15

Debout, les mains sur les hanches, Daniel la fixait, ses yeux lançant des éclairs.

— Je ne veux pas être ici. C’est débile. Je veux aller jouer dehors avec mes copains.

Montana posa le livre qu’elle tenait à la main et, à son tour, le foudroya du regard.

— Waouh ! Tu parles d’un scoop ! Depuis cinq semaines, tu me sers exactement le même discours. Si tu en as vraiment marre, pourquoi continues-tu à venir ? Pourquoi ne laisses-tu pas tomber ? Parce que, si je comprends bien, tu te fiches bien de savoir lire, non ? Tout comme d’aller au lycée et de décrocher une bourse pour jouer au football. Tu pourrais abandonner l’école et trouver un travail. Mais attends un peu… Comment peux-tu trouver un travail si tu ne sais pas lire ?

S’interrompant, elle caressa Buddy qui les avaient rejoints, sans doute pour s’assurer que tout allait bien.

— Je suis fatiguée des gens qui n’essaient même pas et qui se plaignent quand c’est trop difficile, reprit-elle. De ceux qui ne font pas d’efforts. Tu ne crois pas que Buddy aussi aimerait mieux jouer dehors avec ses copains ? Mais il préfère venir t’aider. Parce que c’est un chien attentionné. Et moi aussi, je suis ici pour toi. Tu nous en es reconnaissant ? Tu nous remercies ? Bien sûr que non. Parce que tu trouves que c’est trop dur. Tu sais quoi, Daniel ? Parfois, la vie est dure. Tu dois apprendre à lancer un ballon dans le panier avant d’être un bon basketteur. Au début, tu le manques presque à chaque essai. Et puis, un jour, tu y arrives et ça devient de plus en plus facile. Simplement parce que tu t’entraînes.

Elle marqua une nouvelle pause.

— Ecoute-moi bien, Daniel. Buddy et moi n’abandonnons pas. Alors il n’est pas question que toi, tu abandonnes.

Elle se tut et reprit le livre qu’elle feuilleta distraitement, surveillant la réaction du petit garçon du coin de l’œil.

Daniel la fixait, les yeux écarquillés. Il avait l’air anxieux. Pourtant, il ne s’enfuit pas. C’était sans doute bon signe.

Elle soupira et le regarda.

— Je suis désolée, dit-elle. Je sais que je radote. Mais savoir lire est vraiment important. C’est pour ça que j’ai créé ce cours. Un de mes amis a été brûlé de façon très grave quand il avait ton âge. Il a passé presque cinq ans à l’hôpital. Il a travaillé très dur pour guérir. Aujourd’hui, c’est un grand médecin qui sauve des gens. Et quand mon neveu a été blessé au visage dans un accident de voiture, il a pu le soigner. Imagine qu’il ait renoncé ? Qu’il ait décidé que c’était trop difficile ?

— Je ne serai pas médecin, grommela Daniel.

— Comment le sais-tu ?

Un long moment, il la fixa, perplexe.

— Tu es vraiment sérieuse ?

— Oui, je le suis. Alors, qu’est-ce que tu décides ?

Lui prenant le livre des mains, il s’installa sur un pouf. Buddy vint s’asseoir à côté de lui.

Il était temps pour elle de quitter la pièce.

Cette scène l’avait perturbée. Elle détestait s’énerver après les enfants. Jamais jusqu’à aujourd’hui elle ne l’avait fait. Soudain, sa vie lui parut compliquée et elle ne savait pas très bien comment retomber sur ses pieds. Elle avait besoin d’une pause, d’un massage, ou bien tout simplement d’un cupcake.

Adossée au mur, dans le couloir, elle écouta Daniel lire. Comme toujours, il ânonnait chaque mot. La lenteur de son rythme devait le décourager. La présence du chien n’était peut-être pas efficace. Peut-être aurait-il dû voir un spécialiste, avoir recours à un autre genre d’aide.

— Il y a qu… inze chaussures sous…

Le silence se fit quelques secondes, et tout à coup, d’une voix claire, sans hésiter, il lut :

— Il y a quinze chaussures sous le lit.

Elle tendit l’oreille. Elle devait prendre garde à ne pas s’enthousiasmer trop vite. Il avait pu mémoriser la phrase par hasard. Pourtant, tout en se répétant de ne pas crier victoire trop tôt, elle ne pouvait s’empêcher de se répéter que, soudain, on passait d’une série d’onomatopées à une vraie phrase. Et… l’on savait lire !

— Quinze chaussures pour quinze garçons, continuait-il. M. Smith savait que tout le monde serait content quand il lui parlerait des chaussures.

Montana regardait la porte entrouverte. Pour un peu, elle se serait pincée.

Daniel continua à lire, la voix pleine d’excitation. Un claquement sec indiqua qu’il venait de refermer le livre. Il déboula en courant dans le couloir.

— Je sais lire ! hurla-t-il. Je lis ce livre ! Ecoute.

Il recommença à lire toute l’histoire, sans hésiter. Buddy l’avait suivi et le regardait de son air anxieux. Il semblait ne pas pouvoir décider si ce qui se passait était positif ou non.

Avec un grand sourire, Montana s’exclama :

— Tu y es arrivé !

— Comme dans ton exemple avec les paniers de basket. Au début, je ne pouvais pas lire du tout, et maintenant, c’est de plus en plus facile.

Il se précipita vers le chariot des livres qui attendaient d’être rangés dans les rayonnages et, après avoir lu plusieurs titres, choisit une histoire de lapin solitaire. Debout au milieu du couloir, il l’ouvrit et commença :

— Le lapin solitaire était tout seul. Tout ce que le lapin solitaire voulait, c’était un ami. Mais quand il sautilla jusqu’à l’étang, les canards refusèrent de lui parler. Lui tournant le dos, ils se mirent à nager, le laissant tout seul.

Il releva la tête, les yeux brillants de joie.

— Je sais lire !

— Bien sûr, tu sais, approuva-t-elle avec un sourire. A force de t’entraîner, tu réussis de mieux en mieux, mais jusqu’ici, tu ne t’en rendais pas compte.

Il revint vers elle, noua ses petits bras autour de sa taille et déclara d’un air grave :

— Merci de m’avoir grondé. Ça m’a beaucoup aidé.

— La prochaine fois, je m’en souviendrai, lança-t-elle en riant.

Il éclata de rire, la relâcha, et retourna fouiller dans le chariot.

— Tu peux m’aider à choisir quelques livres, s’il te plaît ? Je vais les emporter chez moi pour m’entraîner. Je peux faire la lecture à mon chat. Il s’endormira, mais ce n’est pas grave. Et, quand je serai prêt, je ferai la surprise à ma mère.

Sans lui laisser le temps de le rejoindre, elle le vit s’élancer en appelant Mme Elder, annonçant à tous ceux qui pouvaient l’entendre qu’il savait lire.

Elle s’agenouilla devant Buddy pour le caresser. Le chien avait toujours son air inquiet.

— Tu as bien travaillé, le complimenta-t-elle. Tu es un bon garçon. C’est notre travail, pas vrai ? Apprendre à lire à un enfant ou faire sourire une personne âgée dans une maison de retraite. Toi et moi, nous avons le pouvoir de transformer la vie des gens. Les crétins peuvent toujours parler, nous aurons toujours du travail.

Buddy la regarda d’un air solennel, avant de lui donner un grand coup de langue sur le visage.

— Merci, lui dit-elle. Moi aussi, je t’aime.

*  *  *

— Si vous ne pouvez pas faire votre travail correctement, faites vous muter dans un autre service, grommela Simon.

L’infirmière, apparemment fraîchement diplômée, rougit.

— Docteur Bradley, je…

— Evidemment, vous avez une excuse. Laissez-moi juste vous rappeler que vous êtes dans un service de grands brûlés. Nous n’avons pas de temps pour les excuses. M. Carver a eu le bras brûlé par une torche. Tant que vous n’avez pas fait l’expérience d’une telle brûlure, d’une douleur aussi atroce, vous n’avez pas le droit de présenter des excuses. Je ne veux plus vous voir dans ce service. Ai-je été clair ?

L’infirmière fondit en larmes et se mit à courir vers la sortie.

Les autres infirmières qui n’avaient pas perdu une miette de la scène, s’empressèrent de retourner à leurs activités.

Il savait déjà à quoi s’attendre pour les jours à venir. Elles allaient l’éviter — le scénario classique quand il renvoyait un membre de son personnel. Mais bon sang, était-ce se montrer trop exigeant que de vouloir du travail bien fait ?

Il se dirigea vers son bureau, conscient des gens qui faisaient un pas de côté sur son passage. Mais cela ne le perturba pas. Dans cette partie du monde, il était un dieu, un dieu vindicatif. Il devait tout donner et attendait la même chose de ses collaborateurs. Peut-être n’avaient-ils pas passé le même pacte avec le diable mais, quand ils travaillaient avec lui, ils étaient censés adopter son éthique.

Après avoir refermé la porte de son bureau, il s’installa devant son ordinateur et resta de longues minutes immobile. A quoi bon se mentir ? Son humeur massacrante était liée à Montana. Elle lui manquait. Pire encore : il lui avait fait de la peine.

Il maudissait ce fichu gala de bienfaisance auquel il n’avait pas plus envie d’assister seul qu’avec elle. Bien sûr, il aurait aimé passer la soirée avec elle, mais ce genre d’événement était si pénible, si embarrassant. Il n’avait jamais pensé la soumettre à ce genre de situation. Mais comment aurait-elle pu comprendre cela ? Elle devait s’imaginer une autre raison, beaucoup moins alambiquée.

Il se secoua. Il ne s’autorisait jamais à regretter quoi que ce soit. C’était inutile. S’il regrettait toujours de perdre un patient, même s’il n’avait rien pu faire, il ne regrettait pas ses choix, la façon dont il vivait, sa solitude. Tout cela faisait partie du contrat qu’il avait passé avec lui-même des années auparavant. Pourtant, cette fois, il ne pouvait s’empêcher de regretter d’avoir fait de la peine à Montana.

Quelqu’un frappa à sa porte, le ramenant à la réalité. Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle s’ouvrit et la tête de Reese Hendrix apparut dans l’entrebâillement. Souriant, le petit garçon le salua :

— Bonjour, docteur Hendrix ! Je suis venu voir Kalinka. Ma grand-mère qui m’a accompagné m’a dit de venir vous demander la permission. Vous êtes d’accord ?

— Bien entendu. Je suis sûr qu’elle sera très heureuse de te voir.

Puis, lui faisant signe d’entrer, il étudia son visage à la lumière.

— Je ne sais pas qui est le docteur qui t’a opéré, mais il a fait du très bon travail, plaisanta-t-il.

Reese se mit à rire.

— Vous savez bien que c’est vous !

— Allons-y ! lança-t-il en lui tapotant une épaule. Je t’accompagne. Chichi n’est pas sortie depuis un moment. Je vais l’emmener faire un tour dehors pendant que tu tiens compagnie à Kalinka.

Au moment où ils arrivaient devant la porte de la chambre, Fay en sortit. Pour une fois, elle n’avait pas l’air au bord des larmes.

— Bonjour, Reese. Docteur Bradley. Je pense qu’elle va mieux. Je vais lui chercher une glace à la cafétéria. Tu veux que je te rapporte quelque chose, Reese ?

— Non merci, répondit ce dernier en entrant dans la chambre.

— C’est bon signe qu’elle me demande de la glace, non ? s’enquit alors Fay. Cela fait un moment qu’elle n’a plus faim.

— La faim nous indique que le corps guérit.

— Et sa fièvre est tombée. Je suis tellement soulagée. Nous traversons cette épreuve grâce à vous, ajouta-t-elle souriante, en lui tapotant le bras. Je ne sais pas comment nous aurions fait sans vous.

Kalinka aurait été suivie par un autre. Mais ce médecin aurait-il été aussi soucieux de sa petite malade ? Si sa raison lui soufflait que son confrère aurait fait preuve du même dévouement, son cœur doutait. En tant que médecin, rien, jamais, ne venait s’interposer entre ses malades et lui. Il ne s’autorisait jamais aucune distraction.

Du moins, jusqu’à sa rencontre avec Montana…

Il s’empressa de chasser la jeune femme de ses pensées et, à son tour, entra dans la chambre. Reese avait installé l’ordinateur et Kalinka avait relevé son lit de façon à s’asseoir.

— Salut, les jeunes ! lança-t-il.

— Bonjour, docteur Bradley, lui répondit la fillette. Nous allions commencer un jeu. Vous avez besoin de m’examiner ?

— Non. Je viens juste chercher Chichi pour la faire sortir.

Il se tourna vers la petite chienne qui, assise sur le lit, le fixait avec adoration, ses yeux bruns de caniche brillant d’amour. Quand il la souleva dans ses bras, elle sembla vouloir l’aider d’une petite poussée.

— Tu pèses trois kilos, ma mignonne, murmura-t-il. Je n’ai pas besoin de ton aide.

Kalinka se mit à rire.

— Elle est très polie. Elle fait toujours ça.

Polie ou pas, elle semblait tout excitée et, se tortillant, s’approcha de lui pour lui lécher de visage.

— Elle vous aime vraiment beaucoup, remarqua Reese.

— Il paraît. Je ne serai pas long.

— D’accord, répondirent distraitement les deux enfants.

Son départ passa quasiment inaperçu, ce qui lui convenait très bien.

Après être repassé par son bureau pour mettre son collier et sa laisse à Chichi, il la porta dehors et la posa sur la pelouse. Elle renifla l’herbe et trotta pour chercher l’endroit idéal. Quand elle eut fini ce qu’elle avait à faire, il se dit qu’elle avait peut-être envie de se dégourdir un peu les pattes. Montana l’avait déposée assez tôt, ce matin.

— Tu veux faire le tour du bâtiment ? demanda-t-il, s’assurant aussitôt que personne ne l’avait entendu parler à la petite chienne.

Remuant la queue, cette dernière le fixa, la tête légèrement penchée de côté, comme si elle essayait de comprendre.

Il avait l’intention de faire le tour de l’extérieur de l’hôpital, soit une promenade d’un bon kilomètre.

Pendant ses exercices du matin, il regardait toujours les nouvelles à la télévision pour s’occuper l’esprit. Mais à cet instant précis, la petite chienne qui sautillait à son côté ne suffisait pas à le distraire de ses pensées.

Malgré l’excitation de Fay concernant les progrès de sa fille, il restait sur ses gardes et ne l’encourageait pas à se réjouir. Il ne pouvait pas prédire l’évolution de l’état de Kalinka, ne pouvait rien faire pour l’empêcher d’empirer, si cela devait arriver. Or il lui était impossible d’en discuter avec Fay. Une mère était beaucoup trop vulnérable. D’un autre côté, Kalinka pouvait guérir, certes ; les statistiques étaient là pour le prouver. Toutefois, ses expériences passées lui dictaient la méfiance.

Chichi s’arrêta devant un arbre qu’elle se mit à renifler avec intérêt. Elle s’accroupit, refit un petit pipi, puis afficha une expression satisfaite.

— Tu voulais marquer ton passage ? lui demanda-t-il.

Elle remua la queue et se remit en route.

L’air tiède de cette fin de matinée annonçait un après-midi chaud. Avec ses sommets verdoyants qui se découpaient sur l’azur de l’horizon, Fool’s Gold était vraiment une ville agréable.

Et sans le vouloir ses pensées le ramenèrent à Montana…

Sa fuite du restaurant le taraudait sans cesse. Mais quel idiot il était ! Etant donné tout le temps qu’ils passaient ensemble, il était évident qu’elle s’attendait à ce qu’il lui demande d’être sa cavalière pour le gala de bienfaisance.

Mais bon sang, pourquoi ne pouvait-il pas passer à autre chose ? Il ne devait rien à Montana, il ne lui avait rien promis, bien au contraire. Il s’arrêta, mal à l’aise soudain ; c’était la première fois de sa vie qu’il s’inquiétait des états d’âme d’une femme. Les liens aussi brefs que temporaires qu’il nouait d’habitude étaient dépourvus de toute dimension affective. Un intérêt réciproque mais superficiel, un peu de conversation, et du sexe : voilà à quoi ses précédentes relations avec les femmes se limitaient.

Il n’en allait pas de même avec Montana. Pour la première fois il comprenait le sens de l’expression « avoir quelqu’un dans la peau ». Au-delà du cliché, c’était une sensation : une douleur, un besoin, une impossibilité d’oublier, d’ignorer.

Il était incapable de chasser de son souvenir l’expression meurtrie de son visage, la douleur dans son regard. Incapable de faire taire son sentiment de culpabilité. Ne s’imposait-il pas comme règle de conduite de ne jamais laisser s’installer l’intimité avec une femme pour se protéger de toute souffrance inutile ? Ne vouloir s’engager sous aucun prétexte était lié à deux raisons : sa vie de nomade et son refus d’éprouver le moindre remords.

Aussi sa raison aurait dû lui dicter la seule solution logique : rompre. Quitter Montana et, au terme de son contrat à l’hôpital, quitter Fool’s Gold. C’était simple, propre, honnête.

Pourtant, dès qu’il envisageait cette solution, tout en lui se rebellait. Comment allait-il pouvoir se passer de sa compagnie ? Bien sûr, elle hantait ses pensées, habitait son âme. Mais il y avait autre chose. Cette phrase qu’elle avait prononcée au cours de leur déjeuner : « Simon, je ne vois pas tes cicatrices. Je ne les vois plus depuis longtemps. »

C’était la première fois de sa vie qu’on lui disait cela.

S’il avait toujours su que Montana était exceptionnelle, ces simples mots lui prouvaient qu’elle était plus que ça. Et un homme comme lui ne méritait pas une femme comme elle. Lui causer la moindre peine sans raison, lui infliger ne serait-ce qu’une seconde de chagrin, équivaudrait à gâcher sa découverte si récente : que le monde pouvait être beau.

— Que de tourments, murmura-t-il.

Chichi leva les yeux vers lui et remua la queue.

Lorsqu’il arriva devant l’entrée latérale de l’hôpital, il se pencha vers elle et la prit dans ses bras.

— Tu es une chienne très intelligente, lui dit-il en la serrant contre lui.

Elle lui lécha le menton, puis se blottit contre son torse, ses pattes avant sur son bras, comme si elle voulait s’installer là à demeure.

Emu par sa confiance, il la ramena dans la chambre de Kalinka. Alors qu’il allait ouvrir la porte, il entendit un bruit de pleurs.

— Ne pleure pas, disait la voix de Reese. Je t’en prie.

— Je ne veux pas être comme ça.

— Ce sont juste des brûlures.

Le cœur soudain serré, Simon s’arrêta et tendit l’oreille.

— Elles sont horribles, elles me font mal et je suis moche. Je serai moche toute ma vie. Aucun garçon ne sera jamais amoureux de moi, ne m’invitera pour un rendez-vous. Je ne me marierai jamais.

La fillette sanglotait maintenant.

— Tu n’es pas moche et tu auras plein d’amis. Ecoute-moi bien : si personne ne te demande de t’épouser et que tu veux toujours te marier, je me marierai avec toi.

Les pleurs cessèrent.

— Tu es sérieux ? hoqueta Kalinka.

— Bien sûr. Promis, juré !

Il entendit un reniflement et se décida à entrer. Kalinka souriait maintenant à travers ses larmes.

Comme c’était simple ! songea-t-il. En fait, Kalinka était exactement comme Chichi : confiante.

Il se sentit soudain empli d’une force nouvelle. Il était prêt à tout pour que la confiance de la fillette ne soit jamais trahie.

*  *  *

Montana était sur la pelouse, chez Max. Les chiens et les chiots jouaient à lui sauter dessus. Ou, dans le cas des chiots, à ramper sur elle.

Allongée dans l’herbe chaude, elle fixait le ciel, songeuse. Comment expliquer sa vie ? Ces dernières semaines, ses projets si simples avaient été perturbés par tellement de nouveautés.

Elle aperçut Max qui sortait de la maison.

Elle se redressa et le regarda s’avancer vers elle. Il marchait à grandes enjambées souples. Avec son beau visage buriné, il avait dû être irrésistible quand il était plus jeune. Grand, mince, il avait dû en briser, des cœurs ! ! Avait-il vraiment subjugué sa mère ? Et, si c’était le cas, qu’est-ce qui avait poussé cette dernière à rester à Fool’s Gold et à épouser Ralph Hendrix ?

Elle ne le regrettait pas, certes. Si leur mère avait fait un autre choix, elle ne serait pas là. Et, même si les choses étaient un peu compliquées pour elle en ce moment, elle était très heureuse de son sort.

En attendant, elle n’avait toujours pas trouvé de prétexte pour amener la conversation sur la question qu’elle brûlait de poser à Max. Il lui était difficile en tant que salariée d’interroger son patron sur le fait que le prénom « Max » était tatoué sur la hanche maternelle. A cela venait s’ajouter le fait qu’elle ne tenait pas à connaître trop de détails.

Max pénétra dans l’enclos. Tous les chiens coururent vers lui, les chiots en trébuchant parfois mais sans perdre leur enthousiasme — même s’ils ne comprenaient pas vraiment l’objet de toute cette excitation, ils ne voulaient surtout rien rater !

— Tu as une livraison, annonça Max, s’accroupissant pour distribuer des caresses à la ronde.

— Un paquet ? s’étonna-t-elle. Mais je n’ai rien commandé.

— Ce n’est pas un paquet, ce sont des fleurs. Vu la taille du bouquet, l’expéditeur doit avoir des choses à se faire pardonner.

Elle lui jeta un coup d’œil surpris. Qui pouvait bien lui envoyer des fleurs ? Bêtement, elle se sentit fondre de l’intérieur. Sans doute Simon. Il était le seul homme dans sa vie. Hélas, comme elle l’avait compris depuis peu, leur relation était à sens unique. Même si le fait de lui faire livrer un bouquet était un joli geste, il ne changeait rien à la réalité.

Elle se leva d’un bond.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle. Quel est le rapport entre le besoin de se faire pardonner et la taille du bouquet ?

Max se mit à rire.

— Mon chou, si nous parlons d’un homme, la taille a toujours de l’importance. Plus il se sent coupable, plus le bouquet est gros. Et vu la taille de ces fleurs, je parie que cet homme se sent très très coupable.

— Tu dis n’importe quoi ! lança-t-elle en refermant la barrière de l’enclos derrière elle.

D’un pas vif, elle gagna la maison. Dans la cuisine, elle vit un vase d’au moins quatre-vingts centimètres de haut d’où jaillissait une gerbe de fleurs exotiques qui donnaient l’impression de vouloir s’envoler vers le plafond. Max n’avait pas menti, le bouquet était gigantesque.

Hormis deux sortes d’orchidées, elle ne reconnut aucune autre fleur. Attirée par leur délicat parfum, elle s’approcha. Il y avait une carte.

Elle hésita un instant. Devait-elle ouvrir l’enveloppe ? Rien de ce que Simon pourrait lui dire ne changerait quoi que ce soit. Mais elle devait savoir.

« Je ne suis pas très adroit. Désolé. »

Sourcils froncés, elle examina la phrase quelques instants. Que voulait-il dire, au juste ? Etait-il désolé de s’être montré maladroit ? Ou cherchait-il à lui faire comprendre qu’il n’était pas très adroit pour lui annoncer qu’il était désolé mais que tout était fini entre eux ?

— J’aurais pensé que les fleurs t’auraient fait plaisir.

La voix de Max la fit sursauter.

— Si tu pouvais m’expliquer son message, répondit-elle en lui tendant la carte. Tu es un homme, tu devrais comprendre.

— Je n’ai pas mes lunettes. Lis-le-moi.

Elle s’exécuta.

— Alors ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua-t-il. Qu’est-ce qui a provoqué votre dispute ?

— Nous ne nous sommes pas disputés. Enfin pas vraiment. C’était juste que… je…

S’interrompant, elle poussa un soupir résigné.

— Je sais qu’il va bientôt partir. J’ai toujours su qu’il n’était que de passage. Mais j’ai fait l’erreur de penser que, pendant qu’il était ici, nous vivions une vraie relation. Or il semblerait qu’il voie les choses autrement.

— Comment le sais-tu ?

Elle lui résuma leur conversation au sujet du gala de bienfaisance.

— Un couple ne manque pas ce type d’événement. C’est une occasion de sortir. Si je comptais un peu pour lui, il m’aurait proposé de l’accompagner. Je suis une idiote.

— Tu es beaucoup de choses Montana, mais sûrement pas une idiote. Si je me base sur ce que tu me dis, je dirais que cet homme est très amoureux. S’il ne tenait pas à toi, pourquoi perdrait-il son temps à t’envoyer des fleurs et à s’excuser ? Peut-être n’a-t-il pas osé t’inviter au gala de bienfaisance.

Elle lui jeta un regard sceptique. Son entourage commençait à l’agacer un peu. Nevada ne lui avait-elle pas suggéré la même chose ?

— Pourquoi prends-tu sa défense ? lança-t-elle.

Max passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui.

— Nous avons manifestement dépassé ma capacité à te donner des conseils sur ta vie amoureuse, dit-il. Sache simplement que je ne le défends pas. Je suggère qu’avant de le prendre pour un salaud, cherche à savoir pourquoi il ne t’a pas invitée.

Puis il quitta la cuisine, la laissant seule avec cet énorme bouquet et ce petit mot sibyllin. Qui, ni l’un ni l’autre, ne lui apportaient la moindre réponse.

*  *  *

Pour rentrer, Montana avait été obligée de caler le vase entre le siège avant et la banquette arrière de sa voiture, et de plier le sommet des tiges qui frôlaient le plafond de l’habitacle. Une fois arrivée chez elle, elle installa l’énorme bouquet dans la minuscule alcôve utilisée comme salle à manger, et le parfum des fleurs ne tarda pas à se propager dans toute la maison.

Après avoir avalé quelques bouchées à grand-peine, elle se sentit incapable de tenir en place. Elle décida alors de réorganiser l’agencement de son dressing. Une tentative visant à l’empêcher de penser à Simon — tentative aussi vaine que stupide !

A 19 h 30, elle entendit la sonnette de la porte d’entrée.

Devinant sans peine l’identité de son visiteur, elle alla ouvrir, le cœur battant la chamade. Qu’allait-elle bien pouvoir lui dire ? Quelle attitude adopter ?

Simon se tenait immobile sur le perron, droit comme un « i ». La première chose qu’elle remarqua fut les cernes qui ombraient ses yeux. Comme il avait l’air fatigué ! En fait, il était plus que fatigué, il paraissait accablé. Elle fut saisie d’une étrange envie de l’attirer à l’intérieur et de le serrer très fort. Pour lui communiquer sa force, le guérir de son mal de vivre. Comme si elle en était capable…

— Je hais ce type de manifestation, commença-t-il sans préambule. Partout où je passe, j’ai droit à un gala de bienfaisance dont je suis l’invité d’honneur. Tout le monde se presse pour me parler et me sortir des banalités, toujours les mêmes. Mais je ne suis pas le genre de type qui sait raconter d’amusantes anecdotes de cocktail, et ce n’est pas le genre d’événement où je peux discuter de mon travail. Je ne t’ai pas invitée parce que la perspective de ces mondanités m’est odieuse. Jamais je n’ai voulu te faire de peine.

Reculant d’un pas, elle s’effaça et lui fit signe d’entrer. Il la précéda dans le salon, puis se retourna pour lui faire face.

— Ce n’est pas dans mes habitudes, continua-t-il. Je ne m’engage jamais sérieusement. Pourtant, jamais une femme ne m’a inspiré une telle passion. Au début, c’était strictement chimique, une simple attirance sexuelle. Je ne sais même pas quel terme y appliquer. Maintenant, c’est différent. C’est plus fort, je ne peux pas me contrôler, je ne peux pas me passer de toi.

Elle le dévisagea, abasourdie. Elle n’était pas sûre d’avoir tout compris. Pour un homme qui avait le pouvoir de changer une vie grâce à ses mains magiques, il avait l’air étonnamment vulnérable. A nu. Comme s’il n’avait plus de secrets pour elle, et qu’il était effrayé de ne rien pouvoir y changer.

Avec ses ex, elle avait toujours craint de ne pas être à la hauteur. Ils ne s’étaient d’ailleurs jamais gênés pour le lui dire, à maintes reprises. Et maintenant, elle était face à cet homme merveilleux qu’était Simon, la bonté incarnée, le genre d’homme dont toutes les femmes rêvaient, et il était celui qui s’inquiétait de ne pas la mériter ? Comment aurait-elle pu ne pas l’aimer ?

S’approchant de lui, elle le débarrassa de sa veste et la posa sur le dossier du canapé.

— Dis quelque chose ! l’implora-t-il en lui prenant les mains.

— Merci pour les fleurs.

Elle se souleva sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Au contact de ses lèvres, elle se détendit aussitôt. Elle penserait à ses paroles plus tard, pour l’instant, tout ce dont elle avait besoin, c’était de le sentir en elle.

Il l’attira vers lui, avant de reculer.

— Tu veux parler de ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— Non.

Elle n’en avait plus besoin.

Il la reprit dans ses bras, la serrant cette fois comme si plus jamais il ne la laisserait partir. Sa bouche exigeante dévora ses lèvres en un baiser fiévreux qui explosa dans son âme. Ses mains voletaient sur son corps, sur son dos, le long de ses bras, puis il prit son visage en coupe entre ses mains. Elle sentait son érection contre son ventre embrasé, mais, plus important, elle sentait son désir fulgurant faire écho au sien.

Elle commença à se débattre avec les boutons de sa chemise. Puis, avec un grognement d’impatience, elle releva son T-shirt, poussée par son besoin frénétique de sentir sa peau sous ses doigts. Il fit glisser la fermeture Eclair de sa robe, défit son soutien-gorge, et prit ses seins douloureux au creux de ses paumes.

Une vague de chaleur liquide submergea son corps en fusion. Son désir s’amplifiait, l’oxygène lui manquait. Son sexe palpitait, déjà humide, ses jambes flageolaient.

— Fais-moi l’amour, murmura-t-elle contre sa bouche, ses doigts jouant avec sa ceinture.

Il se raidit, son regard plongé dans le sien.

— Fais-moi l’amour, répéta-t-elle d’une voix saccadée, caressant son sexe dur.

L’espace d’une seconde, il resta figé sur place. Puis, prenant sa main, il l’entraîna dans la chambre. Il ouvrit le tiroir de la table de chevet avec une telle vigueur qu’il vint s’écraser au sol. Parmi son contenu dispersé, il trouva les préservatifs.

Tandis que, fébrile, il ouvrait la boîte, elle retira son slip et s’allongea. Il se débarrassa de ses chaussures, défit son pantalon, le fit glisser le long de ses jambes d’athlète, avant de la rejoindre sur le lit.

— Montana, je devrais…

— Non.

Elle le guida en elle. L’extrémité de son sexe tendu frôla son intimité brûlante, et elle s’arc-bouta, l’invitant à plonger au cœur de sa féminité.

D’un mouvement souple, il s’enfonça en elle. Nouant ses jambes autour de ses hanches, elle l’attira plus profond encore. Sa bouche s’empara de nouveau de la sienne et, jouant pour elle la partition d’un plaisir indicible, il l’entraîna au septième ciel.

A chaque nouvelle poussée, son tempo s’accélérait. Elle se sentait flotter sur un voile de volupté. Rien ne comptait plus que la délivrance, l’orgasme qu’elle sentait monter. Elle caressait chaque centimètre de la peau de Simon, s’agrippait à son corps puissant, ses hanches oscillant en cadence, ses muscles tendus comme des cordes. La tension montait, montait…

Reculant légèrement, il plongea son regard dans le sien. Le plaisir qu’elle lisait sur son visage reflétait sa propre jouissance. Son regard toujours rivé au sien, il se redressa encore un peu. Sans cesser de la combler, il glissa une main entre eux et caressa son sexe brûlant.

Aiguillonnée par le plaisir, elle se souleva pour venir à sa rencontre.

Soudain, elle se laissa emporter par les spasmes de l’orgasme.

Simon s’enfonça en elle en un dernier coup de reins, murmurant son nom, et le long frisson qui l’électrisa rejaillit sur elle par vagues, dans un feu d’artifice de sensations ultimes. La tête renversée en arrière, il laissa échapper un long, très long râle.

Ils émergèrent peu à peu des brumes, et elle se lova au creux de ses bras. Couvrant son visage de caresses d’une tendresse infinie, il murmura :

— Je ne te comprends pas. Tu n’es plus en colère.

— Non.

— Je ne comprends pas.

— Tu n’as pas besoin de comprendre.

— Tu as sans doute raison, conclut-il en frôlant ses lèvres de ses doigts. Je devine que tu ne partages pas mon aversion pour ce gala de charité.

— C’est exact.

— Dans ce cas, tu aimerais peut-être m’accompagner.

— Peut-être…

Elle aurait pu le suivre n’importe où. Mais le moment était mal choisi pour lui faire part de ses états d’âme.

— Peut-être ? demanda-t-il, perplexe.

— Je serais ravie de t’accompagner. Je ferai de mon mieux pour te protéger du côté grand guignol de ce genre d’événement.

— Même la fée que tu es n’a pas ce pouvoir.

— Attends un peu de voir ! répondit-elle dans un éclat de rire.