Sa visite à la maison de retraite de Fool’s Gold était en général le point culminant de la journée de Montana. Elle adorait arriver avec sa camionnette remplie de chiens joyeux, et regarder leur magie opérer. Elle connaissait désormais le prénom de chaque pensionnaire, se rappelait leurs préférences, un petit chien à câliner ou un plus gros pour jouer à la balle. Elle avait été témoin de petits miracles, comme un patient muré dans son monde réagissant par un sourire à l’affection que lui témoignait l’une de ses braves bêtes.
Pourtant, aujourd’hui, en garant la camionnette de Max, elle avait l’impression d’avoir mal partout, comme si elle avait eu du plomb dans les jambes. Hélas, ce n’était pas que physique.
Simon allait partir. Bien sûr, il ne s’en était jamais caché. Elle l’avait toujours su. Pourtant, maintenant, c’était différent : elle comprenait qu’elle était en train de tomber amoureuse d’un homme qui n’avait aucune intention de rester à Fool’s Gold. Quels que soient ses sentiments pour lui, leur histoire n’avait pas d’avenir. Même s’il avait été d’accord pour installer son point d’ancrage à Fool’s Gold et poursuivre ses missions dans le monde, même si elle avait eu l’intention d’aller le voir de temps en temps, ils n’auraient pas partagé une vraie relation.
Au fond d’elle-même, elle avait toujours souhaité trouver le grand amour, comme l’avaient vécu ses parents. Vivre un long mariage heureux. Bien sûr, elle n’était pas parfaite mais son mari n’aurait pas à l’être non plus. Malheureusement, celui qui occupait ses pensées ne serait jamais cet homme. Il n’était intéressé ni par le mariage, ni par les enfants, ni par les histoires quotidiennes et banales qui tissent une vie. Il voulait continuer à courir le monde.
Se dire que c’était son droit le plus strict ne lui était d’aucun secours et l’obligeait à faire preuve de la plus grande vigilance en sa présence. Elle devait se protéger. Le plus intelligent aurait sans doute été de décider de ne plus le voir. Mais cette seule pensée la terrifiait.
Toujours plongée dans ses pensées, elle contourna la camionnette et ouvrit la portière arrière. Les chiens la fixaient, le regard impatient. Aucun d’entre eux n’essaya de s’échapper. Elle leur passa leur laisse, puis, un à un, ils sautèrent à terre, les deux plus petits, dont Chichi, avec son aide.
Une fois la portière refermée, elle se dirigea vers l’entrée, précédée par les chiens. Ils franchirent la porte automatique et elle s’arrêta à l’accueil pour signer le formulaire d’entrée.
— Tout le monde attend votre visite avec impatience, lui dit la réceptionniste, souriante. Ils ont l’intention de danser pour amuser les chiens.
— J’ai hâte de voir ça.
La réceptionniste prévint les infirmières du service de leur arrivée afin de procéder à la répartition des chiens. Trois d’entre eux, dont Buddy, furent confiés aux responsables de la salle des loisirs. Trois autres, de taille moyenne, au service de kinésithérapie. Chichi et un autre petit yorkshire du nom de Samson passeraient de lit en lit pour distraire les pensionnaires qui ne pouvaient pas se lever.
— La voilà ! s’exclama l’une d’entre elles en les voyant entrer.
— Bonjour, madame Lee. Chichi est ravie de vous retrouver.
— Et moi donc !
Montana déposa la petite chienne sur le lit. Cette dernière s’élança vers Mme Lee et, posant ses petites pattes sur ses épaules, lui lécha délicatement le visage.
— A moi aussi, tu as manqué, ma chérie.
— Te voilà, Montana, fit une voix familière.
Montana se retourna et salua Bella Gionni. Le lundi, jour de fermeture de son salon, la coiffeuse faisait du bénévolat à la maison de retraite. Brune, la quarantaine, elle avait des yeux magnifiques. Sa sœur Julia et elles possédaient les deux salons de coiffure concurrents de Fool’s Gold. Leur rivalité remontait à plus de vingt ans sans que personne en connaisse l’origine. Se montrer loyale envers l’une équivalait à se faire une ennemie de l’autre. La plupart des gens contournaient le problème en se faisant coiffer tour à tour chez l’une et l’autre.
— Dis-moi, Montana, j’ai entendu des rumeurs à ton sujet et à celui d’un certain docteur.
— Marsha m’a demandé de lui faire découvrir la ville, voilà tout.
— Oh. Je te recommande de t’en tenir à cette version des faits. Quelqu’un te croira… peut-être.
— Tu es impossible ! lança Montana en riant.
— Dans le bon sens du terme, répondit Bella en s’approchant du lit pour tapoter la tête de Chichi. Bonjour madame Lee, je vois que votre visiteuse préférée est revenue.
La vieille dame lui répondit d’un sourire ravi.
— Je connais la liste, ajouta Bella à l’intention de Montana. Tu peux aller livrer Samson à ses fans.
— D’accord. Merci.
Tous les quarts d’heure, Bella s’occuperait de faire passer Chichi de pensionnaire en pensionnaire. Chacune avait droit à quinze minutes de la compagnie du caniche. Samson allait jouer le même rôle dans l’aile réservée aux hommes. Là, un autre pensionnaire devait le prendre en charge. Cette aide précieuse permettait à Montana de s’assurer que les gros chiens consacraient un temps égal aux pensionnaires de la salle des loisirs.
En général, ses visites duraient environ trois heures. Et lorsqu’elle quitterait les lieux, vers midi, elle se sentirait beaucoup plus optimiste. Pour elle, voir les chiens en action témoignait de toute la bonté qui régnait dans le monde.
Après une courte halte au service de kinésithérapie pour vérifier que tout se passait bien avec ses chiens, elle regagna le hall d’entrée. De la musique s’échappait de la salle de loisirs. Les pensionnaires avaient commencé à danser, constata-t-elle en entrant. Certains d’entre eux se contentaient d’osciller sur leur chaise, d’autres chantaient en rythme avec la musique. Mais ce qui l’enchantait le plus était de voir les couples sur la piste.
Elle inspecta les chiens et chacun des pensionnaires, tour à tour. Et comme toujours, son regard s’arrêta sur les Spangle.
Le mois dernier, ils avaient célébré leurs soixante et onze ans de mariage. Indifférents à leurs rides, à leurs petits soucis de santé dus à leur âge, ils étaient amoureux comme au premier jour.
La direction de la maison de retraite les avait autorisés à partager une chambre et à rapprocher leurs deux lits d’hôpital. Les infirmières les voyaient souvent s’endormir main dans la main.
En les regardant tendrement enlacés, elle esquissa un sourire. C’était ainsi que devrait se dérouler la vie : dans l’amour. L’amour d’un père et d’une mère, puis d’un conjoint, et de ses enfants.
Malgré tous ses efforts, ses pensées glissèrent vers Simon. Simon qui ne croyait qu’à la solitude. En fin de compte, elle le plaignait. Mais visiblement il n’attendait pas la même chose qu’elle de la vie. Alors elle devait se faire une raison.
Et puisqu’il lui était impossible d’envisager de ne pas le revoir, elle allait accepter ses règles à lui. C’était la meilleure façon de se protéger, d’éviter que son cœur vole en éclats.
Elle l’espérait, tout au moins.
* * *
— Je ne comprends pas, déclara Fay en se tordant les mains.
Debout d’un côté du lit de Kalinka, la jeune femme était dans tous ses états.
— Elle a de la fièvre et la fièvre monte, répondit Simon.
Pire, Kalinka était à peine consciente, et cela l’inquiétait.
— Je sais que sa fièvre monte, docteur, je passe chaque minute de mes journées avec elle. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui lui arrive ?
Il referma son dossier et lui fit signe de le suivre dans le couloir.
— Je ne sais pas, reconnut-il. Il y a plusieurs causes possibles : une infection, un virus, une réaction de son corps aux brûlures.
— Mais cela fait presque un mois depuis l’accident, murmura Fay d’une voix étranglée.
Il la regarda, envahi par un immense sentiment de lassitude. Fay n’avait pas idée de ce que sa fille avait enduré. Bien qu’elle soit restée à son chevet jour et nuit, qu’elle l’ait regardée souffrir, qu’elle ait fait son possible pour la soulager, elle ne pouvait pas comprendre l’étendue des dommages, l’épreuve insoutenable que les brûlures infligeaient au reste de son corps.
Un instant, il songea à le lui expliquer à l’aide de termes techniques, de photos. Mais à quoi bon ? Quoi qu’il fasse, elle resterait une mère terrifiée, totalement désemparée devant les souffrances de son enfant malade. D’un ton qu’il voulait rassurant, il reprit :
— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un virus ou d’une infection. Kalinka traverse une phase de cicatrisation démesurée. Si vous comparez avec l’ascension de l’Everest, elle a à peine entamé son vol pour le Népal.
Fay le fixa, les yeux écarquillés, le visage soudain blanc comme un linge.
— Vous êtes en train de me faire comprendre qu’elle peut encore mourir ?
Même si c’était la vérité, il ne le lui dirait pas. Hélas, elle semblait l’avoir deviné. Les yeux pleins de larmes, elle se couvrit la bouche d’une main et se mit à pleurer.
— Je ne peux pas la perdre, hoqueta-t-elle entre deux sanglots. Pas après tout ça. Vous devez la sauver.
— Nous faisons en sorte qu’elle souffre le moins possible. Nous mettons tous les moyens en œuvre pour l’aider. A partir de là, cela dépend d’elle.
Fay se redressa et le foudroya du regard.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ! s’exclama-t-elle. Ce n’est qu’une enfant !
— Je sais.
Si seulement elle avait pu se douter à quel point il savait. Qu’il avait vécu chaque instant de ce que traversait Kalinka. Qu’il avait connu les mêmes souffrances, frôlé la mort.
Fay s’était remise à pleurer. Mal à l’aise, il se dandina d’un pied sur l’autre.
— Peut-être pourrions-nous parler plus tard, dit-il.
Elle hocha la tête et se détourna.
Il fit quelques pas en direction du poste des infirmières, puis jeta un coup d’œil en arrière. Les bras enroulés autour de sa taille, le corps secoué de sanglots, Fay était devant la porte de la chambre de sa fille.
Il avait déjà été confronté à des situations semblables, et en général, il estimait que le plus simple était de laisser les familles gérer leur chagrin. S’impliquer ne faisait que compliquer encore un processus déjà difficile. Pourtant, sans pouvoir s’en empêcher, il revint vers Fay et l’attira contre lui.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Avec un hochement de tête, elle s’abandonna. Il la serra dans ses bras et la laissa pleurer. Il n’avait rien d’autre à lui offrir.
Au bout de quelques minutes, les larmes de Fay cessèrent.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle, en reculant d’un pas et en s’essuyant le visage.
— Ne le soyez pas. C’est tellement lourd pour vous.
Après une hésitation, il ajouta :
— Je fais vraiment de mon mieux pour la sauver.
— Je sais, murmura-t-elle d’une voix étranglée. Merci. Il est temps que j’aille la retrouver.
— Je repasse dans quelques heures. S’il y a du nouveau, faites-moi appeler sur mon pager.
— Entendu docteur. Merci.
Il la regarda disparaître dans la chambre, puis, préoccupé, s’éloigna. Kalinka allait devoir subir de nombreuses interventions chirurgicales. Le problème était qu’il ne pouvait rien faire tant qu’elle n’avait pas repris des forces. Or cet accès de fièvre allait encore l’affaiblir.
Son temps à Fool’s Gold était compté. Et, au rythme où allaient les choses, s’il avait de la chance, il pourrait l’opérer encore deux fois avant de partir. Ce qui voulait dire qu’elle serait ensuite suivie par un confrère.
En général, il se moquait éperdument que d’autres chirurgiens finissent ce qu’il avait commencé, mais avec Kalinka, c’était différent. Peut-être était-ce lié au fait qu’elle lui avait fait part de son souhait de devenir médecin, comme lui. Son accident avait visiblement influencé la façon dont elle se projetait dans l’avenir. Comme lui.
Il était temps de penser à autre chose. Il était chirurgien, pas psychologue.
Une heure plus tard, il était de retour dans son bureau. Chichi n’était pas là pour l’accueillir. Montana avait laissé un mot disant qu’elle l’emmenait à la maison de retraite.
Il se surprit à regretter les effusions de la petite chienne quand elle le voyait entrer dans la pièce. Lui qui n’avait jamais été particulièrement intéressé par les chiens était tombé sous le charme, ce qui ne cessait de l’étonner.
Une fois installé à son bureau, il se plongea dans sa paperasse, mit ses dossiers à jour, scanna des articles de journaux. Juste avant le déjeuner, il fut interrompu par un coup frappé à sa porte.
— Entrez.
Même s’il savait qu’il ne devait pas attendre Montana, il ne put s’empêcher d’être déçu en voyant la directrice de l’hôpital.
— Bonjour, docteur Bradley, le salua-t-elle avec un sourire.
— Docteur Duval.
— Vous plaisez-vous à Fool’s Gold ? s’enquit-elle en s’installant dans le fauteuil face à lui.
Oh non… Elle aussi faisait partie du club « Faire rester le Dr Bradley à Fool’s Gold »…
— Tout le monde s’est montré très amical et coopératif avec moi, répondit-il, méfiant.
Le Dr Duval était redoutable. D’un simple haussement de sourcils, elle obtenait tout ce qu’elle voulait.
— C’est typique de notre commune. Je vois que Chichi n’est pas avec nous aujourd’hui, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil à la cage vide.
— Non, Montana l’a emmenée à la maison de retraite.
— Une jeune femme intéressante, notre Montana. Il lui a fallu quelque temps avant de décider ce qu’elle voulait faire de sa vie. Elle semble avoir trouvé sa vocation avec ses chiens thérapeutes, et elle fait un travail extraordinaire.
Mal à l’aise, il changea de position et se garda de tout commentaire. Dans son expérience, les directeurs d’hôpitaux se concentraient sur la logistique de leur hôpital. Entre le personnel, les malades, les fournitures, ils avaient du pain sur la planche. Il n’avait jamais vu un directeur d’hôpital s’intéresser aux programmes pour chiens thérapeutes, et encore moins à la vie privée de leurs dresseurs. Mais, à Fool’s Gold, rien n’était comme ailleurs.
— J’ai entendu dire que Kalinka a quelques problèmes, reprit le Dr Duval. Ce doit être atroce pour une enfant de cet âge d’avoir été victime d’un accident aussi horrible et d’endurer de telles souffrances. Si Chichi lui fait du bien, je vous suis reconnaissante d’avoir autorisé ses visites à l’hôpital.
Sachant que le Dr Duval n’était pas passée dans le simple but de papoter avec lui, il se cala dans son fauteuil. Il était curieux de savoir ce qu’elle avait à lui dire.
Il n’eut pas longtemps à attendre.
— Comme nous l’avons évoqué quand vous êtes arrivé, reprit-elle, nous avons un gala de charité dans quinze jours. Je voulais votre confirmation que vous seriez des nôtres.
Il doutait que « confirmation » soit le mot approprié — c’était la première fois qu’il entendait parler de ce gala. Le Dr Duval était ici pour s’assurer qu’il allait bien y participer. Et s’il résistait, elle trouverait un moyen de le convaincre.
Or il n’avait pas la moindre envie d’assister à ce gala de charité. Se retrouver le centre de l’attention d’une foule de deux ou trois cents personnes était son idée personnelle de l’enfer. Mais c’était l’un des prix à payer dans son métier.
— Je viendrai, dit-il.
— Je suis contente de le savoir, répondit-elle, avec un mélange de surprise et de soulagement. Votre présence ici est inestimable. Mais vous coûtez votre prix.
— Je suis sûr que le coût en vaut la peine, lui fit-il remarquer avec un sourire.
— C’est exact. Vous auriez pu demander plus, répliqua-t-elle d’un ton confidentiel. Vos tarifs sont le cadet de nos soucis.
— Vous me payez largement assez.
Il gagnait suffisamment bien sa vie pour ne pas faire un trou dans les budgets des hôpitaux publics. Tout ce qu’il exigeait d’eux était de pouvoir soigner gratuitement les malades sans assurance-maladie. Ce qui obligeait l’hôpital à récolter de l’argent avant et après son passage.
— Je me réjouis de vous voir au gala de bienfaisance, reprit-elle en se levant. Vous comptez venir accompagné ?
La pensée de Montana s’imposa aussitôt à son esprit. Il était partagé. Bien sûr, il voulait la voir en robe de soirée, passer la soirée avec elle, peut-être même danser avec elle. Mais il ne tenait pas particulièrement à lui imposer ce type d’événement.
— Je n’ai pas encore décidé, se contenta-t-il de dire.
— Dès que vous le saurez, faites-le-moi savoir afin que nous puissions organiser le plan de table en conséquence.
Quand elle fut sortie, il étouffa un soupir de soulagement. Ce qu’il aurait dû décider à l’égard de Montana allait à l’encontre de ses certitudes. D’habitude, il ne s’autorisait pas de dilemmes moraux. D’un autre côté, d’habitude, il ne s’autorisait pas de relations avec des femmes comme elle.
* * *
Denise était un peu inquiète. Les propriétaires du vignoble allaient finir par lui demander de payer un loyer. Sans doute devrait-elle trouver un nouvel endroit pour sa série d’horribles premiers rendez-vous avec des inconnus, mais la salle de dégustation était si pratique pour les y retrouver. Des en-cas étaient disponibles pour accompagner l’excellent vin, et le panorama était superbe, sans doute le plus beau à cinquante kilomètres à la ronde.
Son dernier galant en date s’appelait Art. Ils s’étaient rencontrés en ligne, une méthode qu’elle essayait généralement d’éviter, mais… à la guerre comme à la guerre ! Cette fois, elle avait mis un point d’honneur à s’inscrire chez les « plus de cinquante ans ».
Avec un soupir résigné, elle balaya les lieux du regard, à la recherche d’un visage correspondant à la photo vue sur son écran d’ordinateur, avec de beaux yeux et des cheveux poivre et sel, un peu bouclés.
— Denise ? Je suis Art. Ravi de vous rencontrer.
Elle sursauta, faisant son possible pour cacher sa surprise. L’homme qui lui faisait face la dépassait d’un centimètre à peine, il était presque aussi large qu’il était grand, et ses cheveux tiraient plutôt sur le blanc. Un septuagénaire qui aurait pu être son père. Quant à la ressemblance avec la photo, il fallait vraiment la chercher.
— Art ?
— Oui. Je dois dire que je suis un peu surpris.
Elle faillit éclater de rire. Il était surpris ? Qu’aurait-elle dû dire !
— Vous êtes exactement comme sur votre photo, précisa-t-il. C’est la première fois que cela m’arrive. J’ai de la chance.
— Oui, vous avez de la chance, murmura-t-elle, ne sachant quoi dire d’autre.
Ils choisirent une table dans le patio, et le serveur vint prendre leur commande. Elle opta pour un verre de vin rouge. Art préférait le blanc. Quand il demanda deux glaçons, le serveur lui jeta un regard horrifié. Elle eut envie de rentrer sous terre. Dire qu’elle allait être coincée avec ce type pendant une demi-heure au moins… D’un autre côté, elle devait s’abstenir de porter un jugement hâtif. Art était sans doute un homme très sympathique. Si elle lui donnait une chance, ils allaient peut-être très bien s’entendre. Décidant de faire contre mauvaise fortune bon cœur, elle lui sourit.
— Alors, Art, racontez-moi. Que faites-vous, dans la vie ?
— Je suis retraité. J’habite à l’est de Sacramento, dans un joli parc de mobile homes. Mais je pense retourner vivre en Floride. J’adore la Floride. On y pêche beaucoup. Vous pêchez ?
— Pas trop, répondit-elle d’un ton détaché.
— Vous devriez essayer. C’est très amusant. J’ai décidé d’acheter mais je n’arrive pas à décider si je veux un appartement ou une maison avec un jardin. J’en ai vu de superbes sur internet. D’un autre côté, je ne veux pas avoir à me soucier d’un jardin. A mon âge, il faut faire attention à son cœur.
Il fut interrompu par le serveur qui leur apportait leur vin, accompagné par une mini-quesadilla.
Art prit son verre, fit tourner le vin dans un cliquetis de glaçons, avant d’en boire une gorgée. Après un claquement de langue, il s’empara de la quesadilla qu’il avala en une bouchée.
— Je ne suis pas vraiment censé manger du fromage, mais après tout, on n’a qu’une vie, non ? lança-t-il. A propos, vous en vouliez ?
— Je suppose que non.
— Nous pouvons en commander une autre, lui proposa-t-il, pas du tout déstabilisé par sa réponse et encore moins par le manque de politesse dont il avait fait preuve.
— Ça ira, je vous remercie. Je n’ai pas faim.
Ils passèrent le quart d’heure suivant à discuter des avantages et des inconvénients des prévisions financières pour la retraite. Après lui avoir annoncé avec fierté le montant de ses revenus annuels, il la conseilla sur son futur choix d’assurance complémentaire. Incapable de lutter contre ce flot de paroles, elle protesta d’une voix faible :
— Je n’ai pas l’âge du Medicare. C’est une assurance-santé pour les plus de soixante-cinq ans.
— Il n’est jamais trop tôt pour prévoir.
— Vous avez sans doute raison, capitula-t-elle.
Elle n’avait pas touché à son vin. En général, elle évitait de boire sans manger. Mais il n’était pas question de commander quoi que ce soit. Cela l’obligerait à s’attarder.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre et sentit son cœur se serrer. Vingt minutes seulement s’étaient écoulées ? C’était impossible. Elle avait l’impression d’être ici depuis une bonne heure. Y avait-il un problème avec la rotation de la Terre ? S’armant de courage, elle lança une nouvelle question — la dernière ! —, l’accompagnant d’un sourire las :
— Quels sont vos autres goûts ?
Ils n’avaient pas vraiment parlé de ses goûts à elle, jusqu’à présent, mais cela n’avait aucune importance. Elle avait déjà décidé de ne jamais le revoir, et n’avait donc aucune envie de lui raconter sa vie.
Il posa son verre et se pencha vers elle. Pour un peu, elle aurait juré qu’il la regardait d’un œil lubrique.
— Je suis toujours friand de jeux d’alcôve, répondit-il d’un air entendu. Si vous êtes intéressée, nous pourrions jouer au jeu du prisonnier échappé et à la femme du geôlier.
Stupéfaite, elle ouvrit la bouche, puis la referma. Pourvu que personne ne l’ait entendu ! Elle sentit ses joues la brûler. Elle devait être rouge de honte.
— Non, je ne pense pas, répondit-elle en se levant. J’ai été très contente de vous rencontrer, Art, mais je dois partir maintenant.
— Voilà dix ans que vous êtes veuve, lui dit-il en la retenant par la main. Vous devez avoir du chagrin. Je suis prêt à vous aider, à vous donner tout ce que je pourrai.
Il ponctua sa proposition d’un clin d’œil suggestif.
Devait-elle rire ou hurler ? Le mieux aurait sans doute été de lui jeter ses glaçons à la figure. Mais elle n’était pas le genre de femme à faire des scènes. Ce que, pour une fois, elle regrettait.
— Au revoir ! dit-elle d’un ton ferme en retirant sa main.
Elle passa la bandoulière de son sac sur son épaule et se dirigea d’un pas décidé vers la sortie. Le chemin était pavé de pierres un peu irrégulières. Au moment où elle tournait, elle perdit l’équilibre et sentit quelqu’un la rattraper par le bras. Une fraction de seconde, une sensation d’horreur la submergea. Art l’avait-il suivie ? Etait-il du genre à insister ?
Se redressant, elle regarda celui qui l’avait retenue et, devant ces yeux bleus, si familiers, sentit son cœur cesser de battre.
Même si, depuis quarante ans, elle avait pris grand soin de ne plus jamais croiser la route de Max Thurman, elle aurait reconnu son impressionnante carrure et son corps athlétique n’importe où. Et, ma foi, il portait toujours aussi bien le jean…
— Denise ?
Il l’enveloppait d’un regard incrédule, plutôt content que surpris. Mais elle n’en était pas sûre. Encore plus perturbant, elle était aussi nerveuse que le jour où elle l’avait rencontré pour la première fois — il lui semblait même que son corps était parcouru de ces mêmes picotements ! A vingt ans, il était déjà un homme. Avec ses dix-sept ans, elle n’était plus tout à fait une enfant mais pas encore la femme qu’elle était devenue, le soir de ses dix-huit ans quand elle avait perdu sa virginité dans ses bras.
Un lent sourire éclaira son visage buriné.
— C’est bien toi, murmura-t-il. J’espérais qu’un jour, le hasard nous guiderait…
L’un vers l’autre ? C’était peu probable. Elle avait fait de son mieux pour s’assurer que cela n’arriverait jamais. Elle avait voulu éviter tout moment comme celui-ci.
— Je dois y aller, dit-elle désespérément.
Elle ne pouvait pas lui parler maintenant. Pas ici, pas après tout ce temps. Et s’il voyait Art et pensait qu’ils étaient ensemble ? Et s’il disait qu’elle avait vieilli ou…
Son cerveau en ébullition échafaudait les pires scénarios. Elle sentait sa tête prête à exploser. Ne disait-on pas, pourtant, qu’avec le temps, on gagnait en grâce et en sérénité ? Les autres peut-être. Pas elle.
Elle marmonna une vague excuse et prit la fuite.
* * *
Devant la porte de Montana, Simon hésitait. Malgré tous ses efforts pour l’éviter, il se rendait compte que tout, chez elle, lui manquait. Ses yeux, son sourire, sa voix ; même ses questions qui le dérangeaient ! Il était censé être intelligent, et pourtant cela ne semblait pas avoir beaucoup d’influence sur son pouvoir de décision. Son besoin de la voir balayait tout le reste.
Au moment où il s’apprêtait à frapper, il perçut un drôle de bruit qui ressemblait à un cri. La dérangeait-il au beau milieu de quelque chose ?
Son imagination s’emballa. Etait-elle avec un autre homme ? Il frappa la porte de ses poings. Qui cela pouvait-il bien être ?
Enfin, la porte s’ouvrit sur Montana, vêtue d’un simple T-shirt et d’un short. A sa colère se mêla une bouffée d’un désir implacable. L’écartant, il entra.
— Où est-il ?
Il balaya la pièce du regard. Il s’était attendu à voir une table dressée, avec des chandelles et une bonne bouteille de vin, un homme, confortablement installé sur le canapé, un verre à la main. Toutefois, les fenêtres étaient grandes ouvertes et rien ne semblait indiquer qu’il interrompait une soirée romantique. Les trois chiots noir et blanc qui se battaient pour une chaussette étaient manifestement les seuls visiteurs. L’un d’eux jappa et il reconnut le son qu’il venait d’entendre.
Il se retourna vers elle et s’aperçut qu’elle tenait un quatrième chiot dans les bras. Tout à sa jalousie, il ne l’avait même pas remarqué quand elle lui avait ouvert…
— Où est qui ? demanda-t-elle, l’air perplexe.
— Je… Personne, bredouilla-t-il, gêné. Bonsoir.
Il enfonça les mains dans les poches de son jean. Il se sentait très bête, soudain.
— Bonsoir, répondit-elle. Tout va bien ?
Il acquiesça d’un signe de tête.
— J’aurais dû téléphoner avant de passer, marmonna-t-il.
— Peut-être. Mais tu as bien fait de venir à l’improviste.
— Tu as des chiots, dit-il, se sentant de plus en plus stupide.
— Quatre. Les parents sont de formidables chiens thérapeutes. Je garde leurs chiots la nuit pendant quelques semaines pour évaluer leur potentiel et décider s’ils doivent être dressés. Pendant la journée, ils sont chez Max.
— Il te laisse la partie la plus difficile.
— Je suis le plus jeune membre de son personnel. Et cela fait partie de mon travail.
Il scruta son visage. A quoi pensait-elle ? Que ressentait-elle ? Leur dernière entrevue s’était finie en dispute. Enfin presque ; ils ne s’étaient pas quittés dans les meilleurs termes.
— Tu vas bien ? finit-il par demander.
— Oui. Et toi ?
Un peu pris au dépourvu, il hocha la tête. On lui posait rarement cette question. En général, il était celui qui demandait comment ça allait, qui prenait les décisions, qui changeait les vies.
Elle posa le chiot par terre, et ce dernier s’élança pour rejoindre les autres toujours occupés à se disputer la chaussette.
— Tu m’as manqué, reconnut-il. Et puis je pensais que tu m’en voulais.
— Alors tu as décidé que je m’étais jetée dans les bras d’un autre homme.
— Pas avant d’entendre ces bruits bizarres derrière ta porte, se défendit-il.
— Tu ne sors pas souvent avec une femme, fit-elle remarquer.
— Jamais.
— Je sais qu’il y a eu des femmes, dans ta vie. Tu es bien trop sexy pour les laisser indifférentes. Comment cela se passe-t-il avec elles ?
Sexy ? Personne ne lui avait dit une telle chose. La notion était troublante. Comment Montana pouvait-elle le voir autrement que comme le monstre qu’il était ?
— Je sors avec des femmes à l’occasion, répondit-il. Mais ce n’est jamais sérieux.
— Laisse-moi deviner. Un dîner au cours duquel vous échangez quelques banalités, suivi par une relation sexuelle aussi satisfaisante pour l’un que pour l’autre.
— Quelque chose dans ce genre.
Elle l’enveloppa d’un regard inquisiteur.
— Bon d’accord, ça se passe exactement comme ça, reconnut-il.
— Puis tu la quittes.
— Puis je la quitte.
— Tu ne regrettes jamais ? L’une de ces femmes interchangeables ne te manque-t-elle pas ?
— Non.
— Et moi, je vais te manquer ?
Maintenant, c’était à lui de la fixer, de contempler ses grands yeux, ses longs cheveux blonds, sa bouche aux lèvres charnues, sensuelles. Désormais, il reconnaîtrait son parfum n’importe où.
Au lieu de répondre il s’approcha d’elle et s’empara de sa bouche. Il voulait s’imprégner des courbes de son corps, de l’odeur de sa peau, les graver en lui pour toujours. Dans une étreinte passionnée, elle noua ses bras autour de son cou.
Il laissa ses mains voguer sur ses formes affolantes. Au bout de quelques secondes, il se dégagea. Quel était ce tiraillement sur le bas de son jean ? Il sourit. L’un des chiots était occupé à mâchonner le chambray de l’ourlet. Se penchant vers lui, il le souleva dans ses bras.
— Comment t’appelles-tu ?
Le chiot, plus blanc que noir, avait des oreilles pendantes et des yeux vifs. Avec une expression béate, il se nicha contre sa poitrine.
— C’est Palmer, dit Montana, l’un des trois mâles. Ensuite, tu as Jester, Bentley. La femelle, c’est Daphné.
— Palmer, rien que ça ! Un nom auquel il faut faire honneur, décréta-t-il en hissant l’animal au niveau de son visage.
Palmer s’empressa de le lécher avec enthousiasme.
— Tu es un dresseur-né, le complimenta Montana.
Il se mit à rire.
— En quoi consiste le dressage ? demanda-t-il.
— Je fais de mon mieux pour les épuiser, puis il y a une pause-pipi avant l’heure du coucher. A environ 2 heures du matin, je les lève pour une autre pause-pipi. Ensuite, nous nous rendormons jusqu’à 5 heures du matin, environ.
— Ereintant.
— Ça en vaut la peine.
— Tu veux dire que tu vas rester ici ce soir ?
— Oui.
— Je ne suis pas sûre.
Sa réponse lui fit l’effet d’une douche glaciale.
— Je comprends, dit-il.
— Non, tu ne comprends rien du tout. Tu n’as pas répondu à ma question de tout à l’heure.
De quoi donc parlait-elle ? L’espace d’une minute, il la regarda, perplexe. Soudain, il se souvint. Il porta sa main à ses lèvres et déposa un baiser au creux de sa paume.
— Je suis navré. Je croyais y avoir répondu.
Il marqua une pause et, d’une voix qu’il voulait grave, reprit :
— Tu vas me manquer, Montana. Pour la première fois de ma vie, je vais quitter quelqu’un à regret.
Après un rapide sourire, elle libéra sa main.
— Dans ce cas, tu peux rester. Tu vas m’aider à leur apprendre à rattraper une balle.
Après avoir pris quatre petites balles sur une étagère, dans un coin de la pièce, elle les pressa, leur arrachant un couinement. Les quatre chiots se figèrent et la regardèrent, oreilles dressées, leur queue battant l’air. Un large sourire aux lèvres, elle demanda :
— Prêts ?
Déjà les chiots se précipitaient dans le couloir, patauds sur leurs pattes malhabiles.
Elle lança les quatre balles à la fois. Dans un concert de jappements, ils se battirent pour les rattraper. Dans un éclat de rire, elle les rejoignit et se mit à jouer avec eux.
Fasciné par la scène, Simon sentit son cœur se gonfler de tendresse. Quand viendrait l’heure de partir, ce ne serait pas seulement du regret qu’il ressentirait.