En général, Montana n’assistait pas aux réunions du conseil municipal — elle n’avait jamais été impliquée dans la politique de la ville —, mais Marsha ayant souhaité sa présence, elle avait accepté.
L’ordre du jour fut donné : des informations sur le projet de rénovation du réseau routier financé par l’Etat de Californie, quelques problèmes de permis de construire, une récapitulation du programme du Festival d’Eté qui démarrerait dans deux jours.
Elle commençait à se demander pourquoi elle était ici, quand Gladys, un membre du conseil qui n’avait pas sa langue dans sa poche, se tourna vers Marsha.
— Je suppose que Montana est ici pour évoquer le problème du Dr Bradley ? demanda-t-elle.
Marsha, souriante, acquiesça d’un signe de tête.
— En effet. Alors Montana, comment se déroule notre projet ?
Prise au dépourvu, Montana étouffa un soupir résigné. Quelle idiote elle était ! Il lui aurait suffi de réfléchir un peu pour comprendre ce qui lui avait valu cette convocation.
— Je… en fait… je ne sais pas quoi vous dire, bredouilla-t-elle.
— Se plaît-il à Fool’s Gold ? insista Marsha.
— Oui. Je crois qu’il apprécie la chaleur de l’accueil de nos concitoyens. Néanmoins, il n’est pas du genre très sociable. A ma connaissance, il n’a aucun hobby.
— Je sais qu’il a fait un golf avec Josh et Ethan, intervint un membre du conseil. Raoul les a rejoints pour la fin du parcours.
— Penses-tu que les sportifs célèbres puissent l’intéresser ? reprit Marsha avec ferveur. Devrais-je suggérer à Josh et Raoul de passer plus de temps avec lui ?
Mal à l’aise, Montana fit son possible pour ne pas trahir sa gêne. Qu’il était désagréable de sentir tous ces regards braqués sur elle !
— Pas vraiment, répondit-elle. Ce n’est pas ce genre d’homme. Il est silencieux, sérieux. Il ne semble s’ouvrir qu’avec ses malades.
— Je suppose que vous n’avez pas encore couché ensemble ? hasarda Gladys.
Montana sentit soudain ses joues la brûler.
— Gladys, cela ne te regarde en rien ! intervint Marsha avec fermeté. J’ai demandé à Montana de se lier d’amitié avec le Dr Bradley pour lui faire visiter Fool’s Gold et lui vanter sa qualité de vie. Il n’a jamais été question qu’elle se sacrifie pour le bien de la commune.
— De mon temps, on comprenait l’utilité de certains choix, grommela Gladys
Ignorant sa réponse, Marsha enchaîna :
— Montana, as-tu l’impression de progresser ?
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Il est si… énigmatique.
L’air pensif, Marsha acquiesça d’un hochement de tête, avant de passer au sujet suivant.
Une fois la réunion terminée, Montana se levait pour partir quand, d’un petit signe, Marsha la pria de rester assise. Quand elles ne furent plus que toutes les deux, Marsha lui demanda d’un ton confidentiel si elle savait d’où Simon tenait ses cicatrices.
Un peu désorientée, Montana se trémoussa sur sa chaise. A la façon dont Marsha posait la question, il était évident qu’elle, elle connaissait la réponse.
— Non. Il ne me l’a pas dit.
— Veux-tu le savoir ? murmura Marsha avec douceur, l’air bienveillant.
— Je… Oui.
Après avoir mis ses lunettes, Marsha ouvrit un mince dossier qui se trouvait devant elle.
— D’après ce que j’ai pu apprendre, sa mère ne s’intéressait pas du tout à lui, commença-t-elle. Son père n’est mentionné nulle part. Il semble avoir disparu assez tôt. Peut-être avant même sa naissance. Sa mère a donc eu des amants et, d’après les rapports de la police, un des compagnons de sa mère trouvait Simon… bizarre.
S’interrompant, elle lui jeta un coup d’œil par-dessus sa monture, avant de préciser :
— Déjà petit, Simon était d’une intelligence exceptionnelle. A onze ans, il avait déjà sauté deux classes et devait en sauter encore.
Montana s’agrippa au bord de la grande table de conférence ; son instinct lui soufflait qu’elle n’allait pas aimer ce que Marsha lui apprendrait.
— Cet homme ne supportait pas Simon et a quitté sa mère. Cette dernière, sans doute pour se venger, a poussé Simon dans la cheminée. Elle le tenait pour responsable de la rupture, expliqua-t-elle en retirant ses lunettes pour la fixer avec gravité. Quand il a essayé d’en sortir, elle l’y a poussé de nouveau. C’est un miracle qu’il n’y soit pas resté.
Prise de vertige, Montana sentit une vague nauséeuse enfler en elle. Pourvu qu’elle ne vomisse pas !
Malgré elle, l’image du petit Freddie s’imposa à son esprit. Comment pouvait-on survivre à de telles atrocités ?
— Les voisins ont appelé la police et une ambulance, reprit Marsha. Simon a été transporté aux urgences et la mère a tout avoué. Elle se fichait bien d’aller en prison. Elle ne voulait plus jamais voir son fils. Elle disait qu’il avait gâché sa vie.
Remettant ses lunettes, elle reprit sa lecture.
— Pendant ses quatre ans à l’hôpital, il a subi un nombre incalculable d’opérations. Fait extraordinaire, il a poursuivi sa scolarité seul, avec, pour unique aide, un professeur bénévole à mi-temps. Il a obtenu les plus hautes notes à tous ses examens de fin de cycle et, à seize ans, il a décroché une bourse pour l’université de Stanford. Puis il a fait médecine à l’UCLA.
Incapable d’en entendre plus, Montana se leva et passa son sac en bandoulière.
— Excusez-moi, Marsha. Je dois y aller.
Le souffle court, les oreilles bourdonnantes, elle quitta la salle du conseil presque en courant. La distance jusqu’à la sortie lui parut interminable. Enfin, elle fut dehors. Se penchant en avant, elle aspira une bouffée d’air frais pour essayer de reprendre son souffle.
Elle devait vivre un cauchemar. Elle allait se réveiller. Cette conversation n’avait pas eu lieu.
Mais ce qu’elle venait d’apprendre ne pouvait s’effacer. Elle connaissait désormais l’abominable réalité du passé de Simon. Elle avait vu les brûlures de Kalinka et comprenait qu’il avait dû endurer la même agonie. Peut-être même pire.
Elle imagina ses hurlements, le vit se débattre pour sortir de la cheminée. Non seulement sa mère l’avait poussé dans un feu, mais elle avait voulu l’empêcher d’en sortir ! Elle avait voulu le faire mourir de la plus odieuse des façons. Sa propre mère, celle qui aurait dû l’aimer le plus au monde.
Quand, enfin, elle se redressa, elle s’aperçut que ses joues ruisselaient de larmes. Elle pleurait pour le petit garçon sauvagement défiguré, qui, devenu adulte, faisait son possible pour protéger de toute émotion son cœur muré dans la solitude.
Avec un long soupir, elle s’essuya les joues d’un revers de main. Quand elle lui avait demandé de convaincre Simon de rester à Fool’s Gold, Marsha n’ignorait rien de cette tragédie. Et elle avait pris la sage décision de lui dévoiler la vérité quand elle l’avait sentie prête à l’entendre.
L’évidence la frappa alors de plein fouet. Quels que soient ses sentiments pour Simon, ce n’était pas elle qui comptait, ni la peur de voir son cœur voler en éclats, c’était lui. Il avait besoin de savoir que le monde était peuplé de belles personnes, de gens qui s’aimaient. Elle devait lui donner envie de rester à Fool’s Gold. Par n’importe quel moyen.
* * *
Nevada arracha une touffe de mauvaises herbes entre deux rosiers, s’assit sur ses talons et examina son bras égratigné.
— Maman, tu peux m’expliquer quel plaisir tu trouves à ce genre de passe-temps ? On a chaud, on transpire. On a les mains dans la terre, et on se fait piquer par les épines des roses.
— Ce que tu décris comme une telle torture s’appelle du jardinage, ma chérie, répondit Denise en riant.
— Je sais bien. Mais je voudrais en comprendre l’intérêt.
— Moi, ça me détend. Et c’est un travail dont je peux admirer le résultat. Je ne tire pas la même satisfaction de ma lessive, par exemple. J’ai l’impression qu’il y a toujours du linge sale.
— Il y a aussi toujours des mauvaises herbes.
— Décidément, tu es hermétique à la poésie du jardinage !
La visite fortuite de Nevada l’avait surprise. Sa fille avait annoncé qu’elle souhaitait passer un peu de temps avec elle. Elle avait beau être très proche de ses enfants, ils s’arrêtaient rarement chez elle dans le simple but de prendre des nouvelles. En général, ils l’invitaient plutôt à dîner et à déjeuner. Quand l’un d’entre eux venait à la maison, c’était souvent signe de problème.
En attendant, elle n’avait toujours pas la moindre idée de ce dont Nevada voulait l’entretenir. Elle était néanmoins mère depuis assez longtemps pour avoir apprivoisé la notion de patience : quand sa fille serait prête, elle lui parlerait. Ce qui arriva plus vite que prévu.
— J’ai bien réfléchi à mon travail, déclara soudain Nevada. Ethan est plus impliqué dans ses éoliennes que dans la construction.
A la mort de Ralph, Ethan avait hérité de l’entreprise familiale, spécialisée dans le bâtiment et la rénovation. Il avait depuis diversifié son activité en se consacrant aux énergies nouvelles et avait construit un parc d’éoliennes à la périphérie de Fool’s Gold. Son diplôme d’ingénieur en poche, Nevada était venue travailler avec son père et son frère.
— Serais-tu intéressée par la reprise du département construction de la société ? s’enquit Denise.
— Pas vraiment. J’ai quelque chose à te dire, maman. Mais sache que je ne voudrais surtout pas te contrarier, déclara Nevada en s’asseyant dans l’herbe.
Denise l’imita et retira ses gants de jardinage. Cette entrée en matière n’était pas vraiment rassurante. Ignorant son appréhension, elle trouva le moyen de plaisanter.
— Je ne te promets rien mais je ferai de mon mieux pour ne pas effrayer les voisins par mon hurlement.
— Merci, murmura Nevada. Voilà. Je… je pense à changer de carrière.
— Tu veux exercer une autre activité au sein de la société ?
Fuyant un instant son regard, Nevada baissa les yeux, avant de les relever.
— Non, je veux aller travailler ailleurs.
— Pourquoi ?
— Pour de nombreuses raisons.
Perplexe, Denise attendit qu’elle lui en dise plus. Cela faisait six ans que Nevada travaillait pour son frère. Ils semblaient très bien s’entendre. Ethan passait son temps à encenser sa sœur.
— Je n’ai jamais rien eu à faire pour décrocher ce poste, reprit Nevada. Il était entendu que dès que je serais diplômée, je serais recrutée. Je n’ai pas eu besoin de réfléchir à la direction que je souhaitais donner à ma carrière, aux endroits où je voulais travailler. A part pour mes jobs d’été, je n’ai jamais passé d’entretiens. Je veux me prouver de quoi je suis capable.
— C’est une décision personnelle ou tu as été influencée par quelqu’un ?
— C’est une décision personnelle. Le but n’est pas de flatter mon ego. Juste de savoir si je suis vraiment compétente.
— Ton frère te trouve formidable.
— A-t-il vraiment le choix ? S’il souhaitait me renvoyer, le pourrait-il ?
— C’est ce que tu souhaites ?
— Non. Mais je veux une chance de faire mes preuves.
Denise observa sa fille. Elle était ravissante. Mais comme leurs vies étaient différentes… Elle avait dix-neuf ans quand elle avait rencontré Ralph. Elle suivait des cours à l’université de Fool’s Gold, sans pour autant avoir le moindre projet sérieux de passer un diplôme ou de choisir un métier.
Au bout de six mois, Ralph l’avait demandée en mariage et elle avait accepté. Sa seule expérience professionnelle se résumait à une série de mi-temps. Trois mois plus tard, ils étaient mariés et deux mois après elle attendait un enfant. Les trois garçons étaient arrivés en trois ans. Puis, après deux années de répit, elle avait eu les triplées. A l’âge de Nevada, elle était mère de six enfants. Embrasser une autre carrière que celle de mère de famille ne lui avait jamais effleuré l’esprit.
L’entreprise familiale rapportait suffisamment pour leur assurer une vie confortable. Ralph et elle avaient acheté la maison juste avant la naissance des trois filles, et l’avaient remboursée en quinze ans. Economiser pour payer des études universitaires à six enfants avait été une véritable gageure, mais ils y étaient arrivés.
A la mort de Ralph, elle avait découvert qu’il lui avait laissé une généreuse assurance-vie lui garantissant une fin de vie tranquille. Ethan avait repris l’affaire et l’avait développée. Chacun des autres enfants avait reçu un chèque correspondant à sa part d’héritage.
Désormais, son plus gros problème était de trouver à s’occuper. Après une vie passée à prendre soin de sa famille, de la maison et, parfois, de ses amis, ses journées lui semblaient bien vides. Elle pourrait peut-être retourner à l’université. Démarrer une carrière. Elle savait déjà que, quelle que soit la voie qu’elle choisirait, cela lui demanderait sûrement beaucoup moins de travail que d’être mère de six enfants !
Mais elle réfléchirait à tout cela une autre fois. Pour le moment, Nevada avait besoin de conseils.
— Tu as parlé à ton frère ? demanda-t-elle, comme sa fille ne disait plus rien.
— Pas encore. Je dois d’abord me décider.
Un frisson parcourut soudain Denise. Une pensée atroce venait de lui traverser l’esprit. Sans rien montrer de son inquiétude, elle s’efforça de garder une voix égale et demanda :
— Si tu as un autre travail en vue, te faudra-t-il quitter Fool’s Gold ?
— Un moment, j’ai cru que oui. Mais peut-être pas. J’ai trouvé un gros poste à pourvoir dans la région. Tu as peut-être vu la petite annonce dans le journal. Janack Constructions est chargé de la mise en œuvre d’un complexe casino-hôtel à la sortie de Fool’s Gold. J’ai pensé envoyer ma candidature.
— Janack ? répéta Denise. Pourquoi ce nom m’est-il familier ?
— Ethan était ami avec Tucker Janack autrefois. Ils ont fait un camp à vélo ensemble.
— Ah oui ! s’exclama-t-elle, revoyant le petit garçon maigre aux cheveux bruns. Ils ont de gros chantiers partout dans le monde, n’est-ce pas ?
Les Tucker étaient richissimes. A la fin du camp, M. Tucker était venu chercher son fils en hélicoptère.
— En effet, ils viennent de terminer un grand parc à thèmes à Rio. Le terrain sur lequel va s’élever le nouvel hôtel est une concession destinée aux descendants de la tribu Máa-zib, expliqua Nevada. Mme Tucker a du sang máa-zib.
Denise lui jeta un coup d’œil surpris. Il ne s’agissait pas là d’une conversation en l’air. Nevada avait pris sa décision.
— Tu es bien renseignée.
— Je pense qu’il est important que j’en sache le plus possible sur cette société. Ce chantier est très important pour Fool’s Gold. Le projet prévoit d’élargir la route jusqu’à la ville. Ce qui permettra aux touristes de venir plus nombreux. Et même si le terrain est un héritage máa-zib, cela ne les dispensera pas de payer les impôts locaux.
— Marsha doit se frotter les mains.
— Je n’en doute pas une seconde ! s’exclama Nevada en riant.
Denise prit sa main et la serra dans la sienne.
— Tu sais que je n’ai jamais voulu que ton bonheur.
— Je le sais, maman.
— Alors si ta décision est prise, sois heureuse. Tu as raison. Ethan ne s’implique pas dans le développement de la partie chantiers de construction. Si tu étais intéressée par la reprise de l’affaire, il ne te ferait aucune difficulté. Tu aurais ta chance de laisser ta marque. Mais puisque tu as d’autres projets, tu as raison de changer de voie. Comment as-tu dit ? De tester tes compétences.
Au pire, elle pourrait toujours revenir dans l’entreprise familiale, songea Denise. Mais elle ne le lui suggérerait pas. Faire allusion à un éventuel échec aidait rarement.
— J’ai besoin de savoir de quoi je suis capable, répéta Nevada.
— Dans ce cas, fonce.
— Tu es la meilleure, fit-elle en la serrant contre son cœur.
Denise lui rendit son étreinte. Décidément, elle avait des enfants merveilleux !
— Je sais. Vous avez tous les six beaucoup de chance de m’avoir pour mère, plaisanta-t-elle, la voix un peu altérée par l’émotion.
— Ce que nous admirons le plus chez toi, c’est ta modestie.
— Et vous le pouvez !
— Ah, vous êtes là ! s’exclama une voix, les faisant sursauter.
Elles se retournèrent toutes les deux et virent Dakota qui venait vers elles, Hannah dans ses bras.
— Je passais devant la maison quand j’ai remarqué ta voiture, Nevada.
Denise se releva et alla à sa rencontre.
— Ta sœur est venue m’aider à désherber.
Lorsqu’elle reconnut sa grand-mère, Hannah sourit et agita ses bras potelés en poussant de petits cris d’excitation.
Sentant son cœur fondre, Denise ne se fit pas prier pour la prendre, et la fillette se blottit contre elle.
— Regarde-toi, murmura-t-elle en la câlinant. Toute jolie et heureuse. Comment va ma petite-fille ?
— Si les grands-mères n’existaient pas, il faudrait les inventer, soupira Dakota en se laissant tomber sur l’herbe, à côté de sa sœur. Maman me sert de baby-sitter et de conseillère pédagogique gratis.
— J’ai l’impression que la grand-mère y trouve aussi son compte, fit remarquer Nevada.
— C’est vrai, approuva Denise d’un ton léger, en picorant le cou de Hannah de baisers. Rentrons, maintenant. Avec cette chaleur, je ne voudrais pas qu’elle prenne un coup de soleil.
— Surtout pas. Mais si tes filles attrapaient une insolation, ce ne serait pas grave, la taquina Nevada en lui emboîtant le pas vers la porte de la cuisine.
— Mais si, je m’inquiète. Je vous aspergerais même au jet, répliqua-t-elle du tac au tac.
A l’intérieur, régnait une agréable fraîcheur. Nevada sortit des verres et des assiettes d’un placard tandis que Dakota prenait un pichet de thé glacé dans le réfrigérateur et la jarre à cookies en forme de coccinelle sur le plan de travail. En quelques minutes, chacune était à sa place habituelle, autour de la grande table familiale.
Nevada mordit dans un cookie aux pépites de chocolat fait maison et, la bouche pleine, demanda :
— Tu es contente d’avoir Kent et Reese ici, maman ?
— Ravie ! Cette maison est trop grande pour moi toute seule. Je suis si heureuse de pouvoir y recevoir ma famille.
— Tu n’envisages pas de vendre, j’espère ? demanda Dakota d’un air soupçonneux.
— Non, bien sûr, s’empressa-t-elle de la rassurer. A l’exception de Ford, vous habitez tous Fool’s Gold. Nous avons besoin d’espace pour nos réunions familiales
Son regard se perdit dans le vague. Avec un peu de chance, son benjamin reviendrait aussi quand il quitterait enfin la Marine.
La conversation porta ensuite sur Ethan et Liz, puis sur Kent et son poste de professeur de maths au lycée de Fool’s Gold.
— Montana voit-elle toujours ce médecin ? demanda soudain Nevada. Elle ne m’en parle jamais, et je ne veux pas poser de questions.
— Je pense que oui, répondit Denise. J’avoue néanmoins ne pas très bien comprendre leur relation. D’après elle, elle lui fait découvrir Fool’s Gold pour rendre service à Marsha. Croyez-vous qu’il y ait autre chose ?
Ses deux filles échangèrent un regard entendu.
— Il est plutôt séduisant, fit remarquer Nevada. Un très beau visage, malgré ses cicatrices. Montana semble passer beaucoup de temps en sa compagnie. Mais ce qu’ils font de ce temps passé ensemble, ça…
— Je suppose que la meilleure façon de le savoir est de lui poser la question, murmura Denise. Laquelle de vous deux est prête à se porter volontaire ?
— Moi ! s’exclama Dakota. Finn est en Alaska, il finalise la vente de son entreprise. Et ce soir, j’emmène Hannah au Festival d’Eté. Je suis sûre de croiser Montana. L’occasion idéale de lui parler.
— Surtout, fais-lui bien comprendre que nous ne l’espionnons pas. Simplement, que nous nous faisons du souci pour elle.
Les deux sœurs partirent d’un grand éclat de rire.
— La différence est infime, maman, lui rappela Nevada.
— Oui, mais elle est importante.
* * *
Montana aimait l’excentricité de Fool’s Gold. Presque partout ailleurs, le Festival d’Eté durait une journée. Pas ici. La fête avait démarré le vendredi soir et se prolongeait sur tout le week-end. Les rues étaient envahies d’orchestres divers qui s’en donnaient à cœur joie, de nombreux étals de nourriture avaient été dressés et, dès la tombée de la nuit, des feux d’artifice illuminaient le ciel.
Saluant ses connaissances au passage, elle se fraya un chemin à travers la foule, heureuse de voir tant de monde. De nombreux touristes faisaient le déplacement, remplissant hôtels et motels, ce qui était toujours une bonne chose pour la ville. Les restaurants seraient bondés, les sentiers autour du lac envahis de bicyclettes et de cris d’enfants, les divers festivals de Fool’s Gold attirant surtout des familles.
Elle s’arrêta devant un stand pour acheter un taco qu’elle dégusta debout, avant de passer à un autre stand où elle goûta deux vins. Puis elle se mit en quête d’un dessert et arriva devant un marchand de chichis. Les délicieux beignets lui firent venir l’eau à la bouche et, bien malgré elle, elle pensa à Simon qui ne connaissait pas cette friandise, comme il l’avait avoué à la petite Mindy l’autre jour.
Elle commanda son chichi et se surprit à jeter un coup d’œil à la dérobée en direction de l’hôtel où il logeait. Après tout, qu’est-ce qui l’empêchait d’aller frapper à la porte de sa chambre pour l’inviter au Festival ?
Mais elle n’en fit rien. D’abord parce qu’elle n’était pas sûre de pouvoir faire comme si de rien n’était maintenant qu’elle connaissait son passé, et ensuite parce qu’au fond de son cœur, elle savait bien que le Festival n’était qu’un prétexte pour passer la nuit avec lui. Et pas une fois dans sa vie, elle ne s’était imposée dans le lit d’un homme. Surtout un homme qui faisait tout ce qu’il pouvait pour la tenir éloignée de lui. Elle avait sa fierté.
Elle brûlait d’envie de faire l’amour avec lui, bien sûr, mais depuis qu’elle avait appris ce qu’il avait enduré dans son enfance, son désir s’était amplifié. Une réaction purement émotionnelle, sans doute. Peut-être croyait-elle lui faire oublier les horreurs qu’il avait vécues. Quelle prétention !
Tout en dégustant son chichi, elle flâna de stand en stand. Un homme lui proposa des échantillons de miel sauvage local. Elle admira des bijoux faits main, regarda des CD. Une femme en turban disait la bonne aventure. Les orchestres jouaient sans répit.
Vers 20 heures, elle croisa Dakota, avec Hannah dans sa poussette. La fillette, aux anges, souriait à tout le monde.
— Tu t’amuses bien ? demanda-t-elle à sa sœur.
— Oh oui ! J’adore ce festival.
— Finn est toujours en Alaska ?
— Oui. Il revient demain. J’ai tellement hâte de le voir.
— Je suis sûre que lui aussi.
— Il ne s’en cache pas, avoua Dakota avec un sourire réjoui. Je dois dire que j’aime vraiment cette sincérité chez un homme.
— Moi aussi, je crois que ça me plairait.
Elles continuèrent leur chemin, côte à côte, arrêtées presque tous les deux mètres par des personnes qui demandaient des nouvelles de Hannah.
— Tu penses que l’on faisait autant attention à nous quand nous avions son âge ? demanda Montana, surprise.
— Bien sûr ! répondit Dakota en riant. Nous étions des triplées dans une petite ville. Nous devions être la coqueluche de Fool’s Gold.
— J’aimerais pouvoir m’en souvenir.
— Tu pourrais essayer la thérapie.
— Je n’en suis pas là. Mais merci du conseil.
— Je t’en prie. Alors, quoi de neuf ?
L’un des avantages d’être une triplée était de comprendre l’autre à demi-mot. Pour n’importe qui, la question aurait été anodine. Mais Montana n’était pas dupe.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, répondit Dakota de son air le plus innocent. Pourquoi tu demandes ça ?
Montana l’entraîna sur la pelouse, à l’écart de la foule.
— Tu veux parler de quelque chose en particulier ? insista-t-elle. Je le vois bien. Que se passe-t-il ?
Dakota soupira.
— Nous nous inquiétons un peu de ta relation avec Simon, voilà ce qui se passe.
Montana leva les yeux au ciel. Elle aurait dû s’en douter.
— Tu t’es portée volontaire ou tu as perdu le pari ? lança-t-elle, moqueuse.
— J’ai proposé de t’en parler.
Evidemment ! C’était typique, dans sa famille. Dès qu’il y avait de l’amour dans l’air, il fallait que tout le monde s’inquiète et commence à fouiner. Quoi qu’elle fasse, elle ne pourrait pas y échapper.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, avoua-t-elle. J’ai essayé de le convaincre de rester parce que Marsha me l’a demandé.
— Nous connaissons cette partie. Mais le reste ? insista Dakota avec un regard brillant. C’est un homme fascinant, non ?
— Je ne te conseille pas de dire ça devant Finn !
— Je ne suis pas celle qui est amoureuse de Simon, se défendit Dakota.
— Moi non plus.
— En es-tu bien sûre ?
Montana haussa les épaules. Il était inutile de mentir à Dakota, elle s’en apercevrait tout de suite.
— C’est un homme bien qui a dû surmonter des épreuves intolérables, dit-elle, presque pour elle-même. Je l’ai vu avec ses petits patients. Il est vraiment à l’écoute. Il leur donne tout ce qu’il a. Mais il réussit quand même à contenir ses émotions. Rien ne semble l’atteindre.
— Un bel inconnu, au visage couvert de cicatrices, qui guérit les gens, surtout les enfants, hermétique à toute émotion, résuma Dakota d’un ton léger. C’est un fantasme féminin incarné.
Montana lui coula un regard en biais. Elle y avait déjà pensé.
— Je n’ai jamais beaucoup fantasmé, se contenta-t-elle de répondre.
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
— Tout va bien. Je ne suis pas amoureuse de lui.
— Pourrais-tu l’être ?
Elle ne voulait même pas l’envisager. Elle esquiva la question.
— Il a besoin de moi.
— Il ne me donne pas l’impression d’avoir besoin de quiconque, répliqua Dakota. Tu ne peux pas le sauver.
— Quelqu’un le doit, marmonna-t-elle.
Une expression grave se peignit alors sur le visage de sa sœur.
— Non. Montana, je sais que tu t’investis totalement dans une relation. Ce n’est pas toujours le meilleur moyen de te protéger pour ne pas souffrir.
— Il est très seul, se justifia-t-elle.
— Il va partir.
— Je le sais.
Elle ne le savait que trop ! Elle savait que sortir avec Simon était dangereux. Que tomber amoureuse d’un homme comme lui serait désastreux.
— Vraiment ? lança Dakota, peu convaincue.
— Bien sûr. Il a été très clair là-dessus. Sa prochaine mission sera au Pérou. Mais je vais bien. Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi.
— C’est mon travail de sœur, lui rappela Dakota. Je veux que tu te protèges.
Parce que, en réalité, Simon pouvait lui briser le cœur. Elle pouvait tomber amoureuse de lui et, une fois son cœur pris au piège, le regarder partir sans rien pouvoir faire pour le retenir.
— Je veux l’aider, reprit-elle. Mais tu as raison, je dois me protéger. Ce que je fais. Je ne suis pas la dernière des imbéciles.
Dakota la regarda un instant sans rien dire, puis ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Elle se ravisa et, avec un soupir, se contenta de lui sourire.
— Voilà mon trésor de bébé ! s’exclama Belle Gionni, l’une des coiffeuses de Fool’s Gold, en s’accroupissant devant Hannah.
— Tu nous ignores ? la taquina gentiment Montana, heureuse de cette diversion.
— Votre tour viendra après, leur promit Bella, en s’extasiant devant la fillette. Elle grandit tellement vite. C’est une dent, ça ?
— Oui. Elle en a quelques-unes, maintenant, répondit Dakota. Mais elle ne pleure presque jamais.
Après avoir observé la scène quelques minutes, Montana murmura :
— Je vais faire un tour.
— Tout va bien ? s’inquiéta sa sœur.
— Bien sûr, la rassura-t-elle avec un sourire. Je sais bien que tu m’aimes. Même si c’est parfois un peu agaçant, c’est sympa.
— Contente de te l’entendre dire !
Montana se fondit dans la foule, toutes ses pensées occupées par Simon. Sa conversation avec Dakota semblait avoir renforcé son besoin de le voir. Restait maintenant à savoir quelle décision elle allait prendre à ce sujet.
* * *
Simon n’avait pas eu l’intention d’aller au Festival d’Eté. Après son travail à l’hôpital, il avait prévu de commander à dîner au service d’étage de son hôtel et de se coucher avec un bon bouquin. Mais une fois dans sa chambre, après s’être douché, il était ressorti, mû par une force incontrôlable.
La nuit était chaude, la brise transportait les musiques des orchestres. Les rues étaient fermées à la circulation pour permettre à la foule de se promener à son aise.
Dans les villes où il avait vécu, les gens marchaient vite, utilisaient les transports en commun, ne se regardaient pas, se parlaient encore moins. Jamais il n’avait vu un endroit comme Fool’s Gold où tout le monde semblait connaître tout le monde depuis des générations. A sa grande surprise, il était tombé sous le charme de la petite ville.
Même s’il n’était ici que depuis peu, il reconnut plusieurs personnes qui répondirent à son salut. Il aurait presque eu l’impression d’habiter ici depuis toujours ! Et même si c’était une illusion, c’était une illusion… bien agréable.
Il fit une halte pour dîner d’une entrecôte et d’un épi de maïs chaud, accompagnés d’une bière. Puis il reprit sa balade, au hasard, essayant de se convaincre qu’il était là pour découvrir le fameux festival. Mais à quoi bon se mentir ? Il cherchait Montana. Il savait bien qu’elle était là, quelque part au beau milieu de cette foule.
Une voix féminine le fit sursauter, le tirant de sa rêverie.
— Bonsoir, docteur Bradley !
Il se retourna et reconnut une infirmière de l’hôpital.
— Vous passez une bonne soirée ? s’enquit-elle après lui avoir présenté son mari et ses deux enfants.
— Excellente, merci.
— Vous verrez, au début de l’automne, Fool’s Gold organise des rencontres d’artistes. Il y a quelques années, nous avons reçu Wylan, l’auteur des immenses fresques murales sur la vie sous-marine. J’adore ses œuvres. Cette année je ne sais plus qui viendra, mais je suis sûre que l’événement vous plaira beaucoup.
— Sûrement, répondit-il dans un effort de politesse.
A dire vrai, il s’en moquait éperdument. Quand arriverait l’automne, il serait loin d’ici.
Après quelques minutes à bavarder, il prit congé et se remit en route, fouillant le flot de badauds du regard. Une seule chose comptait : trouver le seul visage qu’il cherchait.
Un rire fusa, près du manège. Il se retourna vivement et surprit un éclair de cheveux blonds. Il refoula sa déception. C’était l’une des sœurs de Montana, la maman du bébé.
Il s’avança de deux pas et se figea, le cœur battant. Elle était là, tout près de lui, il en avait l’intuition. Soudain il la vit. Enfin ! Elle marchait vers lui. Quand elle l’aperçut, elle lui sourit.
Immobile, il la laissa s’approcher. La balle était dans son camp. C’était à elle de décider. Arrivée devant lui, elle prit sa main, comme s’ils étaient déjà tombés d’accord.
— Allons chez moi, se contenta-t-elle de dire en l’entraînant.