CHAPITRE X
JÉRUSALEM

Il arrive souvent que le véritable adversaire n’est pas celui que tu crois. Il t’attaque au moment où tu ne l’attends pas, au moment où tu t’estimes à l’abri, au moment où ta vigilance se relâche. Cet ennemi-là n’a parfois ni nom ni visage, mais de tous il est le plus dangereux, car il est celui qui vient te dire que tu n’as pas su mettre de l’ordre avant que n’éclate le désordre.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

U

n soleil de plomb écrasait Jérusalem, la ville occidentale qui occupait la pointe orientale du couloir antique.

Occidentale n’était pas le mot approprié pour décrire cette cité dont les couleurs, les formes et l’agencement rappelaient à Wang la ville arabe qu’il avait entrevue, via la surveillance satellite, lors de son bref passage dans le sensor familial de Frédric.

Le supersonique avait donné l’impression de foncer à toute allure dans le REM avant de piquer du nez et de plonger vers le ruban bleu de la piste de l’aéroport. Israël était un pays si étroit (à peine cent kilomètres dans sa partie la plus large) qu’on voyait en permanence la muraille électromagnétique qui l’enclavait et le rattachait à l’Occident. Un petit documentaire filmé et sonorisé en deux langues (hébreu et frenchy) avait précisé aux passagers du vol d’Air-France Occident qu’Israël était, avec la Grèce et l’Italie, l’un des trois pays fondateurs historiques de la civilisation moderne. Situé à l’extrémité du couloir antique qui les englobait tous les trois, on l’appelait également le « creuset biblique », le sol sacré d’où étaient issus le judaïsme et le christianisme, les deux grandes religions occidentales.

Jérusalem faisait à Wang l’effet d’une ville fantôme ou d’un musée. Aucune pierre, aucune porte, aucune vitre, aucune arcade ne manquait aux constructions ocre et blanc, mais ni les silhouettes qui déambulaient dans les ruelles ombragées ni les grondements du métropolitain, dont certaines rames surgissaient parfois du sol comme des baleines à la surface des flots, ne parvenaient à donner de la vie à l’ensemble.

En comparaison, Rome avait paru à Wang nettement plus animée, bruyante, extravertie. Il n’avait pas eu le temps d’explorer la capitale italienne mais il avait visité quelques monuments antiques en compagnie de Frédric et des autres membres de la délégation. Il avait assisté, parmi les milliers de visiteurs et d’autochtones rassemblés sur la place Saint-Pierre, à la bénédiction papale urbi et orbi à l’occasion des fêtes de la Nouvelle Ascension. Il avait aperçu la minuscule silhouette de Paul VIII, le souverain pontife, à la fenêtre du palais du Vatican. Il l’avait entendu prononcer quelques mots en frenchy d’abord, en italien ensuite, en anglais et en hébreu enfin. Il avait eu du mal à faire le rapprochement entre l’Église romaine occidentale, dont l’opulence apparente était incompatible avec ce qu’il connaissait des Évangiles, et l’église clandestine sino-russe, essentiellement constituée de Polonais et qui avait à Warszawa son propre pape, Jean-Paul V. Qu’ils fussent à l’extérieur ou à l’intérieur du REM, les catholiques se basaient sur le même livre, dont grand-maman Li lui avait parfois lu des passages (Jésus-Christ était d’ailleurs un piètre disciple du Tao de la Survie : ne s’était-il pas laissé condamner et crucifier comme un vulgaire larron alors qu’il détenait des pouvoirs surnaturels ?), mais ils ne semblaient pas en avoir tiré les mêmes enseignements, les uns se reposant sur un rituel immuable, théâtral et vide de sens, les autres œuvrant dans la clandestinité avec tout ce que cela signifie de violence, de ferveur, de solidarité et de souffrance.

Au sortir de la première conférence de Frédric à Jérusalem (public composé en majeure partie de juifs orthodoxes, hostiles au défendeur et à la France en général ; ils n’avaient pas oublié que le gouvernement français de la fin du XXIe siècle s’était farouchement opposé à l’admission d’Israël à l’ONO), la délégation avait visité la Ville sainte, ancien lieu de pèlerinage pour les chrétiens, les juifs et les musulmans. Ces derniers avaient été chassés de leurs quartiers en l’année 2055, date à laquelle les partis religieux et ultranationalistes avaient pris le contrôle de la Knesset. Cette expulsion massive avait déclenché une guerre brève mais meurtrière entre Israël et les pays arabes voisins, la Syrie, l’Iraq, la Jordanie, l’Égypte. Les Hébreux avaient eu de la chance que ce conflit se fût déclaré avant la constitution de la GNI. Appuyée par les États-Unis et l’Angleterre, l’armée israélienne avait profité de la désorganisation arabe pour porter le feu sur le territoire ennemi et préserver ses propres frontières. Les choses étaient restées figées pendant une vingtaine d’années, chacun campant sur ses positions. Cependant, l’axe américano-israélien n’était pas resté inactif : la Grande Nation de l’Islam, occupée à conquérir l’Espagne, se retournerait tôt ou tard contre l’ennemi ancestral, tenterait de récupérer l’ancienne Palestine afin de prendre le contrôle total de la rive orientale de la Méditerranée et de réoccuper la ville sacrée de Jérusalem. Sous l’impulsion de la présidente américaine Jessica San Marco et du Premier ministre hébreu Ben Porad, Israël et les États-Unis avaient sollicité leur admission dans la nouvelle entité politique qui regroupait les nations de l’Europe occidentale, la Grèce et le Canada, plus prompt que son voisin nord-américain à épouser le cours de l’histoire. Grâce au travail acharné des ingénieurs et des ouvriers, le REM s’était dressé à temps devant la menace islamique. Le rideau suivait au sud la ligne formée par les villes de Gaza, Beersheba et Sodome, excluant les déserts d’Haluza et du Zin, remontait à l’est par l’Oued Araba, la mer Morte, le Jourdain et le lac de Tibériade, traversait la Galilée au nord, abandonnant l’étroit appendice de Qiryat Shemona aux troupes de la GNI. Il repartait ensuite vers la Grèce en longeant la côte turque et en incluant les îles Karpathos et Cyclades. Il était visible aussi bien de la plaine de Sharon que du mont Carmel. Le pays donnait l’étrange impression d’être prisonnier de cette muraille bleutée et brillante dont le vent chaud colportait le grésillement musical.

En 2106, les autorités israéliennes avaient décidé de raser tous les monuments rappelant la présence musulmane. Jérusalem s’était ainsi vue amputée de deux de ses plus prestigieuses constructions, la Coupole du Rocher et la mosquée al-Aqsa, sur les emplacements desquels s’élevaient des temples et les cèdres de jardins publics.

La délégation française s’était rendue au mur des Lamentations. Wang avait été fasciné par le spectacle étrange de ces hommes qui, face aux pierres grises, marmonnaient des incantations en secouant la tête dans un mouvement de métronome. Le nom de Jésus-Christ établissait un lien entre le judaïsme et le christianisme, mais il ne voyait pas d’autre point commun entre les deux religions, entre ces hommes en prière et le pape qui bénissait le monde depuis son somptueux palais du Vatican. Jésus-Christ avait été jugé, condamné et crucifié dans cette ville – c’est du moins ce qu’indiquaient certains écriteaux lumineux – mais c’était à Rome que son Église s’était établie, comme si les chrétiens des premiers temps s’étaient hâtés de mettre la plus grande distance possible entre eux et les bourreaux de leur dieu.

La civilisation occidentale s’était édifiée sur ces fondations d’incompréhension et de haine qui avaient abouti, vingt siècles plus tard, à creuser d’infranchissables abîmes entre les hommes. De ce lieu saint, revendiqué par les trois grandes religions monothéistes, s’était écoulé un fleuve de fureur et de sang qui avait grossi à Rome, à La Mecque, dans tous ces endroits où on s’était entretué au nom d’un dieu jaloux et vindicatif. C’était cette notion d’exclusivité, de vérité, d’élection, qui avait amené les Occidentaux à se séparer du reste du monde et à vivre repliés sur eux-mêmes, comme retirés dans un éden factice.

Devant ces vieilles pierres imprégnées de toute la détresse humaine, sous le soleil qui lui tombait sur la nuque et les épaules comme une chape incandescente, Wang s’enracina dans sa détermination d’abattre le REM, de rendre justice à ces milliards d’êtres humains que les Occidentaux avaient exclus de leur rêve. Un paradis ne pouvait s’établir sur la souffrance des trois quarts de l’humanité, sur l’esclavage ou le dépeçage des immigrés attirés par le mirage occidental comme des insectes par la lumière meurtrière des ampoules. Grand-maman Li avait eu tout cela en tête lorsqu’elle lui avait enseigné les bases du Tao de la Survie. Elle l’avait elle-même dénoncé – il en était désormais persuadé – aux hommes du clan d’Assöl pour le placer devant un choix impossible et le contraindre à émigrer. Elle avait prévu depuis le début d’expédier de l’autre côté du REM son petit-fils unique, la chair de sa chair, le dernier maillon de la chaîne familiale, au risque d’interrompre à jamais la lignée.

La délégation consacra encore quelques heures à découvrir la ville, superbe derrière ses remparts, se rendit en métro au sommet du mont des Oliviers, un important site d’anciennes nécropoles dont plus d’une dizaine avaient été authentifiées comme étant la véritable tombe du Christ (elles portaient toutes l’inscription Jésus, fils de Joseph, mais, avait expliqué un guide, ces deux noms masculins étaient parmi les plus répandus de l’époque), puis regagna l’hôtel en fin d’après-midi.

Après s’être reposé, Wang eut envie d’aller flâner dans la vieille ville arabe avant le dîner. Il n’eut pas besoin de recourir à son faux traceur car cette promenade, tout à fait légale, n’attirerait pas l’attention de Vigil ni d’un quelconque cerbère informatique. Il laissa donc le petit appareil dans son sac de voyage, camouflé sous ses vêtements de rechange, sortit de sa chambre et marcha d’un pas alerte jusqu’à la première station de métro.

Le petit reportage diffusé dans le supersonique lui avait appris que l’aérotrain était pratiquement absent des villes israéliennes, hormis les régions où la roche avait rendu impossible le forage de tunnels. La Knesset avait opté pour le métropolitain, la version citadine du subterraneus, afin de préserver au maximum l’harmonie architecturale des villes (les députés n’avaient pas été étouffés par les mêmes scrupules lorsqu’ils avaient voté la destruction des mosquées et de tous les monuments musulmans).

Il fut en moins de quinze minutes dans les quartiers est, occupés en majorité par les Palestiniens jusqu’à leur expulsion en 2055. Très propres, bien entretenues, les ruelles sinueuses étaient silencieuses et désertes. Le rez-de-chaussée des immeubles blancs était le plus souvent occupé par des boutiques ou des échoppes dont on avait tiré les rideaux métalliques. Wang présuma que ces quartiers avaient été aussi grouillants et bruyants que les faubourgs de Grand-Wroclaw. Les volets clos donnaient l’impression qu’ils s’étaient endormis cent cinquante ans plus tôt et ne s’étaient pas réveillés depuis, comme si la population juive de Jérusalem avait refusé d’investir cette partie de la ville autrefois occupée par l’ennemi ancestral.

Il parcourut plusieurs ruelles pentues, dont certaines étaient si étroites que les balcons des maisons formaient des arches au-dessus de lui. Les rayons du soleil ne parvenaient pas jusqu’au sol. Il appréciait la fraîcheur des zones d’ombre qu’il traversait et que zébraient par endroits d’étincelantes griffes. Les panneaux indicateurs étaient rédigés en hébreu et en frenchy, mais il voyait parfois, à demi effacées sur les devantures des boutiques, des enseignes en arabe. Il traversa des venelles, des terrasses, des cours intérieures, déambula dans le dédale jusqu’à ce que le ciel se voile du pourpre crépusculaire. Bien que complètement perdu, il ne cherchait pas à s’orienter : il lui suffirait de tomber sur une station de métro et de demander à une borne parlante l’itinéraire jusqu’au centre d’affaires David-Naüm, situé à mi-chemin entre l’aéroport et les remparts de la ville.

Il déboucha sur une place inondée de soleil, s’arrêta pour reprendre son souffle et laisser à ses yeux le temps de s’accoutumer à la luminosité qui l’éblouissait au sortir de l’entrelacs des ruelles ombragées. Le babil d’une fontaine qui s’écoulait d’une bouche murale une vingtaine de mètres plus loin attira son attention. La soif le poussa à s’en rapprocher, mais il perçut alors des bruits de pas qui provenaient de plusieurs endroits à la fois. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’un phénomène d’écho, puis il prêta l’oreille et se rendit compte que ces bruits convergeaient dans sa direction. Il se redressa, tous sens aux aguets, tracassé par une brusque inquiétude.

Deux hommes débouchèrent d’une ruelle proche, marqués du voyant frontal, vêtus de combinaisons grises. Des Asiatiques comme lui, Birmans ou Thaïs. Âgés d’une vingtaine d’années. Ils se dirigèrent vers le centre de la place où ils s’immobilisèrent et lui jetèrent des regards dérobés. Deux autres surgirent dans son dos. Également asiatiques et jeunes. La lumière crépusculaire donnait un éclat flamboyant à leur troisième œil. Ils s’avancèrent vers lui à pas lents, mesurés, dans une attitude qui ne laissait planer aucune équivoque sur leurs intentions. Il se demanda quelle mouche les avait piqués, les comportements belliqueux des immigrés étant immédiatement sanctionnés par l’extinction de leur voyant frontal... À moins que les Occidentaux – ou une faction occidentale – n’eussent eux-mêmes commandité l’agression et, dans ce but, neutralisé le ou les cerbères chargés de la surveillance.

Il se recula de quelques pas, lança un regard par-dessus son épaule, s’aperçut que deux autres hommes, un Noir et un Balkanique, avaient fait leur apparition dans la ruelle qu’il venait d’emprunter et lui interdisaient tout retour en arrière. Les battements de son cœur se précipitèrent, son souffle s’accéléra. Ils gardaient une main enfouie dans une poche de leur combinaison. Le cercle se refermait inexorablement, comme la meute de chiens de chasseurs poméraniens autour d’une vache sauvage coincée par un buisson ou par un étang.

Il se demanda qui avait bien pu lancer ces hommes sur sa piste mais chassa énergiquement ce genre d’interrogation de son esprit. Il n’avait pas d’arme sur lui, pas même un couteau de cuisine, non seulement parce que la loi prohibait le port d’arme mais parce qu’il n’avait jamais envisagé d’être agressé en dehors de l’île des Jeux. Il prenait soudain conscience de sa négligence. Il avait bien mal appliqué l’enseignement de grand-maman Li.

Un éclat de lumière brilla sur sa gauche, qui attira son regard : les rayons rasants du soleil miroitaient sur la lame courbe du poignard qu’un Asiatique avait extirpé de la poche de sa combinaison. Ils n’étaient pas venus l’intimider ou le corriger, mais le tuer. Ils arboraient le même masque de détermination et d’inflexibilité que les exécuteurs des clans de Grand-Wroclaw. Un point positif, toutefois : équipés d’armes blanches, ils étaient obligés de l’approcher pour le frapper. La chance était mince mais c’était la seule qui se proposât à lui. Il patienta encore quelques secondes, observa les assaillants avec une attention décuplée par la tension nerveuse. Ils ne se pressaient pas, tranquillisés par leur supériorité numérique. Quatre d’entre eux brandissaient un poignard ou un poinçon, les deux autres n’avaient pas encore sorti la main de leur poche. Il refoula tant bien que mal la tentation de prendre la fuite et les laissa se griser de leur sentiment d’invincibilité. Les semelles ferrées de leurs bottes ou de leurs brodequins claquaient sur les pavés de la place.

Il ne bougea pas jusqu’à ce que les deux premiers de ses adversaires soient à moins de deux mètres de lui. Ils commirent une erreur commune à tous les groupes qui s’en prennent à un individu isolé : chacun attendit que l’autre prenne la responsabilité de l’offensive et donne le signal de la curée. Il exploita le court moment d’indécision des deux hommes, lança sa jambe vers l’avant, frappa le premier dans le bas-ventre avec une telle force qu’il eut l’impression de lui briser l’os du pubis. L’homme fut projeté sur une distance de deux mètres avant de basculer vers l’arrière et de retomber lourdement sur le sol, aux prises avec une souffrance effroyable qui l’empêchait de proférer le moindre son. Le deuxième, surpris par l’attaque de Wang, eut le réflexe de se reculer mais il ne put parer le coup de poing qui passa par-dessus son épaule et lui percuta la mâchoire. Il tenta, malgré la douleur, d’enfoncer son poignard dans la poitrine du Chinois, mais le mouvement de balancier de son bras se perdit dans le vide. Un coup de talon dans les côtes flottantes lui coupa le souffle, un deuxième sur le défaut du genou le déséquilibra et l’envoya rouler sur les pavés.

Wang ne perdit pas de temps à observer les réactions des quatre autres agresseurs. Il traversa la place en courant et s’engagea dans une ruelle tortueuse qui descendait vers la partie basse de la vieille ville. Il entendit des cris derrière lui, des bruits de cavalcade. Il n’eut pas besoin de se retourner pour se rendre compte que deux seulement de ses adversaires s’étaient lancés à ses trousses tandis que les deux derniers avaient emprunté des passages détournés pour essayer de le prendre à revers. Il parcourut la ruelle sur toute sa longueur, gardant ses vingt ou trente mètres d’avance sur ses poursuivants. Elle donnait en bas sur une large artère. Il fila sur sa gauche, longea un trottoir qui datait de l’ère automobile, se jeta dans la première venelle sur sa droite, franchit quatre à quatre un escalier tournant qui montait vers une succession de toits étagés et plats. Aiguillonné par les glapissements des deux hommes, il sauta de terrasse en terrasse, se retrouva dans une rue pavée qui s’enfonçait entre deux rangées de bâtiments rougis par le soleil couchant. Couvert de sueur, les poumons en feu, il continua de courir, enfila une série de passages, traversa une cour intérieure, dévala un escalier tournant. Il s’arrêta lorsqu’il cessa de percevoir les cris et les claquements des pas de ses poursuivants. Plié en deux, les mains sur les genoux, il eut besoin de longues minutes pour reprendre sa respiration et apaiser son rythme cardiaque. La violence et la soudaineté de l’effort l’avaient amené au point de rupture, au bord de la nausée. Des pointes de douleur lacéraient ses muscles tétanisés. Il se redressa, encore essoufflé, et examina les lieux. Une courette, fermée par trois murs. Il lança un regard inquiet dans son dos : il s’était fourvoyé dans un cul-de-sac et, si ses agresseurs surgissaient derrière lui, il n’aurait aucune chance de leur échapper. Il chercha fébrilement une issue des yeux, une trappe, une fenêtre, distingua sur le mur du fond des volets dont la peinture écaillée se confondait avec la chaux grise qui habillait la bâtisse.

Il s’en approcha, essuya d’un revers de manche son front perlé de sueur, glissa les doigts dans l’interstice entre les deux battants, tira vers lui. Les volets résistèrent pendant quelque temps mais les vis des crochets s’arrachèrent du bois vermoulu et ils finirent par s’ouvrir dans un craquement sinistre. La serrure rongée de la porte céda au premier coup d’épaule. Il se faufila à l’intérieur de la maison, referma soigneusement les volets et la porte derrière lui, colla son oreille contre le bois, essaya de retenir sa respiration pour détecter tout bruit en provenance de la courette. Au bout de dix minutes, il décida d’explorer la bâtisse à la recherche d’une autre sortie. Des rais lumineux et rougeâtres tombaient du plafond ajouré, criblaient le sol de cercles mordorés et dispensaient un éclairage diffus.

Ne fut-ce l’épaisse couche de poussière qui recouvrait les meubles et la terrible odeur de renfermé, la maison donnait l’impression d’avoir été abandonnée quelques jours plus tôt. Les occupants n’avaient visiblement pas eu le temps de préparer leur départ : des couverts disposés sur la table basse de la salle à manger et les coussins parfaitement alignés attendaient les convives, des vêtements gisaient dans les chambres autour de nattes et de coffres ouverts, les contenus de sachets renversés s’étaient répandus et durcis sur le carrelage, les moisissures avaient verdi les mosaïques de faïence de la salle de bains. Il découvrit un album de photos en cuir épais posé sur la table de la cuisine. Il l’ouvrit, le plaça dans le cercle de lumière dessiné par un rayon de soleil. Même si les couleurs s’étaient enfuies avec le temps, les photos s’étaient conservées par la grâce des fixateurs chimiques (tout l’intérieur de la maison avait sans doute été aspergé de produits de conservation afin d’éviter les épidémies liées à la décomposition). Il distingua quatre enfants en maillot de bain assis sur une plage, deux filles âgées de sept ou huit ans, des jumelles sans doute, et deux garçons, plus petits, âgés l’un de cinq ans et l’autre de deux ou trois ans. Bruns tous les quatre, yeux noirs, cheveux épais et bouclés. Un air de parenté indéniable avec la mère, une jolie femme aux traits ronds et au sourire lumineux. Le père quant à lui avait des traits émaciés, une barbe noire, un regard fiévreux, tourmenté. Sur l’une des photos, il posait avec un livre dans une main et un fusil d’assaut dans l’autre. La femme et les deux filles se voilaient quelques pages plus loin, et la mère semblait avoir concentré toute sa détresse dans ses yeux, ces deux éclats tragiques qui brillaient par la mince fente du tissu. D’autres photos montraient le père au milieu de soldats en turban, les garçons assis devant un vieillard vêtu de blanc et fixant d’un air inquiet le bistouri que brandissait ce dernier devant des hommes barbus et rigolards. Les dernières pages de l’album étaient vides, comme si cette mise en images d’une vie s’était brutalement interrompue. Les voiles des femmes et les inscriptions en arabe sur le livre tenu par l’homme indiquaient que cette famille avait été de confession musulmane. Or grand-maman Li affirmait que la religion islamique interdisait toute représentation de Dieu et que le gouvernement de La Mecque avait étendu cette mesure à toute peinture, toute photo, tout film qui représentaient un être humain. Cet album était donc un acte de résistance secret de la part d’un membre de la famille, de la mère ou des filles vraisemblablement, car le fanatisme apparent du père ne s’accommodait certainement pas de ce genre de compromission.

L’espace de quelques secondes, Wang eut l’impression d’entendre les cris et les rires des enfants, une comptine fredonnée par la mère, la voix sévère du père, le tintement des assiettes entrechoquées, le gargouillement du thé se déversant dans les verres. Cette maison vide avait autrefois abrité une vie intense de tendresse, de disputes, d’embrassades... Entre ces murs, à l’abri des prêtres et des dogmes, le père s’était peut-être dépouillé de ses oripeaux fanatiques pour aimer sa femme et ses enfants, comme dans ces grottes merveilleuses à l’entrée desquelles on abandonnait ses certitudes pour retrouver le plaisir à la fois simple et magnifique de redevenir un enfant. Wang devinait que cet homme surgi d’un lointain passé avait maintes fois regretté d’avoir renoncé à ses aspirations profondes pour se transformer en soldat de Dieu, mais que, prisonnier de son image – un paradoxe pour quelqu’un qui considérait l’image comme une offense –, il n’avait pas eu le courage de renier son engagement pour se consacrer au bonheur des siens.

Il referma l’album et le reposa sur la table de la cuisine, empli d’une tristesse ineffable. Le silence qui régnait dans cette demeure était la plus probante des réponses à tous les fanatismes, à tous les dogmes qui jetaient les hommes les uns contre les autres. Encore quelques siècles de ce programme, et ce serait la terre tout entière qui sombrerait dans le silence.

Il se secoua et se rendit dans le jardin intérieur entouré d’arcades où se dressaient trois orangers aux branches si basses que leurs extrémités, se recroquevillant sur le sol, formaient un tapis de brindilles et de feuilles. Une mousse jaune, rêche, recouvrait les dalles de pierre des anciennes allées. Des étoiles s’étaient allumées dans le ciel assombri et une douce brise jouait dans les herbes sèches. La fontaine centrale, enfouie sous les ronces, s’était tue depuis bien longtemps.

La porte d’entrée avait été condamnée mais il ne lui fallut que quelques minutes pour briser la chaîne rouillée. Elle s’ouvrit dans un grincement prolongé qui retentit comme un fracas d’apocalypse dans la paix crépusculaire.

La nuit s’était déjà déployée dans la vieille ville lorsqu’il s’aventura dans la rue. Aucun lampadaire, aucune enseigne, aucune borne n’éclairait les bâtiments plongés dans la pénombre. Il s’astreignit à marcher lentement malgré la sensation oppressante de danger, conscient que l’écho de sa course risquait de remettre ses poursuivants sur sa piste. Il avait l’impression de s’être transporté sur l’île des Jeux, ou encore que les Jeux s’étaient déplacés à Jérusalem. Le péril pouvait désormais surgir de chaque maison, de chaque ouverture, de chaque intersection. Un stratège avait décidé d’éliminer la pièce principale de l’armée du défendeur, d’avancer de deux ans le début des cent huitièmes Jeux Uchroniques. Quel stratège ? Qui donc avait suffisamment d’influence auprès de l’ONO et du bureau de l’immigration pour neutraliser les cerbères informatiques ? Hal Garbett ? Possible, l’Américain avait peut-être décidé de prendre sa revanche de manière officieuse, en dehors du formalisme uchronique. Peut-être l’ONO était-elle informée des intentions de la ruche et avait-elle décidé de tuer l’immigré choisi par le réseau sensolibertaire ? De quelle guerre souterraine relevait cette chasse à l’homme dans le dédale de la vieille ville de Jérusalem ?

Il perçut un crissement derrière lui. De nouveau, la tension l’électrisa, précipita son rythme cardiaque, sa respiration. Il regarda derrière lui sans cesser de marcher, repéra deux points rouges et mouvants à quelques mètres de lui. Deux de ses poursuivants, le Noir et le Balkanique, avaient retrouvé sa trace. Se sachant découverts, ils abandonnèrent toute précaution et fondirent sur lui comme des fauves.

Il accéléra l’allure mais ils avaient sur lui l’avantage d’être lancés à pleine vitesse et opérèrent la jonction en moins de dix mètres. Le Noir le dépassa et le tassa contre le mur tandis que le Balkanique ralentit pour lui couper toute possibilité de retraite. Ils avaient visiblement retenu les leçons de l’affrontement précédent, où la vitesse d’exécution de Wang les avait pris au dépourvu. Le Noir brandissait un poinçon d’une longueur de trente centimètres, le Balkanique un poignard à la lame fine et droite.

Wang s’adossa au mur et tenta de gagner du temps.

« Qui vous envoie ? demanda-t-il sans quitter des yeux les deux hommes.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? cracha le Balkanique.

— J’aime savoir le nom de celui qui m’envoie le baiser de la mort...

— Quelle importance ? La mort est une putain anonyme.

— Pauvre idiot ! Tu crois vraiment que celui ou ceux qui t’ont ordonné de me tuer te laisseront en vie ? Ta mort au moins ne sera pas anonyme !

— Ne l’écoute pas ! intervint le Noir. Ce gars-là est aussi sournois qu’un serpent. »

Il lança sa première attaque, du bas vers le haut, avant même d’avoir achevé sa phrase. Wang esquiva le poinçon d’un retrait du buste. La pointe métallique heurta le mur de plein fouet, racla la chaux, crissa sur la pierre. La violence du choc arracha un cri au Noir qui se recula de deux pas, cinglé par une décharge électrique. Wang profita de ce moment de répit pour faire face au Balkanique dont la lame se ruait déjà vers sa poitrine. Il l’évita en se jetant vers l’arrière. Sa nuque et son épaule percutèrent violemment le mur et le précipitèrent dans un trou noir pendant une fraction de seconde. Le poignard lui érafla la combinaison mais ne lui entailla pas la peau.

Le juron de dépit du Balkanique agit sur lui comme un électrochoc. Il se colla contre son adversaire, lui bloqua le coude pour l’empêcher d’armer son bras et lui donna un coup de genou sur le flanc. L’autre tenta de se dégager mais Wang lui balaya la jambe d’appui d’un fauchage du pied, le projeta au sol, lui écrasa la gorge du talon. Les cartilages de son pharynx craquèrent comme du bois mort, sa respiration devint sifflante, ses os claquèrent sur les pavés.

« Par là ! » cria le Noir.

Refroidi par la vue du corps agonisant de son compagnon, il maintenait une distance respectable avec le Chinois et agitait son poinçon sans conviction. Wang se rendit compte qu’il s’adressait aux deux Asiatiques qui avaient surgi d’une venelle proche et qui accouraient dans leur direction. Leurs voyants frontaux leur donnaient l’allure de spectres rougeoyants et maléfiques. Il rejeta d’abord la perspective d’une nouvelle course puis estima qu’il augmenterait ses chances de survie en exploitant les particularités du labyrinthe. Il feignit de partir droit devant lui, attira le Noir au centre de la ruelle, s’élança dans l’étroit passage libéré par son adversaire, longea le mur et détala de toutes ses jambes vers le bas de la vieille ville.

« Bordel de merde ! » hurla le Noir.

Les foulées de Wang s’allongeaient dans la pente descendante. Il évita de regarder derrière lui, de peur de heurter un obstacle imprévu ou de poser le pied dans un nid-de-poule. L’obscurité estompait les reliefs, exigeait une attention de tous les instants. Il se fiait aux bruits pour évaluer la position de ses adversaires. Ses poumons réclamaient déjà de l’air, ses muscles tremblaient, carbonisés par l’afflux d’acide lactique, un voile de fatigue lui tombait sur les yeux.

Il aperçut dans le lointain la borne éclairée d’une station de métro. Galvanisé, il oublia sa fatigue pour parcourir les deux ou trois cents mètres qui le séparaient de l’enseigne lumineuse jaune et vert. Il ne se retourna pas au moment de s’engouffrer dans la bouche d’entrée. Il dévala quatre à quatre l’escalier roulant qui descendait dans les sous-sols, franchit une première salle éclairée et déserte. Les pas de ses agresseurs résonnèrent sur le revêtement lisse de la station. Cette intrusion dans un lieu public ne les avait pas dissuadés de continuer la poursuite. Ils avaient probablement reçu des garanties d’impunité qui leur permettaient de transgresser toutes les lois sur la sécurité publique.

Wang entendit le ronronnement sourd d’une rame électrique et plongea dans l’escalator qui donnait sur le quai. Des grappes éparses de voyageurs se pressaient devant les portes entrouvertes des wagons. Les yeux ronds et jaunes de la motrice automatique révélaient les aspérités des parois et de la voûte de pierre du tunnel.

Le quai n’était pas large, trois ou quatre mètres tout au plus.

Wang longea la rame en jetant des coups d’œil à l’intérieur des compartiments. Les voyageurs n’étaient pas assez nombreux pour inciter les trois hommes à renoncer. Ils avaient à leur tour débouché sur le quai, s’étaient immobilisés pour tenter de le repérer parmi les silhouettes des touristes ou des autochtones qui se croisaient sur la longue esplanade de béton. Hors d’haleine, Wang s’immobilisa derrière un groupe d’Occidentaux constitué de trois hommes et trois femmes qui conversaient dans une langue gutturale qu’il ne connaissait pas. Blonds comme les Nordiques, vêtus de robes ou de costumes qui n’avaient rien à voir avec la mode européenne en vigueur à l’issue des Jeux. Difficile de leur donner un âge, comme à tous les Occidentaux. Les hommes parlaient fort et les femmes libéraient de petits rires de gorge qui évoquaient les gloussements des poules. Il se demanda pourquoi ils n’entraient pas dans le wagon, leva les yeux sur l’un des panneaux lumineux encastrés dans la voûte, comprit que cette rame ne correspondait pas à leur destination. Ils ne lui prêtaient aucune attention, comme si sa combinaison déchirée, détrempée, maculée de taches, son essoufflement et ses traits tirés n’éveillaient en eux aucun intérêt.

Un sifflement prolongé annonça que le train allait bientôt s’ébranler. Wang se haussa sur la pointe des pieds et lança un coup d’œil entre les têtes des touristes. Un seul des trois hommes, un Asiatique, était resté sur le quai – les deux autres se chargeant probablement de fouiller les wagons – et avait remisé son poignard dans la poche de sa combinaison. Les portes commencèrent à coulisser dans un chuintement et les touristes se reculèrent machinalement comme s’ils craignaient d’être happés par cette bouche qui se refermait.

Isolé, Wang surveilla l’Asiatique et attendit le dernier moment pour prendre sa décision. Si les deux autres descendaient avant le départ de la rame, il essaierait de sauter dans le train et de les planter sur le quai ; s’ils ne réapparaissaient pas, il resterait sur place pour affronter son dernier adversaire.

Les portes finirent de coulisser dans un claquement de mandibules. Le train démarra et disparut dans le tunnel.

Les touristes blonds se turent, comme s’ils prenaient soudain conscience de la menace représentée par les deux immigrés qui étaient restés sur le quai et qui s’observaient d’un air farouche au-dessus de leurs têtes. D’autant que l’un d’eux avait sorti un poignard de sa combinaison maculée de sueur. Les trois couples se regroupèrent contre la paroi, se serrèrent instinctivement les uns contre les autres, laissèrent le quai à l’entière disposition des deux hommes. Ils ne craignaient pas pour leur vie, certains que les ordinateurs de l’immigration éteindraient les voyants frontaux de ces deux-là s’il leur venait l’absurde fantaisie de s’en prendre à des Occidentaux, mais le spectacle de la violence, qu’ils recherchaient pourtant avec tant de frénésie pendant les Jeux Uchroniques, avait quelque chose d’inquiétant hors du cadre rassurant de leurs sensors.

Wang examina l’homme qui s’avançait vers lui, le sourire aux lèvres. Très jeune, imberbe. Sa peau foncée dénotait des origines birmanes ou thaïlandaises, ses paupières lourdes tombaient sur ses yeux.

« Tu ne peux plus détaler comme un lièvre, Chinois ! lâcha-t-il d’une voix aigrelette.

— En me tuant, tu signes ton propre arrêt de mort, crétin ! répliqua Wang. Tu crois peut-être que celui ou ceux qui t’ont lancé à mes trousses laisseront en vie l’assassin du capitaine de champ de Frédric Alexandre ? »

Ses paroles ne déclenchèrent chez son vis-à-vis qu’un petit rire de gorge.

« Sauf si l’ordre vient du bureau français des défis... »

Wang n’avait jamais envisagé cette éventualité, mais il lui fallait admettre que les opposants de Frédric étaient plus nombreux que ses alliés au sein du bureau.

« Qu’est-ce que ça changerait ? lança-t-il d’un ton rageur. Quel que soit ton commanditaire, il n’a pas intérêt à laisser de témoin derrière lui. Il te fera éteindre aussitôt ta mission terminée.

— Il peut aussi me renvoyer chez moi.

— Jamais un immigré n’est ressorti d’Occident en plus d’un siècle. C’est où, chez toi ?

— Le quartier birman de Bucarest...

— Comment m’avez-vous trouvé dans le labyrinthe de la vieille ville ?

— Le... Nous étions guidés...

— Par un de ces sacs à puces qui nous tiennent en laisse et nous abattent comme des chiens quand ils n’ont plus besoin de nous ? Tu ne reverras jamais Bucarest ni les tiens, Birman...

— J’ai des garanties... »

Sa voix et son allure se faisaient hésitantes, preuve que l’argumentation de Wang l’avait ébranlé.

« Quelles garanties ? Tu as été trompé, Birman. Comme tous les immigrés ont été trompés depuis plus de cent ans. Les Occidentaux se sont servis de toi pour régler leurs comptes et ils t’en récompenseront par la mort. Ils te dépèceront comme un animal de boucherie et récupéreront tes organes... »

Les paroles de Wang se fichaient dans le cœur des touristes terrorisés comme autant de flèches empoisonnées. Elles leur rappelaient qu’ils devaient leur bien-être, leurs cheveux, quelques-uns de leurs organes et leurs sensations les plus fortes à ces hommes qui venaient de pays acculés à la barbarie par leurs propres gouvernants.

« Crève, sale porc ! » éructa le Birman.

La vitesse de son attaque faillit surprendre Wang. La lame du poignard lui frôla la joue et la tempe. Il se crut revenu plusieurs années en arrière, dans les rues de Grand-Wroclaw. Seul le voyant frontal les distinguait des Sino-Russes de l’immense agglomération polonaise. Ils ne luttaient pas pour un paquet de cigarettes, une poignée de yuans ou un sac de riz, mais pour des enjeux qu’ils ne comprenaient pas. Ils n’étaient que des marionnettes dans les mains des Occidentaux, adversaires de Frédric Alexandre, partisans du président Freux, mutants du réseau sensolibertaire...

Redoutable manieur de couteau, le Birman frappait à petits gestes brefs et saccadés. Il n’effectuait aucun mouvement de grande amplitude pour rester en équilibre et ne pas offrir de faille à son adversaire. Averti par la mésaventure survenue à ses collègues sur la place ensoleillée de l’ancienne ville arabe, il ne cherchait pas à porter le coup fatal, il obligeait Wang à reculer contre la paroi du quai. Il avait sans doute été élevé à la dure dans les faubourgs de Bucarest et choisi par l’ordinateur d’une quelconque cellule morphopsycho pour son énergie, ses aptitudes au corps à corps, son instinct de survie.

Wang évita de suivre du regard le ballet hypnotique de la lame. Il savait que l’autre, véritable machine à tuer, mettrait à profit la moindre faute d’inattention pour lui perforer le ventre, la poitrine ou la gorge. Il le fixait juste au-dessus des yeux, au niveau du voyant frontal, discernait ainsi chacun de ses mouvements. La sueur, de nouveau, coulait sur son front, lui dégringolait dans les yeux. Il entendit le sifflement d’une rame dans le lointain, les cris de peur des touristes, le souffle précipité du Birman, le tambourinement assourdissant de son propre cœur... Il heurta la paroi, prit conscience que son cercle vital s’était rétréci, qu’il avait abandonné l’initiative du combat à son adversaire.

« Crève ! » répéta le Birman.

Il feignit de le frapper au plexus, modifia brusquement sa trajectoire, dirigea son poignard vers le bas-ventre de Wang. Le Chinois plongea sur le côté mais ne réussit pas à esquiver la lame, qui se ficha dans le muscle tenseur du haut de sa cuisse. Le fer crissa sur la tête du fémur, déclencha une onde de douleur qui se propagea jusqu’à son pied. Il tomba de tout son long sur le sol de béton, vit que le Birman avait déjà relevé son poignard, se redressa, se projeta de tout son poids contre le tibia de son adversaire.

Le Birman battit des bras pour conserver son équilibre, mais Wang s’enroula autour de sa jambe et lui mordit les tendons du jarret. Ses dents transpercèrent l’étoffe et le goût du sang se répandit dans sa bouche. Il sentit très nettement le tremblement de la jambe de son rival, qui fléchit tout à coup et s’affaissa à son tour sur le sol. Les deux hommes enchevêtrés roulèrent l’un sur l’autre. Wang agrippa le poignet du Birman et lui bloqua le bras. Pendant une vingtaine de secondes, ils disputèrent une épreuve de force pure, visage contre visage, souffle contre souffle, muscles tendus, veines saillantes.

Ce fut l’arrivée de la rame suivante qui précipita la fin du combat. Le grincement de ses freins et le sifflement des portes détournèrent l’attention du Birman, pas longtemps, une fraction de seconde, mais Wang se rua immédiatement dans cette faille. Il transféra le poids de son corps sur un côté, replia la jambe opposée, se détendit brusquement et projeta son adversaire d’un mouvement de bassin tout en lui maintenant le poignet plaqué au sol, la lame à la verticale. Le Birman retomba sur le côté et s’empala sur le poignard au niveau de la taille. Il voulut le retirer de sa chair mais ses gestes de panique ne réussirent qu’à l’enferrer davantage.

Wang le repoussa, se releva et se dirigea en boitant vers la porte ouverte d’un wagon. Le sang coulait le long de sa cuisse et imbibait le tissu de sa combinaison. L’un des deux voyageurs assis sur les banquettes du compartiment lui lança un regard à la fois intrigué et apeuré, l’autre, équipé d’un sensor portable, ne s’aperçut même pas de sa présence. Exténué, le Chinois se laissa tomber sur un siège et observa le quai. Les touristes blonds n’avaient pas bougé, pétrifiés par la sauvagerie du combat qui s’était déroulé sous leurs yeux. Le Birman remuait faiblement sur le béton lisse et gris que chacune de ses reptations maladroites enduisait de sang.

 

Wang regagna sans encombre l’hôtel du centre d’affaires David-Naüm. Personne ne lui posa de question sur ses vêtements déchirés et la tache de sang qui maculait sa combinaison, ni dans le métro ni à la réception.

Frédric l’attendait dans sa chambre.

« Où étais-tu passé ? J’étais mort d’inquiétude... »

En dehors des Jeux, c’était la première fois que le défendeur français se souciait de la santé de son capitaine de champ. Son visage et son regard tourmentés traduisaient une inquiétude sincère. Wang espéra qu’il n’avait pas fouillé dans son sac de voyage et découvert le petit appareil que lui avait fourni la ruche.

« J’ai failli mourir tout court... » répondit-il en désignant sa blessure.

Il relata brièvement l’attaque des six hommes dans la vieille ville de Jérusalem.

« Nous essaierons de tirer cette histoire au clair, mais plus tard, dit Frédric en se dirigeant vers le salon sensor. Il y a plus urgent pour l’instant. J’appelle un médecin... »

Il paraissait à la fois soulagé et contrarié. Lorsqu’il eut refermé la porte du sensor derrière lui, Wang se laissa tomber de tout son long sur son lit, ferma les yeux et songea qu’il devrait maintenant se méfier de tout et de tous jusqu’aux prochains Jeux.