Montana était assise dans la cuisine familiale, un verre de lait devant elle.
— Maman, je peux te demander quelque chose ?
— Bien sûr. De quoi s’agit-il ? répondit sa mère en posant une assiette de biscuits au chocolat à peine sortis du four devant elle.
Le parfum du chocolat fit remonter un flot de souvenirs à la mémoire de Montana. Elle les revoyait, ses sœurs et elle, avec leur mère, faire des cookies dans cette même cuisine, la pagaille qu’elles mettaient, et la patience maternelle à toute épreuve…
— Tu as fait du bon travail avec nous tous, dit-elle, le cœur soudain gonflé d’amour.
Sa mère se mit à rire et prit place face à elle.
— Merci pour ta gratitude, ma chérie.
— Cela n’a pas dû être facile d’élever six enfants. Sans compter Josh qui est venu habiter à la maison.
— Après les deux premiers, ça suit son cours. Ton père m’a beaucoup aidée et j’ai eu la chance d’avoir des enfants plutôt faciles.
— Quand même.
Si elle aussi voulait des enfants, elle ne s’imaginait pas en élever six. C’était bien trop éreintant ! La voix de sa mère la ramena sur terre.
— Comment vont les choses pour toi ?
Elle lui parla des chiots et du gala de bienfaisance auquel elle allait accompagner Simon.
— Mon travail est très absorbant, dit-elle. Les rendez-vous habituels. A la bibliothèque, l’expérience pilote d’alphabétisation assistée par un chien thérapeute marche vraiment très bien. Max a même prévu de dresser de nouveaux chiens dans le cadre de ce programme, ajouta-t-elle d’un air innocent.
Elle guetta la réaction de sa mère. Mais le nom de Max sembla la laisser indifférente. Si la subtilité ne fonctionnait pas, elle allait devoir changer de tactique.
— Maman, je voudrais te parler de mon patron.
— Bien sûr. Tu as un problème ?
— Pas du tout. Juste…
Elle marqua une pause et demanda :
— Max Thurman est-il le Max avec qui tu sortais autrefois ? Celui dont tu as le nom tatoué sur la hanche ?
Se levant d’un bond, sa mère se dirigea vers l’évier.
— Quelle drôle de question ! Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que je travaille pour lui. Si vous avez vécu quelque chose ensemble, je veux éviter de faire la moindre gaffe.
— Comment le pourrais-tu ?
— Tu ne réponds pas à ma question, insista-t-elle.
— Je ne suis pas sûre de vouloir y répondre, riposta sa mère en se retournant pour lui faire face. Oui, j’ai eu une vie avant de rencontrer ton père, dans un passé très lointain. Puis je l’ai épousé et je l’ai aimé de tout mon cœur. C’était un père merveilleux, le meilleur des maris. Je donnerais tout pour qu’il revienne.
Montana dévisagea sa mère d’un air inquisiteur. Son visage exprimait un mélange d’émotion et de colère.
— Loin de moi l’idée de remettre en question ta fidélité à papa, s’empressa-t-elle de la rassurer.
— J’espère bien ! Je suis veuve depuis dix ans et je commence tout juste à accepter de rencontrer d’autres hommes. Même si cela ne m’emballe qu’à moitié.
Le regard soudain soupçonneux, elle ajouta :
— Vous en avez discuté, tes sœurs et toi ?
— Un peu, avoua-t-elle. Nous sommes curieuses de savoir ce qui s’est passé.
— Rien qui vous regarde. Je n’en parlerai pas et je vous défends d’aborder le sujet.
— Maman, pourquoi es-tu en colère ?
— Je ne suis pas en colère. Je te fais juste remarquer que je ne veux pas que mes enfants adultes se mêlent de ma vie privée, lâcha-t-elle, cinglante.
Montana frissonna. Elle avait l’impression d’avoir reçu une gifle.
— D’accord, murmura-t-elle en se levant. Nous n’en parlerons plus. Je suis désolée.
Puis, attrapant son sac, elle sortit vivement et se précipita vers sa voiture.
* * *
Le téléphone portable de Simon vibrait.
— Bradley, se présenta-t-il en décrochant.
— C’est Erica. Comment ça va, à Fool’s Gold ?
— Bien.
Erica travaillait pour l’organisation qui coordonnait ses missions. Celle de Fool’s Gold touchant à sa fin, il aurait dû deviner qu’elle chercherait à le joindre.
— Comme d’habitude, les demandes se bousculent, déclara-t-elle. Après le Pérou, les deux plus intéressantes me paraissent être une mission dans un centre hospitalier des Appalaches ou de rejoindre un groupe d’aide humanitaire au Pakistan. Tu feras ton choix en fonction de l’endroit que tu préfères. Les deux équipes seraient ravies de t’avoir. Veux-tu que je t’envoie les informations par e-mail ?
Il sentit un petit grattement sur sa jambe et jeta un coup d’œil par terre. Chichi le fixait avec adoration. A l’évidence, elle voulait monter sur ses genoux. Se penchant vers elle, il la souleva d’un bras.
— Bien sûr, répondit-il. Envoie-moi les dossiers, je les étudierai.
La petite chienne l’enveloppa d’un regard brûlant d’amour, et, quand il lui gratta le torse, elle lui lécha le poignet.
— Si tu vas au Pakistan, tu devras te faire faire quelques rappels de vaccins, précisa Erica. L’une des joies des voyages à l’étranger.
— Envoie-moi aussi les détails sur les vaccins à faire, s’il te plaît.
Après avoir acquiescé, Erica le salua et raccrocha.
Tout en continuant à caresser Chichi, il fixa un point sur son bureau, songeur. D’ordinaire, la perspective d’une nouvelle mission l’enthousiasmait plus que ça. Mais cette fois… Il pensa à Kalinka, qui était loin d’être tirée d’affaire, à Montana… Il fut distrait par un coup frappé à sa porte entrouverte
— Bonjour, dit Montana en entrant. J’attendais dans le couloir. Je ne voulais pas interrompre ton coup de téléphone.
— Tu ne l’aurais pas interrompu.
— Je suis venue faire sortir Chichi, annonça-t-elle alors en s’avançant jusqu’à son bureau.
Il remarqua immédiatement son expression troublée.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
— Je me suis disputée avec ma mère. Mais ce n’était pas une vraie dispute. Je lui ai demandé de s’expliquer sur Max.
— Ton patron ?
— Oui. Nous n’avons jamais su qui il était. Il m’a recrutée à son arrivée à Fool’s Gold. Bien sûr, au début, je n’ai pas fait le rapprochement avec le tatouage de maman. Ils n’ont jamais parlé l’un de l’autre. Et puis Nevada les a surpris ensemble. Enfin, façon de parler. Ils s’étaient rencontrés par hasard et, selon elle, se regardaient avec une intensité brûlante.
— Mais s’ils ont vécu quelque chose ensemble, cela doit remonter à des années.
Elle s’installa dans le fauteuil, de l’autre côté de son bureau.
— Je sais bien, laissa-t-elle échapper dans un soupir. Cela ne devrait pas avoir d’importance, si c’est ce que tu penses. Elle aimait papa. Nous le savons tous. Mais quand je lui ai parlé de Max, elle a vu rouge et m’a dit que cela ne me regardait en rien. Qu’elle me défendait de parler de cela avec mes sœurs. Elle avait l’air vraiment en colère. Nous nous entendons très bien. Je n’ai pas l’habitude d’être fâchée avec elle.
— Dans ce cas, retourne lui parler.
— Peut-être. Je vais laisser passer quelques jours, et je lui présenterai des excuses. Si ce n’est que je n’ai rien fait de mal. Dans la famille, nous avons pour habitude de parler de tout ensemble. Papa et elle ont encouragé cette transparence. Pas de secrets. C’est la première fois que ma mère me cache quelque chose. C’est… étrange. Cela me fait de la peine.
N’ayant jamais eu de famille proche, il lui était difficile de comprendre ce qu’elle ressentait. Qu’importe. Il lui suffisait de voir qu’elle avait de la peine pour vouloir l’aider.
— Peut-être ne veut-elle pas que tu saches que toute cette histoire la met mal à l’aise.
— Qu’est-ce qui la mettrait mal à l’aise ? Un ancien petit ami ? Max est un type super. Je suppose que, ce qui me tourmente, c’est que j’ai toujours cru que papa était le grand amour de sa vie. Et si elle avait aussi aimé Max ?
— On peut aimer plus d’une fois.
— Les autres, peut-être. Pas ma mère.
Se carrant dans son fauteuil, il caressa Chichi d’un geste distrait.
— Je ne me dispute jamais avec elle, reprit Montana. Je n’aime pas ça. Et maintenant, assez parlé de moi. Puis-je me permettre de te demander à qui tu téléphonais ? J’ai cru t’entendre évoquer un voyage.
— Il s’agissait de ma mission après le Pérou.
— Oh ! fit-elle en baissant les yeux, avant de le regarder de nouveau. Où penses-tu aller ?
— Dans les Appalaches ou au Pakistan.
— Ça fait une sacrée différence.
— Ce sont deux endroits où je trouverai la pauvreté et des gens qui ont besoin de mon aide.
Après un instant d’un silence songeur, elle reprit :
— Sur quels éléments bases-tu ta décision ?
— Quelqu’un me fait parvenir des informations fondamentales. J’examine les cas et je vois quel est l’endroit qui me paraît être celui où je peux faire le plus de bien.
— Alors pourquoi es-tu venu à Fool’s Gold ?
— L’hôpital a mis en place un programme qui permet à des dizaines de malades de venir se faire soigner ici. Y compris des enfants du Mexique. Je ne suis pas obligé d’être dans un pays du Tiers-Monde pour faire progresser les choses. Je vais où je pense être le plus utile.
— Je suis heureuse que tu nous aies choisis.
Il attendit. Allait-elle ajouter quelque chose ? Lui laisser entendre qu’il devrait rester ? Essayer de le faire culpabiliser ? Au lieu de cela, elle lui décocha un sourire éclatant.
— Chichi et toi commencez à ne plus pouvoir vous passer l’un de l’autre, remarqua-t-elle.
— Elle est mon type de femme.
— Adoratrice ?
— Ça aide.
— Tous les mêmes ! Tu n’échappes pas à la règle.
Même s’il savait que c’était faux, il aimait l’entendre la taquiner.
— Ça va aller ? demanda-t-il en se levant, la chienne toujours dans ses bras.
Elle l’imita.
— Je pense que oui. Je vais parler à ma mère et tout ira de nouveau bien.
— Je peux t’aider ?
— Tu m’as déjà aidée. Parler m’a fait du bien. Je vais aller la promener et je la ramènerai, enchaîna-t-elle en le débarrassant de Chichi.
Il jeta un coup d’œil au réveil posé sur son bureau.
— Je dois me préparer pour une intervention.
— D’accord. Après sa promenade, je passerai voir si je peux la laisser avec Kalinka. Sinon, je la ramènerai chez Max.
Sur ces mots, elle l’embrassa d’un frôlement de lèvres et quitta le bureau, le laissant en proie à un profond sentiment de solitude. Il s’était attendu à ce qu’elle lui pose plus de questions sur le choix de sa future destination, qu’elle lui suggère de rester…
* * *
— Ne bouge pas, grommela Dakota en vérifiant les rouleaux accrochés dans les cheveux de Montana.
Montana avait demandé à ses sœurs de venir l’aider à se préparer, ce qui lui éviterait de trop gamberger avant son rendez-vous avec Simon. Néanmoins, elle n’aurait jamais imaginé tant de travail pour atteindre un semblant de perfection !
— Tu es magnifique, la complimenta Dakota. Ne touche plus à ton maquillage. Nous allons laisser les rouleaux quelques minutes encore, puis je les enlèverai et nous ferons bouffer tes cheveux.
— Et nous les laquerons, ajouta Nevada. Ils sont plutôt longs. Tes boucles ne tiendront pas toutes seules.
Montana étudia son visage. Ses sœurs avaient fait du bon travail : elle avait l’œil charbonneux et les lèvres brillantes de rouge. Une fois ses cheveux coiffés, elle n’aurait plus qu’à mettre les boucles d’oreilles en onyx et diamants léguées par sa grand-mère, et elle serait parée.
Elle portait une petite robe noire bustier, toute simple, avec deux fines bretelles. Courte et moulante, son décolleté était suggestif sans être outrageant. Sa peau scintillait légèrement d’une lotion qui faisait ressortir son bronzage. D’élégantes sandales noires à talons hauts attendaient devant la porte d’entrée, et Dakota lui avait prêté un petit sac en satin noir.
— Je dois reconnaître que tu as des formes étonnantes, déclara Nevada.
— Tu as les mêmes, répondit-elle en riant.
— Elles sont plus belles sur toi.
— Merci. Tu devrais voir ce que je porte dessous.
— De la lingerie shape up ? demanda Dakota.
— Ça se rapproche plus du gilet pare-balles, plaisanta-t-elle en traversant la chambre, pieds nus. Je ne peux pas respirer.
Changeant brusquement de sujet, elle demanda :
— L’une d’entre vous a-t-elle parlé à maman, ces derniers jours ?
Ses sœurs échangèrent un regard et secouèrent la tête. Elle leur avait raconté ce qui s’était passé quand elle avait amené le sujet sur Max.
— Tu n’aurais pas dû aller la trouver seule, dit Dakota. Il fallait lui parler ensemble. L’union fait la force. Elle n’aurait pas pu être en colère après nous trois.
— Je n’en suis pas si sûre, répondit-elle. Elle n’était vraiment pas contente. Même si je n’ai toujours pas compris pourquoi. Nous parlons d’événements qui remontent à plus de trente-cinq ans. Tout le monde s’en fiche.
— A part elle, intervint Nevada. Ce que nous ne savons pas, c’est pourquoi. Veux-tu que nous essayions d’en savoir plus ?
— Non. Elle a insisté sur le fait qu’elle ne veut pas que nous discutions de Max et d’elle toutes les trois. Inutile d’amener le sujet sur le tapis.
A l’invitation de Dakota, elle se rendit dans la salle de bains. Une fois les rouleaux retirés, elle fit bouffer ses cheveux. Quand elle fut satisfaite, sa sœur les aspergea de laque.
Montana se redressa, agita la tête et se couvrit le visage pour le deuxième jet de laque.
— Tu es superbe, déclara Nevada, admirative. Je devrais peut-être me laisser pousser les cheveux.
Montana passa les doigts dans ses longues boucles cascadant sur ses épaules. Elle avait bien fait de retourner à son blond naturel.
— Merci.
S’adossant au lavabo, Dakota l’observa un instant avec un petit sourire.
— Tu es folle de lui, non ? demanda-t-elle.
— Oui. Et j’aurais dû me montrer plus prudente. Mais cela n’a pas été le cas, et maintenant, chaque fois que nous sommes ensemble, je pense au temps qu’il me reste avant son départ.
— Tu es sûre qu’il va partir ? s’enquit Nevada qui les avait rejointes.
— Oui. Il a déjà le projet d’aller au Pérou. C’est sa prochaine destination. Et il doit choisir sa mission suivante qui peut l’emmener dans des endroits aussi éloignés que les Appalaches ou le Pakistan.
— Tu lui as demandé s’il n’était pas fatigué de cette vie-là ? demanda Dakota.
— Plus d’une fois, oui.
Simon partait du principe que le prix à payer pour le don qu’il avait reçu était qu’il n’avait pas le droit de se fixer quelque part. Mais elle n’avait pas envie d’en discuter avec ses sœurs. D’autant qu’elle avait la conviction que Simon se trompait sur le fond du problème. Il souffrait d’une blessure bien plus profonde. D’un autre côté, comment pouvait-il accorder sa confiance à quiconque après une telle enfance ? Il prenait moins de risques en gardant ses distances.
— Je sais à quel point il est seul, dit-elle toutefois. Que, même s’il ne se l’avoue pas, il veut trouver des racines. Mais il ne s’y autorise pas.
— Etant donné le drame de son enfance, cela ne m’étonne pas, déclara Nevada. Ça aide de se fixer des règles, de s’imposer des limites. La priorité de Simon est de ne perdre le contrôle de lui-même sous aucun prétexte. Il est prêt à tout pour ne pas ressembler à sa mère. Or, l’amour ne connaît pas de règles, l’amour ne se contrôle pas. La vie qu’il a choisie est sa façon à lui de se protéger. Bien sûr, il passe à côté d’un tas de choses, mais même cet inconvénient ne le surprend pas. Il sait à quoi s’attendre.
Devant les regards incrédules de ses sœurs, elle s’interrompit et demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’était d’une grande perspicacité, la complimenta Dakota.
— Je ne suis peut-être pas docteur en psychologie mais je ne suis pas complètement idiote en matière de relations humaines.
— Apparemment non, répondit Dakota avec un sourire.
Lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit, Montana sentit une boule venir se loger au creux de son ventre. Allons ! Elle devait se ressaisir. Mais quand elle ouvrit, ses bonnes résolutions disparurent.
Simon portait un costume noir coupé à la perfection, une chemise d’un blanc éblouissant et une cravate rouge vif. Mais ce qui la fascina le plus, ce fut l’expression de son visage, un mélange d’admiration et de désir. D’une voix un peu étranglée, elle le salua.
— Bonsoir. Entre. Je suis prête, je dois juste aller chercher mon sac.
La retenant par la main, il l’enveloppa d’un regard brûlant.
— Montana, fit-il d’une fois rauque, tu es sublime.
— Merci, murmura-t-elle, sentant une vague torride la submerger.
Les jambes en coton, elle regagna sa chambre. Ses sœurs, sur le seuil, n’avaient pas perdu une miette de leur échange.
— J’espérais plus, chuchota Nevada. Qu’il serait tellement bouleversé qu’il te plaquerait sur le canapé et te ferait l’amour tout de suite.
— Pas avec vous deux nous espionnant, protesta-t-elle faiblement.
— Nous nous serions éclipsées par-derrière.
— Vous le pouvez encore, répliqua-t-elle en attrapant son sac. De toute façon, vous dites n’importe quoi. vous n’avez pas vu son regard.
Dakota se mit à rire.
— Alors là, ça change tout ! En attendant, amuse-toi bien. Et n’oublie pas de nous téléphoner pour tout nous raconter en détail.
— Peut-être…
Elle regagna le salon, se forçant à respirer calmement.
— Je suis prête.
Simon poussa un soupir résigné.
— Moi aussi, marmonna-t-il. Enfin pour être honnête, je préférerais rester ici un moment, mais si nous arrivons avec un trop grand retard, nous risquerions d’éveiller les soupçons.
La pensée de lui signaler la présence de ses sœurs dans sa chambre lui traversa l’esprit. Réflexion faite, il n’avait pas besoin de le savoir. En outre, leur tête-à-tête pouvait reprendre après la réception.
— On remet ça à plus tard ? suggéra-t-elle.
— Absolument !
* * *
En général, Simon détestait ce genre d’événement. Il n’était pas du genre soirée mondaine et avait toujours préféré les conversations tranquilles à une multitude de personnes avec des sourires de circonstance plaqués sur le visage et des phrases toutes faites plein la bouche. Néanmoins, ce gala de bienfaisance lui parut différent de la plupart de ceux auxquels il avait assisté. Pour commencer, il fut surpris de voir le nombre d’invités qu’il connaissait.
Marsha Tilson l’avait chaleureusement accueilli, ainsi que la plupart des femmes qui avaient assisté au déjeuner de l’autre jour. Il reconnut de nombreux membres du personnel de l’hôpital qui, tous, le saluèrent avec gentillesse. Mais ce qui faisait la différence, c’était Montana à ses côtés.
Jamais il n’était venu à un gala accompagné. Non seulement, Montana était la plus jolie femme de la soirée mais son aisance avec tous l’aidait à se sentir plus à l’aise. Elle connaissait pratiquement toutes les personnes présentes, les questionnait sur leurs enfants, leurs parents, riait et souriait au bon moment.
— Vous devez trouver beaucoup de choses à apprécier dans notre ville, docteur Bradley, lui déclara une femme d’un certain âge, d’un air plus que déterminé. Fool’s Gold a tellement à offrir.
Sans lui laisser le temps de répondre, Montana déclara d’un ton dégagé :
— Je lui ai fait visiter toute la ville. Vous êtes allée dans les vignobles dernièrement ? Je pense que cela va être l’une de nos meilleures récoltes.
Et, avant que leur interlocutrice dise quelque chose, elle enchaîna sur le Festival des Vendanges qui drainait toujours une foule nombreuse.
Puis, sans avoir l’air d’y toucher, elle orienta la conversation sur le vin, le raisin, le tourisme. Simon l’observait du coin de l’œil, très impressionné.
— Tu es très forte, lui dit-il, quelques instants plus tard, après avoir échappé à une autre représentante du conseil municipal, tout aussi déterminée.
— L’art de la diversion. Je me suis entraînée.
— J’apprécie.
— Comme tu l’avais peut-être remarqué, je suis une amoureuse multiservices.
Une amoureuse ? Ce n’était pas un terme qu’il avait utilisé pour qualifier ses autres conquêtes, mais elle avait raison.
Prenant sa main, il l’attira à lui et déposa un baiser au creux de sa paume.
Un serveur passa, portant un plateau de coupes de champagne. Simon en prit deux.
La réception se tenait dans la salle de bal d’un hôtel, construit dans la montagne. L’élégant complexe avait été conçu en misant autant sur l’esthétisme que sur le confort. Au-dessus de leurs têtes, les lustres scintillaient de mille feux, le brouhaha des conversations se mêlait à la musique du petit orchestre qui jouait dans un coin, des portes-fenêtres ouvraient sur le patio prolongé par une grande pelouse, jusqu’au versant de la montagne qui barrait le ciel étoilé.
Il regarda de nouveau Montana qui sirotait son champagne, et sentit son sang bouillonner dans ses veines. Il ne pouvait pas être dans la même pièce qu’elle sans la désirer. Mais, plus encore, il appréciait sa compagnie. Elle était à la fois rassurante et troublante. C’était une sensation… délicieuse.
L’orchestre attaqua une mélodie romantique.
— Tu danses ? demanda-t-il.
Elle leva des sourcils étonnés.
— Je ne t’aurais pas cru du genre à danser.
— C’est vrai. Mais j’aimerais danser avec toi.
Il la débarrassa de sa coupe de champagne, puis il l’entraîna sur la piste, au bout de la grande salle.
— Tu sais ce que tu fais ? Ou tu veux que je mène ? s’enquit-elle.
La prenant dans ses bras, il l’entraîna dans une série de pas compliqués.
— Waouh ! s’exclama-t-elle. Tu sais danser.
— Quand j’étais à l’hôpital, plusieurs des infirmières dansaient avec moi. C’était un moyen facile de faire de l’exercice. Elles m’avaient promis qu’un jour je trouverais la femme avec qui je voudrais danser. Tu vois, je ne pensais pas que cela arriverait. Tu n’es pas mauvaise non plus. Quelle est ton excuse, à toi ?
— Maman nous a fait prendre des cours. Juste ses trois filles. Très sexiste de sa part, je l’admets.
— C’est plutôt mignon.
— Tu n’avais pas trois frères qui se fichaient de toi.
— Vous connaissant, tes sœurs et toi, vous n’avez pas dû avoir de mal à les remettre à leur place.
— C’est vrai, mais le problème n’est pas là.
Se penchant vers elle, il couvrit sa joue et son menton d’une pluie de baisers, avant de promener ses lèvres sur son cou et le long de son épaule dénudée. Sa peau chaude avait un parfum de fleurs exotiques. Il sentit son corps souple comme une liane se presser contre le sien. Danser n’était pas si mal, après tout.
— Quel est le problème ? demanda-t-il soudain.
Elle cligna des yeux, le regard un peu embrumé.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce dont nous parlions.
Il se mit à rire.
— J’aime bien te savoir aussi facile.
— Je ne le suis pas du tout, protesta-t-elle faiblement. Seulement avec toi.
Il s’arrêta de danser et la regarda dans les yeux.
— C’est la même chose pour moi.
Quelqu’un les percuta, brisant la magie de l’instant.
Ils dansèrent sur plusieurs autres chansons, burent du champagne, dégustèrent des canapés. Il discuta finances pour l’école locale avec le trésorier de la mairie et des travaux d’intérêt public par opposition à la prison avec Alice Barns, le chef de la police — encore une femme à un poste à responsabilités ! Quand Montana s’excusa pour aller se rafraîchir, il était en grande conversation avec Marsha Tilson. Quelques secondes plus tard, il vit du coin de l’œil les frères Hendrix qui s’approchaient d’eux.
— Kent et moi nous demandions si nous pouvions vous emprunter Simon, Marsha.
— Bien sûr, répondit cette dernière en s’éloignant.
— Tu t’amuses ? s’enquit Ethan en l’entraînant dehors.
Il y avait moins de monde sur les pelouses. Le soleil était couché et les étoiles brillaient dans le ciel. Pourtant, Simon savait que les frères de Montana n’avaient pas quitté la salle de bal pour lui faire admirer la vue.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
Ethan et Kent échangèrent un regard entendu.
— Nous aimerions discuter de Montana. Au risque de parler comme un cow-boy dans un vieux western, quelles sont tes intentions ?
Simon les regarda un instant sans comprendre. Montana avait bientôt trente ans, vivait seule depuis plusieurs années. Elle aurait sans doute hurlé en entendant ses frères. Pourtant, il comprenait. Ethan et Kent tenaient à elle et voulaient s’assurer qu’elle était entre de bonnes mains. Quoi qu’il en soit, il refusait ce genre de discussion.
— Je ne parlerai pas de ma vie privée avec vous, répondit-il.
— Bien sûr que si. Montana dit que tu es un type bien. Ne la fais pas mentir.
Il n’était pas question de mensonge ici. Il partait. Il avait toujours dit qu’il était de passage. S’il ne faisait pas partie de l’avenir de leur sœur, il ne menaçait pas non plus son bonheur.
N’avait-il pas toujours été clair sur le fait qu’il partirait ? Pourtant, quand elle s’était qualifiée de son amoureuse, il l’avait laissée faire — il avait même ressenti de la satisfaction. Il avait une fois évoqué le fait de revenir faire des séjours à Fool’s Gold. Y avait-elle lu un message caché ?
Bon sang ! Il avait agi inconsidérément et, sans s’en rendre compte, il lui avait donné de faux espoirs.
— Je suis désolé, dit-il en les repoussant pour regagner la salle de bal.
Il se faufila à travers la foule, à la fois furieux contre lui et mal à l’aise. Où était la femme à qui il avait eu l’intention de faire l’amour après la fête ? La femme qui hantait ses rêves et le rendait fou chaque fois que son regard se posait sur elle ?
Il la trouva en grande discussion avec Charity Golden.
— Bonsoir Charity. Tu permets que je t’emprunte Montana un moment ?
— Bien sûr.
Prenant Montana par la main, il l’entraîna hors de l’immense pièce. Il préférait éviter le jardin. Ethan et Kent les y attendaient peut-être. Non loin de l’entrée, il la poussa dans une alcôve et lui fit face.
— Tout va bien ? demanda-t-elle, inquiète.
Sans répondre, il sonda son regard.
— Tu m’aimes ? demanda-t-il.
Sa bouche s’entrouvrit et elle rougit. L’espace de quelques secondes, elle garda le silence, puis elle releva le menton dans un geste de défi.
— Oui Simon, je t’aime.
Les mots lui firent l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Le souffle court, il sentit ses muscles se raidir.
Il aurait dû s’en douter. Se détournant, il étouffa un juron. Où diable avait-il eu la tête ? Elle ne ressemblait en rien aux femmes auxquelles il était habitué. Elle n’était ni froide ni calculatrice, n’avait aucune expérience des hommes comme lui. Il s’était conduit en égoïste, ne pensant qu’à lui, qu’à ce qu’il voulait.
Il la regarda de nouveau et son cœur se serra en la voyant esquisser un sourire tremblant.
— Ta réaction m’indique que ce n’est pas la meilleure nouvelle, murmura-t-elle.
— Montana…, commença-t-il, avant de s’arrêter.
Qu’était-il censé dire ? Comment pouvait-il arranger la situation ?
Son téléphone se mit à vibrer dans la poche de sa veste.
Il le prit et l’ouvrit. Il y avait un texto.
— C’est Kalinka, dit-il.
— Vas-y ! lui ordonna-t-elle.
Il s’élança vers la sortie.