CHAPITRE XIV
IROQUOIS & COBRAS

Il ne faut pas désirer être surestimé comme le jade ni foulé au pied comme un caillou, dit Lao Tseu. Ne cherche donc pas les compliments ni le mépris sur le chemin de la survie. Méfie-toi de ceux qui te flattent ou te dédaignent : ceux-là cherchent à se nourrir de toi.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

L

es cent premiers hélicoptères furent livrés au camp des Landes le 28 novembre 2215, soit trois jours avant le début de l’hiver. Comme on ne trouva aucun immigré qualifié pour les piloter depuis l’usine Aérospace de Clermont-Ferrand, on dut les transporter par supersonique cargo jusqu’à Bordeaux-Langon, puis les acheminer jusqu’aux Landes à l’aide de tracteurs solaires réquisitionnés dans les fermes de la région.

Le COJU avait attribué quatre cents hélicoptères aux deux défis, deux cents transporteurs de troupes copiés sur le modèle américain Huey UH-1B (contenance : entre dix et douze passagers), appelés « Iroquois », deux cents engins de combat tirés du modèle UH-1D, baptisés « Cobras » et équipés de mitrailleuses, de lance-roquettes, de cent roquettes et de cinq mille balles de calibre huit millimètres. Le Comité avait tenu compte de la suggestion du défendeur d’allouer des armements identiques aux finalistes, même s’il avait fallu pour cela tricher avec l’histoire – les héliportages avaient été une exclusivité américaine pendant la guerre du Viêtnam. Cette décision n’avait pas soulevé de tempête dans l’opinion onosienne, tout au plus quelques remous. Des membres influents de l’AOS avaient déclaré que les Jeux connaissaient une dérive inquiétante, qu’en s’écartant de la réalité historique ils perdaient leur véritable signification, mais les deux bureaux, l’américain et le français, s’étaient publiquement réjouis d’une parité qui excluait les habituelles suspicions. Et ce n’était pas le choix des armes individuelles, fusils d’assaut M 16 pour les « GI » de l’armée américaine, AK47 Kalashnikov pour les « Charlies » de l’armée vietnamienne, qui était de nature à modifier ce jugement. Les deux modèles utilisaient des chargeurs de trente balles à une cadence de tir de cinq cents coups par minute. Le COJU autorisait également les défis à équiper chaque soldat de cinq grenades offensives de type M 48 et d’un poignard. Quant aux uniformes, ils se réduisirent dans les deux camps à des vestes et des pantalons de treillis vert kaki, des casques ronds et de lourds godillots de cuir.

Le Comité avait opté pour un climat tropical – chaud, humide – et pour un paysage de jungle, de marécages, de rizières. Il avait en outre décidé de réintroduire sur l’île des Jeux un insecte disparu de l’Occident, le moustique, afin de plonger les combattants dans les mêmes conditions qu’en 1960. La cellule scientifique uchronique avait assuré que les moustiques avaient été modifiés génétiquement afin de s’autodétruire au bout d’un mois (de l’avis général, les Jeux ne se prolongeraient pas au-delà de dix jours), qu’ils ne risquaient donc pas de déferler sur l’Europe et l’Amérique du Nord et de réactiver d’anciennes maladies endémiques comme la malaria ou les sida-mutatis.

Enfin, fort de l’expérience des derniers Jeux, le COJU avait autorisé les stratèges à utiliser trois capitaines de champ afin d’infléchir une évolution tactique qui risquait de se circonscrire à une simple chasse à l’homme.

Le lendemain de la déclaration, le bureau du défi français avait lancé les appels d’offre pour la fourniture de quatre cents hélicoptères, de deux mille roquettes, de cinquante mille grenades, de dix mille fusils d’assaut AK47 Kalashnikov, de dix millions de balles de calibre 5,56 mm, d’un million de balles de calibre 8 mm, de dix mille poignards et de cent mille litres de kérosène. Les candidats ne s’étaient pas bousculés : seule l’Aérospace s’était proposée pour la fabrication des hélicoptères, et encore, elle avait dû subir pour se déclarer la pression du gouvernement français. La prestigieuse entreprise siégeant à Toulouse, devenue l’un des consortiums les plus puissants d’Occident après la débâcle des multinationales au début du XXIe siècle, n’avait pas montré un enthousiasme excessif à l’idée d’employer ses ingénieurs et ses techniciens à la conception de chaînes qui seraient détruites au bout de quelques semaines. La fabrication des hélicoptères du XXe siècle ne ferait guère avancer la recherche aéronautique. De plus, et c’était la principale raison de ses hésitations, elle ne disposait que de très peu de temps pour renouer avec une technologie oubliée, et elle serait jugée sur des appareils qui n’offriraient pas toutes les garanties de fiabilité.

Puisqu’on la contraignait à mettre sa renommée en jeu, elle avait décidé de rentabiliser l’affaire afin de compenser sur le plan financier ce qu’elle risquait de perdre en réputation. Elle avait demandé un prix exorbitant au bureau du défi, lequel s’était tourné vers le gouvernement pour mendier les subsides nécessaires à toute œuvre d’envergure. On avait secrètement maudit le défendeur d’avoir opté pour une guerre dispendieuse. On avait compris, un peu tard, que le COJU s’était empressé d’accepter la requête de Frédric dans le dessein sournois de concourir à la ruine d’une nation qui vivait au-dessus de ses moyens depuis de nombreuses années. On avait donc payé, très cher, le caprice d’une diva de la stratégie qui avait exigé de jouer avec quatre cents appareils dont un seul coûtait davantage que cinq mille chevaux, et on s’était promis de briser l’impudent en cas de défaite.

La compagnie Elfotal, rejeton franco-américain de deux grands groupes pétrochimiques d’avant le REM, avait promis de fournir dans les plus brefs délais un kérosène végétal qui reproduisît avec le plus d’exactitude possible le pétrole lampant odorant et polluant du XXe siècle. Une vingtaine d’entreprises de moyenne importance se partagèrent la production des AK47, des balles, des grenades, des roquettes, des poignards, des chaussures, des casques et des treillis.

Les couturiers planchaient déjà sur la mode des années 1960, avec une prédilection très marquée pour les vêtements de l’Amérique de l’ère de la consommation industrielle, du fast-food, du coca-cola, de la cigarette blonde, de l’automobile, de la musique rock... de tous ces produits et comportements interdits par les lois consuméristes parce qu’ils symbolisaient, aux yeux des gouvernements nationalistes et des religions, la décadence, l’individualisme, la dégradation, la porte ouverte à tous les abus. La mode vietnamienne souffrait de deux tares rédhibitoires : les chapeaux coniques, les tuniques et les pantalons droits n’étaient pas révélateurs d’une époque mais d’une tradition, immobile par définition, et leurs formes sobres, banales, n’offraient que peu de place à la fantaisie, à l’inventivité. Les couturiers onosiens espéraient avec une belle unanimité que Larrie Big-Bang écraserait le petit Frenchy et renverrait les frusques vietnamiennes dans les jungles profondes d’où elles n’auraient jamais dû sortir.

Il fallut une semaine à l’Aérospace pour démarrer les chaînes et réaliser les cent premiers UH-1 B Iroquois. Cette performance parut d’abord honorable au bureau français, mais elle soutint difficilement la comparaison avec l’efficacité de l’entreprise américaine Bœing & Bell qui, d’après les rapports des agents français à Edisto Beach, réussit à sortir trois cents modèles de ses ateliers dans un laps de temps comparable.

« Ils ressemblent comme des petits frères à celui que possédait le parrain de mon clan, fit Kamtay en observant l’un des gros scarabées à la carapace kaki déposés sur le sable par les tracteurs solaires.

— Ça ne me rassure pas ! grommela Belkacem. Ils n’ont encore jamais volé : ils puent le neuf ! »

Avec leur bipale d’une envergure de cinq à six mètres, leur museau arrondi, leurs pieds recourbés, leur ventre rebondi, leur longue queue surmontée en son extrémité d’un aileron et pourvue de deux ailes, ils semblaient a priori incapables de décoller du sable, encore moins de se maintenir en suspension dans les airs. Wang se demanda si le réseau sensolibertaire avait bien analysé la situation en poussant Frédric à choisir une guerre où une telle importance était accordée à des engins aussi sommaires.

« Je me suis porté volontaire pour apprendre à piloter, reprit le Laotien.

— Autant apprendre à un ayatollah à éprouver de l’amour pour son prochain ! s’exclama Belkacem. Il ne reste que trois mois avant le début des Jeux.

— J’y arriverai. De cette façon, nous pourrons rester groupés.

— Nous avons survécu à la dernière guerre en étant séparés... »

Les trois hommes contemplèrent en silence le ballet des tracteurs solaires qui surgissaient de la grande allée de la forêt de pins et progressaient en souplesse grâce à leurs chenilles à coussin d’air. Ils portaient leur encombrant fardeau sur une large plateforme arrière qui s’abaissait au niveau du sol dès qu’ils s’immobilisaient. La plage semblait se peupler de gigantesques insectes pétrifiés, entreposés sur le sable par des prédateurs agités et stridulants.

La plupart des dix mille soldats sélectionnés étaient sortis des blocs et s’étaient répartis par petits groupes devant les appareils. Leurs murmures sous-tendaient comme un bourdon les grondements de l’océan, les piaillements des mouettes, les vrombissements des tracteurs. La proclamation de la liste définitive, révélée cinq jours plus tôt, avait entraîné les scènes habituelles de désespoir et de colère parmi les immigrés. Des bagarres avaient éclaté dans les blocs, sanctionnées immédiatement par l’extinction du voyant frontal des fauteurs de troubles. Beaucoup avaient pleuré en silence, certains avaient prié leur dieu, leurs saints ou leurs ancêtres de bien vouloir les prendre en pitié. Les bruits alarmants qui avaient circulé ces derniers temps affirmaient que les Occidentaux, privés de défenses immunitaires, étaient de gros consommateurs d’implants et que les immigrés déclarés inaptes seraient dirigés vers des laboratoires où ils seraient congelés en attendant le prélèvement de leurs organes.

Interrogé à plusieurs reprises, Wang s’était refusé à confirmer les rumeurs lancées par Belkacem le soir de leur arrivée au camp. Il ne s’estimait pas le droit d’étouffer les dernières braises d’espoir de ces hommes. L’Occident aurait peut-être besoin de quelques-uns d’entre eux pour faire les boulots sales, dangereux, et ceux-là survivraient en attendant des jours meilleurs.

Les Iroquois occupaient maintenant près de quatre cents mètres de plage. Dubitatif, Wang s’avança vers l’océan, fendant les grappes humaines agglutinées devant les hélicoptères. Ce n’était pas avec ces gros bidons coiffés de leurs pales qu’il pourrait rendre justice aux pauvres bougres qui avaient été éteints et congelés pour alimenter les réserves d’organes de l’Occident, qu’il gagnerait l’autre guerre pour laquelle grand-maman Li l’avait expédié de ce côté-ci du REM. Le ciel avait recouvré son bleu uniforme et le soleil miroitait sur les vitres des hublots. Le défi français n’avait pas encore reçu les armes, les balles, les uniformes. Les fournisseurs s’arrangeraient pour livrer le matériel en retard, comme d’habitude. L’entropie se glissait aussi dans les rouages d’un bureau déchiré par les intrigues et qui, contrairement aux promesses d’Émilian Freux, n’avait subi aucune épuration.

« Communication du réseau sensolibertaire... »

Un réflexe entraîna Wang à se retourner et à chercher des yeux l’homme qui venait de l’interpeller. Il eut besoin d’une bonne dizaine de secondes pour se rendre compte que le murmure avait résonné sous son crâne.

« Le réseau t’invite à prendre contact avec la ruche albigeoise pour recevoir tes instructions... »

Pourquoi pas maintenant, puisque vous avez la capacité de me parler à distance ?

« Clarifie tes pensées. Elles sont trop confuses pour que nous puissions les démoduler. »

Wang lança un bref regard autour de lui, comme s’il craignait que cette conversation silencieuse ne fût interceptée par l’un des hommes qui se pressaient entre les hélicoptères.

« Par eux, il n’y a aucun risque. Mais par nos adversaires, c’est très possible si nous prolongeons cet entretien. À l’intérieur d’une ruche, personne, pas même le plus puissant des satellites transmatériels, ne peut capter nos échanges. C’est la raison pour laquelle tu dois te rendre à Rabastens. Le plus tôt sera le mieux. Grâce à ton faux traceur, on ne s’apercevra pas de ton absence. »

Le camp des Landes n’est pas un hôtel ! Nous n’avons pas de chambre individuelle. Quelqu’un pourrait découvrir et endommager le leurre.

« Tu n’auras qu’à le confier à tes amis. Message terminé. »

Mais...

« Message terminé. »

 

Les leçons de pilotage débutèrent le lendemain de la livraison des hélicoptères. Le bureau avait lancé un appel sensor afin de recruter des instructeurs occidentaux – il avait exclu d’emblée les immigrés, car après la destruction de ses aéroports, le deuxième monde avait abandonné l’aéronautique depuis plus d’un siècle et demi – mais deux candidats seulement se présentèrent au camp des Landes, un ancien pilote d’essai âgé de cent vingt-sept ans nommé Paul Marchène, et une femme de quatre-vingt-neuf ans, Voronielle Branka, présidente d’une association dont le but était l’étude et la reconstitution des aérodynes d’avant 2050. Aucun pilote de ligne en activité ne daigna proposer ses services : les supersoniques contemporains requéraient davantage de connaissances en informatique interactive que de compétences en pilotage pur, et leurs commandants de bord ne tenaient pas à se confronter à des appareils dont la simplicité, voire la rusticité, risquait de révéler leur impéritie.

Les huit cents volontaires – étaient considérés comme volontaires les soldats sélectionnés par la cellule morphopsycho, hormis les trois hommes qui s’étaient spontanément proposés et dont faisait partie Kamtay Phoumapang – se répartirent en deux groupes de quatre cents, l’un sous la responsabilité de Paul Marchène, qui gardait l’esprit vif et le corps alerte malgré ses cent vingt-sept ans (il avait subi trente-quatre greffes et affirmait sans vergogne avoir recouvré une cinquième jeunesse après qu’on lui eut implanté les testicules d’un donneur de dix-huit ans), l’autre sous l’autorité de Voronielle Branka, une grande femme à l’allure élégante et à l’autorité cassante.

À l’issue de cours théoriques réduits à leur plus simple expression, on patienta une semaine avant de passer aux essais pratiques, non qu’il s’agît d’une exigence pédagogique de la part des instructeurs, mais la compagnie Elfotal n’ayant pas respecté les délais annoncés, les hélicoptères privés de carburant ne pouvaient pas prendre leur envol. Les huit cents apprentis pilotes furent donc priés de rejoindre les groupes qui continuaient de s’entraîner sur la plage sous les ordres des préparateurs physiques et de participer aux exercices d’endurance, de résistance, de musculation, de combat rapproché.

L’hiver supplanta l’été le 1e décembre. En une nuit, la température passa de trente à zéro degré centigrade, et une fine pellicule de neige recouvrit la plage, la forêt, les allées. Les immigrés qui avaient trouvé absurde la distribution des vêtements chauds avant l’extinction des feux furent bien contents, au sortir des blocs, de s’emmitoufler dans leur épaisse combinaison et dans leur capote.

Wang se souvint de son propre étonnement la première fois qu’il avait assisté à ce changement de saison. En Pologne, l’hiver était précédé de signes avant-coureurs qui permettaient aux habitants de se préparer aux grands froids, de s’approvisionner en bois, en charbon, en pétrole, de calfeutrer leurs maisons, de prévoir des vêtements chauds et des couvertures. Les vents du nord se mettaient à souffler après les premières gelées, et les rats, qui avaient erré tout l’été dans les champs à l’abandon, revenaient occuper la ville avec une agressivité décuplée par la perspective de disette.

L’Occident régulait les cycles saisonniers avec une précision qui avait quelque chose de diabolique.

Wang décida d’exploiter le ralentissement de l’activité lié aux premiers froids et aux ajournements des fournisseurs pour se rendre à Rabastens. Un soir, après le dîner, il fit part à Belkacem et à Kamtay de son intention de passer la nuit hors du camp.

« Dans quel merdier est-ce que tu vas encore te fourrer ? gronda le Laotien. Les salopards qui ont essayé de t’éliminer à Jérusalem ne rateront pas toujours leur coup...

— Ils ne recommenceront pas, affirma Wang.

— Comment peux-tu en être sûr ? »

Kamtay ne cessait de jeter des regards alentour, comme s’il s’attendait à voir surgir des tueurs de la forêt plongée dans les ténèbres. Il avait neigé les deux nuits précédentes, et ils foulaient un tapis blanc de quinze centimètres d’épaisseur. Leurs voyants frontaux teintaient de rouge leur front, leur nez et les nuages de condensation qui se formaient devant leur bouche.

« Ils ont senti passer le vent du boulet, dit Wang. Ils risqueraient gros s’ils récidivaient.

— Un Occidental ne risque pas grand-chose à tuer un immigré, rétorqua Belkacem. Est-ce que tout ça a un rapport avec la mort de la morphopsycho ? »

Troublé par la perspicacité du Soudanais, Wang le fixa pendant quelques secondes avant de répondre :

« Possible. Elle ne supportait plus ce qu’elle était devenue...

— Tu ne peux pas quitter le camp comme ça ! s’exclama Kamtay. Les anges gardiens...

— N’ont rien remarqué lorsque je suis allé à Londres... » coupa Wang.

Il sortit le faux traceur de la poche de sa capote.

« Un leurre, expliqua-t-il. Il prend le relais de mon traceur cérébral. Il vous suffira de presser l’interrupteur et de le glisser dans mon lit. Ils me croiront toujours à l’intérieur du camp.

— Qui t’a filé ce truc ? demanda Kamtay.

— Les gens chez qui je me rends. Nos véritables stratèges. La guerre du Viêtnam ne sera pas un jeu. »

Belkacem saisit le faux traceur et l’examina pendant quelques instants.

« J’aurais bien aimé t’accompagner, murmura-t-il d’un air songeur.

— Plus tard, dit Wang. Lorsque nous aurons parcouru le chemin que nous ont montré Zhao et Kareem.

— Et si Frédric Alexandre ou une huile du bureau te fait demander... avança Kamtay.

— L’un de vous deux prendra le leurre et sortira du bloc, l’autre leur dira que je suis allé faire un tour dans la forêt. Ne vous faites pas de souci : je serai de retour à l’aube.

— Pas de souci ! grogna le Laotien. Autant demander à un porc de ne pas s’inquiéter du crissement du couteau sur la meule à aiguiser ! »

 

Wang franchit en courant les trois ou quatre kilomètres qui séparaient le camp du terminus de l’aérotrain. La neige se remit à tomber au moment où il grimpait l’escalier tournant qui montait vers le quai suspendu. En sueur malgré la froidure humide, il reprit son souffle sous l’abri transparent éclairé par un lampadaire. L’aérotrain, piloté par des ordinateurs à logique interactive, continuait de fonctionner la nuit à une fréquence réduite. Pendant plus d’un quart d’heure, il attendit une rame en surveillant les ténèbres, se tenant prêt à enjamber le garde-corps et à descendre par les arches métalliques au cas, peu probable, où des Occidentaux feraient leur apparition dans la station.

Il commençait à s’engourdir lorsque le train se présenta, précédé de son sifflement musical. Il resta seul dans son wagon, et probablement dans la rame tout entière, jusqu’à Bordeaux. Il descendit à la gare centrale Gironde-Chaban-Delmas, attendit encore une demi-heure avant de prendre un subterraneus jusqu’à Toulouse, se retrouva une heure plus tard à Nouvelle-Matabiau et saisit au vol la correspondance pour Rabastens. Il ne croisa que de très rares Occidentaux sur son chemin. Ceux qui n’étaient pas dans les Pyrénées, dans les Alpes, dans le Massif central pour s’adonner aux sports d’hiver préféraient certainement rester au chaud dans leurs sensors. Les trains souterrains transportaient principalement des immigrés, des hommes et des femmes de toutes origines que la fatigue ployait sur les banquettes comme des herbes couchées par le vent. Les yeux fixes, les traits tirés, ils ne parlaient pas, et leur voyant frontal semblait être la seule trace de vie sur leur visage. Placés ou transférés par le bureau de l’immigration, ils s’en allaient vers des destinations qu’ils ne connaissaient pas, et l’anxiété se conjuguait à l’inconfort des sièges pour les maintenir dans une insomnie nauséeuse.

À Rabastens, il tenta de se remémorer l’itinéraire suivi par Delphane lors de leur précédente visite à la ruche, mais la neige avait modifié le paysage, et il se perdit rapidement dans la forêt et les champs environnants. Il marcha au hasard, pestant en son for intérieur contre ces conditions qui faisaient planer une menace grandissante sur son expédition. La neige tomba de nouveau, de plus en plus drue. Les flocons, de la grosseur d’un poing, escamotèrent les reliefs et achevèrent de le décourager. Il prit la décision de rebrousser chemin, de peur de s’égarer davantage et de rentrer trop tard au camp des Landes. Il tenta de revenir sur ses pas, mais ses empreintes s’effaçaient rapidement et il ne disposait d’aucun point de repère pour s’orienter. Il poussa un juron, épousseta d’un geste rageur les flocons qui se déposaient sans bruit sur ses cheveux et ses épaules. Il avait l’impression d’être piégé par un adversaire plus redoutable que les six tueurs de Jérusalem, un adversaire qui l’emprisonnait dans un filet silencieux. Ses bottes s’enfonçaient dans des ornières d’où il rencontrait des difficultés grandissantes à se dégager. Il lui était impossible de deviner les traîtrises que glissait le linceul immaculé sous ses pieds. De temps à autre, la branche d’un arbre cédait sous le poids des congères et s’affaissait dans un craquement qui retentissait comme un coup de tonnerre dans le silence nocturne. Il commençait à s’affoler, à oublier les préceptes du Tao de la Survie qui recommandait à ses adeptes de ne jamais céder à la panique, de respirer avec lenteur, de continuer à chercher l’ordre caché de l’univers au cœur des tourmentes les plus noires. Il glissa la main dans la poche de sa capote et toucha le petit éléphant familial, comme pour appeler Lhassa et ses ancêtres à la rescousse.

Il lui sembla apercevoir une silhouette dans le lointain. Il s’immobilisa, s’essuya les cils d’un revers de manche, tenta de percer du regard l’obscurité et les rideaux superposés tirés par les flocons.

Un homme entièrement nu s’avança vers lui, le sourire aux lèvres. Wang l’examina pendant un long moment, se demanda s’il n’était pas en train de rêver.

« Je suis perdu ! cria-t-il. Est-ce que vous pouvez... »

Avant qu’il n’ait eu le temps de finir sa phrase, son vis-à-vis lui fit signe de le suivre d’un geste de la main. Il remarqua que la neige ne se déposait ni sur les cheveux noirs ni sur la peau foncée de l’homme, et comprit qu’il avait affaire à un personnage irréel (ce qui expliquait son étonnante indifférence à la froidure ambiante). Il pensa aussitôt que ses ancêtres avaient dépêché un fantôme sur terre pour lui venir en aide, mais il écarta cette hypothèse car les fantômes revêtaient leur apparence physique d’avant leur mort pour se manifester aux vivants, et celui-là, malgré sa peau brune et ses cheveux noirs, était sans conteste un Occidental (il ne se connaissait pas d’ancêtres occidentaux, ou alors le secret avait été jalousement gardé par les générations qui s’étaient succédé sur les bords de la Nysa).

La créature ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits, pivota sur elle-même, s’enfonça dans la tourmente. Comme il ne voulait pas perdre le contact avec cette apparition, il s’empressa de lui emboîter le pas. Même si elle lui était envoyée dans l’intention de lui nuire, elle était la seule à lui proposer une issue de secours dans cette nuit de cauchemar. Elle n’abandonnait aucune empreinte sur la neige fraîche, ne faisait aucun écart pour éviter les arbres. Elle les traversait comme s’ils n’avaient aucune densité, ou, plus exactement, elle s’effaçait provisoirement devant les troncs pour réapparaître un peu plus loin, marchant du même pas de métronome.

Obligé quant à lui de contourner les obstacles, Wang s’arrachait avec des difficultés grandissantes d’un sol de plus en plus instable. Cette situation le ramena quatre années en arrière, lorsque Lhassa et lui avaient rampé sur la neige pour essayer d’échapper au barrage tendu par les néo-triades de Most. Les baisers piquants des flocons se mêlaient aux gouttes de sueur qui lui perlaient sur le visage. Le poids de sa capote détrempée lui accablait les épaules et la nuque. Au bout d’une demi-heure de cette progression harassante, il fut tenté de renoncer, de laisser filer son étrange guide, de s’abriter sous la ramure d’un pin en attendant que la tempête s’apaisât.

Alors qu’il ralentissait déjà l’allure, il entrevit une masse sombre une vingtaine de mètres devant lui. Une maison. L’homme virtuel attendit qu’il arrivât près de la bâtisse pour se remettre en mouvement et traverser le mur de pierre. Exténué, hors d’haleine, Wang s’efforça de respirer profondément afin de calmer les battements de son cœur et de rassembler ses idées. Il reconnut l’ancienne ferme où Delphane l’avait amené seize mois plus tôt. Il comprit que la ruche l’avait repéré au milieu de la tempête de neige et guidé jusqu’à elle.

Les pales des hélicoptères fouettaient l’air avec frénésie, soulevaient des tourbillons de neige et de sable. Elfotal avait livré le kérosène végétal la veille, et les deux instructeurs avaient aussitôt réuni les huit cents apprentis pilotes de l’armée d’Alexandre (soit huit pour cent de l’ensemble des troupes, une proportion que d’aucuns jugeaient excessive). Les Iroquois choisis pour les exercices pratiques de pilotage avaient exigé, pour démarrer, que les techniciens d’Aérospace détachés au camp des Landes ouvrent les capots de leurs turbines et les réchauffent à l’aide d’un système, de soufflerie.

Deux seulement avaient été mis en route, mais leurs grondements saccadés suffisaient à couvrir les cris, les rires et les commentaires des dix mille soldats rassemblés sur la plage. Dans l’un avait pris place Paul Marchène et dans l’autre Voronielle Branka. Les accompagnaient quatre hommes qui seraient chargés de prendre le manche à tour de rôle et de s’exercer aux premiers rudiments de pilotage. Une formidable clameur salua le décollage du premier hélicoptère qui, aux mains de Paul Marchène, gagna rapidement de la hauteur. Un murmure de désappointement ponctua une embardée de l’appareil, qui ressemblait à présent à une libellule perdue entre ciel et terre.

Wang observait ces essais avec attention. Ces gros scarabées, qu’il avait crus incapables de voler, tenaient une place primordiale dans le plan imaginé par la ruche. Or les huit cents hommes choisis par la cellule morphopsycho n’avaient que trois mois pour assimiler une technique qui requérait plusieurs années d’apprentissage en temps ordinaire. Et les appareils, sortis des chaînes de fabrication sans accomplir un seul vol d’essai, n’offraient probablement pas toutes les garanties de fiabilité. La ruche avait insinué que certains membres de la direction d’Aérospace étaient des agents anglophones chargés par le bureau du défi américain de retarder et de saboter la production par tous les moyens. Trois pannes générales avaient déjà immobilisé les chaînes et entraîné une suspension d’activité de plusieurs heures.

« Pourquoi avoir tout misé sur les hélicoptères dans ce cas ? s’était étonné Wang.

— Ils sont plus maniables que les supersoniques, avait répondu la ruche. Ils ne nécessitent pas de piste d’envol : ils peuvent se poser sur une rue, une place, le toit d’un immeuble. Leur simplicité nous offrait le double avantage d’imposer l’idée des combats aériens auprès du COJU et de donner aux entreprises occidentales une chance réelle de les produire dans le temps imparti. Avec des appareils plus puissants, des avions de chasse ou des bombardiers, ni l’un ni l’autre n’auraient été possibles. »

Wang s’était tourné vers la structure métallique, comme pour prendre à témoin les occupants des compartiments.

« Votre plan comporte trop de risques...

— La prévision à risque nul n’existe pas. L’entropie se glisse dans chaque projet. Tu es toi-même un facteur de désordre avec ta perception subjective et tes réactions inconscientes. Nous essayons seulement de tirer le meilleur parti d’un faisceau de conjonctures favorables. Une porte s’entrouvre, et nous sommes persuadés qu’elle se refermera pour longtemps – voire pour toujours – si nous ne savons pas saisir cette opportunité. »

Trempé de la tête aux pieds, il avait obtempéré sans discussion à la suggestion de la ruche qui lui avait demandé de se dévêtir afin de le réchauffer et de sécher ses vêtements. Un souffle chaud, bienfaisant, était descendu sur lui, qui avait chassé l’engourdissement de ses pieds et de ses mains. Contrairement à l’habitude, le retour à la sensibilité ne s’était pas accompagné de ces épingles de douleur qui transperçaient les ongles, comme lorsqu’il posait ses mains glacées sur le tuyau brûlant du poêle de la maison de grand-maman Li au retour d’une promenade dans les rues de Grand-Wroclaw.

Le visage de Delphane était tout à coup apparu à l’intérieur de la matrice. Jamais il ne l’avait vue avec un sourire aussi radieux, aussi lumineux. Il avait deviné son renoncement à sa condition de femme et son engagement dans le réseau sensolibertaire.

« Elle ne peut plus te saluer en tant qu’individu, avait confirmé la ruche. Elle nous a transmis tout l’intérêt qu’elle te portait. Une énergie très précieuse. »

Il s’était souvenu du corps qu’il avait étreint brièvement sur l’herbe d’un champ, et il n’avait pu s’empêcher d’éprouver une tristesse horrifiée à l’idée qu’elle se métamorphosait peu à peu en une caricature d’être humain, en un monstre.

« Qui sont les monstres ? avait demandé la ruche avec douceur. Nous qui avons sacrifié l’apparence pour chercher la paix de l’esprit ou les hommes qui ont renoncé à l’esprit pour se consacrer à leur apparence ?

— L’un ne s’oppose pas nécessairement à l’autre...

— C’était le sens de la quête mystique : la réunion de l’esprit et de la matière. Notre voie est différente parce qu’elle relevait de l’urgence. Si le réseau n’avait pas été créé au début du XXIe siècle, l’espèce humaine aurait probablement été éradiquée de la surface de la terre. Comme les dinosaures quelques millions d’années plus tôt.

— Des hommes auraient échappé au désastre, se seraient adaptés, auraient recommencé...

— Possible. Mais nous ne voulions pas perdre les acquis scientifiques de ces derniers siècles. Nous avions envie d’utiliser à des fins évolutives toutes ces données qui auraient pu provoquer l’extinction du genre humain. Delphane nous a offert son individualité...

— Frédric le sait ?

— Il est trop occupé pour se soucier du sort de son épouse.

— Est-ce qu’elle est... heureuse ?

— Cette question n’a pas de sens dans le réseau. La recherche du bonheur n’est pas dissociable des lois de l’espace et du temps. Le bonheur et tous ses corollaires, le plaisir, la jouissance, le bien-être, sont inséparables de l’emprisonnement dans la matière, de la gravité, de la fission... »

Le grondement haché et rapproché de l’hélico tira Wang de ses pensées. Les pales du deuxième, resté au sol, soulevaient de tels tourbillons que les spectateurs s’étaient prudemment reculés : Voronielle Branka, adepte d’une méthode plus progressive, prenait le temps avant le décollage d’expliquer à ses quatre élèves le maniement des commandes et les différentes fonctions des instruments de bord. L’Aérospace s’était basée sur des plans fournis par le COJU pour produire les modèles Huey, et elle ne s’était pas rendu compte que les compteurs de vitesse étaient libellés en nœuds ou milles nautiques, des mesures tombées dans l’oubli depuis plus de deux cents ans.

Wang suivit du regard la course descendante de l’hélicoptère qui se stabilisa environ cinq mètres au-dessus du sable. Il aperçut la tête du pilote par la vitre de la portière. Un Noir, dont le voyant frontal éclairait les yeux exorbités par la frayeur et l’attention. L’appareil se balança tout à coup d’un côté sur l’autre, comme incapable de conserver sa stabilité. Wang distingua l’expression de terreur sur le visage du Noir. L’hélico eut un sursaut rageur mais ne réussit pas à reprendre de l’altitude, décrocha brutalement, tomba en chute libre, s’écrasa sur le sable dans un terrible vacarme de tôle froissée.

De la carcasse on retira trois cadavres et deux blessés, dont Paul Marchène, expédié en urgence à l’hôpital de Bordeaux pour une transplantation des organes endommagés par l’accident (la rate, le rein gauche, une partie de l’intestin). Les techniciens de l’Aérospace examinèrent l’Iroquois couché sur le flanc, conclurent à une erreur de pilotage et vilipendèrent l’inconscience de l’instructeur, coupable à leurs yeux d’avoir confié l’atterrissage de l’hélico à un novice dès sa première séance d’initiation. Le bureau du défi ne réussit pas à trouver un remplaçant à l’ancien pilote d’essai, et Voronielle Branka se vit confier l’instruction des huit cents hommes (un pilote et un copilote par hélicoptère), mission qu’elle entreprit de mener à bien malgré l’immensité de la tâche.

Les jours suivants, tandis que les autres soldats peaufinaient leur condition physique sur le sable enneigé, elle consulta les fichiers morphopsycho, choisit vingt éléments triés par l’ordinateur pour leurs capacités d’assimilation et entama avec eux un cycle de formation intensive. Kamtay Phoumapang faisait partie de ce groupe, à qui on distribua des morphêbloquants et des accélérateurs cérébraux – en dépit de l’interdiction formelle de fournir ce genre de produits aux immigrés – pour supporter une charge de quinze à seize heures de travail par jour. En accord avec Frédric et le bureau du défi, Voronielle Branka avait décidé de répartir le travail et, dans ce but, de former des instructeurs. Ils furent capables d’effectuer les manœuvres de base – décollage, atterrissage – au bout de quarante-huit heures, puis se lancèrent dans des figures plus complexes les jours suivants. Deux, cinq, dix, appareils survolèrent bientôt le camp des Landes et, reliés les uns aux autres par un système radio aussi antique que celui qui permettait au stratège de communiquer avec son capitaine de champ, ils effectuèrent des mouvements coordonnés – changements de cap, plongées brutales, stabilisation à trois mètres du sol – qui déclenchèrent des clameurs d’enthousiasme dans les groupes répartis sur la plage.

Au cours d’une réunion préparatoire, Frédric confirma Wang dans son rôle de capitaine de champ :

« Tu seras mon seul interlocuteur mais, puisque le COJU nous autorise à employer trois capitaines de champ, deux de tes remplaçants seront munis d’un émetteur-récepteur. N’y vois pas une marque de défiance, mais une précaution supplémentaire. S’il t’arrivait le pire... »

La mort d’Aliz, sa complice dans l’organisation de l’attentat de Jérusalem, avait probablement soulagé le défendeur français. Il se croyait désormais à l’abri d’une trahison sans savoir que la commission d’enquête de l’ONO avait déjà établi sa culpabilité et que seule l’entremise du président Freux l’avait sauvé de l’exclusion des Jeux et de l’interruption prématurée de sa carrière. Cependant, son regard insaisissable et sa façon de couper court aux discussions trahissaient une agitation perpétuelle, une appréhension qui ne le laissait pas en paix. Vêtu d’une redingote et d’un chapeau haut-de-forme comme tous les Occidentaux, des vêtements qui avaient tendance à vieillir ceux qui les portaient, il semblait avoir grandi sans avoir eu le temps ou la volonté de quitter son enfance. Il affirmait à ceux qui le pressaient de questions qu’il ne disposait pas d’éléments en quantité suffisante pour arrêter une stratégie précise. Il attendait par exemple de savoir si les pilotes seraient suffisamment performants pour transporter les troupes là où il le jugerait nécessaire. Il donnait parfois l’impression d’être écrasé par un fardeau de plus en plus lourd, d’avoir outrepassé ses capacités intellectuelles et physiques, et Wang lisait le doute dans les yeux des hommes et des femmes de l’encadrement occidental.

Conformément à sa promesse, le président Freux rendit une visite de courtoisie au camp des Landes. En son honneur, et pour lui montrer les progrès réalisés par les vingt futurs instructeurs, les dix Iroquois se livrèrent à une démonstration de vol groupé au-dessus de l’Océan. Rassemblés sur une estrade montée à la hâte, les officiels – le président, les conseillers, les délégués des différents corps de métier, le directoire de l’Aérospace, les représentants des médias et les ambassadeurs des pays de l’ONO – suivirent pendant dix minutes les évolutions des grosses libellules lâchées dans le ciel puis, lassés par le bruit, irrités par la fraîcheur mordante du vent du large, ils applaudirent poliment et refluèrent au pas de charge vers le baraquement où les attendait un repas commandé chez Bardel, l’un des restaurants cinq étoiles de la région landaise. Après le dessert, Freux complimenta Voronielle Branka pour les magnifiques résultats qu’elle avait obtenus en un peu plus d’une semaine. Un conseiller précisa avec perfidie que, selon les derniers rapports de ses correspondants à Edisto Beach, les quatre cents hélicoptères américains volaient déjà, ce qui signifiait, d’une part, qu’ils avaient fabriqué la totalité de leurs appareils alors que cent seulement avaient été livrés au camp des Landes, qu’ils avaient, d’autre part, formé leurs quatre cents pilotes alors que le défi français n’en recensait qu’une petite vingtaine, soit un rapport accablant de un à vingt.

Les membres du directoire de l’Aérospace se défendirent en rappelant les trois pannes qui avaient interrompu les chaînes de fabrication. Le bureau du défi français invoqua la difficulté à trouver des instructeurs formés aux techniques oubliées de pilotage manuel et la malchance – on occulta à cette occasion la notion de faute professionnelle – qui avait frappé Paul Marchène, victime d’un accident le premier jour des essais.

« Eh bien, il ne vous reste plus qu’à mettre les bouchées doubles, messieurs, conclut Freux avec un sourire engageant. Et puis notre cher Frédric saura bien trouver les parades qui pallieront les insuffisances de la préparation. Une loi veut que les préambules les plus désordonnés donnent les résultats les plus féconds... »

Wang, qui avait été convié au repas, eut la très nette impression que le président français s’adressait aux ambassadeurs de l’ONO, qui, même s’ils s’efforçaient de conserver une neutralité de façade, se réjouissaient visiblement des embarras du défi français. La cellule élyséenne de communication avait suggéré au président de les inviter afin de leur montrer les forces en action du défi français, mais, en fait de spectacle, ils avaient eu un petit aperçu du désordre qui régnait au camp des Landes et que la seule fantaisie latine ne suffisait pas à expliquer.

Cent autres hélicoptères, des Cobras, furent livrés deux jours après le passage présidentiel. Les vingt instructeurs prirent leurs fonctions une semaine après leur formation et s’occupèrent chacun de quarante pilotes. Peu à peu, le ciel des Landes se couvrit d’essaims vrombissants qui ne laissaient plus aucune chance aux préparateurs physiques de se faire entendre.