère. Sa force physique, qu’on devinait exceptionnelle, ne lui était plus d’aucune utilité au seuil de la mort.

« Hijo de puta ! » cracha-t-il dans un ultime effort de volonté, comme pour inviter son bourreau à accomplir son œuvre.

Il n’esquissa aucun geste de recul lorsque la lame vola vers sa tête et lui fendit le crâne jusqu’aux sourcils. Une plaque souple jaillit hors de l’entaille béante comme un diable de sa boîte, probablement la micropuce qui reliait les immigrés à leurs invisibles gardiens. Éjecté, son voyant frontal traça une courbe orangée avant de s’éteindre et de rouler sur le plancher dans une succession de notes cristallines.

 

Wang souleva la trappe. Un courant d’air s’immisça dans le chariot, qui balaya l’odeur suffocante du sang. Il ne discerna aucun bruit alarmant dans le silence de la nuit, les sifflements du vent, les rires et les cris des hommes, les hennissements lointains des chevaux... Il avait récupéré le Mauser et un revolver Enfield Mark, dont il avait rechargé le barillet avec des balles gisant sur le plancher. Sa blessure saignait de nouveau et la douleur le harcelait, amplifiée par les battements désordonnés de son cœur.

Les crachotements de son émetteur radio traversaient les épaisses parois de cuir de son ceinturon. Frédric cherchait à entrer en contact avec lui, inquiet de le savoir découvert au milieu du bivouac ennemi. Un autre grésillement provenait du bureau renversé. Le point lumineux de Romerito s’était estompé sur la carte du PC de Frankij Moelder (à la condition que ce dernier ait eu recours à la même assistance illégale que le défendeur français mais, étant donné les manipulations autrement graves auxquelles s’était livré le défi néerlandais avant les Jeux, le doute n’était pas permis) et le challengeur tentait lui aussi de rétablir la communication avec son capitaine de champ disparu.

À moins qu’il eût prévu des interlocuteurs de substitution – une violation qui aurait motivé une réclamation du bureau français et entraîné une disqualification certaine –, Frankij Moelder n’avait plus les moyens de communiquer avec son armée.

Wang se releva et versa le réservoir d’une lampe à huile sur le plancher, sur les cloisons, sur les trois corps, se munit de l’écran semi-circulaire, prit les deux autres lampes et sortit du chariot.

Saisi par un vent sec et froid, il entendit des ronronnements familiers. Il leva la tête et aperçut, deux cents mètres au-dessus de lui, les bulles légèrement éclairées des PC volants. La nuit empêchait les stratèges de discerner quoi que ce fût, mais un réflexe les poussait à survoler les lieux où se déroulaient les batailles décisives, comme si leur seule présence pouvait changer le cours de combats auxquels ils ne participaient pas. La lune avait pris de la hauteur et s’était estompée derrière son halo diffus.

Wang répandit l’huile d’une deuxième lampe sur les moyeux et sur les bâches d’une dizaine de chariots, puis il lança la troisième sur une roue abondamment aspergée. Le verre se fracassa sur le bois et les flammes grimpèrent immédiatement à l’assaut des ridelles. Il attendit que le feu se propage à l’ensemble des voitures pour se diriger en courant vers l’enclos des chevaux.

Il croisa dans son trajet des immuns qui ne lui accordèrent qu’un regard distrait. Lorsqu’il atteignit la barrière, l’incendie criblait de traits fulgurants le fond de ténèbres et des cris perçants retentissaient un peu partout dans le bivouac. Apeurés par les éclats de voix et de lumière, les chevaux commençaient à s’affoler. Il trouva un mors et une bride parmi les innombrables harnais qui jonchaient l’herbe, se glissa entre les deux barres de la clôture, posa l’écran semi-circulaire sur l’herbe, s’avança vers le cheval le plus proche, le calma d’une caresse sur le chanfrein, lui enfonça le mors dans la bouche, lui passa la bride par-dessus les oreilles, ramassa l’écran et grimpa sur l’échine de sa monture. Il prit le temps de bien caler l’appareil entre ses cuisses avant de donner un coup de talon sur le flanc du cheval, qui partit au trot et sauta la barrière pratiquement sans élan. Ses fanons raclèrent la barre supérieure mais il garda suffisamment de détente pour se recevoir de l’autre côté sur ses quatre membres. Projeté sur l’encolure, Wang réussit à se maintenir sur son dos en serrant les genoux et en s’agrippant à sa crinière. Il bloqua l’écran contre son bassin, vérifia que le Mauser et le revolver Enfield Mark n’avaient pas glissé des sacoches de son ceinturon, puis, après un dernier coup d’œil sur le bivouac illuminé par l’incendie, il lança sa monture au galop dans le veld.

 

Bien qu’il eût subi de multiples chocs, l’émetteur radio fonctionnait encore. Assis en tailleur, éclairé par la faible lumière de l’écran, Wang brancha rapidement les fiches du micro et des écouteurs. Le cheval, un alezan au chanfrein étoilé, broutait paisiblement quelques mètres plus loin.

La voix de Frédric jaillit avec une telle force des écouteurs qu’elle lui perfora les tympans.

« Wang ? »

Il regretta instantanément d’avoir appelé le défendeur. Une pure et simple perte de temps. Il avait en sa possession une réplique de la carte lumineuse et n’avait besoin de personne pour finir la besogne. C’était lui, l’homme de terrain exposé aux balles qui, animé par un absurde sentiment de compassion, s’était senti obligé de rassurer son stratège, enfermé dans une bulle perchée deux cents mètres au-dessus du sol. Un comble.

« Wang ?

— J’ai tué le capitaine de champ de votre adversaire », répondit le Chinois d’un ton las.

Frédric marqua un temps de pause avant de reprendre la conversation, comme tétanisé par l’information.

« Tu... tu es sûr ?

— Je ne vous l’aurais pas annoncé si j’avais des doutes. Il me suivait à la trace sur un écran portable.

— Comment ça, il te suivait à la trace ? »

Wang resserra les pans de sa veste. Il ne portait rien en dessous et la bise s’infiltrait par les multiples déchirures.

« Vous m’avez injecté un truc sous la peau pour me repérer sur la carte de votre PC, mais, d’après ce que j’ai compris, ce traceur servait également à renseigner votre rival.

— Ils auraient... triché ? »

L’indignation qui sous-tendait sa voix était la marque de son ingénuité, d’une certaine forme de pureté. Lui avait longuement hésité avant d’accepter une assistance illégale pourtant mineure en comparaison des magouilles des anglophones.

« Ils vous ont impliqué dans une assistance illégale pour mieux vous tenir. Les accuser, ce serait reconnaître votre propre tricherie.

— Le bureau du défi a besoin d’un sérieux coup de balai. Si nous gagnons ces Jeux, certains vont regretter de m’avoir trahi.

— À moins d’utiliser les traîtres à leur insu pour entraîner vos futurs adversaires sur de fausses pistes...

— C’est une possibilité, bien que je n’aime pas ce genre de procédé... Qu’est-ce que ça donne, en bas ?

— Nous devrions attaquer le campement anglais à l’aube. Ils n’ont plus les moyens de prévenir une attaque massive.

— Et toi, tu as les moyens d’avertir tous les kommandos avant l’aube ?

— J’ai récupéré l’écran portable. Il me renseigne non seulement sur la position des uns et des autres, mais également sur ma position par rapport à eux. Je pense être capable de les contacter en moins de quatre heures. Combien sommes-nous ?

— Environ neuf mille cinq cents. Et eux neuf mille huit cents. Une guerre au compte-gouttes ! Et ta blessure ?

— On s’en occupera demain.

— Je te donnerai mes instructions dès que tu auras rassemblé tous les hommes. À tout à l’heure. »

Il n’y avait pas besoin d’être un génie de la stratégie militaire pour orchestrer la dernière offensive contre l’armée anglaise : une approche silencieuse, une première vague de cavalerie pour semer l’effroi dans le campement mal réveillé, une deuxième vague d’infanterie pour exploiter l’effet de panique et opérer des ravages dans les rangs ennemis.

« Bien reçu... marmonna le Chinois.

— Wang ? Je voulais te dire...

— Quoi ?

— Plus tard... »

Wang resta assis cinq bonnes minutes après l’interruption de la communication, perdu dans ses pensées, avec la sensation qu’il n’avait pas encore trouvé sa véritable place dans un jeu dont il était loin d’appréhender la complexité. Il se maintenait en vie grâce à l’enseignement de grand-maman Li et à ses propres aptitudes dans le domaine de la survie, mais il était jusqu’à présent resté à la surface des choses, poussé par des courants qui l’empêchaient de plonger dans les zones profondes où se déroulaient des guerres fondamentales dont les Jeux UchroniquesUchroniquesUchroniques n’étaient que les pâles reflets. En lui s’ancra le désir de rencontrer les êtres dont lui avait parlé Delphane. Eux avaient peut-être les réponses, eux étaient peut-être des rouages essentiels, des entités savantes, agissantes, comme les ancêtres ou les démons. Il se secoua : pour leur rendre visite, il lui fallait d’abord vaincre l’armée de Frankij Moelder, retourner à Paris, contacter Delphane. Il surmonta la douleur qui lui dévorait tout le flanc gauche et, l’écran portable sous le bras, s’approcha du cheval.

Le soleil ne s’était pas encore levé. Un silence paisible régnait sur le veld, troublé par le chuchotement des herbes sous la brise et les hennissements des chevaux, répartis en cinq lignes sur un kilomètre de largeur.

Allongée sur des couvertures, Delphane se reposait à présent, les fesses et les cuisses en sang, exténuée par la longue chevauchée qu’elle avait effectuée à travers la brousse. Une centaine de mètres devant se tenaient les fantassins, les chapeaux vissés sur la tête, les cartouchières garnies, les fusils chargés. En bras de chemise pour la plupart, afin de ne pas être gênés par les lourdes vestes de laine. Dans les yeux gonflés, rougis, se lisaient le manque de sommeil et l’excitation. Ils avaient mangé et bu une heure plus tôt, servis par les immuns qu’un messager avait réveillés dans les baraquements qui leur servaient de dortoir et d’entrepôt. On avait préparé les repas aux lueurs des lampes et des torches puis, guidé par les chefs des kommandos, on avait reconstitué les deux corps dans leur intégralité, la cavalerie d’une part, l’infanterie de l’autre. Le bruit que Wang s’était introduit dans le campement ennemi et avait éliminé le capitaine de champ de Frankij Moelder s’était répandu comme une traînée de poudre et avait redonné du courage aux soldats de Frédric Alexandre, démoralisés par une autre rumeur qui, les jours précédents, affirmait que ce même Wang avait été exécuté par des cavaliers anglais.

Delphane avait éprouvé une certaine griserie à galoper sous l’œil myope de la lune. Elle avait essuyé des coups de feu lorsqu’elle s’était approchée du premier kommando. Les sentinelles bœrs l’avaient prise pour un cavalier anglais en maraude, mais elle était parvenue à se faire reconnaître sans dommage. Le chef du kommando, un Kazakh du nom de Tarkalyk, s’était servi de l’écran portable pour lancer des messagers en direction des autres groupes. Le rassemblement de l’armée boer s’était effectué en un peu moins de trois heures.

Belkacem L. Abdallah et Kamtay Phoumapang avaient étreint leur amie avec une chaleur proportionnelle à la frayeur et au chagrin soulevés en eux par la rumeur de sa mort.

« Timûr... Timûr Bansadri, avait-elle bredouillé, au bord de l’évanouissement. Ils m’ont obligée... à le tuer...

— Plus tard, était intervenu Belkacem, alarmé par l’extrême pâleur de son teint. Repose-toi. »

Ils avaient dénoué le bandage grossier qui lui recouvrait l’épaule puis examiné la plaie d’un air préoccupé. Ils l’avaient confiée aux soins des infirmiers, des immigrés qui avaient autrefois tenu le rôle de médecin ou de guérisseur dans leur rue, dans leur village. Ils avaient chauffé à blanc des aiguilles de fer avec lesquelles ils avaient percé la cloque qui s’était formée sur la blessure. Ils avaient ensuite laissé suppurer la plaie avant de la nettoyer et de la désinfecter avec de l’alcool à quatre-vingt-dix degrés. Delphane avait ressenti une telle souffrance qu’elle avait failli perdre connaissance sur la couchette du sensor.

Frédric avait rappelé au point du jour. Elle n’avait rien entendu car elle n’était pas reliée au canal micro mais, lorsque Wang avait transmis les consignes à ses lieutenants, elle avait compris que son mari avait opté pour un assaut en deux vagues successives, l’une constituée par la cavalerie et l’autre par l’infanterie, une tactique classique lorsqu’on défiait l’adversaire en rase campagne et qu’on escomptait sur l’effet de surprise pour démanteler ses défenses. Elle avait voulu repartir au combat, accompagner les hommes qui s’apprêtaient à donner l’assaut, mais Belkacem et Kamtay lui avaient formellement interdit de bouger.

« Tu restes en arrière avec les immuns. Nous prenons les choses en main. »

Elle n’avait pas insisté, trop fatiguée pour s’opposer à leur volonté.

Laissant Wang allongé sur son brancard de fortune, elle passa sur le canal 01 pour effectuer un court séjour dans la cabine du PC volant de Frédric. Le défendeur examinait la carte lumineuse du plafond, un carré presque entièrement bleu face à une double ligne de points jaunes. Elle sensora son énervement, son désarroi. Il était conscient que Wang avait accompli l’essentiel de la tâche en tuant le Sudamindien  – leur affrontement dans l’espace confiné du chariot avait procuré à Delphane des sensations d’une puissance inouïe –, que cette offensive dans la lumière froide de l’aube n’ajouterait rien à son prestige de stratège. Il craignait d’être dépossédé de cette victoire au profit de son capitaine de champ.

Elle prit conscience en cet instant que rien d’autre ne l’intéressait que sa propre gloire, que seule comptait la trace qu’il laisserait dans l’histoire de la stratégie. Il resterait éternellement prisonnier de ses chimères d’enfant. Elle eut une violente réaction de rejet et quitta précipitamment le canal 01 pour vivre la bataille en compagnie d’un cavalier qui serrait avec nervosité la crosse de son fusil.

Son support sensor trouva la mort lors de la première traversée du bivouac. Il eut le temps de tirer quatre balles, de coucher deux Anglais, d’éclater de rire au spectacle de ces hommes qui se réveillaient en sursaut, repoussaient les couvertures et couraient à moitié nus en direction de leurs armes. Alors qu’il débouchait le long de l’enclos à chevaux, il se trouva nez à nez avec un Anglais vêtu d’un simple maillot de corps et qui, il s’en rendit compte un peu tard, braquait sur lui un revolver.

Delphane expérimenta la peur du cavalier avec une acuité saisissante, son tressaillement lorsque le coup de feu éclata, la force avec laquelle le projectile pénétra dans son plexus solaire, la surprise qui se transformait en une douleur effroyable, le voile trouble qui lui tombait sur les yeux, le sang qui se ruait au-dehors avec l’impétuosité d’une cascade, le froid qui se propageait dans son corps à une vitesse effarante. Une image lui traversa le crâne avant que le canal ne devînt un couloir inerte. Un couple de vieillards assis devant une chaumière. L’homme, aussi ridé qu’une pomme blette, tire de toutes ses forces sur une antique pipe à eau. Les lèvres de la femme, à moitié chauve, s’étirent en un sourire béat, dévoilent une bouche édentée... Folle. Rongée par la lèpre nucléaire... Papa... Maman...

La mort du cavalier produisit une horrible impression sur Delphane. Elle ne reconnut pas les symptômes précurseurs d’un coma neuropathique – vertige, distorsion des distances, sensation de sortir de son corps –, il s’agissait plutôt d’un début de nausée, d’un profond dégoût d’elle-même et de l’humanité en général. Elle s’efforça d’abord de combattre ce malaise, la conséquence probable d’un abus de morphêbloquants ou d’accélérateurs cérébraux, et sélectionna un nouveau canal au hasard, le 5692. Elle fut un fantassin qui courait en poussant des hurlements, le fusil brandi au-dessus de la tête, les poumons en feu, le ventre retourné par la peur. Elle apercevait les silhouettes des Anglais qui s’entrechoquaient comme des fourmis dérangées par un coup de pied ou une émanation de gaz toxique. Les chevaux échappés de leur enclos se répandaient dans le bivouac et augmentaient la confusion. Elle allongea la foulée, aiguillonnée par les cris de ses voisins, cala son fusil sur l’épaule, glissa l’index dans l’anneau resserré du pontet. Elle ne tira pas tout de suite malgré sa frayeur, elle attendit qu’une ombre ennemie se présente devant son canon. Elle baissait la tête à chaque détonation, craignant à tout moment de recevoir une balle.

Un Anglais devant elle. Un Noir aux cheveux presque blancs, aux yeux d’un rouge flamboyant. Une substance claire, du savon à barbe peut-être, lui recouvre la moitié du visage. Il n’a pas eu le temps de boutonner son pantalon, tirebouchonné sur ses pieds nus. Il tient un fusil dont il arme la culasse. Elle le couche en joue, appuie sur la détente. Elle n’agit plus que par réflexe, vide de toute pensée. Une onde de chaleur lui traverse le bras, l’épaule, le tronc, le recul de la crosse lui endolorit la clavicule. Elle entrevoit entre ses cils empoissés de sueur le Noir qui part en arrière et s’effondre lourdement sur le sol. Elle repart en courant, soulagée d’être en vie, attentive aux innombrables silhouettes qui s’agitent en tous sens dans son champ de vision.

Dans la région de l’estomac, une tension se transforme en malaise, un spasme emplit sa gorge d’un goût de fiel.

Delphane ne put retenir le flot amer qui jaillit de sa bouche. Elle eut toutefois le temps de se pencher sur le côté et de vomir au pied du sensor. Elle se rallongea sur la couchette de l’appareil, vidée, écœurée, tremblante. Elle n’eut ni la force ni la volonté d’essuyer les filets visqueux qui s’écoulaient des commissures de ses lèvres.

C’était bien autre chose que de la nourriture ou de la bile qu’elle venait de régurgiter, c’était sa propre vie.