Debout devant la cafetière électrique, Denise resserra la ceinture de sa robe de chambre en coton. Elle attendait que le café passe. Elle s’était habituée à vivre seule dans cette grande maison. Pourtant, comme il était bon d’avoir une partie de la famille sous son toit, même si ce n’était que temporaire. Veuve depuis plus de dix ans, elle s’était habituée au silence. Pourtant elle préférait sentir la maison pleine, sans parler de la joie que lui procurait la présence de ses petits-enfants.
Kent entra dans la cuisine, vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise bleue. Il était douché et rasé de près.
Elle posa deux mugs sur la table et les remplit de café.
— Tu es nerveux ? s’enquit-elle.
— Un peu, avoua-t-il. Je tiens à décrocher ce poste.
Le but de sa visite à Fool’s Gold était un entretien au lycée de la ville. Il devait remplacer le directeur du département des mathématiques quand il prendrait sa retraite.
— Mon fils, ton retour à Fool’s Gold me comblerait de joie, bien sûr. Mais je veux que tu sois sûr de toi.
Kent lui sourit, et elle sentit son cœur se serrer. Elle avait soudain l’impression d’avoir son mari devant elle. Ils se ressemblaient tant !
— Maman, nous en avons déjà parlé.
— Et alors ? Je cherche simplement à te conseiller de ne pas faire un choix hâtif, dicté par un besoin de fuite en avant.
Il leva une main en un geste résigné.
— Je t’écoute, maman. Exprime le fond de ta pensée.
— Tu me comprends. Reese et toi avez traversé tellement d’épreuves, ces deux dernières années, que je voudrais que tu sois sûr de toi.
— Je le suis, affirma-t-il en s’adossant au plan de travail. Je sais que Lorraine ne reviendra pas. Il n’est pas facile pour Reese et moi de vivre dans cette maison, avec tous nos souvenirs. Je veux redémarrer à zéro. Ce sera mieux pour Reese. Et aussi pour moi. Et où serais-je mieux qu’ici ? C’est une ville géniale. Et nous venons si souvent que Reese y a déjà des amis. Sans parler de la famille. Je veux habiter Fool’s Gold, maman.
— Si tu en es certain.
— Je le suis, affirma-t-il encore une fois.
Un instant silencieuse, elle but une gorgée de café.
— Je suis désolée pour Lorraine.
— Je sais bien que ce n’est pas vrai.
Elle but une nouvelle gorgée, avant de rectifier :
— Je suis désolée de te voir souffrir.
— Là, je te crois.
Denise acquiesça d’un hochement de tête. Même si elle avait détesté le cliché de la belle-mère incapable d’approuver la femme que son fils avait épousée, elle n’avait jamais pu aimer Lorraine, et ce, dès la seconde où elle l’avait rencontrée. Cliché ou pas, cette femme n’était pas assez bien pour son fils. Elle était belle, certes, mais d’une froideur d’iceberg. A l’époque, elle s’était étonnée de voir une femme aussi ambitieuse et déterminée épouser un futur professeur de mathématiques.
Leur mariage avait été tumultueux dès le début. Lorraine était partie plusieurs fois. Et, dix-huit mois auparavant, elle avait annoncé qu’elle demandait le divorce. Une nouvelle fois, elle avait fait ses valises mais, cette fois, elle n’était pas revenue.
Bien sûr, Denise partageait le chagrin de Kent. Mais c’était Reese qui lui faisait le plus de peine. Lorraine ne voyait son fils qu’à de rares occasions et, quelques mois auparavant, elle avait même oublié son anniversaire. Comment une mère pouvait-elle faire preuve d’un tel égoïsme ? La voix de Kent vint interrompre le fil de ses pensées.
— Tu es sûre que cela ne te dérange pas de m’héberger ?
— C’est une grande maison. J’aime ta compagnie. C’est plutôt pour toi que je m’inquiète.
Il eut un sourire malicieux.
— Un trentenaire qui vit chez sa mère ? Avec un fils en prime ? Toutes les femmes vont se jeter à mon cou.
— Je pense que oui. Quand tu seras prêt.
Le sourire de Kent s’évanouit aussitôt.
— Et je ne le suis jamais, laissa-t-il tomber. J’avais pensé avoir trouvé ce que tu avais avec papa. Je croyais que Lorraine était la femme de ma vie. Peut-être était-ce le cas, mais cela n’a plus vraiment d’importance. Elle est partie.
Denise aurait voulu lui dire de ne pas renoncer. Qu’il était trop jeune, que la vie était longue. Mais elle avait appris depuis longtemps qu’il valait mieux se montrer diplomate avec ses enfants. Aussi évitait-elle de donner des avis catégoriques.
— Tu as tout le temps, se contenta-t-elle de dire. Pour le moment, la priorité, c’est ton entretien d’embauche.
Cela ne l’empêchait pas de penser qu’une fois qu’il serait installé, elle trouverait un moyen de le présenter à des femmes de son âge. Et elles étaient nombreuses à Fool’s Gold.
— A propos, je ferais bien d’y aller. Merci maman, enchaîna-t-il en s’avançant vers elle pour la serrer dans ses bras. Tu es la meilleure.
— Je le croirai quand tu m’auras érigé une statue.
Une fois son fils parti, elle s’approcha de la fenêtre. Perdue dans ses souvenirs, elle laissa son regard errer sur le jardin. La vie était si différente du vivant de Ralph. Tellement plus belle. Avant lui, il y avait eu Max. Elle l’avait aimé, lui aussi. Même s’il faisait partie des secrets qu’elle gardait pour elle, une chose était sûre, elle avait eu beaucoup de chance. Elle ne devait pas l’oublier. Elle avait tant reçu. Pouvait-elle demander plus ?
Un petit pas la fit sursauter. Encore tout ensommeillé, Reese se tenait sur le seuil de la cuisine. Les cheveux en bataille, il portait un T-shirt sur un bas de pyjama trop grand. Sentant son cœur se gonfler de tendresse, elle s’avança pour serrer son petit-fils contre elle.
— Bonjour mon grand. Comment te sens-tu ?
— Mieux. Mon visage ne me fait plus mal du tout, exactement comme l’avait dit le Dr Bradley.
— Bonne nouvelle !
Le petit garçon lui rendit son étreinte et se jucha sur une chaise, devant la table. Elle sortit un pichet de jus d’orange du réfrigérateur.
— Tu veux des gaufres pour ton petit-déjeuner ? proposa-t-elle.
— Génial !
Il prit le verre qu’elle lui tendait et, après l’avoir remerciée, enchaîna :
— Grand-mère, tu sais qu’il y a beaucoup de gens à l’hôpital ?
— Oui, répondit-elle en commençant à réunir la farine, le lait, les œufs, le sucre. Un étage entier est même réservé aux enfants. C’est le service de pédiatrie.
— Je crois que je le savais, répondit-il d’un air grave. Les enfants aussi tombent malades. Quand même, ça fait bizarre. Beaucoup d’entre eux sont vraiment malades et doivent rester longtemps à l’hôpital. Par exemple, certains ont des cancers, m’a dit l’une des infirmières.
Se rembrunissant soudain, il se tut.
Aussitôt, Denise sentit son instinct de protection se réveiller. Comment pouvait-elle lui épargner la laideur de la vie ? D’un autre côté, le fait de côtoyer le malheur des autres aidait un enfant à apprendre la compassion.
— Ce doit être très difficile pour eux et pour leur famille, fit-elle remarquer.
— C’est sûr. En plus, c’est l’été et ils ne peuvent même pas jouer dehors.
Après avoir reposé son verre sur la table, il reprit :
— Je pourrais peut-être rendre visite à certains enfants. Ceux qui n’ont pas d’amis ici, par exemple. Et jouer à un jeu vidéo avec eux.
Elle lui adressa son plus beau sourire. Elle était si fière de lui ! Et de Kent. Il avait si bien réussi l’éducation de son fils.
— Je vais en parler à ta tante Montana. Elle emmène souvent des chiens thérapeutes à l’hôpital. Elle saura auprès de qui se renseigner.
— Super !
Il lui sourit, exactement comme son père au même âge. Kent avait peut-être un goût déplorable concernant les femmes, mais c’était un merveilleux papa. Quelque chose que Lorraine ne pourrait jamais lui enlever.
* * *
Montana adorait la bibliothèque de Fool’s Gold, construite dans les années 1940, et agrémentée de colonnes torsadées et d’immenses fresques murales. Elle aimait le large escalier menant à la porte de bois sculpté à deux battants, les fenêtres en vitraux, et l’odeur prégnante des livres.
Avant de travailler pour Max, elle avait eu un poste à la bibliothèque. Elle s’y était beaucoup plu. Mme Edler, la bibliothécaire en chef, avait même voulu la garder à temps plein. Elle avait longuement hésité, sachant qu’il aurait été raisonnable d’accepter. Mais elle avait fini par écouter son instinct qui la conduisait vers d’autres passions.
Dieu merci, Mme Edler n’était pas rancunière, et quand Montana lui avait fait part de son projet de programme d’alphabétisation assistée par des chiens thérapeutes, pendant les vacances d’été, elle avait été enthousiasmée.
Il avait été décidé, pour commencer, de faire appel à un seul chien pour trois élèves. Le principe était simple. Pendant une demi-heure, l’élève était suivi par un professeur qui travaillait le vocabulaire du texte choisi avec lui. Venait alors l’exercice de lecture à voix haute qui se pratiquait en présence d’un chien.
Montana avait choisi Buddy, un chien gentil, compréhensif, très soucieux du bien-être d’autrui. Elle avait remarqué que la sollicitude des chiens était un grand réconfort pour les enfants, et surtout ceux qui manquaient de confiance en eux.
D’où cette méthode, certes insolite, mais tout à fait logique. Un enfant qui avait des difficultés à lire acceptait sans crainte de lire devant un chien qui ne le jugeait pas.
Mme Elder, venue à sa rencontre, l’accompagna jusqu’à une salle aménagée, à sa demande, avec des poufs en forme de poires et de grands coussins à même la moquette. Quand un enfant faisait la lecture à un chien, mieux valait qu’ils soient au même niveau.
Un petit garçon, très maigre qui devait avoir l’âge de Reese, attendait.
— Voilà Daniel, annonça la bibliothécaire avec un sourire encourageant. Daniel, je te présente Montana et son chien, Buddy. Je vous laisse.
— Bonjour, dit l’enfant du bout des lèvres, ses yeux à peine visibles à travers sa longue frange.
Son « bonjour » ressemblait plus à un soupir qu’à un salut. Montana compatit. L’idée de passer un après-midi d’été à la bibliothèque ne devait pas l’emballer outre mesure.
Elle prit place dans l’un des fauteuils et indiqua un coussin à l’enfant.
— Buddy est très impatient d’entendre l’histoire. Je lui en ai parlé, il est tout excité.
Daniel s’affala sur le sol et leva les yeux au ciel.
— Comme si les chiens étaient intéressés par les livres.
— Comment le sais-tu ? Quand Buddy n’a pas passé une très bonne journée, les histoires lui remontent le moral.
— Vous ne pouvez pas me faire croire ça.
— Bien sûr que si. Regarde-le. Est-ce qu’il a l’air heureux ?
Docile, Daniel se tourna vers Buddy. Suivant son habitude, le chien avait une expression inquiète, comme s’il portait tout le poids de la misère du monde sur ses épaules.
— Il a l’air un peu triste, admit le petit garçon. Mais le fait de lui lire quelque chose ne va pas l’aider. Les chiens se fichent de ce genre de choses.
— Tu crois vraiment ? demanda-t-elle en s’emparant des deux livres apportés par Daniel pour les tendre à Buddy. Lequel veux-tu ?
Levant une patte, le chien tapota l’un des livres.
— Tu vois bien qu’il a une opinion, déclara-t-elle, triomphante.
Les yeux écarquillés, Daniel s’exclama :
— Waouh ! Je n’ai jamais vu ça ! Buddy, tu veux vraiment que je te lise une histoire ?
Son imagination lui jouait peut-être des tours, mais Montana crut voir le chien hocher la tête
Après un court silence, Daniel se tourna vers elle.
— J’espère que tu ne vas pas rester, dit-il.
— Non, le rassura-t-elle en se levant. A toi de jouer.
Elle quitta la pièce et resta derrière la porte entrebâillée. Ce n’était pas pour espionner ; c’était juste pour évaluer les difficultés de l’enfant et pouvoir juger de ses progrès à venir.
Daniel commença à lire. Il progressait avec une douloureuse lenteur, trébuchant pratiquement à chaque mot. Pourtant, vaille que vaille, il avançait.
Elle sourit. Quelques semaines auparavant, elle avait eu l’idée de charger les chiens du choix des livres. Il avait été facile de leur apprendre le tour. Si cela amenait l’enfant à croire que le chien était intéressé, l’expérience n’en serait que plus enrichissante.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre, puis ressortit du bâtiment. Elle reviendrait vérifier où en était Daniel dans une dizaine de minutes.
A peine s’était-elle installée à l’ombre d’un grand chêne qu’elle sentit la vibration de son téléphone portable dans sa poche.
— Montana ? C’est Fay Riley, la maman de Kalinka. Je vous dérange ?
La voix de la jeune femme trahissait l’épuisement, comme si elle n’avait pas dormi depuis des jours. Ce qui était sans doute le cas, songea Montana, se rappelant à quel point Kalinka lui avait paru frêle dans son lit d’hôpital.
— Non, vous ne me dérangez pas du tout. En quoi puis-je vous aider ?
— Kalinka passe une sale journée. La douleur est atroce, elle n’arrive pas à dormir. Serait-ce trop vous demander d’amener Chichi ? Je pense que cela l’aiderait beaucoup. Je n’essaie pas de vous culpabiliser, s’empressa-t-elle d’ajouter. Ou alors, peut-être que si. Je suis désespérée.
Sa tension était palpable, son angoisse aussi. La jeune femme était au bord des larmes.
— Bien sûr, je peux l’amener, lui assura Montana. Je suis à la bibliothèque, j’en ai pour une heure. Puis j’irai chercher Chichi. Que diriez-vous de 15 h 30 ?
— Ce serait super, répondit-elle d’une voix étranglée.
Montana frissonna. Tant de détresse lui brisait le cœur.
— Tout ira bien, dit-elle d’une voix apaisante. Je suis heureuse de pouvoir faire mon possible pour vous aider.
— Et je vous en suis si reconnaissante. Ne m’en voulez pas de craquer, mais ces brûlures ! Elles sont tellement atroces, je ne sais plus quoi faire.
— Vous êtes avec votre fille et vous l’aimez.
— Si seulement cela pouvait suffire.
Sa voix se brisa.
— Je suis désolée, reprit-elle. Vous êtes merveilleuse et je suis…
— Je comprends. Autant que je le peux, du moins.
— Merci Montana. C’est si important, et pour Kalinka et pour moi.
Après avoir raccroché, Montana remit son téléphone dans sa poche, le cœur serré. A moins d’avoir traversé la même épreuve, il était impossible de comprendre la tragédie que vivait cette famille. Elle regrettait de ne pouvoir les aider qu’en proposant la compagnie d’un caniche. Mais c’était déjà ça !
* * *
Chichi toilettée dans les bras, Montana sortit de l’ascenseur de l’hôpital. Tout excitée, la chienne semblait reconnaître les lieux. Tremblait-elle de joie à la perspective de revoir Kalinka ? Ou Simon ?
Montana esquissa un sourire. Pour être honnête, le fait de passer un peu de temps avec Simon ne lui déplairait pas non plus. Même si leurs fabuleux baisers la comblaient, elle avait envie de le connaître mieux, de parler. Elle voulait en savoir plus sur sa vie.
Quand elle arriva à l’étage du service des grands brûlés, elle s’engagea dans le couloir en direction de l’entrée. Après avoir reçu le feu vert des infirmières, elle gagna la chambre de Kalinka. Fay, qui s’avançait à sa rencontre, agita la main.
Cela ne faisait que quelques jours que Montana était venue avec Chichi, mais la jeune femme paraissait encore plus frêle et épuisée que la dernière fois. Les cernes noirs sous ses yeux semblaient gravés dans sa peau, et sa bouche tremblait d’émotion.
— Merci d’être venue ! s’exclama-t-elle. Kalinka souffre le martyre. Les infirmières persistent à me dire qu’elles font leur possible pour la soulager, mais elle m’implore de l’aider et je suis totalement…
S’interrompant, elle passa une main tremblante sur son front et esquissa un pâle sourire.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
Un instant, Montana resta désemparée. Comment soulager une telle détresse ?
— Ne vous excusez pas, Fay. Vous traversez une épreuve si difficile. Je comprends votre besoin de vous épancher, ne vous gênez surtout pas avec moi.
Un peu dubitative, Montana hocha la tête. Adorable ? C’était vite dit. Toutefois, elle était prête à faire tout ce qui était en son pouvoir pour soulager la souffrance de la fillette et de sa mère.
— Je ne lui ai pas dit que Chichi devait venir, avoua Fay. Elle va être si heureuse.
En entrant dans la chambre de Kalinka, Montana retint un mouvement de recul. Les brûlures de la fillette semblaient avoir empiré. La peau à vif était plus enflammée, l’odeur était plus forte. Comme si elle se souvenait de sa dernière visite à Kalinka, Chichi, tremblante d’excitation, se mit à gigoter pour s’échapper de ses bras.
Kalinka ouvrit les yeux.
— Oh ! Vous avez amené Chichi, murmura-t-elle.
— J’ai pensé qu’elle t’aiderait peut-être à te sentir mieux, répondit sa mère.
La fillette esquissa un sourire.
— Merci, maman.
Montana s’assit sur le lit et posa Chichi à côté d’elle. La petite chienne s’avança avec délicatesse et, après l’avoir regardée quelques secondes, lui lécha les doigts. Un petit rire faible fusa des lèvres entrouvertes de Kalinka.
— Elle m’aime bien.
— Bien sûr, acquiesça Montana, la gorge nouée.
Chichi se roula en boule contre Kalinka qui, après lui avoir tapoté gentiment la tête, ferma les yeux.
— C’est bien, murmura-t-elle.
Fay fit alors signe à Montana de la suivre dans le couloir.
— Vous pouvez rester un peu avec elle ? lui demanda-t-elle. Elle va peut-être se détendre et enfin dormir.
— Bien sûr. Et si vous en profitiez pour faire une pause ? Si vous alliez manger quelque chose ?
— Je n’ai pas faim, répondit Fay. En revanche, je rêve d’une bonne douche.
Elle jeta un coup d’œil en direction de la chambre.
— Je déteste m’éloigner d’elle, murmura-t-elle.
— Je reste là, la rassura Montana en tirant un livre de son sac. Je vous promets.
— S’il se passe quoi que ce soit, l’infirmière a mon numéro de portable.
Toujours hésitante, Fay semblait ne pas pouvoir se décider.
— J’aurais préféré que ce soit moi, dit-elle d’une voix sourde. C’est tellement dur ! La douleur, la cicatrisation, les opérations. Ses amies lui manquent mais elles sont trop loin pour venir lui rendre visite. De plus, je ne suis pas sûre qu’elles supporteraient de la voir dans cet état.
Montana hocha la tête. Que pouvait-elle dire ? Soudain, sa conversation avec sa mère lui revint à la mémoire. Sa mère ne lui avait-elle pas dit que Reese aimerait rendre visite aux enfants hospitalisés ?
— Croyez-vous qu’elle aimerait recevoir la visite de mon neveu de dix ans ? demanda-t-elle. Je pourrais le lui amener.
— Pourra-t-il gérer la situation ? Je ne voudrais pas qu’il ait un mot malheureux et qu’il lui fasse de la peine sans le vouloir, ou qu’il laisse paraître sa surprise ou son dégoût.
— Je vais commencer par en parler à Reese. Nous pourrions aller sur internet pour l’aider à comprendre ce que votre fille vit. C’est un enfant très sensible, très bon. Et puis Kalinka n’a pas les mains brûlées, ils pourront jouer ensemble.
Fay hocha la tête, rassurée.
— Ce serait bon pour elle de voir d’autres têtes que le personnel hospitalier et moi, reconnut-elle. Il faudra choisir un jour où elle ira bien. Ils ont été rares jusqu’ici.
— Réfléchissez-y. En attendant, je vais voir si Reese est d’accord, si son père est d’accord aussi, puis je le préparerai à la visite.
Fay lui sourit, mais ses yeux scintillaient de larmes.
— Merci, Montana. Nous ne sommes pas d’ici. Nous sommes venus à Fool’s Gold pour le Dr Bradley. C’est le meilleur. Et tout le monde s’est montré si accueillant. Je ne m’attendais pas du tout à une telle solidarité.
Montana la serra dans ses bras. Quelques longues secondes, Fay s’agrippa à elle, comme si elle avait besoin de son soutien pour rester simplement debout.
— Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas, lui dit Montana. Quoi que ce soit. Je pourrai sans doute trouver un moyen de vous le procurer.
— Pour le moment, une douche est déjà un cadeau.
Après être allée chercher des vêtements de rechange dans sa valise, elle ressortit de la chambre et s’éloigna dans le couloir.
A son tour, Montana se glissa dans la chambre. Kalinka dormait, un bras protecteur autour de Chichi. La tête de la petite chienne reposait sur sa paume.
— Tu fais du bon travail, la complimenta-t-elle.
Pour toute réponse, Chichi agita la queue sans bouger d’un poil.
Montana s’installa dans un fauteuil mais, incapable de lire, elle se surprit à prier pour Kalinka et pour tous les enfants du monde qui, comme elle, souffraient.
* * *
Pia était très, très, enceinte. Jamais Montana n’aurait pu croire que l’on pouvait avoir un ventre aussi énorme. Ni des pauvres chevilles aussi enflées — elles avaient la taille d’un ballon !
— Tu vas vraiment bien ? demanda-t-elle en essayant de retenir sa grimace.
Manifestement incapable de trouver une position confortable, Pia se tortillait dans son fauteuil trop grand.
— Je sais que ce n’est pas beau à voir mais crois-moi, c’est encore pire à vivre, répondit-elle dans un soupir. Ce sont les éléphantes qui portent leur petit pendant deux ans, non ? Comment y arrivent-elles sans devenir folles ? J’ai tellement hâte de voir sortir ces bébés ! Les jumeaux sont censés arriver tôt mais pas les miens, bien sûr !
Elle posa une main sur son ventre.
— Je suis gonflée comme une outre. Raoul va me quitter.
— Allons ! Il t’adore, répliqua Montana avec un sourire réconfortant.
— Il m’adorait, tu veux dire. Au passé. Mais il ne peut pas adorer le monstre que je suis devenue. Je te promets que si j’avais la formation médicale, je n’hésiterais pas à accoucher seule. Et tout de suite !
— Je ne pense pas que je te serais d’une grande utilité. Que dit le Dr Galloway ?
— Elle préconise la patience. Que plus longtemps je les porterai, mieux ce sera pour eux. Avant, j’aimais bien le Dr Galloway. Mais je commence à croire qu’elle est membre d’une conspiration. Quand je mettrai ces bébés au monde, ils auront l’âge de partir à l’université !
Montana sourit, partagée entre la compassion et l’amusement.
— Que puis-je faire pour t’aider ? demanda-t-elle.
— M’écouter me plaindre. C’est si gentil à toi. Merci pour ta patience.
Pia changea encore une fois de position, puis, dans un grognement, reprit :
— Ce qui m’inquiète le plus, c’est que cela risque de ne pas s’améliorer après leur naissance. Imagine qu’ils me haïssent ?
Voilà un moment maintenant que Pia s’inquiétait à ce sujet. Elle ne s’était jamais considérée particulièrement maternelle. Pourtant, quand son amie Crystal était morte, lui laissant ses embryons congelés, elle avait fait la démarche extraordinaire de se les faire implanter.
— Tes bébés vont t’adorer, répondit Montana d’une voix ferme. Tu le sais très bien.
— Parce qu’ils ne connaîtront pas mieux ! Je serai leur seule mère dans la vie. Ils n’auront pas le choix. Tu pourrais m’amener l’un de ces méchants chiens thérapeutes ?
— Nos chiens thérapeutes ne sont jamais méchants, répliqua-t-elle, un peu irritée. Leur travail exige qu’ils s’entendent avec tout le monde.
— Ne te fâche pas. J’avais pensé que si j’arrivais à me faire aimer d’un chien difficile, j’aurais plus de chances avec mes bébés.
Montana lui jeta un coup d’œil inquiet. Pia était vraiment déprimée. Un bon câlin, voilà ce qu’il lui fallait.
— Allons, allons, tout ira bien, la rassura-t-elle en se levant pour la serrer dans ses bras.
— Ne t’inquiète pas, ce doit être hormonal. Un peu de ma faute aussi, peut-être, mais, en gros, je ne suis pas responsable. Oh non…, gémit-elle. Pas en gros. Je ne veux plus entendre ce mot de ma vie !
— Essaie de te détendre, lui conseilla Montana en se rasseyant. Tu vas être une super-maman. Tu n’as pas hésité une seconde pour porter les bébés de Crystal. Est-ce que cela ne prouve pas l’amour que tu as à donner ?
Dans un reniflement, Pia répondit :
— Je vais tâcher de m’en souvenir. Et si nous changions de sujet ? Comment va le monde ? Je ne suis pas sortie depuis quinze jours. Je suis enfermée soit ici soit chez le médecin. Y a-t-il toujours un ciel ? Des arbres ?
Montana partit d’un éclat de rire.
— Rien n’a changé. La terre tourne toujours autour du soleil et les jours s’écoulent par tranches de vingt-quatre heures.
— Contente de le savoir. Et toi, ça va ?
— Ça va. J’ai démarré mes cours de lecture d’été à la bibliothèque. Et je continue d’emmener mes chiens voir les malades et les retraités.
Elle s’interrompit, un peu hésitante. Elle brûlait d’envie d’aborder le sujet qui occupait toutes ses pensées. Pia saurait-elle l’aider ?
— Nous avons un nouveau docteur à l’hôpital, Simon Bradley, commença-t-elle. C’est un excellent spécialiste de la chirurgie réparatrice, qui se consacre principalement aux grands brûlés, surtout les enfants. Pendant trois à quatre mois, il met ses compétences au service d’un hôpital, puis il change d’endroit. Marsha m’a chargée d’une mission : le convaincre de rester à Fool’s Gold.
Avec un soupir affligé, Pia laissa aller sa tête contre son fauteuil.
— Tu dois vraiment aimer Marsha pour avoir accepté de t’embarquer dans une telle galère. Il aime le sport ton toubib ? Et si c’est le cas, il est plutôt base-ball ? Golf ? Les deux ?
— Aucune idée. D’un autre côté, tous les médecins jouent au golf, non ?
— Sans doute. Je vais en parler à Raoul. Il pourrait lui proposer de faire un golf, avec Josh et Ethan. Sinon, ils pourront toujours aller boire un verre. Entre hommes. A part ça, que connais-tu de ses goûts ?
Un frisson la traversa. Elle savait qu’il aimait l’embrasser… Le souvenir de l’intensité de ses baisers lui donna la chair de poule. Elle devait se ressaisir. Pia était peut-être perturbée par sa grossesse, mais elle avait un regard affûté et un sixième sens.
— Il parle surtout de son travail, répondit-elle. Il y a quelques jours, Kent et Reese ont eu un accident de voiture et…
— Comment ça, un accident de voiture ? s’exclama Pia en se redressant brusquement. Je n’en ai rien su. Et comment vont-ils ?
Sous l’effet de la surprise, elle avait failli tomber de son fauteuil. Ce qui, étant donné son état, aurait été fâcheux, songea Montana en se levant d’un bond pour l’aider à reprendre son équilibre.
— Je suis désolée, je pensais que tu étais au courant, dit-elle. Tout va bien maintenant. Détends-toi.
Il ne fallait surtout pas que Pia perde les eaux sous le coup de la contrariété.
— Tout va bien, la rassura Pia. C’est arrivé quand ?
— Le 4 Juillet. Kent s’en est tiré sans une égratignure, mais Reese a eu le visage coupé en plusieurs endroits. Le Dr Bradley l’a opéré, il devrait s’en tirer sans cicatrices. Notre dîner familial du 4 Juillet a été repoussé au 5, et maman a invité le Dr Bradley à se joindre à nous. Mais même avec elle, il ne s’est pas montré très loquace. Et pourtant tu connais ma mère…
— Et toi, que penses-tu de lui ?
Que pouvait-elle répondre ? De correct, cela allait de soi.
— Il est très solitaire, répondit-elle. Très professionnel quand il s’agit de son travail et de ses malades. Sinon, c’est un homme plutôt paisible. Très secret. Tu penses bien que si même ma mère n’arrive pas à le faire parler, un agent de la CIA peinerait à lui soutirer des informations.
Pia éclata de rire.
— C’est vrai. Sans avoir l’air d’y toucher, ta mère parvient toujours à tout savoir. Elle ferait parler une momie !
— Ce n’est pas un solitaire comme les autres, poursuivit Montana, songeuse. Pas comme ceux qui préfèrent leur propre compagnie et font le choix d’être seuls. Il me donne plutôt l’impression de subir sa solitude.
Après un court silence, elle reprit :
— Des cicatrices de brûlure le défigurent. Il a un visage très beau d’un côté, de l’autre…
— C’est un monstre ?
— N’exagérons rien ! Je suis sûre que ses cicatrices pourraient être opérées. Le fait de ne rien faire est-il sa manière de se montrer solidaire de ses malades ? Une hypothèse peut-être bien naïve de ma part. J’aimerais juste savoir ce qui lui est arrivé. Il ne me l’a jamais dit et je ne sais pas comment le lui demander.
Elle s’interrompit. Pourquoi Pia la fixait-elle d’un air aussi étrange ?
— Qu’y a-t-il ? lança-t-elle, nerveuse.
— Ce qu’il y a ? Mais tu es amoureuse, voilà ce qu’il y a, ma belle !
Elle s’empressa de baisser la tête. A ses joues brûlantes, elle devina qu’elle devait avoir viré au rouge pivoine.
— Ne dis pas ça, marmonna-t-elle. Je le trouve intéressant. Ça ne va pas plus loin.
— Ça va beaucoup plus loin, au contraire ! affirma Pia avec un sourire entendu.
Montana ne trouva aucun argument valable à lui opposer. Il était vrai que les baisers de Simon l’avaient tourneboulée — mais comment était-elle censée rester indifférente, étant donné la manière dont il l’embrassait ? —, et qu’elle aurait bien aimé qu’il lui parle de lui, de son enfance, de ses désirs…
— De toute façon, même s’il était mon genre, je suis sûre de ne pas être le sien, décréta-t-elle.
Elle n’avait d’ailleurs jamais été le genre d’aucun homme, alors il n’y avait aucune raison pour que cela change.
— Et pourquoi ça ? demanda Pia. D’après ce que tu me dis, tu serais idéale pour un homme comme lui. Mais je ne veux pas t’embarrasser en parlant de toi. Réfléchissons plutôt à différentes façons de convaincre le bon docteur de rester. A-t-il de la famille ?
— De la famille ? répéta-t-elle, ahurie.
— Tu sais bien. Une femme, des enfants. Je suppose que, s’il a été marié, il ne l’est plus.
— Pas que je sache…
Une angoisse inexplicable lui oppressa soudain la poitrine. La question résonnait dans sa tête. Simon, marié ? Il n’avait jamais abordé le sujet et elle n’avait jamais pensé à lui poser la question.
— Il n’a jamais fait référence à une femme, ajouta-t-elle d’une voix blanche.
Quelque chose en elle s’affola. Même s’il avait clairement laissé entendre qu’il était célibataire, elle devait en avoir le cœur net. Et le plus tôt serait le mieux.