CHAPITRE IV
DMITRI LIEGAZI

Es-tu prêt à tout pour survivre, ô toi qui prétends connaître le Tao de la Survie ? Es-tu prêt à tuer un être cher si les circonstances l’exigent ? Es-tu prêt à renier ta propre nature, tes propres pensées ? Es-tu prêt à accepter l’inacceptable, à tolérer l’intolérable ? Es-tu prêt à jeter aux orties tes certitudes, tes principes ? Si la réponse est non, tu erreras bientôt avec les âmes des êtres ordinaires. Car tous connaissent le bien comme étant le bien : voici le mal ; tous connaissent le beau comme étant le beau : voici le laid.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

 

«Y

ou, fucking Chinese ! Come here ! » Bien qu’il ne saisît pas un traître mot d’anglais, Wang comprit que l’officier, reconnaissable à son revolver et à son sabre, s’adressait à lui. Il eut tout juste le temps d’enfouir le micro de son émetteur-récepteur, les écouteurs et les fils dans l’échancrure de sa chemise.

Les premiers coups de feu avaient retenti tout près de là et déclenché un début de panique dans le campement. Les feux allumés tous les dix mètres dispensaient un éclairage diffus, révélaient des silhouettes qui s’évanouissaient dans les ténèbres en poussant des hurlements. Les fusils crachaient des éclairs qui traçaient des sillons fulgurants sur le rideau d’obscurité, les détonations retentissaient comme des coups de tonnerre. Les points orangés ou rouges des voyants frontaux bougeaient dans tous les sens comme des lucioles affolées.

L’officier, un Nordique ou un Balte, s’approcha de Wang d’un air soupçonneux. Il ne portait pas de casque et son voyant teintait de pourpre ses yeux clairs, presque entièrement blancs, et ses cheveux d’un blond cendré coupés ras.

« You don’t... Tu ne parles que le frenchy, bridé ? » Wang hésita avant d’acquiescer, craignant que cet aveu ne signe son imposture.

« Je suis moi-même letton et j’ai du mal à me faire à ce putain d’anglais ! reprit l’officier. J’ai comme l’impression que des bâtards de Bœrs se sont introduits dans le camp ! Suis-moi : on va réserver une surprise à ces salopards... »

Wang arma son fusil et emboîta le pas à son interlocuteur, un homme qui devait dépasser les deux mètres et dont l’imposante carrure incitait au respect. Chacun de ses gestes ravivait la douleur de son épaule, de plus en plus lancinante après une courte période de répit.

Nul ne lui avait prêté attention lorsqu’il avait rejoint le détachement de cavalerie quelques heures plus tôt. On ne lui avait même pas reproché d’arriver après la bataille, sans doute parce que le bandeau maculé de sang noué autour de sa tête suffisait à expliquer son retard. Ses voisins lui avaient adressé la parole avec des airs rigolards et il s’était esclaffé avec eux. De même, il s’était introduit sans aucune difficulté dans le campement dressé au milieu de la plaine. Les fantassins et les autres cavaliers avaient accueilli le détachement avec des vivats. Cette première victoire remportée sur le défendeur frenchy était d’autant plus appréciable qu’elle n’avait coûté qu’un nombre de vies dérisoire et que, selon toutes probabilités, le capitaine de champ adverse, ce fameux Wang présenté comme l’élément le plus dangereux de l’armée d’Alexandre, avait été éliminé. On aurait confirmation de l’information lorsqu’on aurait fouillé les cadavres et trouvé l’émetteur-récepteur radio.

« Si le détachement a réellement flingué ce fumier de Wang, murmura l’officier sans se retourner, nous n’aurons aucun mal à liquider ses hommes... »

Ils s’enfoncèrent dans une zone obscure et effectuèrent un large crochet pour contourner l’endroit où avait éclaté la fusillade. Wang peinait pour suivre le Letton, qui avançait devant lui à une allure soutenue. L’idée de le tuer l’effleura, mais il la repoussa : les ténèbres profondes dissimulaient d’autres Anglais qui pouvaient à tout moment le surprendre. Il lui fallait faire preuve de patience, de prudence, guetter le moment opportun, tirer le meilleur parti de son statut de clandestin. La brise nocturne colportait des odeurs entremêlées de bois brûlé, d’excréments, de poudre et de sang. Vus de loin, les feux formaient une interminable chaîne aux maillons lumineux et tremblotants qui paraissaient semer autour d’eux les étincelles rougeoyantes des voyants frontaux.

Wang marchait d’un pas aussi léger que possible. À chaque fois que ses pieds entraient en contact avec le sol, la douleur lui irradiait tout le flanc gauche. On l’avait dirigé d’autorité vers l’infirmerie de campagne avant le dîner (un brouet énergétique servi dans une gamelle en fer-blanc, un morceau de pain noir et une ration de vin...) mais il avait réussi à s’échapper de la file d’attente des blessés sans attirer l’attention. Après le repas, il s’était éloigné d’une cinquantaine de mètres des premiers feux et avait rétabli la liaison avec Frédric. C’était au cours de la conversation avec son stratège qu’il avait pris la décision de rester dans l’armée anglaise, de ne rejoindre ses propres troupes qu’après avoir découvert et éliminé le capitaine de champ de Frankij Moelder. Ce choix était moins risqué qu’il n’y paraissait au premier abord, moins risqué en tout cas que ne le craignait Frédric. La clandestinité de Wang leur donnait un coup d’avance sur leurs adversaires et ils devaient en profiter pour anticiper, pour surprendre, pour accroître leur avantage.

D’autres silhouettes jaillirent de l’obscurité et s’avancèrent vers le Letton, qui dégaina son revolver mais le baissa dès qu’il reconnut les casques et les uniformes anglais. Des hommes avaient eu le même réflexe que lui et s’étaient dispersés dans la nuit pour prendre les assaillants à revers.

D’un geste du bras, l’officier leur ordonna de le suivre. Wang évalua leur nombre à douze ou treize. La nuit était tellement dense qu’il ne distinguait pas l’extrémité de la colonne, seulement les voyants frontaux de ceux qui fermaient la marche. Des fantassins, comme l’indiquaient leurs baïonnettes, leurs ceinturons, leurs godillots, leurs bandes molletières. La plupart d’entre eux étaient des Sudams, mais on dénombrait également des Sino-Russes et des Islamiques.

Plus loin, de l’autre côté des feux de camp, des bataillons d’Anglais disposés en ligne ripostaient par un feu nourri aux tirs plus espacés d’une centaine de Bœrs regroupés derrière les chariots de ravitaillement. Les sillons enflammés des balles jetaient des lueurs furtives sur les cadavres des sentinelles massacrées par le kommando.

Le groupe commandé par le Letton s’augmentait régulièrement d’un ou plusieurs éléments, si bien qu’il se composait d’une cinquantaine d’unités lorsqu’il prit position à moins de cent pas des Bœrs. De ce côté-ci, aucun relief, aucune barrière, aucun sac ne protégeait les intrus. Wang les distinguait avec netteté, éclairés par les flammes mourantes des feux, allongés derrière les roues des chariots et les caisses de vivres. Leurs chapeaux de toile dissimulaient en partie leurs voyants frontaux. Ils s’étaient disposés de manière à battre en retraite après avoir semé la confusion dans le bivouac ennemi. Il pesta intérieurement contre le responsable du kommando qui, en tardant à donner le signal du repli, avait perdu le bénéfice de l’effet de surprise et laissé aux Anglais le temps de se réorganiser.

Le Letton plaça rapidement ses hommes en peloton et leur enjoignit d’épauler leur fusil.

« Two balls only, ajouta-t-il à voix basse. You will achieve these bastards with the baïonnette... Wait for my order ! »

Il tira son sabre et le tint levé. La crosse du Lee-Enfield calée contre la joue, Wang chercha fébrilement un moyen de prévenir les Bœrs pris dans la nasse mais il n’en trouva aucun qui lui permît à la fois de leur donner l’alerte et de préserver son incognito. Il se demanda si sa vie valait le sacrifice d’une centaine d’individus, si le Tao de la Survie tolérait un tel déséquilibre, puis il se dit qu’il ne réussirait pas à sauver ces imprudents dans l’état actuel des choses, qu’il risquait seulement de les accompagner dans la mort.

Le poids du fusil, soutenu par son bras gauche, mettait au supplice son épaule blessée. La crosse lui entrechoquait la clavicule au rythme de ses tremblements. Il fixait jusqu’au vertige les Bœrs qui commençaient à reculer en lâchant des salves de plus en plus espacées pour couvrir leur retraite. Lorsque les premières flammèches s’élevèrent des chariots, il comprit qu’ils avaient attaqué le bivouac dans l’intention d’incendier les réserves de vivres des Anglais. Ils avaient probablement été influencés par les exploits de Wang et de ses lieutenants lors des Jeux précédents. L’idée de défier l’ennemi au cœur même de son imposant dispositif n’était pas mauvaise en soi, mais ils avaient manqué de cette capacité permanente d’adaptation, de cette fluidité qui permettaient aux éléments isolés d’ébranler une armée tout entière, aux germes de chaos de désorganiser les structures les plus solides.

Trois minutes s’écoulèrent avant que le Letton ne donne le signal du tir. Une éternité pour Wang, qui rencontrait des difficultés grandissantes à maîtriser le flageolement de ses jambes. Lorsque l’officier baissa enfin son sabre, il pressa machinalement la détente. Il garda suffisamment de lucidité pour accompagner le mouvement de recul de son arme et laisser partir le canon vers le haut. Il entrevit l’éclat fulgurant de sa balle qui se dilua dans l’encre céleste. Le fracas et les éclairs des détonations lui donnèrent l’impression d’être en plein cœur d’un orage. Une âcre fumée l’enveloppa, imprégnée d’une forte odeur de poudre. Il se rendit compte que la première salve avait fauché une trentaine de Bœrs et que les survivants, pris entre deux feux, couraient dans tous les sens comme des lapins aveuglés par les phares d’un camion. Quelques-uns tentèrent de s’enfuir par les côtés mais, dès qu’ils s’aventurèrent hors de l’abri des chariots, ils furent cueillis par des rafales surgies d’autres points du campement.

Le Letton abattit de nouveau son sabre. La seconde salve, meurtrière, décima les rangs du kommando. Wang, qui avait gardé son fusil à l’épaule, profita de la confusion pour s’abstenir de faire feu. La douleur, la fatigue et la détresse le transportaient dans un état où s’estompaient les frontières entre rêve et réalité. Elles le ramenaient plusieurs années en arrière, dans les rues de Grand-Wroclaw où, âgé de dix ans, il avait assisté à un mitraillage en règle entre les membres de néo-triades mongole et coréenne. Il était resté longtemps prostré dans sa cachette, écrasé de frayeur, respirant jusqu’à l’écœurement l’odeur de sang qui montait des cadavres criblés de balles.

« Now, use the baïonnette ! aboya le Letton. And try to capture them alive ! »

Après avoir vérifié que leur baïonnette était solidement fixée au canon de leur fusil, les fantassins anglais s’élancèrent au pas de charge en poussant des vociférations. L’officier s’approcha en deux bonds de Wang. Des lueurs de démence dansaient dans ses yeux exorbités.

« Qu’est-ce que tu attends pour les suivre, Chinetoque ? On va faire passer à ces merdeux le goût de la provocation.

— Je suis cavalier. Je n’ai pas de baïonnette...

— N’essaie pas de tirer au flanc. Tu peux toujours te servir de ta crosse.

— J’ai été blessé... » protesta Wang en désignant le bandeau ensanglanté sous son casque.

La pointe acérée du sabre se releva avec vivacité, se posa sur sa tête, transperça la double épaisseur d’étoffe, lui appuya sur l’os temporal.

« Tu auras bientôt de véritables motifs de te plaindre si tu ne bouges pas ton cul, bridé ! » gronda le Letton.

Wang hocha la tête, écarta la lame du sabre et se lança sur les traces des fantassins anglais. Chacune de ses foulées ravivait la douleur de son épaule. Il fut à plusieurs reprises tenté de renoncer, de s’allonger dans l’herbe, mais il craignait que le Letton, dont il percevait le souffle derrière lui, ne l’achève d’une balle de revolver ou d’un coup de sabre.

Ils atteignirent le champ de bataille quelques secondes plus tard. Les clameurs et les rugissements dominaient les cliquetis des armes. Des dizaines d’Anglais, franchissant l’espace libre entre les feux de camp et les chariots, refermaient l’étau sur les trente ou quarante rescapés du kommando.

Wang avança au hasard entre les corps à corps qui s’étaient engagés autour de lui. Les Bœrs avaient pratiquement tous vidé les magasins de leurs fusils et, comme ils n’avaient pas eu le temps de les recharger, ils se servaient de la crosse ou du canon de leur arme pour se défendre contre les baïonnettes. Quelques-uns gisaient sur le sol en se vidant de leur sang, la poitrine ou le ventre transpercé. Wang reconnut au passage des Noirs, des Arabes, des Sino-Russes dont il avait aperçu les visages dans le camp des Landes.

Il entendit des cris derrière lui, se retourna. Un Chinois du Sud ou un Vietnamien avait échappé à trois adversaires et se précipitait sur lui, le fusil levé. La peur le rendait presque hystérique. Avec ses cheveux longs, sa barbe clairsemée, sa veste et sa chemise déchirées, il ressemblait davantage à un pauvre hère des faubourgs de Grand-Wroclaw qu’à un soldat. C’était un adepte de la survie à sa manière, un immigré qui tentait désespérément de sortir du cauchemar occidental. Pendant une fraction de seconde Wang espéra qu’il reconnaîtrait son capitaine de champ, mais l’autre continua de foncer sur lui comme une vache sauvage de Poméranie. Son troisième œil luisait au milieu de son front, injecté de sang.

Wang se campa sur ses jambes, épaula son fusil, pressa la détente. Il fut envahi de colère et de tristesse lorsque son agresseur, frappé en plein cœur, battit l’air de ses bras et s’effondra à ses pieds après avoir franchi en titubant les quatre ou cinq mètres qui les séparaient. Même si la répartition des immigrés dans les armées des finalistes avait quelque chose d’absurde – les Jeux jetaient les uns contre les autres des hommes qui n’avaient aucune raison de s’étriper –, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il venait de commettre un fratricide.

« J’ai dit deux balles, Chinetoque ! rugit le Letton.

— Je n’avais pas encore tiré la deuxième... » marmonna Wang, les yeux rivés sur le cadavre.

Les Anglais cernèrent les derniers Bœrs et les tinrent en joue jusqu’à ce qu’ils aient jeté leurs armes et levé les bras en signe de reddition.

Le silence retomba tout à coup sur le veld, à peine troublé par les râles des blessés et les crépitements des flammes dans le bois des chariots. Une bise mordante s’était levée mais ses rafales ne parvenaient pas à chasser les odeurs de sang, de poudre, de charogne. Des lueurs livides, des lueurs de mort, effaçaient la nuit par bribes. Les voyants frontaux, désormais immobiles, luisaient comme des braises rougeoyantes.

« Suis-moi, le Jaune ! » glapit le Letton.

Il saisit Wang par le bras et, le traînant derrière lui, fendit énergiquement les rangs des fantassins anglais. Les mains croisées sur la nuque, les rescapés du kommando, au nombre de dix, fixaient leurs vainqueurs d’un air à la fois farouche et inquiet. Le vent soulevait leur longue barbe et dévoilait le col ouvert de leur chemise maculée de sang. Les cartouchières croisées sur leur poitrine étaient aux trois quarts vides. Ils ne portaient pas de veste, probablement pour jouir d’une plus grande liberté de mouvement. Même si cette guerre n’était qu’un jeu pour les Occidentaux, ils n’attendaient aucune clémence de la part de leurs adversaires.

Le Letton relâcha le bras de Wang lorsqu’ils furent arrivés à proximité des prisonniers.

« Regarde-les bien, Chinois ! siffla l’officier. Tu as devant toi les plus beaux spécimens de la connerie humaine ! »

Wang releva la tête et dévisagea tour à tour les dix hommes, priant pour qu’ils ne le trahissent pas par des réactions incontrôlées. Ses entrailles se nouèrent lorsqu’il reconnut, à l’extrême gauche de l’alignement, le front bas et les sourcils fournis de Timûr Bansadri, l’un des trois immigrés qui étaient devenus à la fois ses lieutenants et ses amis. Il avait taillé en pointe sa barbe noire, très dense et sillonnée de fils argentés.

Des lueurs de surprise s’allumèrent dans les yeux de l’Iranien lorsqu’il croisa le regard de Wang, mais ses traits demeurèrent impassibles.

« Qui est le chef de ce groupe ? » demanda le Letton.

Il attendit pendant une dizaine de secondes puis, n’obtenant pas de réponse, il leva son sabre et l’enfonça jusqu’à la garde dans le ventre d’un Noir placé en face de lui. Des lèvres de ce dernier s’échappa un long soupir qui traduisait autant la surprise que la douleur. Puis, après que l’officier eut retiré la lame de son corps, il se replia sur lui-même et s’affaissa comme un sac vide. Son chapeau roula sur les herbes et son voyant frontal s’éteignit au bout de quelques secondes.

« Peut-être votre chef est-il mort ? murmura le Letton en essuyant le fer sur son pantalon. Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à vous décapiter et à exposer vos têtes sur...

— Je suis le responsable de ce kommando, déclara Timûr Ban-sadri en s’avançant d’un pas. Tuez-moi si vous tenez à verser le sang mais épargnez ces hommes. Ils sont vos prisonniers. Ils ne pourront plus vous nuire. »

Le Letton s’avança vers l’Iranien et le toisa avec morgue.

« Toi et les tiens, vous avez pourtant voulu nous nuire, Larbhi ! siffla-t-il. C’est vous qui avez versé le premier sang !

— Je ne suis pas arabe mais iranien, protesta Timûr. Vous autres, les Baltes, vous êtes incapables de faire la différence entre les Sémites et les Perses... »

Un sourire sardonique flotta sur les lèvres aiguisées du Letton.

« Vous êtes tous des cinglés d’Islamiques, des bâtards du Prophète !

— Toi et moi nous sommes des Sino-Russes, de la viande à boucherie occidentale. Et si nous avons essayé de brûler vos vivres, c’est uniquement pour abréger ce cirque... »

Wang se rendit compte que Timûr s’adressait autant à lui qu’à son interlocuteur, qu’il tentait de justifier la décision qui avait conduit plus de cent hommes à la mort.

« Tu me prends pour un demeuré du bled ? ricana le Letton. Nous n’avons pas besoin de toi et des tiens pour écourter les Jeux : vous n’avez plus de capitaine de champ. »

L’Iranien lança un regard furtif à Wang et hocha la tête d’un air résigné. Son visage était aussi blanc que sa chemise, déchirée sur le côté droit.

« Raison de plus pour te montrer magnanime, reprit-il en désignant ses hommes d’un mouvement de menton.

— Vous avez justement brûlé les vivres réservés aux bouches inutiles... » dit le Letton d’un air faussement contrit.

Au loin résonnaient les cris des officiers et des soldats qui combattaient l’incendie des chariots. Les ténèbres absorbaient peu à peu les flammes agonisantes.

« Il vous suffira de leur donner à boire, argumenta Timûr.

— Qu’est-ce que tu proposes en échange ?

— Ma tête... »

Le Letton libéra un petit rire de gorge.

« Elle ne vaut pas grand-chose mais j’accepte ton marché, Larbhi. À la condition que... »

Il se tourna tout à coup vers Wang et lui tendit son sabre.

« Tu as tiré malgré mes ordres, Chinetoque. Je t’offre une chance de te rattraper... »

Wang contempla la poignée du sabre avec incrédulité d’abord, avec horreur ensuite. Il se demanda si le Letton avait deviné quelque chose ou bien s’il faisait preuve de cette perversité, de cette cruauté qu’on prêtait généralement aux Baltes ou aux Nordiques ravagés par le dragon nucléaire. Un borborygme prolongé s’élevait du corps inerte du Noir.

« Prends ce sabre et coupe-lui la tête, bridé, ou bien c’est la tienne qui volera ! » grogna le Letton d’un air menaçant.

Les mains de Wang se crispèrent sur la crosse et le fût de son fusil. Une incoercible pulsion lui commanda de tourner l’arme contre le Balte et de lui vider le magasin dans le ventre. Il ressentit une terrible colère à l’encontre des dieux, des ancêtres, du Tao de la Survie. L’enseignement de grand-maman Li lui avait appris à se battre contre ses ennemis, et non à décapiter ses amis.

« La mort me serait plus douce si elle m’était donnée par ta main, Chinois, intervint Timûr en fixant résolument Wang. Heureux l’homme qui part en bénissant son bourreau, dit un proverbe de chez moi. Songe qu’en me tuant, tu épargneras ces hommes, des Sino-Russes comme toi, et que tu garderas la tête sur les épaules. Je ne tiens pas à ce que mes ancêtres me reprochent de t’avoir entraîné avec moi sur le chemin de l’éternité.

— Tu crois aux ancêtres, Larbhi ? s’étonna le Letton. Je croyais que ta religion interdisait ce genre de...

— Qu’est-ce que tu sais de ma religion ? coupa l’Iranien sans cesser de fixer Wang. Bon nombre de Perses se sont détournés de l’islam pour renouer avec les mythes sumériens. Je n’ai pas peur : je suis prêt à rejoindre le grand Gilgamesh dans sa quête de l’immortalité... »

Ces paroles, prononcées avec force, ressuscitèrent dans l’esprit de Wang le souvenir de conversations animées sur la terrasse de l’appartement du Marais. Allongés torse nu sur les dalles brûlantes (une pratique que les Occidentaux jugeaient rétrograde et dangereuse pour la peau), Timûr, Kamtay, Belkacem et lui avaient à tour de rôle raconté leur enfance, et les récits de l’Iranien lui revenaient en mémoire : il avait perdu ses parents à six ans, était entré la même année dans une école coranique, n’en était sorti que le jour de ses vingt ans, l’âge de la majorité légale dans la GNI, avait aussitôt rejeté l’islam et s’était engagé dans la résistance intérieure iranienne, où il avait découvert les poètes persans, la mystique soufie, les mythologies mésopotamiennes et l’amour avec une jeune femme du nom de Farah. Dénoncée par son propre père, Farah avait été condamnée à la lapidation par un tribunal coranique. Le réseau clandestin avait essayé de la délivrer le jour du supplice mais s’était heurté aux hezbollahs armés de mitraillettes et n’avait pas pu empêcher la jeune femme d’être massacrée à coups de pierres. Timûr avait paru plongé dans un abîme de tristesse en évoquant cet épisode de sa vie, et les trois autres avaient dû se mordre les lèvres pour contenir leurs larmes.

« Prends ce sabre, Chinois, et frappe sans trembler, insista Timûr. Le Tao de la Vertu dit que l’œuvre doit être accomplie sous l’influence du calme pur. Il dit aussi que celui qui meurt sans cesser d’être a acquis l’immortalité.

— Fais ce qu’il te dit, bridé ! maugréa le Letton. Je commence à perdre patience... »

Wang hocha la tête à deux reprises, posa lentement son fusil sur le sol et, sans quitter Timûr des yeux, enroula les doigts autour de la poignée du sabre. L’Iranien lui adressa un sourire chaleureux puis il retira son chapeau, tomba à genoux, tendit le cou vers l’avant et entonna un chant dans la langue traditionnelle de son pays, interdite un siècle plus tôt par un décret religieux de La Mecque. Wang leva lentement le sabre, le maintint pendant quelques secondes au-dessus de Timûr, lui demanda intérieurement pardon, puis abattit la lame de toutes ses forces et lui trancha la tête. Emporté par son élan, il trébucha vers l’avant et ne put empêcher la pointe du sabre de frapper violemment la terre. Brutalement réveillée, la douleur de son épaule lui arracha un gémissement. Il entrevit, entre ses cils emperlés de larmes, le corps de Timûr qui s’affaissait dans une fontaine de sang et sa tête qui roulait sur l’herbe empourprée. C’est tout juste s’il se rendit compte que le Letton lui arrachait le sabre des mains et lui glissait quelques mots à l’oreille :

« Tu as montré que tu avais des couilles, petit Jaune. Viens me voir tout à l’heure dans le quartier des officiers... »

Quelqu’un le saisit par l’épaule et l’entraîna à l’écart. Replié sur sa douleur et sa détresse, il entendit, comme dans un cauchemar, une voix qui rassemblait un peloton d’exécution, les suppliques des hommes qu’on s’apprêtait à mettre à mort, les commandements gutturaux du subalterne préposé à la fusillade, la salve tonitruante, les détonations isolées des coups de grâce.

Le Letton n’avait pas tenu sa promesse mais Wang avait la certitude que cet homme ne s’était pas dressé sur sa route par hasard, qu’il était nécessaire à l’accomplissement de son œuvre. Il traversa le bivouac d’un pas de somnambule, marcha dans les ténèbres jusqu’à ce que, à l’abri des regards indiscrets, il pût enfin s’allonger sur le sol et verser toutes les larmes de son corps.

Wang arracha la base de l’émetteur-récepteur collée à son torse et enfouit l’appareil dans un compartiment de cuir dont il ferma soigneusement le rabat. La sourde colère qu’il ressentait à l’égard des Occidentaux et de leurs jeux stupides l’avait dissuadé de rétablir la liaison avec Frédric. Il n’avait pas voulu toutefois couper tous les ponts avec le stratège français et avait gardé la possibilité de le rappeler en dissimulant son matériel dans son ceinturon. Il observa la marque rougeâtre laissée par la face autoadhésive du boîtier métallique, puis il examina la blessure de son épaule, une bouillie de chair boursouflée, violacée, d’où perlaient des gouttes d’un liquide visqueux. Il lui fallait d’urgence trouver une pommade antiseptique, ou la plaie risquait de nécroser. Il n’osait plus remettre son pansement, qu’il avait eu toutes les peines du monde à retirer, car le contact permanent avec le tissu empêchait la chair à vif de respirer, accentuait la douleur jusqu’à la nausée. Il passa directement la veste sur son torse nu et hésita sur la conduite à suivre. Il ne pouvait pas se présenter devant les aides-soignants de l’armée anglaise, qui l’obligeraient à retirer son bandeau et révéleraient sa présence sur la carte lumineuse du PC de Frankij Moelder.

Les dernières paroles du Letton lui revinrent en mémoire et, malgré la haine que lui inspirait ce dernier – après tout, il n’était pas pire qu’Assol ou les autres parrains des clans de Grand-Wroclaw –, il fut tenté de se rendre à son invitation. Il eut beau se répéter que cette proposition recelait des intentions inavouables, cette solution s’imposa à lui avec la force d’une évidence. Le Balte détenait les clefs de sa destinée et il ne servait à rien de repousser à plus tard le moment de leur rencontre. Il comprenait maintenant ce que voulait dire grand-maman Li lorsqu’elle affirmait, d’un air mystérieux, que « le bien et le mal s’accomplissent l’un par l’autre, le long et le court se délimitent, l’avant et l’après s’enchaînent »... Le Letton était son contraire dans l’ordre secret des choses, non pas son opposé en cruauté ou en perversité (il était lui-même traversé par des pulsions cruelles ou perverses), mais son révélateur, son initiateur. Il ne devait pas le juger à l’aune des sentiments humains ordinaires, mais le considérer comme un partenaire dans le jeu qui se déroulait dans les sphères insaisissables de l’esprit.

Il rajusta les deux bandes d’étoffe autour de sa tête, chaussa ses bottes, boucla son ceinturon, ramassa son fusil et se dirigea d’un pas décidé vers le bivouac, où les braises mourantes des feux couvraient les dormeurs d’un linceul écarlate. Il n’eut pas besoin de demander son chemin aux hommes assis en tailleur qui fumaient avec application de grossières cigarettes – de l’herbe hachée roulée dans des feuilles d’arbre –, il lui suffit de marcher vers la toile qui se dressait au centre de l’immense campement, éclairée par des braseros, tendue par un mât central et des cordes reliées à des piquets.

Des centaines d’hommes se pressaient sous ce chapiteau de fortune, affalés sur l’herbe ou adossés les uns aux autres. Des gourdes d’alcool volaient de main en main, semaient des rigoles ruisselantes sur les mentons hirsutes et les torses nus. Des couples s’embrassaient à pleine bouche, des corps et des voyants frontaux s’emmêlaient dans les recoins d’obscurité. Les senteurs d’alcool et de sueur masquaient ici la puanteur de charogne colportée par les rafales.

L’atmosphère qui régnait sous cette toile rappela à Wang l’ambiance des bordels coréens de Grand-Wroclaw, où grand-maman Li l’avait envoyé à l’âge de quinze ans se familiariser avec les choses de l’amour, à cette différence près que des hommes tenaient ici le rôle des femmes et que les odeurs corporelles, si fortes qu’il avait l’impression de se promener à l’intérieur d’une écurie, supplantaient les parfums capiteux dont s’aspergeaient les putains. Ce genre d’étreinte ne l’attirait pas, mais il comprenait que les immigrés, sevrés de tendresse, éprouvaient le besoin de goûter la chaleur d’une caresse, d’un murmure, d’un souffle.

« Tu t’es enfin décidé, bridé ? »

Wang se retourna et vit émerger de l’ombre la haute silhouette du Letton, dont la veste entrouverte laissait paraître sa peau d’une pâleur maladive. Il empestait l’alcool et ses yeux teintés de rouge se tendaient d’un voile trouble qui accentuait son aspect fantomatique. Il avait dégrafé la boucle de son ceinturon, et les poids conjugués de son sabre et de son revolver tiraient son pantalon vers le bas, le tirebouchonnaient au-dessus de ses bottes, dévoilaient l’élastique froncé de son caleçon.

« Allons par là, nous serons plus tranquilles », dit-il en désignant un recoin obscur.

Ils enjambèrent des hommes ivres morts et s’assirent près d’un brasero dont les cendres encore chaudes diffusaient une tiédeur bienfaisante. Le Letton sortit une flasque métallique de la poche intérieure de sa veste et la tendit à son vis-à-vis. Autour d’eux s’élevaient des gémissements dont il était difficile de savoir s’ils exprimaient le plaisir ou la nausée.

« Un peu d’opka ? Ça réchauffe... »

Wang se demanda comment les immigrés de l’armée de Frankij Moelder avaient pu se procurer ce mélange d’opium et de vodka qui faisait tant de ravages dans les sous-provinces de la RPSR, mais il se garda bien de poser la question au Letton, conscient que ce genre d’interrogation risquait d’éveiller des doutes dans l’esprit de son interlocuteur. Il prit la flasque mais, au lieu d’en porter le goulot à ses lèvres, il la reposa devant lui.

« Tu n’aimes pas l’opka, bridé ? s’étonna le Letton.

— Je le réserve à un autre usage... »

Joignant le geste à la parole, il dégrafa son ceinturon, déboutonna sa veste, la retira et se tourna de manière à présenter son épaule gauche au Balte, qui émit un sifflement lorsqu’il découvrit la plaie suppurante.

« Pas beau à voir ! s’exclama-t-il. Je comprends maintenant pourquoi tu avais des hésitations de fillette au moment de courir après ces foutus Bœrs ! Tu aurais dû être à l’infirmerie au lieu de traîner ta misère dans le bivouac...

— Je n’aime pas les infirmeries, ces antichambres de la mort, répliqua Wang. Je n’ai pas envie d’être classé comme irrécupérable, d’être éteint comme une vulgaire ampoule...

— Si tu ne te fais pas soigner dans les plus brefs délais, tu t’éteindras de toute façon...

— L’alcool suffira peut-être à désinfecter la plaie...

— Et l’opium l’anesthésiera... On peut toujours tenter le coup. Où est-ce que tu as pris cette balle ?

— Je faisais partie du détachement de cavalerie, de l’arrière-garde chargée d’achever les blessés. Un de ces fils de pute m’a aligné avant de recevoir son coup de grâce.

— Vous êtes sûrs de n’avoir laissé aucun survivant derrière vous ? »

Wang secoua la tête.

« Je t’ai mal jugé tout à l’heure, Chinetoque, reprit le Letton. À aucun moment je n’ai deviné que tu étais blessé... Je m’appelle Dmitri Liegazi. Je viens de Ventspils, une ville sur la Baltique. Une ville... je devrais dire un mouroir public : taux de radioactivité mille fois supérieur à la norme, pollution chimique irrémédiable, désert végétal, surpopulation de rats d’une espèce nouvelle, dangereuse, mutations génétiques de toutes sortes... L’enfer sur terre. Ce salopard d’Igor Vladeski nous a foutus dans un drôle de merdier en lâchant ses bombes sur les pays du Nord... Et toi, bridé, d’où est-ce que tu viens ? Et comment se fait-il que je ne t’ai jamais remarqué avant ? »

Wang marqua un temps de pause avant de répondre, appliquant ce conseil de grand-maman Li qui lui recommandait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de prendre la parole. Des chants traditionnels, entrecoupés de cris et de rires, montaient dans la nuit comme des chœurs d’ivrognes.

« Tzeu, de la province de Pologne... »

En prononçant ce nom, Wang se remémora le petit Chinois qui avait partagé ses trois ou quatre jours de captivité dans le camp de Dresde. Qu’était-il devenu, ce garçon de dix ou onze ans qui avait échappé à sa mère et triché sur son âge pour suivre ses copains de Szczecin dans les couloirs souterrains du REM ?

Dmitri Liegazi saisit la flasque, dévissa le bouchon, but une rasade, versa un peu de liquide incolore sur ses doigts et commença à l’étaler sur la blessure de Wang, qui poussa un cri lorsque l’alcool entra en contact avec ses chairs à vif. Les gestes du Letton étaient d’une douceur surprenante pour un homme de son gabarit. Il déchira un pan de sa veste avec la pointe de son sabre, l’imbiba d’opka et nettoya consciencieusement la plaie, retirant les bouts d’étoffe déchiquetée incrustés dans le cratère, crevant au passage des abcès purulents. L’obscurité ne semblait pas le gêner, pas davantage que les vociférations des pochards qui se battaient quelques mètres plus loin. Il confectionna un pansement de fortune avec une bande de tissu qu’il enroula autour de l’épaule blessée et noua au-dessus de la clavicule.

« Faudra le changer demain matin, fit-il après avoir contemplé son ouvrage d’un air satisfait. Tu as encore de la chance que la balle n’ait pas fracassé l’os. Laisse-moi regarder maintenant la blessure de ton front...

— Pas la peine ! » s’écria Wang en esquissant un mouvement de recul.

Il prit aussitôt conscience de la stupidité de sa réaction et ajouta, pour atténuer l’effet produit par sa précipitation :

« Ce n’est qu’une égratignure. Pas la peine de gâcher de l’opka pour ça... »

Le regard du Letton, rivé sur lui, le sondait jusqu’au fond de l’âme.

« Tu arrives à voir la nuit ? » demanda-t-il pour échapper à l’insupportable pression de ces yeux blafards qui flottaient sous le point rouge du voyant frontal.

Dmitri Liegazi continua de le fixer pendant quelques secondes avant d’ingurgiter une longue rasade d’opka et de s’essuyer les lèvres d’un revers de manche énergique.

« Je suis nyctalope, murmura-t-il avec une moue d’amertume. Une saloperie de mutant, comme la plupart des Baltes. Les radiations ont modifié nos gènes. Nous sommes programmés pour vivre une trentaine d’années. Si je ne meurs pas pendant cette foutue guerre, il me restera un ou deux ans à tirer... Bah, j’aurai vécu un peu plus longtemps qu’un chat.

— Pourquoi es-tu venu en Occident ?

— J’avais entendu dire que les Occidentaux étaient passés maîtres dans la thérapie génique. J’espérais qu’ils augmenteraient mon espérance de vie de soixante-dix ou quatre-vingts ans, et qu’ensuite je pourrais retourner chez moi. Je sais maintenant que je crèverai ici comme un rat... Et je plains les Occidentaux à qui on greffera mes organes ! »

Ils gardèrent le silence pendant une dizaine de minutes, assis l’un en face de l’autre, buvant à tour de rôle au goulot de la flasque, écoutant les sifflements de la bise dans la toile du chapiteau et les ronflements des dormeurs. L’opka avait un goût amer plus prononcé que la mixture en circulation dans les rues de Grand-Wroclaw.

« Pourquoi m’as-tu obligé à décapiter le chef boer ? demanda tout à coup Wang d’une voix qu’il voulait neutre mais qui tremblait d’émotion contenue.

— Je voulais savoir ce que tu avais dans le ventre, bridé...

— Quelle importance ? »

Dmitri Liegazi l’enveloppa d’un regard brûlant. « Il ne suffit pas d’être beau pour me plaire.

— Couper la tête d’un homme désarmé n’est pas une preuve de courage...

— Qui te parle de courage, Chinois ? Le sang est le prix à payer du désir... À quelle profondeur es-tu capable de descendre pour goûter les voluptés de la vie ? »

Bien que son cerveau commençât à flotter dans les vapeurs de vodka et d’opium, Wang se rendit compte que son interlocuteur le conviait à un jeu dangereux, un jeu d’où il ne reviendrait pas indemne. Les cendres du brasero s’étaient refroidies et les morsures du vent couvraient sa peau de frissons.

« Les hommes ne manquent pas dans ce bivouac, marmonna-t-il en désignant les formes confuses des corps dans l’obscurité.

— Ils sont rares ceux dont le feu est capable de m’embraser. Je veux mourir en me consumant, pas en me pourrissant de l’intérieur comme une charogne ! Le reste, leurs Jeux, leur guerre, je n’en ai rien à foutre...

— Pourquoi avoir ordonné l’exécution des survivants tout à l’heure ? Tu avais promis à leur chef de...

— Tu ne comprends rien, bridé ! »

Le Letton avait haussé le ton sans s’en rendre compte, et les dormeurs les plus proches, dérangés par son éclat, se retournèrent en poussant des grognements.

« La mort des autres me donne un sentiment de puissance inouï, ajouta-t-il d’un ton mesuré. La mort d’un soldat de l’armée ennemie, la mort d’un ivrogne dans ce bivouac... Je n’existe que par contraste.

— En quoi est-ce que je t’intéresse ?

— Tu es ce que je ne suis pas : une âme saine dans un corps sain. La mort me hèle depuis ma naissance, la vie te suit à la trace... »

Wang enfila sa veste, entoura de ses bras ses jambes repliées et se recroquevilla sur lui-même, essayant de récupérer un peu de sa propre chaleur. L’opka avait engourdi la douleur de sa blessure mais n’était pas parvenu à le réchauffer.

« Tu as franchi bien des obstacles pour venir à moi, poursuivit Dmitri Liegazi à voix basse. Jusqu’où es-tu prêt à aller pour obtenir le renseignement qui te manque ?

— Quel renseignement ? » bredouilla Wang.

Un sourire lugubre s’afficha sur la face du Letton.

« Cesse donc de me prendre pour un imbécile... Tzeu ! »

Il dégaina son sabre avec une vivacité et une précision inattendues de la part d’un homme à moitié ivre et en frappa de la pointe le ceinturon que le Chinois avait posé sur l’herbe.

« Je suis sûr que je trouverais des choses intéressantes en fouillant là-dedans, chuchota-t-il. Un pistolet Mauser peut-être, un émetteur-récepteur radio sans doute... »

Glacé d’effroi, Wang demeura incapable de réagir.

« Je t’ai reconnu tout de suite, continua Dmitri Liegazi. Ton portrait avait été affiché dans tous les blocs du camp d’entraînement d’Edisto Beach. Ton bandeau et les vestiges de ta barbe ont suffi à tromper les crétins de ce bivouac. Pas moi : non seulement je suis nyctalope, mais je suis doté d’une mémoire visuelle infaillible. Un autre cadeau génétique. Je suis incapable de lire et de compter mais je me souviens de visages à peine entrevus lors de ma petite enfance, de la couleur des murs de la chambre où je suis né... »

Les vapeurs d’alcool se dissipèrent subitement dans l’esprit de Wang. La sensation l’effleura d’émerger d’une longue nuit de beuverie, et le retour à la lucidité s’accompagnait d’une terrible gueule de bois.

« Tu parlais d’un renseignement... » bredouilla-t-il.

Dmitri Liegazi souleva le ceinturon de Wang avec la lame, le maintint trente centimètres au-dessus du sol et se pencha sur le côté pour lui répondre.

« Qu’est-ce qu’un homme comme toi peut bien venir chercher dans ce campement, Chinois ? Le capitaine de champ est l’élément le plus précieux d’un stratège. Tu as déjà fait le coup il y a deux ans...

— Tu... tu es disposé à me... donner le capitaine de champ de Frankij Moelder ?

— Nous ne sommes qu’une poignée à le connaître dans toute cette putain d’armée anglaise ! Sans moi tu n’y arriveras pas. »

Dmitri Liegazi baissa le sabre et le ceinturon retomba dans un bruit mat.

« Quel est le prix de ta trahison ? s’enquit Wang, qui avait déjà son idée sur la question.

— Est un traître celui qui renie les siens, souffla le Balte. Ceux-là ne sont pas les miens, cette humanité n’est pas la mienne. Je n’ai donc pas le sentiment de trahir. Que nous importe que la victoire aille à ce pédant de Frédric Alexandre ou à cet imbécile de Frankij Moelder ! Nos buts ne sont pas les leurs.

— Quel est ton but ?

— Je te l’ai dit tout à l’heure : me réchauffer au feu de ta vie...

— Ce qui signifie ?

— Tu sais très bien ce que ça signifie... »

Dmitri Liegazi reposa le sabre à ses côtés, écarta les pans de sa veste, déboutonna les boutons de sa braguette, baissa son caleçon et exhiba son membre viril, un long appendice d’une rigidité et d’une blancheur cadavériques.

« J’ai pris énormément de plaisir à te voir exécuter ton ami, Wang. Ton sang-froid, ta maîtrise m’ont réconcilié avec le genre humain. Mais il te faut descendre encore plus bas pour achever ton œuvre.

— J’ai vu tout à l’heure de quelle façon tu tenais tes promesses...

— Un soupçon d’incertitude ne peut qu’exalter le désir.

— Donne-moi d’abord le nom et la description du capitaine de champ.

— Tu ficheras le camp dès que je t’aurai fourni le renseignement !

— Il te suffira de hurler pour donner l’alerte. Tu me tiens, pour l’instant... Tu savais que Timûr... que le chef du kommando boer était mon ami ?

— Je l’ai deviné au premier regard que vous vous êtes échangé.

— Cette cruauté était indispensable ?

— Elle me dédommage des années que les hommes m’ont volées... »

Le Letton se rapprocha à genoux de son vis-à-vis et se pencha pour l’embrasser dans le cou. Son odeur corporelle s’associa aux effluves d’alcool et à son haleine pestilentielle pour déclencher chez Wang un début de nausée. Il ne chercha pas à se défendre pourtant, il était en cet instant l’eau qui épousait humblement les inégalités du sol pour mieux attendrir la terre durcie par la sécheresse.