CHAPITRE XV
L’AIGLE D’ORIENT

Tôt ou tard, les événements te commanderont de pactiser avec l’ennemi. T’es-tu bien demandé, avant de te rendre dans la demeure de l’homme qui te poursuit de sa haine, si tu as bien nettoyé ton esprit et ton cœur de tous tes ressentiments ? Sais-tu que le véritable ennemi se terre au fond de toi-même, monstre féroce qui se nourrit de tes jugements, de tes insuffisances, de tes misères ? Sais-tu qu’accuser l’autre de tes malheurs ne réussit qu’à dénoncer ta pauvreté morale ? Le non-agir, le calme pur, voilà la solution. L’esprit en repos ne connaît pas d’ennemi, ni à l’intérieur ni à l’extérieur de lui-même.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

L

es quatre cents hélicoptères s’étaient posés sur l’aire de stationnement, une immense esplanade qui s’étendait entre les hangars et les casernements. Transportés sur l’île des Jeux dans des avions cargos, ils avaient été amenés au camp de base vietnamien par les pilotes de l’armée de Frédric Alexandre. Les huit cents soldats sélectionnés par la cellule morphopsycho avaient intégré en moins de trois mois les notions fondamentales de pilotage. Voronielle Branka les avait répartis en tandems tout en réfutant l’idée de leur distribuer les rôles habituels de pilote et de copilote : chacun des deux devait être à tout moment capable de se débrouiller seul en cas de blessure ou d’incapacité provisoire de son équipier.

Kamtay avait été associé à un jeune Syrien de la GNI du nom d’Hissan Barba, un garçon de vingt ans au teint mat, aux yeux charbonneux et au sourire facile. Le Laotien affirmait à Belkacem et à Wang qu’il prenait davantage de plaisir aux commandes de son appareil que dans les bras d’une femme. Il ressentait là-haut une sensation de liberté inouïe, comparable, sans doute, à celle que connaissent les oiseaux. Chaque fois qu’il descendait de son hélico, qu’il avait baptisé l’Aigle d’Orient en accord avec son équipier, il ne songeait qu’à y remonter le plus tôt possible pour éprouver de nouveau l’ivresse du vol.

Ayant quitté quelques heures plus tôt l’hiver froid et sec qui régnait sur l’Europe occidentale, les hommes rencontrèrent des difficultés à s’habituer au climat tropical de l’île des Jeux. La chaleur avoisinait les quarante degrés centigrades et se conjuguait avec une hygrométrie élevée pour transformer l’air en une vapeur brûlante. Le simple fait de se lever pour se rendre dans les cabines de bois faisant office de toilettes leur coûtait une énergie folle. Couverts de sueur à toute heure du jour et de la nuit, ils avaient pour la plupart renoncé à porter d’autre vêtement que leur caleçon. Ils étaient regroupés par mille dans les dix bâtiments du camp de base qui leur servaient à la fois de dortoirs, de réfectoires, de salles de douches, et dont les matériaux déjà rongés par les moisissures répandaient une suffocante odeur de pourriture. Les AK47, les chargeurs, les grenades, les couteaux, les casques, les treillis, les harnais et les chaussures formaient de petits monticules au pied des lits superposés. L’agressivité des moustiques – charmante attention de la part des membres du COJU... – les empêchait de trouver le sommeil, d’autant que le défi français n’avait pas prévu de moustiquaires ou toute autre forme de protection contre ces terribles insectes. Même s’ils avaient connu ce genre de désagréments dans les provinces de la RPSR ou de la GNI dont ils étaient originaires, les hommes souffraient des piqûres incessantes que les conditions climatiques transformaient en cloques purulentes.

Les Jeux débutaient le 1er mars, soit cinq jours après le débarquement des troupes vietnamiennes sur l’île. Frédric n’avait toujours pas défini de stratégie précise, comme si le paramètre représenté par la dimension verticale lui posait d’insolubles problèmes. Les réunions préparatoires, qui se tenaient sous un chapiteau de toile et qui rassemblaient les membres du bureau, le responsable de la cellule morphopsycho, Voronielle Branka, le capitaine de champ et ses deux remplaçants, accouchaient de considérations tactiques dépourvues d’intérêt. Les membres du bureau et le responsable de la cellule morphopsycho se disputaient la parole pour proférer des banalités qui trahissaient une méconnaissance totale des réalités de la guerre. Ils sollicitaient souvent Wang du regard pour obtenir son approbation. Ce manège horripilait Frédric, qui s’énervait et renvoyait tout ce petit monde dans ses quartiers pour retrouver calme et concentration. La chaleur était telle sous ce chapiteau que les uns et les autres s’empressaient d’obtempérer. Wang et ses deux remplaçants, un Arabe et un Moldave, couraient se réfugier sous la douche du baraquement qu’ils occupaient en compagnie de dix officiers (Frédric n’avait pas estimé nécessaire d’en nommer davantage, les guerres héliportées ne requérant pas selon lui la même lourdeur hiérarchique que les conflits au sol), de Belkacem et de Kamtay. La sensation de fraîcheur apportée par l’eau ne durait pas longtemps, une dizaine de minutes tout au plus, et les moustiques, virulents, les empêchaient de récupérer les heures de sommeil qu’ils leur volaient pendant la nuit.

Wang avait sympathisé avec un de ses remplaçants, Ibn El Feïr, un homme originaire du Yémen, mais l’autre, Anton Sovokar le Moldave, lui inspirait de la méfiance en dépit d’une attitude en apparence cordiale. Son sourire semblait faux sous son épaisse moustache et ses yeux clairs avaient tendance à se dérober. En outre, la sensualité affectée avec laquelle il caressait la lame de son poignard trahissait un désordre psychologique qui cadrait mal avec la responsabilité dont l’avait investi la cellule morphopsycho. La Moldavie avait subi les séquelles des catastrophes nucléaires qui s’étaient abattues sur l’Ukraine, et ses habitants souffraient selon toute probabilité des mêmes maladies, des mêmes déséquilibres que leurs voisins ukrainiens.

Les vents du crépuscule déposaient une fraîcheur relative sur l’île mais il n’était pas question pour autant de s’aventurer dans la jungle et les marécages qui bordaient le camp de base. Les rares inconscients qui s’y étaient essayés s’étaient perdus, avaient passé toute la nuit au milieu d’une végétation étouffante ou bien s’étaient embourbés dans l’herbe à éléphant, une savane épaisse qui recelait d’innombrables chausse-trappes boueuses. Kamtay et neuf pilotes confirmés avaient effectué un vol de reconnaissance au-dessus de l’île. Ils avaient survolé le camp américain, pratiquement identique au vietnamien, croisé des hélicoptères ennemis – seul le petit drapeau US enchâssé dans la portière de la cabine les différenciait les uns des autres –, poussé jusqu’à la barrière électromagnétique qui entourait l’île et dont la hauteur leur interdisait le passage, puis ils étaient rentrés à la base après avoir repéré les endroits relativement dégagés et secs où ils pourraient éventuellement se poser.

Le kérosène avait été entreposé sous un immense hangar dans des cuves métalliques que les techniciens d’Elfotal avaient conçues pour résister aux roquettes et autres explosifs. Le ravitaillement était effectué par une dizaine de transbordeurs solaires équipés de pompes et de conteneurs étanches d’une capacité de mille litres.

Lors de son dernier voyage à Rabastens, Wang avait demandé à la ruche si elle connaissait le rayon d’action des hélicoptères.

« En 1960, les Huey étaient prévus pour une autonomie de cinq à six cents kilomètres.

— Étaient ?

— Nous avons légèrement modifié les plans que le COJU a remis à l’Aérospace et à sa rivale américaine, B & B. Ils sont désormais capables de couvrir une distance de deux mille kilomètres avec un seul plein.

— Vous avez donné le même avantage aux Américains ? Je croyais que vous cherchiez à favoriser ma victoire...

— Les immigrés du défi américain sont-ils vraiment tes adversaires, Wang ? »

 

L’après-midi du 28 février 2216, les dix mille hommes de l’armée du défendeur furent rassemblés sur l’aire de stationnement des hélicoptères, remisés pour la circonstance dans les hangars. Ils transpiraient à grosses gouttes sous les treillis qu’ils avaient passés directement sur leur peau nue. Ils tenaient d’une main leur fusil d’assaut et de l’autre leur casque. Ils avaient glissé les grenades et les chargeurs dans les étuis de leur harnais et dans les poches de leur veste. Ils mijotaient dans leurs lourds brodequins de cuir, d’autant qu’ils n’avaient pas jugé nécessaire d’enfiler leurs chaussettes. De temps à autre, ils chassaient à grand renfort de gestes les moustiques qui tournoyaient autour d’eux en émettant leur bourdonnement agaçant. L’aréopage du défi français se tenait au grand complet sous le chapiteau. Morphopsychos et officiels du bureau avaient gardé leurs vêtements XIXe siècle, pourtant peu adaptés à la température ambiante. Ils se tamponnaient régulièrement le front et la bouche avec des mouchoirs qu’ils brandissaient comme autant de drapeaux blancs de capitulation.

Juché sur une estrade, Frédric Alexandre avait posé son haut-de-forme sur le bord du pupitre que les techniciens avaient sonorisé quelques heures plus tôt. Ses cheveux plaqués par la transpiration avaient conservé la marque circulaire imprimée par le chapeau. Il n’avait pas répondu aux questions des membres du bureau lors de la dernière réunion. Il s’était contenté d’arborer un air mystérieux qui leur montrait, d’une part, qu’il n’avait pas confiance en eux – ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort –, qui laissait, d’autre part, la porte ouverte à toutes les interprétations. Wang le soupçonnait d’attendre le début des Jeux pour commencer à réfléchir, pour s’adapter aux circonstances. Incapable d’organiser et de prévoir les événements, il avait besoin de désordre pour rebondir, pour s’infiltrer dans les failles adverses. Il n’était pas un véritable stratège, un général capable d’appréhender les données d’une situation et d’anticiper les mouvements de l’ennemi, mais un homme de réaction, un canal par lequel se déversait l’entropie. La stratégie du chaos n’était pas le fruit d’un raisonnement maîtrisé, encore moins un trait de génie, mais seulement le caprice inconscient d’un enfant malheureux qui se vengeait de l’humanité. Le réseau sensolibertaire avait misé sur lui parce qu’il était l’agent idéal pour semer la perturbation dans l’organisation occidentale et que, associé à un spécialiste de la survie comme Wang, il récolterait en quelques années davantage de résultats que les auxex en avaient obtenu en deux siècles.

Frédric déboutonna sa redingote, desserra son nœud de cravate, le col de sa chemise.

« Demain commencent les cent huitièmes Jeux Uchroniques », déclara-t-il.

Bien qu’amplifiée par les haut-parleurs, sa voix parut se liquéfier dans la moiteur ambiante.

« Demain, vous ne combattrez pas seulement pour le défi français, mais surtout pour votre propre vie. Elle sera votre récompense si vous savez vous dépasser, si vous savez surmonter votre souffrance, si vous savez garder l’espoir en toute circonstance. Vous ne vous battrez pas pour asseoir la réputation de votre stratège, mais pour revenir indemnes de cette île et couler des jours paisibles dans l’attente des prochains Jeux... »

Il prononçait toujours le même type de discours à la veille du défi. Il insistait sur cette notion de survie qui semait des germes de chaos dans la tête et le ventre de chacun de ses hommes.

« Le COJU n’a pas souhaité rétablir les temps morts, mais sachez que je veillerai sur vous du PC volant, que je peux trouver à tout moment la solution qui vous sortira d’une impasse. Le capitaine de champ ou, à défaut, ses deux remplaçants seront en contact permanent avec moi et vous transmettront les ordres par l’intermédiaire des officiers ou des pilotes. »

Il s’interrompit et observa ses soldats qui s’éventaient de la main ou à l’aide de leur casque. Il se rendit soudain compte qu’il n’avait pas pris de nouvelles de Delphane depuis presque deux mois. Elle ne lui avait donné de son côté aucun signe de vie sur son sensor portable ou sur le sensor collectif du bureau. Il songea avec amertume qu’ils étaient devenus des étrangers l’un pour l’autre et que, si on ne pouvait pas lui imputer entièrement cet état de fait, il portait une grande part de responsabilité dans l’échec de leur couple. Il s’épongea le front d’un geste brusque qui déclencha une nouvelle et détestable diaphorèse sous sa lourde redingote et sa chemise de coton. Il avait raté une partie de sa vie, mais il avait encore la possibilité de réussir dans le domaine qui lui tenait le plus à cœur, d’imprimer une trace dans l’histoire de la stratégie. Il évita de croiser le regard de Wang, placé au premier rang face à l’estrade. Les tueurs choisis par Aliz avaient échoué dans les ruelles de Jérusalem-Est – ils avaient commis l’erreur d’organiser son assassinat dans un cadre qui ne s’y prêtait pas –, mais il avait fait en sorte que le Sino-Russe ne puisse pas sortir vivant de l’île des Jeux. La mort y moissonnait en abondance, et nul ne s’étonnerait de sa disparition.

 

Pendant que le porte-parole du COJU leur rappelait les règles des Jeux d’une voix aigrelette, Larrie Big-Bang et Alexandre le Grand se dévisageaient avec insistance, comme deux boxeurs du XXe siècle avant un combat. Plus petit que son challengeur, le défendeur soutenait avec fermeté le regard ardent de son vis-à-vis, dont le corps massif disparaissait sous les capteurs posés par les techniciens. Les officiels du Comité s’étaient figés de chaque côté des deux hommes. Engoncés dans leurs vêtements, ils regrettaient en cet instant d’avoir imposé un climat aussi éprouvant pour illustrer ce cent huitième défi et attendaient avec impatience la fin de la cérémonie. Ils avaient été déposés sur cette clairière nue et plate par deux hélicoptères du défi américain. Ils n’étaient pas sortis très dignes de ce court séjour dans ces appareils aussi bruyants qu’inquiétants. Ils avaient ordonné aux deux finalistes de se dévêtir et aux techniciens d’installer les capteurs télésens avant même que le porte-parole n’eût fini d’égrener les articles du règlement, une décision contraire aux usages. Les moteurs des PC tapis dans l’herbe haute un peu plus loin ronronnaient en sourdine. La chaleur humide et les moustiques retiraient sa solennité à la scène, retransmise par grands télésens occidentaux.

Les techniciens entourèrent Frédric pour lui fixer les capteurs autoadhésifs sur le torse, sur le dos, sur le bassin, sur les cuisses. Les arbres de la jungle qui cernait la clairière tremblaient dans les effluves de chaleur. Le soleil lui-même ne parvenait pas à percer les brumes qui s’enroulaient en écharpes autour des reliefs.

Le porte-parole prononça les paroles rituelles.

« À vos postes, messieurs. Serrez-vous la main. »

Larrie Big-Bang broya les phalanges de son adversaire avec une brutalité qui en disait long sur ses intentions. Les deux stratèges se glissèrent à l’intérieur des PC qui, pilotés par l’ordinateur du bureau de l’île, décollèrent quelques secondes plus tard et se stabilisèrent à une hauteur de deux cents mètres.

« Maintenant », modula la ruche.

L’aube commençait tout juste à poindre au-dessus de la jungle. Les officiers et les deux remplaçants de Wang dormaient à poings fermés, terrassés par la fatigue au cœur de la nuit. Les moustiques avaient semé des cloques rougeâtres sur les corps sans défense. Les ventilateurs, tournant au ralenti, ne parvenaient pas à chasser les odeurs de moisissures et de rouille qui imprégnaient l’atmosphère du baraquement. Des fissures couraient déjà sur le plafond, qui ne tarderait pas à se disloquer sous l’action délétère de l’humidité.

Poisseux, Wang repoussa le drap et se frotta les yeux. Le jour s’immisçait en traits obliques par les stores et hachurait la pénombre. La lumière encore maladive révélait les étranges figures géométriques composées par les membres et les troncs sur les matelas. Les voyants frontaux teintaient de rose les traversins chiffonnés.

Ce n’est pas un peu tôt ?

« Au contraire, le matin est propice aux négociations. Les hommes n’ont pas envie de se battre au réveil. Et les stratèges n’ont pas encore donné leurs ordres. »

Ils vont nous canarder...

« C’est toi l’homme de terrain, Wang. »

Et nos voyants frontaux ?

« Même procédé que d’habitude. »

Nous n’avons peut-être plus besoin de...

« Tant que tu n’auras pas négocié le pacte, évitons toute précipitation. Ce genre de détail, même infime, est susceptible d’éveiller l’attention de Vigil et des autres OISI. Communication terminée. »

Wang se releva, saisit la serviette éponge étalée au pied de son lit, réveilla d’une bourrade Kamtay et Belkacem qui dormaient dans les lits voisins du sien, leur fit signe de se taire et, d’un geste de la main, les invita à passer dans la salle des douches. Ils l’y rejoignirent quelques secondes plus tard. Le Laotien avait ceint ses hanches d’une serviette. Le Soudanais ne quittait ses sous-vêtements qu’en de très rares occasions, pour ne pas exposer un épiderme allergique aux rayons du soleil, disait-il, mais ses deux compagnons avaient compris depuis longtemps qu’un sentiment de pudeur lui interdisait de se montrer nu devant ses semblables. Leurs mines froissées traduisaient le manque de sommeil et le désagrément d’un réveil en sursaut.

« Qu’est-ce qui te prend ? marmonna Kamtay. Cette putain de chaleur et ces salopards de moustiques ne te paraissent pas suffisants ?

— Pas si fort ! murmura Wang. Personne ne doit nous entendre. »

Il défit sa serviette, l’accrocha à l’une des patères scellées dans la cloison et tira sur la chaîne d’une douche. L’eau jaillit de la pomme, froide au début, puis légèrement tiède. Kamtay l’imita, comprenant que le bruit des écoulements empêcherait les autres occupants du baraquement de surprendre leur conversation. Belkacem se décida à son tour, mais ne retira pas pour autant ses sous-vêtements.

« J’ai besoin de ton hélico, dit Wang à l’adresse de Kamtay.

— Maintenant ? »

Le Chinois acquiesça d’un hochement de tête. Il avait l’impression que l’eau emportait les ultimes vestiges de la nuit. Le revêtement synthétique de la pièce partait en lambeaux et révélait par endroits le sol de terre battue. Pour de sombres raisons de restriction budgétaire, l’administration de l’île des Jeux n’avait pas jugé utile de construire les bâtiments sur des fondations en dur.

« Les Jeux ne sont pas commencés ! grommela le Laotien. Et les vols de reconnaissance sont interdits jusqu’au début des hostilités.

— Nous menons une autre guerre...

— Arrête un peu tes mystères, par le Buddha ! s’emporta Kamtay qui, se rendant compte que son éclat risquait de donner l’alerte, se mordit les lèvres.

— Je vous expliquerai tout dans l’hélico.

— Est-ce que ma présence est vraiment nécessaire ? demanda Belkacem.

— Tu me remplaceras au cas où ça tournerait mal.

— Nous prenons nos armes ?

— C’est préférable, mais j’espère que nous n’aurons pas à nous en servir... »

Ils finirent de se doucher, récupérèrent leurs vêtements, leurs chaussures, leur casque, leur harnais, leurs armes, Wang son émetteur-récepteur, et se rhabillèrent à l’extérieur du bâtiment. La température était à peu près supportable en cette heure matinale.

Wang déchira le drap qu’il avait ramassé sur son lit, préleva deux bandes de tissu qu’il noua autour de sa tête, tendit le tissu restant à Kamtay. Le Laotien ouvrit la bouche pour poser une question, la referma aussitôt, conscient qu’ils n’avaient pas de temps à perdre en vaines palabres, découpa à son tour deux pans d’étoffe qu’il remit à Belkacem, confectionna son propre bandeau.

Après avoir posé leurs casques par-dessus les bouts de tissu et resserré les lanières, ils se dirigèrent au pas de course vers les hélicos qu’on avait sortis de leurs hangars après le discours de Frédric et alignés sur l’aire de stationnement pour les tenir prêts à décoller à la première alerte. Les treillis sans manches leur offraient une grande liberté de mouvement, même si les grenades et les chargeurs glissés dans les multiples poches et les étuis de leur harnais les alourdissaient de cinq ou six kilos.

Ils ne croisèrent pas âme qui vive sur l’aire de stationnement. Les Jeux ne débuteraient qu’à midi et Frédric, qui n’était pas autorisé à communiquer avec son capitaine de champ avant le coup d’envoi officiel, n’avait laissé à ses hommes aucune consigne sur l’heure du réveil. Une erreur : en tant que stratège, Wang aurait exigé de ses soldats qu’ils se lèvent aux aurores et se préparent à l’affrontement comme des lutteurs échauffant leurs muscles et leurs articulations avant un combat. Si Larrie Big-Bang ordonnait à ses GI de lancer une attaque massive sur le camp de base du défendeur dès la fin de la sonnerie qui annonçait le début des hostilités, il gagnerait les Jeux en moins de deux heures. Mais le challengeur n’était certainement pas porté par cette audace qui renversait les montagnes, qui bouleversait les pronostics les mieux établis (Wang avait entendu dire que les parieurs occidentaux avaient misé en masse sur Frédric, devenu une valeur sûre après avoir réussi deux uchronies consécutives), il avait besoin de certitudes avant d’abattre ses cartes, comme ces joueurs qu’une prudence excessive conduit à leur perte ou à des gains dérisoires.

L’Aigle d’Orient se trouvait au milieu d’une rangée de trente appareils distants les uns des autres d’une quinzaine de mètres. L’équipier de Kamtay avait tracé, à l’aide d’un morceau de bois brûlé, le nom de l’hélicoptère sur le bas de la carlingue, en français mais également en arabe.

Le Laotien ouvrit la porte de la cabine de pilotage et s’installa avec agilité sur le siège. Wang et Belkacem s’introduisirent dans le ventre de l’appareil par l’ouverture béante du compartiment.

L’Aérospace n’avait pas installé de portes coulissantes sur les flancs des modèles UH-1B. Les Iroquois étaient des cargos, des bêtes de somme chargées de transporter les troupes, et on les avait conçus pour faciliter le débarquement des hommes qu’une porte capricieuse aurait risqué d’entraver au moment de sauter à terre.

Une âpre odeur métallique flottait dans le compartiment. Tandis que Kamtay s’activait devant le tableau de bord, Belkacem s’efforçait de surmonter la peur qui s’était emparée de lui. La perspective de quitter le plancher des vaches à l’intérieur de cet amas de tôle le couvrait de sueur froide, lui retournait le ventre. Il ne parvenait pas à reprendre son souffle, et les grondements inquiétants qui provenaient de ses entrailles préludaient à la montée imminente d’une nausée. Il regretta de ne pas avoir eu le temps de manger quelque chose avant de partir, car, au moins, il aurait eu quelque chose à régurgiter.

« Tu auras assez de kérosène ? cria Wang à l’intention de Kamtay.

— Nous avons fait le plein hier au moment de les sortir des hangars... »

Le grondement des moteurs de l’Iroquois déchira le silence de l’aube. La turbine prit peu à peu de la vitesse, et l’air haché par les pales souleva les feuilles et les brindilles éparpillées sur le béton de l’aire de stationnement. L’hélico s’arracha du sol dans un rugissement et gagna rapidement de l’altitude. Belkacem se rencogna sur la banquette et ferma les yeux pour ne pas voir la terre s’éloigner.

Kamtay stabilisa l’appareil à cent mètres de hauteur et se retourna vers Wang, assis sur le strapontin fixé sur la cloison qui séparait le compartiment de la cabine. Là encore, l’Aérospace avait fait l’économie d’une porte entre les deux parties de l’appareil, considérant que les pilotes, reliés au capitaine de champ par un système radio, n’auraient pas besoin de se déplacer pour transmettre les ordres aux hommes de troupe – à la condition de crier très fort pour dominer le vacarme.

Wang se rendit compte que le Laotien s’adressait à lui mais il ne comprit pas un mot de son discours et, par gestes, lui fit signe d’utiliser son système radio. Il installa lui-même son émetteur-récepteur, équipé d’un interrupteur qui permettait d’utiliser deux fréquences, l’une pour communiquer avec le stratège et ses remplaçants, l’autre avec les pilotes. Il retira son casque pour enfoncer les écouteurs dans ses conduits auditifs. Le grondement du moteur se transforma en un ronronnement étouffé. Il commuta ensuite sur la fréquence B et perçut les crachotements caractéristiques d’une liaison radio.

« Tu me reçois, Wang ? »

Il vit par l’étroite embrasure que Kamtay, tout en tenant le manche et en surveillant les différents instruments de bord, s’était lui-même coiffé d’un casque radio beaucoup plus volumineux que le sien.

« Parfaitement, répondit-il.

— On a vraiment de bonnes raisons de faire les cons ?

— Cap sur le camp de base américain... »

Kamtay marqua un temps de pause puis se retourna pour chercher des traces de plaisanterie sur le visage de son interlocuteur.

« Tu as perdu la tête ! s’exclama-t-il après avoir constaté que les traits de Wang restaient imperturbables. On va les attaquer à trois ? Avant même le début des Jeux ? »

Les baraquements n’étaient plus que des cubes blanchâtres cernés par une végétation luxuriante, et l’aire de stationnement ressemblait à un lac gris où flottaient des libellules vert sale.

« Mets le cap sur ce putain de camp ! répéta Wang d’un ton sec.

— Je ne suis pas ton chien ! rétorqua le Laotien. Je suis un homme et j’ai besoin de comprendre...

— Je te donnerai toutes les explications pendant le vol.

— Je l’espère. Sinon je te promets de faire demi-tour... »

 

Kamtay aperçut des formes scintillantes dans le lointain. Le soleil n’avait pas encore paru dans un ciel qui hésitait entre le bleu, le gris et le vert. L’Aigle d’Orient survolait depuis quelques minutes un paysage de marécages et de rizières (il n’y avait pas de riz dans ces champs inondés censés imiter les plantations vietnamiennes).

« PC volants droit devant ! » annonça le Laotien.

La voix nasillarde du Laotien agressait les tympans de Wang.

« Ils ne peuvent pas nous entendre, ils sont isolés du bruit. Ils ne peuvent pas non plus nous repérer sur leur carte lumineuse. Grimpe à trois ou quatre cents mètres d’altitude et contourne-les. Ça devrait suffire.

— Et si des crétins ont donné l’alerte en bas ?

— Frédric n’a pas le droit d’intervenir avant le début des Jeux.

— Nous ne nous gênons pas pour le faire...

— Le système occidental repose entièrement sur la laisse bioélectronique qui nous relie aux cerbères.

— Les bandeaux n’ont rien à voir avec la neutralisation provisoire des voyants frontaux, n’est-ce pas ?

— Ils entraînent les techniciens occidentaux sur de fausses pistes. Bon nombre d’entre eux sont persuadés que certains types de tissus se conjuguent avec certains types de peaux pour entraîner une diminution du rayonnement du voyant. D’autres penchent pour un dysfonctionnement de la micropuce greffée dans le cerveau des immigrés. Le principal est que personne n’y ait vu l’intervention d’un réseau clandestin... »

L’hélico gagna de l’altitude et effectua une large boucle pour éviter les deux œufs suspendus dans les airs à l’intérieur desquels se devinaient les silhouettes immobiles des finalistes des Jeux.

Prostré sur la banquette, Belkacem n’avait toujours pas rouvert les yeux. Un voile légèrement gris était tombé sur son visage. Les rides verticales de son front et la crispation de ses traits montraient qu’il luttait contre la terreur qui le submergeait et réduisait à néant ses facultés de raisonnement. Les vibrations et les changements de cap de l’hélicoptère commençaient à disperser le barda posé à ses pieds.

« Ce réseau... reprit Kamtay après s’être assuré que les PC volants ne s’étaient pas lancés à leur poursuite. Qu’est-ce qui pousse des Occidentaux à se battre entre eux ?

— Ce ne sont plus des Occidentaux, répondit Wang. Ni tout à fait des hommes...

— On est humain ou on ne l’est pas ! objecta le Laotien. Les moitiés d’hommes n’existent que dans les légendes.

— L’évolution peut entraîner des mutations. Ma grand-mère m’a raconté que son propre grand-père a participé aux purges génétiques qui ont condamné des millions de mutants à brûler dans des fours crématoires.

— Le dragon nucléaire a frappé également au Laos et dans les pays voisins, renchérit Kamtay. Au début du XXIIe siècle, les clans ont pratiqué la même politique de purification génétique. Ils craignaient que le mélange des gènes n’infecte l’ensemble de la population. La seule différence est qu’ils ne brûlaient pas les abominables – c’est comme ça qu’on surnommait les irradiés – mais qu’ils les jetaient vivants dans de grandes fosses comblées ensuite avec des pierres et de la terre. Les gens de ton réseau ont été contaminés par le fléau nucléaire ?

— Ils ont programmé eux-mêmes leur mutation, répondit Wang. Ils sont devenus des hybrides de chair et de technologie.

— Et c’est pour ces monstres que nous allons nous battre ?

— Ils ont autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux. Ils poursuivent leur but et nous poursuivons le nôtre... »

L’Aigle d’Orient arriva en vue du camp américain au moment où le soleil encore pâle faisait son apparition au-dessus de la jungle. Ils distinguaient nettement la barrière électromagnétique qui encerclait l’île et dont la teinte bleue contrastait avec le gris fer du ciel. La base du challengeur se différenciait de celle du défendeur par la disposition des bâtiments et par le paysage environnant, plus ocre et clairsemé. La chaleur augmentait rapidement avec l’avènement de l’astre du jour, et l’intérieur de l’hélico se transformait peu à peu en fournaise. Wang se leva, s’approcha de l’ouverture du compartiment, s’agrippa à l’arête de tôle, aperçut les silhouettes des soldats américains qui s’agitaient entre les appareils rangés sur leur aire de stationnement comme des mouches autour de charognes.

« Quels sont les ordres, maintenant ? demanda Kamtay.

— Atterris au milieu du camp.

— Ces dingues vont nous mitrailler dès que nous pointerons le nez dehors !

— L’heure des combats n’a pas encore sonné.

— Les Sudams ne sont pas des moitiés de soldats : ils sont tellement remontés qu’ils ouvriront le feu sans se soucier de savoir si les Jeux ont commencé. Ces types-là sont des fauves enragés.

— Il ne te reste plus qu’à prier tes ancêtres.

— Ils ne m’entendront pas : ils sont restés là-bas, au Laos. Demande plutôt à Belkacem d’intercéder pour moi auprès d’Allah.

— Le mal de l’air l’empêche de penser à son dieu. »

Tout en soutenant la conversation radio, Kamtay avait amorcé la descente. L’intrusion d’un hélico ennemi au-dessus de leurs têtes alors que le jour venait à peine de se lever avait déclenché un début de panique dans la base américaine. Les portes des baraquements vomissaient des soldats par centaines, dont la plupart n’avaient pas eu le temps de revêtir leur tenue de combat. Les pilotes couraient vers leurs appareils, se préparant à décoller en catastrophe pour contenir une attaque massive de la flotte aérienne viet. Les fantassins pointaient leur fusil d’assaut sur le scarabée kaki qui s’approchait du sol en découpant l’air de ses pales sifflantes.

« Je remonte ! hurla Kamtay. Ils vont nous réduire en charpie.

— Pose-toi ! glapit Wang.

— Tu passeras le bonjour à ton réseau ! » grogna le Laotien.

Il choisit d’atterrir sur l’étroite bande bétonnée qui séparait les casernements de l’aire de stationnement. L’Aigle d’Orient se rapprocha. Les tourbillons engendrés par le mouvement de ses pales happèrent un sac-poubelle qui roula sur lui-même et heurta de plein fouet les marches métalliques de la porte d’entrée du baraquement le plus proche. Il éclata dans le choc et les turbulences dispersèrent son contenu sur le ciment écaillé.

Bien qu’il s’attendît à recevoir une balle ou une grenade à tout moment, Kamtay posa l’appareil en douceur. Dès que les pieds de l’hélico eurent touché le sol, il coupa le moteur et les pales cessèrent progressivement de tourner. Un silence de cathédrale retomba sur la base peuplée de statues. Les GI de Larrie Big-Bang craignaient d’être éteints s’ils ouvraient le feu avant la sonnerie de l’ouverture officielle des Jeux, et c’était sur cette peur que le réseau sensolibertaire avait compté pour faciliter la démarche de Wang. Contrairement à ce qu’avait affirmé Kamtay quelques minutes plus tôt, leur conditionnement d’immigré, symbolisé par ce sceau qui dispensait une lumière rougeoyante et perpétuelle au-dessus de leurs yeux, restait plus fort que leurs réflexes de combattants.

Wang secoua l’épaule de Belkacem pour le tirer de sa léthargie. Le Soudanais leva sur lui des yeux agrandis par la frayeur et jaunis par un dérèglement hépatique. Des filets de salive et de bile mélangées s’écoulaient des commissures de ses lèvres.

« Nous sommes arrivés, murmura Wang.

— Où ? lâcha Belkacem entre ses lèvres serrées.

— En enfer ! cracha Kamtay qui s’engouffrait dans le compartiment.

— Dans le camp de base américain, corrigea Wang.

— Ça revient au même... » soupira Belkacem en s’essuyant la bouche d’un revers de manche.

Wang dénoua l’un des deux pans de drap qui lui ceignaient le front et l’attacha sur le canon de sa Kalashnikov. De nouveau, la chaleur moite recouvrait l’île des Jeux et leur donnait l’impression de se mouvoir à l’intérieur d’un bain de vapeur.

« Tu comptes les amadouer avec ce bout de tissu ? siffla Kamtay.

— Le drapeau blanc des parlementaires, dit Belkacem en se relevant. Est-ce qu’ils connaissent au moins ce symbole ? »

Ses jambes flageolantes peinaient encore à le porter. Tant qu’il ne serait pas sorti de cette maudite boîte en fer, il ne recouvrerait pas l’intégralité de ses facultés.

Wang s’approcha de l’ouverture latérale, tendit le bras et agita dehors le canon de son fusil d’assaut. Des éclats de voix et des cliquetis ponctuèrent son geste. Il apercevait les hommes qui, accroupis derrière les hélicos, serraient leurs armes avec nervosité. Le soleil miroitait sur les pièces métalliques et des rayons fugaces de lumière venaient de temps à autre lui frapper le visage.

Il rentra son drapeau improvisé, attendit une bonne minute avant de le ressortir, l’agita de nouveau, n’obtint pas davantage de réaction que lors de la tentative précédente. Il se débarrassa alors de son ceinturon, de son treillis, et reposa l’AK47 contre la cloison du compartiment.

« Je sens que tu vas faire une belle connerie ! » maugréa Kamtay.

Wang ne tint pas compte de l’intervention du Laotien. Torse nu, il descendit lentement du compartiment et leva les bras pour montrer aux GI qu’il n’était pas animé d’intentions belliqueuses. Deux silhouettes surgirent de l’abri offert par un Iroquois et braquèrent sur lui leurs fusils d’assaut M 16. Des Sudams, un Noir au crâne rasé, un Blanc aux cheveux noirs et lisses. Le premier avait une musculature saillante, imposante. Le deuxième, plus mince, semblait aussi dangereux et sournois qu’un serpent. La tension de leur visage, déformé par la haine et la peur, lui fit craindre le pire. L’espace d’une seconde, il crut qu’ils allaient presser la détente de leur arme, le cribler de balles, et un spasme lui contracta le bas-ventre et le scrotum. Il évita tout geste ou tout comportement qui aurait déclenché un réflexe de tir. D’autres silhouettes se présentaient dans son champ de vision et convergeaient dans sa direction. Il resta immobile, s’évertuant à ralentir sa respiration, à restaurer le calme en lui. Grand-maman Li prétendait qu’un mental fort était plus efficace qu’une cuirasse fabriquée dans le métal le plus solide. Le moment était venu de vérifier que les préceptes de sa grand-mère n’étaient pas les vestiges chimériques d’une tradition oubliée.

Il fut bientôt cerné par une vingtaine d’hommes qui le fixaient avec méchanceté.

« Est-ce que l’un d’entre vous parle le frenchy ? » demanda-t-il d’un ton neutre.

Ils affluaient à présent de toutes parts, se bousculaient dans les allées de l’aire de stationnement. Leurs casques et leurs armes cliquetaient et craquaient en se frottant les uns contre les autres.

« Est-ce que l’un d’entre vous parle le frenchy ? répéta-t-il.

— Qu’est-ce que tu veux, bridé ? » cria une voix.

Wang repéra sur sa gauche l’homme qui venait de l’apostropher. Un petit basané aux yeux bleus.

« Rencontrer votre capitaine de champ... Ou vos capitaines, s’ils sont plusieurs.

— Tu veux les connaître pour mieux les liquider, Chinois ? »

Le petit homme basané traduisit leur conversation aux autres dans un mélange d’espagnol et d’anglais. Un éclat de rire général salua son intervention. Puis un hurlement provenant de la droite domina le tumulte et restaura le silence. Des centaines d’yeux se posèrent soudain sur lui et le détaillèrent avec un mélange de curiosité et de stupeur. Il perçut avec netteté l’excitation et la colère qui s’emparaient d’eux et les amenaient au bord de l’hystérie collective. Ils brandissaient de nouveau leurs fusils d’assaut et bourdonnaient comme des moustiques surexcités par l’odeur du sang.

« Tu es ce fils de pute de Wang ! s’exclama le petit homme basané. Tu as déjà tué les capitaines de champ des senores Hal Garbett et Frankij Moelder ! Tu es venu ici dans l’intention de tuer los... les capitaines de Larrie Big-Bang !

— Les Jeux ne sont pas commencés... avança Wang.

— Tu es capable de tout pour gagner ces fucking Juegos !

— Vous croyez vraiment que je me serais présenté dans votre camp si j’avais voulu éliminer vos capitaines de champ ? »

Des voix s’élevèrent tout autour d’eux, qui réclamèrent sans doute une traduction au petit homme basané, car il prononça quelques phrases dans le sabir anglo-espagnol qui semblait être la langue la plus répandue sur le continent sudam.

« Ils disent qu’il faut t’écraser comme un scorpion ! reprit-il en se tournant vers Wang.

— Vous risquez d’être éteints avant de combattre...

— Pourquoi es-tu venu nous provoquer dans notre camp ?

— Je te l’ai déjà dit : je souhaite rencontrer vos capitaines de champ. Je n’ai pas d’arme. »

Il leva à nouveau les bras et pivota sur lui-même pour leur montrer qu’il n’avait pas glissé de fusil ou de pistolet dans la ceinture de son pantalon.

« Tu peux dissimuler un couteau dans tes poches...

— Fouillez-moi...

— Déshabille-toi ! »

Il hocha la tête, dégrafa le bouton de son pantalon, le retira et le lança dans le compartiment de l’Aigle d’Orient. Son caleçon, collé par la sueur sur ses fesses et ses cuisses, ne dissimulait à l’évidence rien d’autre que ses attributs virils.

« Qu’est-ce que tu leur veux, aux capitaines ? demanda le petit homme basané.

— Leur proposer un pacte.

— Un pacte ? Loco ! Ce sont les Occidentaux qui décident de ces choses, pas les immigrés !

— Je viens vous offrir l’opportunité de retourner chez vous, dit Wang en détachant chacune de ses syllabes.

— Chez nous ? Qui aurait envie de retourner dans un monde aussi pourri que le nôtre ? »

Des cris impatients poussèrent le petit homme basané à interpréter leurs propos. Sa traduction déclencha des réactions contradictoires dans les rangs des GI.

« Beaucoup regrettent d’être passés en Occident... concéda-t-il.

— Quel homme véritable pourrait se satisfaire de cette existence ? reprit Wang. Si vous n’avez pas envie de retourner chez vous, vous pourrez au moins vivre sans la crainte permanente d’être éteints comme la flamme d’une bougie au moindre souffle de vent.

— Impossible ! protesta le petit homme basané. La technologie occidentale...

— Nous effraie, coupa Wang. Mais il existe un moyen de la neutraliser.

— Quel moyen ?

— C’est précisément pour vous en parler que je me suis déplacé jusqu’ici. »

Des lueurs perplexes traversèrent les yeux clairs de son interlocuteur. Le soleil entamait sa course dans le ciel, parsemait les tôles des bâtiments d’éclats argentins. Belkacem et Kamtay se rendirent compte qu’aucun coup de feu n’avait été tiré depuis que Wang était descendu du compartiment et risquèrent un œil par l’ouverture. Ils découvrirent le curieux spectacle de leur ami qui, vêtu de son seul caleçon, semblait contenir une multitude de soldats ennemis par la force de sa pensée. Personne ne leur prêta attention, comme s’ils ne tenaient aucun rôle dans la scène qui se jouait devant l’Aigle d’Orient.

Le petit homme basané fut une nouvelle fois prié de traduire les paroles du visiteur. Le Noir au crâne rasé observait Wang avec une attention soutenue. Il avait baissé le canon de son M 16, preuve que les paroles du capitaine de champ de l’armée ennemie commençaient à se frayer un chemin dans son esprit. Il ne songeait pas à chasser les moustiques qui se posaient sur ses épaules et son cou. La sueur parait de perles scintillantes sa peau d’ébène.

« Ils veulent savoir comment tu les débarrasseras de leur troisième œil, comment ils franchiront le REM dans l’autre sens...

— Je ne vous le dirai pas avant d’avoir obtenu l’accord formel de vos responsables. Le temps presse : plus nous tarderons, plus nous donnerons aux Occidentaux la possibilité de s’organiser. Nous gagnerons notre guerre si nous exploitons nos deux principaux atouts, la vitesse et l’effet de surprise.

— Les capitaines de champ ne sont pas habilités à prendre des décisions de ce genre... Ils ne sont que les haut-parleurs de Larrie Big-Bang, des valets encore plus cruels que le maître, des malditos à qui le pouvoir est monté à la tête.

— À qui dois-je m’adresser ?

— À nous tous. Aux dix mille hommes de ce camp. Il ne nous faudra qu’une dizaine de minutes pour les rassembler. Je leur traduirai tes propositions. Me llamo... je m’appelle Migual Passarell et je viens de l'Argentina... l’Argentine.

— Tu ne vois plus d’inconvénient à retourner dans ton pays, Migual ?

— Disons que j’ai envie d’explorer le vaste monde, amigo. Et je me suis aperçu un peu tard que l’Occident n’était pas si vaste que ça... »

L’aire de stationnement fut dégagée de ses quatre cents hélicoptères en moins d’un quart d’heure. Les dix mille soldats du défi américain se regroupèrent avec d’autant plus de facilité que d’étranges rumeurs affirmaient que le fameux Wang, l’homme qui leur avait été présenté comme l’ennemi public numéro un, s’était posé à l’aube dans le camp pour leur proposer une alliance contre l’Occident, cet éden mythique qui s’était transformé en enfer au franchissement des portes de San Antonio et de Most. Ils avaient adhéré au projet de Larrie Big-Bang parce que le challengeur leur avait promis la survie en cas de victoire, mais la perspective d’être délivré du troisième œil, de renverser le REM, de se retourner contre ces maîtres qu’ils avaient crus infaillibles les emplissait d’une exaltation nouvelle, balayait l’antagonisme superficiel créé de toutes pièces par leurs instructeurs nord-américains.

Migual Passarell se munit de l’amplificateur dont s’était servi Larrie Big-Bang pour prononcer sa dernière allocution avant de prendre place dans son PC volant.

« Jamais je n’aurais cru ça possible ! » s’exclama Kamtay.

Belkacem et le Laotien étaient descendus de l’hélico et avaient rejoint Wang et l’Argentin sur les tables qu’on avait retirées d’un réfectoire et rassemblées à la hâte pour dresser une estrade.

« Les capitaines de champ ne risquent pas de donner l’alerte ? » demanda Wang.

Un sourire énigmatique s’esquissa sur les lèvres brunes de Migual Passarell. Il fit signe à un groupe d’hommes qui se tenaient légèrement à l’écart d’apporter les trois sacs-poubelles posés contre le pied d’une table.

Lorsqu’ils se furent approchés de l’estrade et eurent ouvert les grandes poches, Wang réprima un haut-le-cœur.

« Par le Buddha ! » déglutit Kamtay.

Chacun des sacs renfermait une tête ensanglantée aux yeux exorbités.

« Les capitaines de champ de Larrie Big-Bang, dit Migual Passarell. Personne ne les regrettera : ils sont à leur place avec les ordures...

— C’est toi qui as ordonné leur exécution ?

— Moi ou un autre, quelle importance ? Tout le monde voulait leur peau dans ce camp.

— Les cerbères auraient pu vous éteindre... »

L’Argentin le fixa d’un air insolent.

« C’était un test, amigo : si tu es vraiment celui que tu prétends être, nous ne risquions rien à leur couper la tête. Si tu nous avais menti, nous serions morts. Et la mort aurait été mille fois préférable à un espoir déçu... »