5

Montana s’obligea à concentrer son attention sur la route. Même si elle n’avait qu’une envie, laisser libre cours à sa panique, elle devait se montrer forte. Seule sa mère avait le droit de craquer. Assise bien droite sur le siège, côté passager, ses mains jointes trahissant son anxiété, cette dernière murmura :

— J’aurais voulu qu’ils m’en disent plus.

Montana se retenait de ne pas accélérer ; elle traversait le centre-ville. Quel aurait été l’intérêt de blesser quelqu’un dans le seul but de gagner un peu de temps ?

— Nous y serons dans deux minutes, dit-elle en s’engageant sur le parking de l’hôpital. Je vais t’arrêter devant les urgences et j’irai me garer.

Après avoir acquiescé d’un hochement de tête, sa mère descendit de la voiture et se précipita vers l’entrée.

Montana ne tarda pas à trouver une place. Mais avant de descendre à son tour, elle avait besoin de quelques minutes. Pour prier. Elle ne demandait qu’une chose : que son frère et son neveu aillent bien, qu’il y ait eu plus de peur que de mal.

D’un pas vif, elle gagna l’entrée à son tour. Dans le hall, Kent serrait leur mère dans ses bras. Pâle, un bandage sur le front, il semblait un peu secoué mais rien de plus. Elle sentit des larmes d’émotion lui monter aux yeux.

Levant la tête, il l’aperçut. Elle s’élança vers son bras tendu.

— Je vais bien, la rassura-t-il.

Il marqua une pause et, la voix un peu tremblante, ajouta :

— Reese va devoir être opéré. Il a des coupures au visage et aux bras. D’après les médecins, ce sont des blessures bénignes, mais j’ai eu très peur.

Il s’interrompit, et son regard se perdit dans le vide. Sans doute revivait-il l’accident…

Montana lui jeta un coup d’œil inquiet. Il aurait voulu en dire plus, c’était évident. Se confier. Mais la présence de leur mère l’en empêchait ; il voulait lui épargner les détails. Reese perdait sans doute beaucoup de sang. Kent avait raison, autant ne pas inquiéter leur mère. Pour sa part, elle aurait des précisions plus tard.

Elle recula d’un pas et l’observa. Comme ses autres frères, Ken était grand, bien bâti, les yeux et les cheveux de jais. Sa ressemblance avec leur père était frappante. Il était très beau et il émanait de lui comme une force intérieure.

La voix de leur mère la tira de ses pensées.

— Où est Reese ?

— On le prépare pour la salle d’opération.

Une femme venait vers eux. Le badge sur sa blouse indiquait « Dr Lawrence ». Montana, qui l’avait croisée lors de ses visites à l’hôpital, savait qu’elle avait bonne réputation.

— Reese va bien, leur annonça-t-elle. Il est calme. Nous lui avons donné des antalgiques. Il sera en salle d’opération d’ici une demi-heure environ.

Son visage s’éclairant d’un sourire chaleureux, elle ajouta :

— Croyez que je comprends ce que vous traversez. Mais j’ai quand même une bonne nouvelle. Votre fils va être opéré par un chirurgien au talent extraordinaire. Je lui confierais mon enfant les yeux fermés. Il s’agit du Dr Bradley.

Un instant, Montana la regarda, interdite.

— C’est Simon qui va opérer Reese ? finit-elle par demander.

— Vous connaissez le Dr Bradley ? s’étonna le Dr Lawrence.

— Oui. Je m’occupe de l’une de ses petites malades avec l’un de mes chiens thérapeutes. Simon, pardon, le Dr Bradley, est un chirurgien esthétique célèbre, ajouta-t-elle à l’intention de sa mère et de son frère. Il travaille surtout sur les grands brûlés.

Le Dr Lawrence opina d’un mouvement de tête.

— C’est exact, confirma-t-elle. Il vient de finir d’opérer un jeune garçon. Dès qu’il aura terminé, nous lui amènerons Reese. L’intervention elle-même ne devrait pas être très longue.

Après avoir donné quelques précisions et leur avoir indiqué où attendre, le Dr Lawrence les laissa.

Montana s’approcha de son frère.

— Tout ira bien, le rassura-t-elle en passant son bras sous celui de leur mère. Le Dr Bradley est le meilleur.

— Je dois dire que je suis soulagé, avoua Kent en les précédant dans la salle d’attente.

Ils prirent place sur des chaises étonnamment confortables et commencèrent à discuter de choses et d’autres.

Au bout d’un moment, Nevada les rejoignit, suivie de près par Dakota qui portait Hannah dans ses bras. Les premières effusions passées, elles s’enquirent des dernières nouvelles. Ethan et Liz ne tardèrent pas à arriver à leur tour.

Dans le brouhaha des conversations, Montana se surprit à voir ses pensées dériver. Elle venait de prendre toute la mesure de la force d’une famille : se retrouver rassemblés par une situation extrême, se serrer les coudes, prier ensemble. Quoi que lui réserve la vie, elle aurait toujours ce trésor : des gens réunis dans une salle d’attente d’hôpital, qui l’aimaient, qui s’inquiéteraient pour elle. Elle appartenait à une fratrie de six enfants et ne connaissait pas d’autre façon de vivre.

Une question lui traversa l’esprit. Et Simon ? Qui le soutenait quand il traversait une épreuve ? Qui s’inquiétait pour lui ?

*  *  *

Simon posa le dernier et minuscule point de suture. La procédure n’avait pas été compliquée. Les entailles étaient plus impressionnantes qu’autre chose. Il ne savait même pas si l’enfant aurait des bleus.

Tandis que le petit opéré était emmené en salle de réveil, il s’attarda en salle d’opération. Il n’était pas inquiet pour son patient, il était donc temps d’aller rassurer la famille. Mais il retardait l’entrevue.

Comme d’habitude, tous lui exprimeraient leur reconnaissance, l’entoureraient, le remercieraient, insisteraient pour lui faire un cadeau. Les femmes se répandraient en effusions et les hommes lui serreraient la main. Il en avait déjà fait l’expérience des centaines de fois sans en tirer aucune satisfaction. Or il ne voulait pas de leur gratitude. Il ne demandait qu’une chose : pouvoir s’échapper. Passer à son patient suivant et tout oublier, à l’exception de son travail.

Pour tout arranger, la situation risquait d’être encore plus embarrassante, cette fois. En effet, d’après le Dr Lawrence, il venait d’opérer le neveu de Montana. Il allait être obligé de la revoir, de fixer le velours sombre de son beau regard, de refouler son désir pour cette femme que son corps réclamait avec une avidité inouïe. Pire, il allait devoir se faire violence en présence de sa famille au grand complet.

Il devinait qu’elle avait bien trop de bon sens pour faire allusion à son baiser. Mais elle n’aurait sûrement pas oublié qu’il l’avait embrassée, l’avait quasiment forcée. Il poussa un soupir.

Allons ! Il ne faisait que reculer pour mieux sauter. Il était temps de rejoindre les Hendrix.

En entrant dans la salle d’attente, il n’eut aucune peine à les reconnaître. Ils étaient tous rassemblés, échangeant des paroles réconfortantes, souriants. Il avait entendu dire à maintes reprises que le plus difficile était l’attente. Il n’en doutait pas une seconde. Pour sa part, il était toujours occupé.

Etonné, il resta quelques secondes à observer Montana et ses sœurs à leur insu. Il étudia la structure de leur visage, la forme identique de leurs yeux. Les seules petites différences étaient dues à leur coiffure.

Montana ne lui avait jamais dit que ses sœurs et elle étaient des triplées. De plus, elle venait d’une famille nombreuse, une notion à laquelle il était incapable de s’identifier. Il était intrigué. Comment pouvait-on trouver le calme au sein d’une telle tribu ?

— Docteur Bradley ? fit la voix de Montana.

Elle venait de l’apercevoir. Tous s’écartèrent pour permettre à un homme brun, de haute taille, de s’avancer vers lui. Une femme d’un certain âge, blonde et mince, lui emboîta le pas. La ressemblance ne laissait aucun doute : il s’agissait de Mme Hendrix.

L’homme se tenait maintenant devant lui.

— Kent Hendrix, se présenta-t-il en lui tendant la main. Montana me dit que vous êtes le meilleur. Comment va mon fils ?

Tous étaient suspendus à ses lèvres, attendant son verdict. Pourtant, même quand les nouvelles étaient bonnes, il ne savait jamais quoi dire. Il bafouilla quelques paroles au hasard. Oui, Reese allait bien. Les cicatrices étaient minimes. L’opération s’était déroulée sans surprises.

Un large sourire aux lèvres, Montana s’approcha à son tour.

— J’étais si contente d’apprendre que vous étiez chargé de l’intervention. Comme je te le disais, le Dr Bradley fait un travail remarquable, ajouta-t-elle à l’intention de son frère.

Il lui jeta un regard étonné. Ainsi, elle ne lui en voulait pas ? Sans pouvoir se l’expliquer, il avait soudain l’impression d’avoir reçu une récompense. Il ne comprenait pas néanmoins comment, ne connaissant que Kalinka, elle pouvait ainsi parler de ses talents. Seules les infirmières chargées des pansements de la fillette pouvaient juger de son travail.

Il ne manquerait pas de creuser la question, il se le promettait.

— Jamais je ne pourrai assez vous remercier, disait Kent Hendrix sans cesser de secouer sa main. Quand j’ai vu mon fils allongé dans cette mare de sang !

Avec un coup d’œil inquiet à sa mère, il reprit d’une voix étranglée :

— Je ne trouve pas mes mots.

— Il n’est jamais facile de voir son enfant blessé, répondit Simon, un peu crispé.

Il parvint à se libérer de l’emprise de Kent. Mais Denise Hendrix prit le relais, le serrant contre son cœur. Elle releva alors la tête et le fixa droit dans les yeux.

— Je vous en prie, répétez-moi que tout ira bien. Je sais que vous l’avez déjà dit mais j’ai besoin de l’entendre encore.

Son regard était brillant d’amour, mais aussi d’inquiétude. Elle débordait de tendresse maternelle. Dans son métier il rencontrait souvent des femmes comme elle. Dieu merci, rares étaient les mères pour qui faire du mal à leur enfant était un acte délibéré. Mais il avait beau le savoir, les parents aimants le surprenaient encore.

— Il se portera comme un charme, affirma-t-il.

— Il va s’en tirer avec quelques cicatrices très légères, renchérit Montana en frôlant le bras de sa mère en un geste réconfortant. Cela en fera un aimant à filles.

Denise Hendrix eut un petit rire étranglé.

— Ce que toutes les grands-mères veulent entendre.

Prenant une profonde inspiration, elle ajouta d’une voix plus maîtrisée :

— Docteur Bradley, nous avions prévu un dîner de famille, ce soir. Je suppose que, vu les circonstances, nous allons le repousser à demain. Je vous en prie, faites-nous le plaisir d’être des nôtres.

Il dissimula son irritation. Il ne voulait surtout pas dîner avec les Hendrix, passer du temps avec eux, les fréquenter. Il ne savait jamais quelle attitude adopter en présence d’inconnus, comment se comporter.

Et puis les invitations n’étaient-elles pas avant tout une façon de combler le besoin de le remercier ? Alors qu’il ne faisait que son travail.

Voilà pourquoi il mettait un point d’honneur à toujours les refuser. A séparer sa vie privée de son travail. Il n’était pas le genre de médecin à s’impliquer personnellement.

Le reste de la famille renchérit, confirmant l’invitation de Denise Hendrix. Il les laissa parler sans broncher. Mais quand Montana leva son regard serein vers lui, il se sentit flancher.

— Je vous en prie, acceptez, dit-elle.

Alors, en dépit de sa réticence, il se surprit à hocher la tête. La perspective de passer du temps en sa compagnie lui avait fait déposer les armes.

Denise Hendrix mentionna quelque chose au sujet de l’heure et lui donna une adresse. Il ne l’écoutait pas. Il était fasciné par les deux sœurs de Montana. S’il s’agissait d’une attirance chimique, purement génétique, ne serait-il pas logique qu’il éprouve la même pour elles ?

Il les observa, essayant de s’imaginer leur parler, les toucher, les embrasser. Mais loin de ressentir un intérêt quelconque, il se trouva soudain très mal à l’aise. Carrément idiot, même. Seule Montana parvenait à mettre tous ses sens en émoi.

La voix de cette dernière vint interrompre le fil de ses réflexions.

— Inutile que vous perdiez du temps à chercher la maison, Simon. Si cela vous convient, je peux passer vous prendre à votre hôtel à 16 heures.

Non, cela ne lui convenait pas du tout ! Et puis il avait eu tort d’accepter cette invitation. Supporter la proximité de Montana en compagnie d’autres gens lui paraissait au-dessus de ses forces. Et s’il se ridiculisait de nouveau ? Si une nouvelle impulsion le poussait à l’embrasser ?

D’un autre côté, il avait toujours fait preuve d’étonnantes ressources. Il avait cicatrisé plus vite que la moyenne, avait eu une meilleure autonomie de mouvements, avait continué à avoir de bonnes notes à l’école. Il était maître de son destin, dans les limites du possible, bien sûr. Il pouvait donc tout à fait dîner avec Montana et sa famille sans se ridiculiser.

— Demain, mardi, ajouta-t-elle.

Il s’autorisa un sourire.

— Je suis encore apte à me rappeler les jours de la semaine, lui fit-il remarquer.

— Vous êtes tellement occupé que j’avais peur que vous vous embrouilliez, répondit-elle, une lueur espiègle dans les yeux. J’ai toujours entendu dire que les génies peinaient à se rappeler les détails de la vie quotidienne.

— Il est vrai que ce n’est pas toujours facile, répondit-il sur le même ton badin. Demain à 16 heures. Je vous attendrai.

— Vous m’en voyez ravie.

Ils échangèrent un regard brûlant et, l’espace d’une seconde, ce fut comme si plus rien n’existait. Ils étaient tous les deux seuls au monde. Le rire de l’une des deux sœurs le fit soudain retomber sur terre.

Après avoir été remercié une dernière fois par tous les membres présents de la famille Hendrix, il prit congé. Il avait encore du travail, des patients à voir. Il gagna l’ascenseur, ses pensées toujours obsédées par Montana. Pourquoi, quand il était avec elle, avait-il l’impression que la vie lui souriait enfin ? Hélas, la réalité était tout autre. Et combien il la détestait, cette fichue réalité !

*  *  *

Montana attendait sur le parking de l’hôpital réservé aux médecins. Elle n’avait eu aucun mal à trouver la voiture de Simon ; chère et élégante, c’était une Mercedes décapotable — le genre de voiture qui impressionnait ses frères. Pour sa part, elle se sentait un peu mal à l’aise de s’y appuyer — elle ne voulait surtout pas risquer de rayer la carrosserie.

Le sac dans sa main pesait de plus en plus lourd. En plus, le plat serait froid. Mais ce qui l’inquiétait surtout, c’était à quel point elle allait se sentir bête si elle devait attendre encore longtemps…

Après s’être renseignée, elle avait appris que Simon finirait vers 20 heures. Elle avait décidé d’aller lui chercher un plat à emporter et de lui faire la surprise de venir l’attendre. Il était maintenant 20 h 15, le soleil était presque couché, et elle était en train de se dire… qu’elle était vraiment une idiote.

Lui acheter à dîner lui avait semblé la moindre des choses. Bien sûr, en opérant Reese, il n’avait fait que son travail quotidien. Mais pour elle et sa famille, il avait accompli un miracle, et elle tenait à lui témoigner sa gratitude. Et même si elle ne voulait pas se l’avouer, elle était curieuse de le revoir en privé, ne serait-ce qu’un court instant. Quelque chose chez lui l’intriguait : son baiser avide, son regard enflammé dans la salle d’attente, tout à l’heure. Et pour être tout à fait franche, la présence de Simon à ses côtés attisait en elle un trouble fugace qu’elle n’arrivait pas à définir mais qui lui plaisait.

Elle jeta un nouveau coup d’œil à sa montre. A 20 h 30, elle s’en irait. A l’instant même où elle releva les yeux, elle vit Simon approcher. En la voyant, il s’arrêta net.

Elle essaya de déchiffrer son expression. En vain. Elle aurait été bien incapable de dire ce qu’il pensait. Avait-elle pris la bonne décision en venant ici ? Elle commençait à en douter. Après tout, son idée de lui apporter à dîner n’était peut-être pas si bonne.

Il fit quelques pas et s’arrêta à quelques mètres d’elle.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il.

Son ton était aussi neutre que son regard. A ses yeux qui, de vert, avaient viré à un gris orageux, elle devinait pourtant la myriade d’émotions qui l’agitaient. Hélas, elle aurait été bien incapable de les analyser.

— J’ai entendu dire que vous aviez été en salle d’opération presque toute la journée. Vous n’avez pas fait de pause, pas trouvé un moment pour avaler quelque chose. Je suis passée au Fox and Hound vous acheter un plat chaud. Et j’ai pris du pain et une salade.

— N’est-ce pas demain que je dîne chez vous ? demanda-t-il, acerbe.

— Si, chez ma mère. Ça, c’est de ma part.

Elle réprima un soupir de frustration. Son idée n’était vraiment pas bonne. Simon devait croire qu’elle l’épiait. Combien elle aurait aimé trouver une réplique intelligente ! Si seulement il pouvait cesser de la dévisager ainsi.

— J’ignorais que vous étiez une sœur triplée, déclara-t-il soudain.

— Depuis ma naissance, répondit-elle avec un petit sourire, fière de son trait d’humour et soulagée du changement de sujet. Et j’ai trois frères aînés, nous sommes donc six. Ma mère est restée étonnamment saine d’esprit malgré sa tribu.

— Il devait être impossible de vous distinguer, vos sœurs et vous, quand vous étiez plus jeunes.

— C’est vrai. C’était drôle. Maintenant, nous essayons d’être différentes.

— Vous avez dépassé votre besoin de vouloir berner tout le monde ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Sa nervosité s’était quelque peu dissipée, mais elle était remplacée par un autre type de tension, beaucoup plus agréable, mais beaucoup plus délicat à maîtriser…

Elle était consciente de la proximité de Simon. De la sensualité de sa bouche, de ses yeux marqués par la fatigue. Pourtant, en dépit de son état d’épuisement flagrant, il émanait de lui une énergie qui l’aimantait. Elle avait envie de se blottir dans ses bras, de le serrer contre son cœur. Elle voulait sentir sa bouche sur la sienne, voulait qu’il l’embrasse comme l’autre jour, dans le parc, avec cette passion qui l’emportait avec la force d’un torrent furieux… Personne ne l’avait jamais désirée aussi ardemment. Jamais elle n’aurait soupçonné provoquer un tel désir chez un homme.

— A l’approche de l’adolescence, nous avons pris la décision de nous différencier, répondit-elle enfin. Et vous ? Vous avez des frères ? Des sœurs ?

— Non.

C’était catégorique. Un peu sec aussi. Comme s’il ne voulait pas parler de sa famille.

Peut-être devrait-elle changer de sujet ? Mais il ne lui en laissa pas le temps. Lui prenant le sac contenant le dîner à emporter des mains, il ouvrit sa portière et le posa sur le siège du passager. Puis, se redressant, il la fixa, le regard insondable.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que je vienne dîner demain, finit-il par dire. Je ne suis pas très famille.

Ça, elle l’avait bien compris.

— Il n’y a pas d’examen d’entrée, le rassura-t-elle. C’est juste un dîner. Vous avez déjà été invité à dîner ?

La commissure de sa bouche se releva imperceptiblement, comme s’il était sur le point de sourire. Elle reprit espoir.

— De plus, ajouta-t-elle, un dîner familial vous fera le plus grand bien. Vous serez moins pompeux.

Le regard abasourdi qu’il lui jeta lui donna presque envie de rire.

— C’est comme ça que vous me voyez ? demanda-t-il. Pompeux ?

— Souvent, oui. Mais ce n’est pas péjoratif. Prenez les Anglais, par exemple. Ça leur va comme un gant.

Maintenant, il souriait franchement. De beau, il était passé à carrément irrésistible. Et même si certaines femmes seraient sans doute révulsées par ses cicatrices, elle, elle les remarquait à peine.

— J’ai un grand ami anglais, mais je ne prends pas très bien l’accent, fit-il remarquer, le plus sérieusement possible. Je devrais peut-être m’entraîner.

— Mais oui ! Ça plaît beaucoup aux femmes. Cela dit, vous avez déjà le truc du docteur.

— Le truc du docteur ? répéta-t-il, l’air ahuri.

— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Non seulement vous êtes un beau docteur mais, en plus, vous êtes chirurgien. Un vrai piège à filles !

Son attitude changea brusquement, et il la fixa avec une intensité qui lui donna envie de reculer d’un pas. Bien entendu, elle avait encore gaffé. Mais qu’avait-elle dit, au juste ? Pourtant, il n’avait pas l’air furieux, plutôt…

Soudain il l’attira dans ses bras, prit son visage au creux de ses grandes mains vigoureuses, caressant doucement ses pommettes de ses pouces. Puis il l’embrassa, sa bouche s’emparant de la sienne, impérieuse, avec la même passion que la première fois.

Audacieux, exigeant, son baiser réveilla le désir qui sommeillait en elle, un désir contre lequel elle ne pouvait pas lutter.

Elle enroula ses bras autour du cou de Simon. Emportée par quelque chose de plus fort qu’elle, elle étouffa un soupir d’aise sous son baiser frénétique et le lui rendit avec fougue.

Simon avait un goût de café et de menthe. Sa barbe naissante lui râpait délicieusement la peau. Elle sentait le tissu soyeux de sa veste, la vigueur de ses épaules athlétiques, la tension dans ses muscles. Puis son baiser se fit plus pressant.

Elle perdit la notion de ce qui l’entourait. Son esprit se mit à tournoyer, une foule d’images l’assaillirent, tandis que tout son corps se tendait douloureusement vers celui de Simon. C’était exactement comme leur premier baiser, songea-t-elle avec bonheur alors que le désir l’inondait. Il y avait là une force naturelle, une évidence…

Les mains vigoureuses de Simon glissèrent le long de son dos pour aller se poser sur ses fesses, et il la plaqua contre lui, ne lui laissant rien ignorer de son excitation. Elle sentit la puissance de son désir et une vision de Simon et elle, nus, peau contre peau, passa devant ses yeux. La pointe de ses seins soudain tendue, son bas-ventre en fusion, palpitant, elle sombra avec délice dans le tourbillon de volupté de leurs deux bouches scellées.

Elle voulait sentir ses lèvres chaudes sur chaque parcelle de son corps… Elle le voulait en elle, tout de suite, là, sur le parking. Elle voulait prendre ses mains et les plaquer sur ses seins, entre ses jambes, sur son sexe humide et palpitant.

Elle avait déjà été embrassée, elle avait déjà fait l’amour, mais jamais elle n’avait éprouvé une faim aussi primitive, aussi intense.

Sans crier gare, Simon s’arracha à ses lèvres et recula d’un pas. Son souffle était saccadé, son regard embrasé par la passion. S’il lui demandait de l’accompagner à son hôtel, elle n’était pas sûre de pouvoir refuser. Pourtant, coucher avec un homme qu’elle connaissait à peine n’était pas vraiment dans ses habitudes.

Elle ne tarda pas à retomber sur terre. Elle s’était inquiétée pour rien, car au lieu de lui demander de le suivre, il lui présenta ses excuses. A sa façon.

— Désolé, marmonna-t-il, bourru.

Sur ces mots, il monta en voiture et démarra.

Restée seule, elle le regarda s’éloigner.

— Un homme qui vous embrasse et qui prend la poudre d’escampette, murmura-t-elle.

Un long frisson l’électrisa.

Le Dr Simon Bradley était un homme dangereux. Il allait falloir faire preuve de la plus grande prudence. Sinon, il était bien capable de lui briser le cœur