CHAPITRE XIII 
LE SAUT DANS LE VIDE

Le réseau sensolibertaire a fait l’objet de bien des fantasmes depuis le début du XXIe siècle, au point même que les légendaires dissidents ont remplacé les grands méchants loups de certains contes enfantins. Peut-on vraiment imaginer que des êtres intelligents se soient réfugiés dans d’obscures caves pour signifier leur désaccord avec les gouvernements nationalistes de l’époque ? Peut-on croire que des hommes aient renoncé aux aspects les plus plaisants de l’existence au nom d’un idéalisme d’une ingénuité désarmante ? Les moyens ne manquent pas, dans une démocratie, d’exprimer une opinion divergente de celle du pouvoir en place. Ils n’auraient donc éprouvé que du mépris pour des électeurs qu’ils se proposaient de sauver... Mais, me direz-vous, quel rapport entre le réseau sensolibertaire et les Jeux Uchroniques ? Le seul aspect fantasmatique ?

Jacquin Legrand, Total Sens

 

D

elphane s’immobilisa à l’entrée du parc et contempla la façade rouille et gris de la maison. « 1885, manoir de style victorien, modula la ruche. L’expression de la puissance britannique au moment de son apogée. »

Le soleil tombait en pluie des frondaisons des chênes et s’écrasait en flaques dorées sur le gazon. Un robot interactif d’entretien s’affairait autour des massifs, gros insecte rouge et bourdonnant qui arrachait les mauvaises herbes et remuait la terre au pied des rosiers. Plus loin, le système d’irrigation pulvérisait des gouttelettes sur un carré de fleurs mauves.

Delphane hésita sur la conduite à suivre. Elle avait demandé à la ruche albigeoise ce délai supplémentaire de vingt-quatre heures pour effectuer ce court voyage en Angleterre. Les raisons pour lesquelles elle avait tenu à rencontrer Lhassa restaient obscures. Elle avait seulement obéi à une intuition. Peut-être voulait-elle s’assurer, face à cette femme qui avait su inspirer de l’amour à Wang, qu’elle ne soutenait pas la comparaison, qu’elle ne parviendrait jamais à l’égaler, qu’elle n’avait pas à regretter son choix... Peut-être désirait-elle, au contraire, s’imprégner de valeurs perdues avant d’abandonner son individualité, laisser un peu de place aux regrets, donner de la valeur à son sacrifice. Bien qu’elle ne sût pas exactement ce qu’elle était venue chercher dans cette banlieue résidentielle de Londres, le réseau avait respecté ses dernières volontés et l’avait guidée depuis la gare Victoria jusqu’au quartier du West West-End.

Malgré la paix qui régnait sur le parc, un malaise sournois la tenaillait, engendré, pensait-elle, par plusieurs nuits consécutives d’insomnie. Jamais elle n’avait exploré la solitude avec une telle intensité. Frédric s’était envolé pour New York et avait rejoint, sans repasser par Paris, le camp des Landes. La ruche elle-même avait suspendu les modulations, comme pour respecter son isolement, cette retraite que lui imposaient les événements et qui la préparait au saut dans le vide. Elle avait passé des heures entières à pleurer, à s’apitoyer sur elle-même, à maudire les êtres humains, son père et sa mère en particulier, qui l’avaient entraînée sur la voie de la renonciation. Elle avait fini par admettre sa part de responsabilité dans ses malheurs, n’ayant eu ni la volonté ni la force d’entreprendre la quête qui l’aurait menée à elle-même. Frédric et elle ne s’étaient pas choisis par hasard : elle savait en l’épousant qu’il ne risquait pas de la déranger dans son confort mental. Elle avait refusé les voyages dangereux auxquels l’avaient conviée Perico Suarez Axcotal sur l’île des Pins et Wang devant la ruche albigeoise, se rétractant dans les deux occasions, incapable de vaincre les terreurs semées en elle par son conditionnement d’Occidentale.

La ruche avait eu la délicatesse – l’habileté ? – de ne pas interférer dans son cheminement, au nom des deux principes fondateurs du mouvement sensolibertaire, le respect du libre arbitre et l’authenticité de l’engagement.

Sans même s’en rendre compte, Delphane s’était rapprochée de la porte d’entrée du manoir. Elle marqua un nouveau temps de flottement au moment d’appuyer sur la sonnette antique, qui datait sans doute de la même époque que la bâtisse, puis elle balaya ses dernières hésitations et pressa le bouton.

Elle reconnut immédiatement la jeune femme asiatique qui vint lui ouvrir à la cinquième sonnerie. Très belle dans son ensemble blanc que la visiteuse identifia comme un costume traditionnel chinois, veste épaisse fermée par des attaches de bois, pantalon étroit, chaussures de tissu. Ses yeux étaient brouillés de larmes, ses joues creusées par la fatigue et le chagrin. Des mèches éparses de ses cheveux occultaient en partie son voyant frontal.

« Tu es Lhassa ? » demanda Delphane.

Les traits de la Tibétaine se figèrent, comme si elle prenait peur tout à coup. Elle se recula instinctivement dans le hall d’entrée, referma à moitié la porte.

« Vous êtes de l’immigration ? murmura-t-elle d’une voix mal assurée.

— Je suis une amie de Wang », répondit Delphane.

Après avoir prononcé ces mots, elle prit conscience qu’elle n’avait été l’amie de personne. Son père, le seul homme qui lui eût témoigné de l’intérêt, s’était servi d’elle, enfant, pour satisfaire ses propres ambitions stratégiques, adolescente ensuite, pour tenter d’assouvir d’inavouables fantasmes.

« Vous êtes Aliz ? »

Elle sentit sur son front et ses joues la brûlure soudaine du regard de la Tibétaine.

« Je m’appelle Delphane Miorin. Je suis l’épouse de Frédric Alexandre, le stratège du défi français, le chef de l’armée dont Wang est le capitaine.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Aucune agressivité dans sa question, juste un peu de lassitude. Du soulagement, également.

« Je souhaitais... »

Delphane se sentait sèche de mots comme elle avait été sèche de sentiments pendant les vingt-quatre années de sa vie.

« Faire ta connaissance...

— En quoi est-ce que je vous intéresse ? »

Lhassa semblait sincèrement surprise qu’une Occidentale ait parcouru autant de kilomètres pour frapper à sa porte et prendre de ses nouvelles.

« Wang m’a souvent parlé de toi. Et j’avais envie de mettre un visage sur ton nom. »

Elle mentait doublement : Wang ne lui avait jamais parlé de la Tibétaine, et elle avait déjà aperçu son visage dans la sphère de la ruche. La porte s’ouvrit de nouveau en grand et Lhassa s’avança d’un pas. Une flamme nouvelle brillait dans ses yeux rougis par le chagrin.

« Comment va-t-il ?

— Il a rejoint le camp des Landes pour préparer les Jeux. Il est en forme, je suppose... »

Lhassa ramena en arrière ses cheveux, qu’elle avait épais et brillants.

« Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour cet accueil, dit-elle. Je pensais que vous étiez une administrative du bureau de l’immigration...

— Tu as des raisons de redouter une visite de l’immigration ?

— Suivez-moi. »

La Tibétaine s’effaça pour inviter la visiteuse à entrer. Elles traversèrent le grand salon du rez-de-chaussée, s’engagèrent dans l’escalier tournant qui se dressait au bout du couloir et pénétrèrent dans une chambre du premier étage. Delphane reconnaissait les lieux, que la ruche lui avait montrés par bribes. Les craquements du parquet et les trilles des oiseaux ne parvenaient pas à troubler le silence oppressant.

Quelqu’un reposait sur le lit. Un vieillard aux traits détendus et aux yeux clos. Vêtu d’une robe de chambre bleue dont l’échancrure révélait par endroits sa peau nue et blême. Ses pieds avaient la rigidité et la couleur de la craie.

« Je l’ai trouvé comme ça ce matin, dit Lhassa. J’ai d’abord cru qu’il avait oublié de se réveiller. Mais quand je l’ai secoué... »

Elle se mordit les lèvres pour s’empêcher d’éclater en sanglots. Delphane ne regardait pas le cadavre avec le même détachement teinté de dégoût qu’elle contemplait le corps de sa mère exposé dans un box vitré d’un hôpital de Toulouse. L’un était mort avec tout ce que cela comportait de simplicité, de dépouillement, l’autre était maintenue en survie artificielle avec tout ce que cela signifiait de tubes, de sondes, de matériel bioélectronique, d’agitation scientifique. La mort exaltait la noblesse de l’un, le coma soulignait la misère de l’autre.

« Il a été si bon avec moi, bredouilla Lhassa. Il m’a acheté des vêtements de style chinois pour m’aider à supporter les quatre ou cinq mois de séparation avec Wang. Je sais maintenant qu’il ne les a pas choisis blancs par hasard... C’est la couleur du deuil dans notre tradition. Il m’a prévenue de sa mort.

— Les services funèbres ne sont pas encore passés ?

— Je ne les ai pas avertis...

— Pas besoin de les avertir. On implante à chaque Occidental un code vital à sa naissance. Un émetteur biologique relié aux ordinateurs interactifs de l’Organisation occidentale de la santé et qui déclenche des messages d’alarme en cas d’urgence. Son décès a déjà dû être signalé au service le plus proche... »

Lhassa ouvrit une boîte en argent posée sur la table de chevet, en retira une cigarette qu’elle alluma avec un briquet. Elle recracha un épais nuage qui l’environna d’une brume bleutée. Delphane la regarda fumer pendant une bonne minute, fascinée par l’extrémité rougeoyante de la cigarette et par les volutes qui sortaient des narines et de la bouche de la Tibétaine. Elle avait entendu parler des cigarettes et des autres manières d’utiliser le tabac, interdit par les lois consuméristes de 2096, mais c’était la première fois de sa vie qu’elle voyait quelqu’un s’adonner à cette manie, classée comme délit et passible d’une cure de désintoxication de trois mois. Elle se demanda où une immigrée avait bien pu se procurer une denrée interdite sur le sol occidental depuis plus d’un siècle.

« La famille Bayfield n’est pas... n’était pas une famille occidentale comme les autres, dit la Tibétaine en s’asseyant sur le lit à côté du cadavre. Ses parents ont sûrement refusé qu’on lui injecte ce code dont vous parlez.

— Est-ce qu’il recevait beaucoup de visites ?

— Jamais. Il faisait partie de... »

Elle se rendit compte qu’elle allait commettre une erreur et s’interrompit.

« Tu veux parler du réseau sensolibertaire, n’est-ce pas ?... »

Lhassa tira nerveusement sur sa cigarette dont les cendres s’éparpillèrent sur le bas de sa veste.

« Je suis une auxex, une auxiliaire extérieure du réseau, déclara Delphane. Je sais que le frère aîné de Lord Bayfield est entré dans l’arche de Cambridge en 2101 et que lui-même était répertorié comme auxex... »

Lhassa lança un regard de biais à l’Occidentale qui se tenait toujours debout dans l’embrasure de la porte et qu’elle trouvait très belle avec ses cheveux noirs relevés en chignon, ses yeux clairs, sa peau de porcelaine, son ensemble xixe siècle de couleur beige. Elle ne comprenait pas pourquoi Wang la préférait aux femmes occidentales, elle qui avait été salie par un groupe de Hongrois dans une rue de Budapest, elle qui avait attiré sur elle la malédiction de la stérilité. Elle s’était crue en partie libérée de ce fardeau que ses parents appelaient le karma mais elle se rendait compte qu’après cette merveilleuse éclaircie de quelques mois, elle n’en avait pas fini avec les jours difficiles.

« Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant ? murmura-t-elle, s’adressant autant à elle-même qu’à son interlocutrice.

— Ne change rien à tes habitudes, dit Delphane. Si les services funèbres n’ont pas été alertés par sa mort, fais comme s’il était toujours vivant.

— Son cadavre va se décomposer...

— Il te suffira de l’embaumer. Je t’établirai une liste de produits de conservation que tu commanderas à la pharmacie la plus proche. Avec ça, il devrait tenir quelques mois.

— Je ne pourrai pas payer. Je n’ai pas accès aux codes bancaires... »

Delphane fouilla dans une poche de sa robe, en sortit une carte bioélectronique noire et carrée de deux centimètres de côté qu’elle tendit à la Tibétaine.

« Certains Occidentaux confient leur IBM, leur identificateur bancaire manuel, à des immigrés pour effectuer les courses à leur place. C’est interdit en principe, mais toléré en pratique. Il te suffira de changer régulièrement de magasins pour éviter d’éveiller les soupçons. Si on te pose des questions, dis que tu travailles pour le compte d’une Française installée dans le West West-End. »

Lhassa écrasa sa cigarette dans un cendrier.

« Vous... vous ne risquez pas d’en avoir besoin ? »

Delphane lâcha un petit rire de gorge.

« Là où je vais, ce genre de chose est tout à fait inutile. »

Lhassa se releva, prit l’identificateur, l’examina dans le creux de sa main. Elle distingua un poudroiement lumineux sous la surface lisse et noire du microcircuit. De ce minuscule objet, fabriqué d’une matière qu’elle ne connaissait pas, se dégageait une onde de chaleur qui lui irradiait tout l’avant-bras.

« Pourquoi faites-vous ça ?

— Parce que j’ai beaucoup d’estime pour Wang et que... je souhaite vous voir un jour réunis... »

Lhassa devina que l’Occidentale lui cachait les véritables raisons de sa visite mais elle n’insista pas, respectueuse de ses secrets.

« Le réseau s’assurera que tu ne manques de rien. Au moindre problème, il t’enverra un auxex pour te venir en aide. »

Delphane prit conscience qu’elle ne parlait pas en son nom mais au nom du réseau, et que ce dernier l’approuvait puisqu’il n’intervenait pas dans la discussion. Elle était déjà entrée dans la collectivité, dans la globalité.

« Comment vous remercier ? balbutia Lhassa.

— En restant toi-même, en continuant d’aimer Wang... Trouve-moi de quoi écrire... »

Delphane saisit le crayon antique que dénicha la Tibétaine dans un tiroir et griffonna quelques mots sur un bout de papier qu’elle reposa ensuite sur la table de nuit.

« La liste des produits de conservation... Je dois partir maintenant. Un long voyage m’attend. »

Après avoir adressé un dernier sourire à Lhassa, elle remonta sa robe de quelques centimètres et se dirigea vers l’escalier.

« Demande-lui un de ses cheveux », modula la ruche.

Surprise, elle s’immobilisa dans le couloir et se demanda si elle n’avait pas été le jouet d’une illusion sensorielle.

« Tu as bien entendu, Delphane : demande-lui un de ses cheveux. »

Elle s’appliqua à chasser ses pensées parasites.

« Pour quoi faire ? modula-t-elle.

— Nous avons besoin d’une de ses cellules. »

Elle renonça à poser d’autres questions, trop fatiguée, trop fébrile pour rétablir le calme en elle. Elle revint sur ses pas et s’introduisit dans la chambre où Lhassa, toujours assise sur le lit, avait allumé une nouvelle cigarette.

« Vous avez oublié quelque chose ?

— Un cheveu... »

La Tibétaine fixa son interlocutrice d’un air ahuri.

« J’ai besoin d’un de tes cheveux... répéta Delphane.

— Vous voulez me jeter un sort ? »

La visiteuse émit un rire musical.

« Je ne suis pas une sorcière. Je ne sais pas ce que le réseau veut en faire, mais je te demande d’avoir confiance en lui... »

Elle avait failli dire « nous ». Lhassa acquiesça d’un hochement de tête tout en recrachant un double panache de fumée par les narines. Elle saisit une mèche entre le pouce et l’index, tira d’un coup sec, tendit à Delphane les cheveux arrachés.

« Un seul aurait suffi, mais je prends le tout... au cas où... »

Lhassa n’entendit pas sortir la visiteuse. Elle resta prostrée sur le lit une bonne partie de l’après-midi, fumant cigarette sur cigarette. Ce n’est qu’au moment du crépuscule qu’elle décida de se rendre à la pharmacie la plus proche, munie du petit bout de papier et de l’IBM de l’Occidentale.

Delphane parcourut avec une lenteur solennelle la passerelle qui montait vers la sphère. Elle avait l’impression que les regards de tous les membres de la ruche albigeoise étaient braqués sur elle. Elle savait que l’ensemble du réseau la contemplait par leurs yeux, par la matrice qui amplifiait leurs perceptions et leurs pensées. Elle tenait dans une main le petit sac étanche qui contenait les cheveux de Lhassa.

Elle avait sans cesse imaginé cette scène dans le subterraneus qui l’avait ramenée d’Angleterre, puis qui l’avait transportée de Paris à Toulouse. Elle avait oscillé entre fascination et dégoût jusqu’à son arrivée à Rabastens, allant vomir aux toilettes à plusieurs reprises. Tantôt la ruche lui était apparue comme une nouvelle famille, une structure rassurante au sein de laquelle elle n’aurait plus à subir la tyrannie d’une enveloppe corporelle qu’elle exécrait, tantôt elle lui avait fait l’effet d’une entité monstrueuse, d’une négation totale de l’humanité, d’une abomination. Elle n’éprouvait aucun attrait pour cette culture occidentale dont elle était un produit aseptisé, mais elle ressentait une peur immense à confier son esprit au réseau sensolibertaire, à cette nouvelle civilisation issue de la mutation technologique. Jusqu’au dernier moment, les doutes avaient miné sa détermination. Elle s’était arrêtée sur le chemin pour se dévêtir, s’allonger sur l’herbe et goûter les caresses suaves de la brise sur sa peau. Elle s’était attachée, soudain, à ce corps qu’elle s’apprêtait à renier, à ces cheveux qui lui frôlaient délicieusement les joues, à ce visage qu’elle contemplait dans les flaques d’eau, à ces seins qui tremblaient à chacun de ses gestes, à ce ventre qui ne porterait jamais d’enfant, à cette faille qui n’accueillerait jamais d’homme. Elle avait aimé la chaleur brutale du soleil, la dureté de la terre, le bruissement des feuilles, le craquement des branches, la surface ridée et chantante des ruisseaux... Elle avait attendu que la nuit tombât sur la campagne pour franchir le dernier kilomètre qui la séparait de la ferme. Elle était restée immobile pendant plus de deux heures devant la porte, terrorisée, tremblante. Elle avait amorcé un début de retraite mais, après avoir parcouru une centaine de mètres, elle avait songé au vide qui l’attendait dans l’appartement du Marais, elle s’était souvenue des heures de solitude qu’elle tentait d’oublier dans la recherche forcenée des stimuli sensoriels, elle avait revu le visage odieux de son père, le corps inerte de sa mère, les yeux éteints de Frédric, et, accablée de détresse, elle était revenue sur ses pas. Elle avait compris qu’elle ne tenait pas à son existence parce qu’elle y trouvait un quelconque intérêt mais uniquement parce qu’elle était sur le point de la perdre, comme un miséreux craignant de se dévêtir de ses hardes pour se baigner dans l’eau d’un torrent.

Elle avait accompli les derniers gestes dans un état second : composer le premier code d’entrée sur le clavier portable, marcher le long du couloir métallique, décliner son nom devant l’identificateur vocal du sas, s’introduire enfin dans le cœur de la ruche.

« Le réseau sensolibertaire souhaite la bienvenue à Delphane Miorin. »

La ruche continuait d’employer la modulation, comme si le recours à la voix n’était pas indiqué dans ce genre de circonstances.

« La voix nous sert à communiquer avec les visiteurs étrangers au réseau. Elle ne permet pas de transmettre les concepts, les idées avec autant de nuances que la modulation, qui est une communication de cerveau à cerveau, d’émetteur à récepteur, de matrice à entité séparée. Comment s’est passé ton voyage en Angleterre, Delphane ? »

Elle ouvrit la bouche pour répondre, un réflexe d’être humain conditionné par ses modes habituels d’expression, mais elle se ravisa aussitôt et, recouvrant une sérénité qu’elle n’avait pas expérimentée depuis des mois, elle s’appliqua à répondre par la modulation. Elle se rendit alors compte qu’elle n’avait pas besoin de formuler les pensées comme elle s’était évertuée jusqu’alors à le faire – les pensées étaient beaucoup plus fluides et riches en informations que les mots – mais qu’il lui suffisait de se concentrer sur une scène, un souvenir ou une idée pour que l’information se transmît à la ruche.

« Je voulais comprendre pourquoi Lhassa inspirait de l’amour à Wang.

— Qu’est-ce que tu as compris ?

— L’amour tel que les hommes le conçoivent exige une perception très forte de son identité, de son individualité. »

Elle venait tout juste de trouver cette réponse, et pourtant elle l’avait modulée comme une évidence. Elle vit alors que la sphère s’emplissait de séquences très nettes, comme si la matrice avait enfin trouvé le moyen de capter les images sous-jacentes à ses pensées. Une fillette occupait le centre de l’immense boule de verre et vagissait à fendre l’âme.

« Qu’est-ce qui t’empêche de construire ton identité ? d’aimer comme Lhassa ?

— La civilisation occidentale s’est tellement penchée sur ses apparences qu’elle a oublié d’aimer ses enfants. Les femmes ont refusé leur maternité, les hommes leur paternité. L’ordinateur qui conçoit les enfants n’a pas le cœur d’une mère.

— Ton père avait à moitié raison lorsqu’il t’affirmait que tu as été conçue par des voies naturelles. Il a seulement oublié de préciser que ta mère ne t’a portée que trois mois pour pouvoir se replonger plus rapidement dans les stimulations sensorielles. On t’a extraite de son utérus et placée en couveuse. »

Elle aperçut un brouillon d’être humain à l’intérieur d’un caisson transparent relié à des tubes. Elle eut envie de pleurer devant le spectacle de cette créature qui ressemblait étrangement aux membres du réseau et qui paraissait abandonnée de tous dans son île de verre.

« C’est toi à l’âge de cinq mois après la fécondation, Delphane. Tu mesurais une vingtaine de centimètres. La principale chose qui te différencie de Lhassa, c’est qu’au même âge que toi, elle vivait dans le ventre de sa mère. Songe maintenant qu’avec la CAO, de nombreux Occidentaux n’ont jamais connu la chaleur rassurante de la matrice. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils se confrontent avec tant de frénésie aux sensations fortes. Ils cherchent inconsciemment le ventre de leur mère en s’enfermant dans les sensors. Ils ont remplacé la stabilité émotionnelle que procure l’abri matriciel par une excitation permanente, par une volonté acharnée de possession et de domination. Ils ont peu à peu renié les valeurs humaines. »

La paroi de la sphère se couvrait de motifs sombres d’où se détachaient par instants des masques tragiques.

« Vous les avez reniées vous aussi, modula Delphane.

— L’Occident arrivait au bout de sa logique. Si nous l’avions laissé faire, l’humanité tout entière aurait sombré dans la négation d’elle-même. Nous n’avions pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout de notre propre embranchement pour combattre sa volonté hégémonique et suicidaire. De franchir la passerelle jetée par les pionniers des réseaux informatiques. De devenir encore plus inhumains que notre adversaire. Nous avons dû sacrifier l’individu pour privilégier la globalité, l’échange des données. C’était une réponse appropriée à une situation d’urgence.

— Vous ne le regrettez pas aujourd’hui ?

— Si nous le regrettions, nous ne t’accepterions pas parmi nous. Nous n’avons pas vocation d’entraîner quiconque sur les pentes du malheur, comme l’ont fait pendant des siècles les Églises, les conquérants, les tyrans, les tentacules de la Pieuvre. Nous avons compris que nous souffririons toujours du manque engendré par le principe même de la création, la séparation, la fission, et nous avons accepté l’idée de fusion. Le bonheur permanent de l’échange compense la perte du “je”. Nous ne savons pas où nous allons, mais nous estimons que l’expérience vaut le coup d’être tentée. L’individu Delphane Miorin n’a pas trouvé sa place sur cette terre, peut-être la trouvera-t-elle dans l’aventure du réseau... »

Delphane garda un moment les yeux rivés sur la sphère. Malgré les couleurs et les figures d’apaisement qui se succédaient sur la paroi convexe, la peur, à nouveau, lui comprimait la poitrine, lui tordait le ventre, réveillait la nausée.

« Ne sois pas surprise par tes réactions physiologiques. Nous avons tous éprouvé ce genre de terreur au moment crucial. Nos gènes nous prédisposent à l’unicité. Seuls les mystiques, les chercheurs de l’âme, réussissent à se dépouiller volontairement de l’ego. Ils s’engagent sur une voie intérieure qui les entraîne à explorer les mécanismes profonds de l’être. Nous avons choisi la voie extérieure, collective, scientifique. Nous avons appliqué à la lettre ce précepte zen qui recommande d’observer l’infiniment petit pour appréhender l’infiniment grand. Nous serons bientôt prêts à nous lancer dans cet espace qui nous effraie et nous attire à la fois. Veux-tu nous accompagner, Delphane ? »

Une brusque vague de chaleur la recouvrit et la déposa sur un rivage d’euphorie. Elle se rendit compte que c’était sa nouvelle manière de signifier son accord.

« Es-tu prête à te dépouiller de ton individualité, à te fondre dans la matrice, à devenir une partie du tout ?

— Je suis prête. »

La ruche marqua un temps de pause pendant lequel un double virtuel de Delphane apparut en pied à l’intérieur de la sphère. Elle eut l’impression de se fragmenter, d’exister en deux exemplaires. Une atmosphère solennelle régnait à présent sur la salle. Les formes claires s’étaient figées dans les compartiments plongés dans la pénombre.

« Débarrasse-toi de tes vêtements.

— Qu’est-ce que je fais des cheveux de Lhassa ? Je les ai ramenés d’Angleterre conformément à la demande du réseau...

— Sors-les de leur sac et garde-les avec toi. »

Elle se déshabilla avec une maladresse inhabituelle, accentuée par la fébrilité de ses gestes. Lorsque ses sous-vêtements eurent rejoint le petit tas formé par sa veste, sa jupe et ses chaussures, elle sentit sur sa peau des centaines de vibrations qui agissaient à la fois comme des caresses et des encouragements. Elle fut traversée par un ultime regret, vite estompé par l’ivresse qui s’emparait d’elle et lui donnait l’illusion d’être en apesanteur. Elle contempla avec détachement la jeune femme nue qui lui faisait face de l’autre côté de la paroi de verre. Elle éprouvait un peu de nostalgie à quitter ce corps avec lequel elle avait vécu vingt-quatre ans, mais elle s’était attendue à un déchirement beaucoup plus douloureux.

« Tu ne l’abandonneras pas tout à fait, Delphane, modula la ruche. Nous avons encore besoin d’un support organique. Mais en devenant membre à part entière du réseau, tu acceptes sa mutation, sa dégradation. De même, tu garderas dans les premiers temps la perception de ton ego jusqu’à ce que toutes tes défenses se soient abaissées. »

La gorge sèche, elle enroula les cheveux de Lhassa autour de ses doigts.

« Le réseau t’a implanté une biopuce dans le cerveau lorsque tu t’es engagée à son service... »

Un rayon laser jaillissait d’une pince articulée et ouvrait le crâne du double virtuel de Delphane. Elle comprit qu’elle n’avait pas subi d’anesthésie, générale ou locale, mais que la ruche avait seulement neutralisé les centres de la douleur au moyen d’une onde. Sans s’en rendre compte, elle était restée en position debout pendant l’opération qui avait duré un peu moins de dix secondes. Piloté par la matrice, le robot articulé glissait la biopuce entre les hémisphères cérébraux avec une précision et une délicatesse stupéfiantes, refermait les os de son crâne et son cuir chevelu, prélevait des cheveux sur sa nuque et les réimplantait pour dissimuler les fines traces blanches abandonnées par l’opération.

« Cette biopuce n’est pas seulement un instrument de communication entre le réseau et toi, c’est également et surtout une porte secrète. Nous n’attendions que ton accord pour l’ouvrir et permettre à la matrice d’investir ton esprit.

— Je n’ai pas été prévenue de ce double usage. Le réseau aurait pu me recruter sans que je m’en aperçoive.

— Encore une fois, Delphane, la liberté est inscrite dans le mot sensolibertaire. Tu as encore la possibilité de t’opposer à l’utilisation de ce code.

— Est-ce que c’est déjà arrivé ? qu’un homme ou une femme refuse au dernier moment d’intégrer la ruche ?

— Tu pourrais être la première. »

Delphane était consciente que cet échange traduisait les dernières réticences de son individualité à s’effacer. Elle avait pris sa décision depuis longtemps, depuis en fait qu’elle était entrée dans ce bâtiment en compagnie de Jehan de La Couperie, le responsable du mouvement universaliste du Sud-Ouest.

« Jehan n’a jamais franchi le pas, modula le réseau. Il était présent sur le parvis de la Défense lorsque ses parents se sont suicidés le 31 décembre 2199 en compagnie de trois mille adeptes de l’Église de la Rédemption. Le souvenir de leurs corps ensanglantés lui interdit de trouver la paix de l’esprit et de se fondre dans une communauté de données. »

Delphane ferma les yeux et se campa sur ses jambes. Elle frissonna malgré les régulateurs thermiques qui maintenaient une température agréable et constante à l’intérieur de la pièce.

« C’est le moment... » modula-t-elle.

Elle perçut la tension soudaine, presque palpable, qui figea l’atmosphère autour d’elle. Elle sentit une démangeaison sous son crâne, qui lui donna l’impression que des insectes se promenaient à l’intérieur de son cerveau. Ce chatouillement devint rapidement désagréable, irritant, et elle dut en appeler à toute sa volonté pour contenir le hurlement qui montait du plus profond d’elle-même.

Un flot de sensations, d’émotions, de pensées, de souvenirs se déversa tout à coup dans son esprit. Elle eut l’impression d’être habitée par une armée de lutins, de perdre ses limites corporelles, de se confondre avec les structures qui l’environnaient. Elle était un champ infini sur lequel se jouaient une multitude d’existences imbriquées les unes dans les autres, une portion d’espace où des centaines de planètes tournaient en orbite autour d’un gigantesque soleil. D’innombrables informations lui parvenaient, qu’elle assimilait en une fraction de seconde. Une vue satellitaire d’un pays du deuxième monde... L’Inde, New Delhi, des milliers d’êtres humains marchent vers un palais gouvernemental en briques rouges protégé par un cordon de chars... Un ordinateur à logique interactive trie inlassablement les données des immigrants qui franchissent la porte de Saragosse, en Espagne... Dans un bâtiment du camp des Landes, Frédric Alexandre et les responsables du défi français observent les hommes qui défilent devant eux, nus, humiliés par les regards de maquignons que leur jettent ces Occidentaux retranchés dans leur élégance et leur mépris.

Frédric... Elle le voyait à présent comme un petit homme empêtré dans ses rêves de gloire. Elle comprenait que sa soif de reconnaissance masquait un désir pathologique de tendresse, cette même tendresse qu’elle n’avait pas su lui donner. Il était devenu stratège pour conquérir le cœur humain, cet improbable bastion protégé par des murailles bien plus hautes et épaisses que le Rideau électromagnétique...

Edisto Beach, Caroline du Sud... L’océan roule sur le sable d’une plage bordée de constructions sur pilotis qui abritent les quarante mille immigrés présélectionnés par le défi américain. Le vent du large hérisse les feuilles des palmiers. Cet homme au visage carré qui discute avec une médialiste de la Holysens n’est autre que Lawrence M. Laettner, Larrie Big-Bang, une sorte de machine humaine programmée depuis l’âge de dix ans pour gravir les échelons de la gloire stratégique...

Elle savait maintenant ce que signifiait le concept du global sens, cette libre circulation des données sans le besoin de recourir à une technologie encombrante. Bien qu’épaulées par les transfuges du mouvement sensolibertaire, les industries sensorielles n’avaient pas su exploiter les travaux des arches dans le domaine de la transmission bioénergétique. Elles avaient dû fabriquer un matériel lourd, coûteux, pour obtenir des résultats nettement inférieurs à ceux du réseau. Satellites, antennes, conducteurs, capteurs, sensors avaient pallié les carences scientifiques des techniciens occidentaux. Même chose pour les applications de l’énergie électromagnétique : le réseau ne l’avait pas destinée à l’érection de ce rempart qui avait isolé l’Occident du reste du monde, mais au remplacement de l’énergie nucléaire, dangereuse et polluante.

Chaque information qui éveillait l’intérêt de Delphane la renvoyait vers d’autres informations où elle puisait à loisir des explications, des illustrations, des compléments historiques, des images d’archives ou des prospectives. Les données expédiées en permanence par les satellites et les ordinateurs onosiens passaient au crible de son intelligence et de sa mémoire avant d’être traitées par la matrice et recyclées pour choisir des embranchements, pour trouver des solutions.

« Le réseau mondial sensolibertaire te souhaite la bienvenue, Delphane Miorin. »

La modulation n’était plus ce chuchotement qu’elle percevait à l’intérieur de sa tête, mais une information qui reléguait les autres au second plan. Elle rouvrit les yeux, contempla les passerelles, les toboggans, les compartiments, la sphère suspendue. La ruche lui apparaissait à présent dans toute sa cohérence, dans toute son harmonie. Sa complexité avait un sens : elle illustrait la molécule constituée par les atomes humains qu’elle abritait et se modifiait avec l’arrivée d’un nouveau membre.

« Non seulement elle se modifie, mais nous sommes parvenus à un stade d’évolution où toute nouvelle adhésion multiplie les capacités du réseau par deux. Tu représentais pour nous un enjeu d’une importance capitale. Ta place t’attend dans un compartiment. »

Elle distingua cinq formes blanches à l’intérieur de la sphère. C’était avec ces nouveaux compagnons qu’elle partagerait dorénavant son espace. Une passerelle se détacha de son support et s’abaissa dans un chuintement à peine audible.

« Vous avez toujours su que je viendrais vous rejoindre... »

Elle resta incapable de déterminer si c’était d’elle qu’était venue cette pensée.

« Tu remplissais les conditions.

— Je n’ai aucune connaissance scientifique, aucun talent particulier.

— Le réseau trouve du talent à chacun de ses membres. Quant aux connaissances, tu les as acquises au moment précis où tu t’ouvrais à la matrice. Tu es encore gouvernée par tes anciens réflexes de pensée. »

Delphane s’aperçut que d’autres passerelles s’étaient abaissées de manière à former un passage qui montait sur la gauche de la structure.

« Et les toboggans ? À quoi servent-ils ? »

Cette question, qu’elle avait posée pour elle-même, reçut instantanément sa réponse.

« Étant donné que les membres du réseau ne peuvent plus marcher, ils leur permettent de se déplacer d’un compartiment à l’autre lorsque la nécessité s’en fait ressentir. Lorsque la matrice estime nécessaire le rééquilibrage des flux d’énergie de la ruche, par exemple. Notre conscience collective se nourrit de l’activité cérébrale.

— La bioénergie...

— Tu es devenue aussi performante que l’ensemble du réseau. Tu es devenue... le réseau. »

Delphane s’engagea sur la première passerelle et s’enfonça dans le cœur de la structure. Des lampes s’allumaient devant elle, s’éteignaient sur son passage, l’environnaient en permanence d’une lumière rassurante. Même si les passerelles montaient en pente douce et s’aboutaient les unes aux autres de manière à former un chemin continu, elle avait l’impression d’escalader le flanc abrupt d’une montagne. Le souffle court, les jambes tétanisées, elle s’arrêta au bout de quelques minutes et regarda sous elle. Les dimensions de la ruche l’étonnèrent. La matrice centrale paraissait désormais toute petite au milieu de l’enchevêtrement métallique. Elle s’y voyait à l’intérieur, minuscule silhouette environnée d’un halo lumineux. Les cheveux de Lhassa s’étaient entortillés entre ses doigts crispés.

Lhassa... Il lui suffit de penser à la Tibétaine pour la contempler grâce aux objectifs transmatériels des satellites. Elle plantait une seringue dans le cou décharné de Lord Bayfield. Elle ne pleurait plus. Un paquet de cigarettes vide gisait sur le parquet.

« Pourquoi ces cheveux ?

— Une possibilité de reconstruire ce qui a été détruit... »

Elle reprit sa marche en suivant l’itinéraire proposé par les passerelles inclinées. Ses jambes peinaient de plus en plus à soutenir son corps.

« Tu pourrais utiliser les toboggans mais l’usage veut que chaque membre du réseau rejoigne son compartiment en marchant. »

Gagnée par la lassitude, couverte de sueur, elle repoussa à plusieurs reprises la tentation de se laisser choir sur le plancher métallique. Ces sursauts de volonté étaient les dernières manifestations de son individualité, son dernier acte de femme libre.

Elle déboucha enfin sur une passerelle horizontale, qui donnait sur une poche de ténèbres où apparaissaient les formes claires et immobiles des cinq occupants. Elle s’avança à pas lents vers le compartiment et s’efforça de reprendre son souffle. Son cœur battait si fort qu’il blessait le silence. La sphère de la matrice n’était plus qu’un œil parsemé de fulgurances. Elle s’immobilisa au bord du nid, un abri de forme ronde, et contempla les créatures qui lui faisaient face : trois d’entre elles avaient jadis été des hommes, et deux des femmes. Leurs bras et leurs jambes n’étaient plus que des excroissances informes, semblables aux antennes qui leur parsemaient le corps. Leur tête paraissait disproportionnée par rapport à leur corps, un déséquilibre qui, conjugué à leur absence de cheveux et à leurs yeux globuleux, leur donnait une vague allure fœtale.

Des sons, des images, des émotions, des sentiments affluèrent en elle. C’était la manière de ses compagnons de se présenter à elle et de lui souhaiter la bienvenue. Ils avaient été cet homme qui vouait son existence aux recherches biomoléculaires et que l’Église de la Nouvelle Réforme avait traduit en justice pour travaux hérétiques, cette enseignante en philosophie qu’un groupe de miliciens nationalistes violaient sous les yeux de ses élèves, cet ethnologue qui découvrait les corps mutilés de la dernière tribu amazonienne et qui s’engageait dans la lutte armée contre les troupes paramilitaires des compagnies forestières, cette fille qui se prostituait pour payer ses études, cet agriculteur qui s’opposait avec fermeté aux représentants d’une entreprise agroalimentaire venus lui imposer de nouvelles semences transgéniques à haute rentabilité... Ils étaient entrés dans le réseau entre 2015 pour le plus ancien et 2153 pour la plus jeune.

Delphane descendit les trois marches qui menaient à l’intérieur du compartiment. Elle aperçut, se découpant sur la cloison du fond, la bouche d’entrée d’un toboggan. La souplesse du plancher lui donna l’impression de fouler un matelas moelleux. Elle eut soudain envie d’uriner et chercha des yeux un quelconque orifice d’évacuation.

« Le matériau du nid absorbe, filtre et transforme les déchets organiques. Même si nous ne mangeons pas, l’activité cérébrale intensive génère des résidus chimiques qui s’écoulent par les pores de la peau... »

Elle resta un moment debout au milieu du nid et laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité. Puis, ivre de fatigue, elle s’assit en tailleur au milieu de ses cinq compagnons. L’une après l’autre, les passerelles retrouvèrent leur position initiale dans une succession de chuintements qui résonnèrent dans le silence comme autant de soupirs. Elle ne pouvait plus revenir en arrière désormais, elle coupait tous les ponts avec son ancienne existence, et ce saut dans le vide l’enthousiasmait autant qu’il l’effrayait.

Il lui fallut un peu de temps pour apprendre à se fondre dans la communauté de données. Les premiers jours, l’exploration du réseau lui donnait le vertige, et elle se réfugiait dans son corps comme un naufragé à l’intérieur de son canot de survie. Son individualité exploitait ses moindres doutes, ses moindres peurs pour se rappeler à son bon souvenir et tenter de reprendre le contrôle. La ruche albigeoise ne lui imposait aucune contrainte, aucune consigne. Libre d’aller où bon lui semblait, elle errait dans les fichiers comme un insecte volant de fleur en fleur, picorant des informations ici et là, plongeant avec délectation dans l’histoire de l’humanité, se glissant dans les objectifs des satellites transmatériels, se faufilant dans les ordinateurs de l’immigration...

Elle survolait la foule énorme qui se bousculait devant le REM en attendant l’ouverture de la porte de San Antonio... Elle pénétrait dans une masure d’une province chinoise où une femme accouchait de son septième enfant au milieu des mouches... Elle suivait cet homme blond aux yeux exorbités qui marchait à pas de loup dans un couloir délabré, ouvrait une porte d’un coup de pied, mitraillait les hommes et les femmes rassemblés dans une petite pièce... Elle rendait une visite à Lhassa qui continuait de veiller le corps embaumé de Lord Bayfield et s’asseyait devant la porte d’entrée de la maison pour surveiller l’allée du parc... Elle se transportait en une fraction de seconde jusqu’au camp des Landes... À peine émettait-elle un désir, une pensée, que le réseau mettait à sa disposition ses fantastiques capacités et lui proposait l’ensemble des embranchements qui se rattachaient au sujet, historiques, actuels, prévisionnistes.

Cette fluidité, cette absence de contrainte physiologique lui procuraient une ivresse telle qu’elle prenait peur, qu’elle se hâtait de réinvestir son enveloppe corporelle, sagement assise dans le compartiment, qu’elle reprenait conscience de son environnement, des formes blanches et immobiles de ses compagnons, des passerelles et des toboggans proches. La matrice avait modifié ses gènes afin de la dispenser des habituels apports énergétiques, nourriture, boisson, oxygène, et son corps, qu’elle contemplait dans la sphère – la sphère n’était plus seulement une grande boule transparente au centre géographique de la ruche, mais une partie intégrante d’elle-même –, subissait ses premières métamorphoses. Elle perdait ses cheveux par plaques entières, ses muscles s’atrophiaient, ses seins diminuaient de volume, des excroissances se formaient sur son visage, sur son torse, sur son bassin. Elle n’expulsait plus d’urine ni d’excréments, mais un liquide visqueux perlait régulièrement des pores de sa peau. C’était cette sécrétion organique, un liquide matriciel, qu’utilisait le réseau pour recueillir et transmettre les informations. Elle ne regrettait pas cette transformation mais elle éprouvait de temps à autre le besoin de se raccrocher à ses limites pour combattre l’angoisse qui subsistait en elle.

 

Elle oublia peu à peu son corps en tant qu’entité pour le considérer comme un simple support organique, une batterie dont le réseau avait besoin pour produire son énergie. Elle gardait la mèche de Lhassa enroulée autour de ce qui restait de sa main. Elle savait maintenant à quoi était destinée l’étude de l’ADN de la Tibétaine.

 

Elle était contenue dans le réseau et le réseau était contenu en elle. Elle était la ruche albigeoise, la ruche anglaise de Cambridge, la ruche allemande de Darmstadt, la ruche italienne de Pise, la ruche catalane de Manresa, la ruche américaine du Vermont... Elle garda encore un moment – plusieurs minutes, plusieurs heures, plusieurs jours ? – la conscience d’être un fleuve qui se jetait dans un océan, puis elle fut l’océan.

 

Encore une fois, le réseau recensa l’ensemble de ses données pour évaluer les chances de Wang de vaincre les anciens frères qui préparaient la guerre finale dans le ventre de Paris.